Journal de Marie Lenéru/Année 1900

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G. Crès et Cie (p. 93-133).
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ANNÉE 1900

1er janvier 1900.

Passé toute la journée d’hier avec Leconte de Lisle. Un roman me fatigue bien plus vite que les choses « de lecture difficile ». Les choses vraiment belles n’ont pas ce tissu lâche, ces trous, à travers lesquels on regarde son ennui ; car ce qui fatigue dans une lecture n’est pas l’attention, mais le désœuvrement.


8 janvier.

Le progrès de mes yeux me reconstitue la vie. Comme notre mémoire intellectuelle dépend de la qualité de notre attention et de nos moyens d’assimilation, notre mémoire générale, c’est-à-dire l’impression laissée par la vie, la conscience de notre être déjà vécu, est en relation mathématique avec le jeu et la puissance de nos organes physiques. J’étais isolée dans la minute présente ne me reliant pas le soir à ce que j’étais le matin et la nuit mettait une mort entre un jour et l’autre. Peu à peu ma sensation du présent s’élargit, se combine mieux avec la veille et le lendemain. Je suis environnée de temps et ma mémoire est meilleure. Et dans l’espace comme dans le temps le point où je vis me paraît moins désagrégé. Je devine mieux la rue sous ma fenêtre, la ville autour de moi.

Comment pourrais-je douter de la manière dont la vie est faite ? Avec mes organes, j’ai perdu mon âme, je la retrouve avec eux.


16 janvier.

L’étude de Mary Darmesteter sur les sœurs Bronté. « Le seul au monde où je vis, c’est le monde que je porte en moi » et commentant Charlotte « L’Éternel fait tomber sur nous un sommeil profond, où il nous ravit notre cœur de chair pour mettre à sa place une étoile — c’est-à-dire un monde nouveau, charmant et inconnu. »

Elle est délicieusement intelligente cette femme-là.

On trouve Jane Eyre supérieur à Shirley. Je préfère Shirley que je trouve mieux bâti et d’un charme qu’on ne s’explique presque pas. Mais voilà, Jane Eyre soulève des questions, et c’est très dosé de romanesque, voire même de mélodrame, pour un goût français. Trop d’amour en littérature.

La vie est plus riche que cela, et c’est pourquoi je préfère les poètes aux romanciers.


17 janvier.

Ma vie ne m’occupe pas assez, de sorte que ma pensée ne marche pas toute seule, il faut que je la dirige comme une méditation.

Le soir, en attendant le sommeil ou pendant ma longue toilette, cela sonne trop creux. Je m’en tire en faisant un programme point par point, échelon par échelon, mais à force de revoir ce programme j’en ai assez. Mon plus grand sommet, comme dirait Zarathoustra, ne m’attire plus, il me semble que j’en reviens. De sorte que j’en suis à ne pas pouvoir me réfugier dans l’avenir, de peur de me le gâter. Ce qui est déjà fait d’ailleurs et vivrais-je n’importe quoi, j’aurais de la peine à ne pas éprouver la sensation d’un fastidieux recommencement.

Enfin, il y a la ressource de se rappeler en musique et en poésie tout ce qu’on sait par cœur — en poésie, c’est extrêmement réduit. Un opéra, une symphonie d’un bout à l’autre, en se désespérant aux mesures qui ne reviennent pas.

Quand il arrive que j’ai pensé sans le faire exprès, vraiment absorbée par quelque chose, un souvenir de lecture généralement, je m’en réveille avec une surprise heureuse comme la nuit en chemin de fer : tiens, j’ai dormi !

Ô vous qui vous vantez de le connaître, sachez que cela s’appelle l’ennui.


20 janvier.

Je disais à maman que je ne désire pas la gloire pour être très connue, mais pour que certaines gens, que je sais bien, pensent de moi ce que je pense d’eux.


26 janvier.

Je lis ce que Montalembert a écrit sur Lacordaire ! Je suis retournée à Notre-Dame pour me mettre à genoux en face de cette chaire : « Je me trompe Messieurs, il y a un homme dont l’amour garde la tombe ; il y a un homme dont le sépulcre n’est pas seulement glorieux comme l’a dit un prophète, mais dont le sépulcre est aimé… Il y a un homme poursuivi dans son supplice et sa tombe par une inextinguible haine et qui, demandant des apôtres et des martyrs à toute postérité qui se lève, trouve des apôtres et des martyrs au sein de toutes les générations. Il y a un homme enfin, et le seul, qui a fondé son amour sur la terre, et cet homme c’est vous, Ô Jésus ! Vous qui avez bien voulu me baptiser, me oindre, me sacrer dans votre amour, et dont le nom seul, en ce moment, ouvre mes entrailles, et en arrache cet accent qui me trouble moi-même et que je ne me connaissais pas ! »

Rien n’est au-dessus de l’éloquence, pas même la beauté, car la beauté n’est supérieure et désirable que pour son éloquence, son ascendant moral. Agir sur les hommes, c’est toute la grandeur, toute la beauté humaine, c’est même, uniquement et par définition, toute la vie.

Jouir du présent comme s’il était définitif, et travailler à y échapper, à le surpasser comme s’il était intolérable.


30 janvier.

D’Annunzio dit que la main révèle le corps, en tous cas, elle révèle l’âme. J’ai absolument la superstition de la main, pas de ses rides comme les chiromanciens, mais de sa figure. Je n’ai jamais rencontré un être sympathique avec des mains affreuses. La main, qui n’est que gestes, doit être plus plastique que le visage, on en est plus responsable. Je ne parle pas de sa beauté qui est un accident de la nature animale, mais de sa physionomie, on peut avoir la main aussi grande, aussi biscornue qu’on voudra, mais épaisse, rouge, gourde, jamais. Il faut que la main ait une âme. J’affirme qu’il n’y a pas une exception à la portée révélatrice de la main. Par exemple, j’ai horreur de la « belle main » grasse et molle, avec des rondeurs, les doigts boudinés — on dit fuselés — c’est trop de chair cela. Inutile d’ajouter que j’ai des mains arabes, l’attache extraordinairement fine et la main filant toute droite avec le minimum de chair.


Mardi 6 février.

En lisant des bouquins de science et de philosophie, j’éprouve une jouissance littéraire, la précision technique du langage m’enchante ; j’adore les mots. Je suis persuadée, comme Richepin, que nos âmes en sont faites. Un mot de plus, une nouvelle combinaison de préfixe, je sens physiquement un bien-être au cerveau, il me semble que la forme vient d’être donnée à une petite cellule mal léchée : inconditionné, idéation, introspection, quantitatif… Eh bien ! tout cela me fait plaisir et surtout, ah ! surtout, agrégat cohérent. Un organisme est un agrégat cohérent, je suis un agrégat cohérent, le pape est un agrégat cohérent.

Je suis dans un abîme de solitude, je ne veux voir personne, même ceux qui seraient agréables. Sans la voix tout fatigue et tout ennuie. Et puis si, à la rigueur, il m’arrive de rencontrer vraiment de l’intelligence, la culture et les préoccupations sont trop différentes. Il me faudrait un milieu de Capitale. Si j’avais seulement un ou deux millions, je pourrais recevoir à Paris ou à Rome, choisir mes amis, m’entourer comme je voudrais. Et l’on veut que je ne désire pas l’argent par-dessus tout ! Oui, avant tout, avant même la santé. Je ne suis pas née intéressée, mais j’ai réfléchi. Je me serai trop effroyablement ennuyée faute de millions pour ne pas savoir l’immense part de vie qu’ils représentent.

L’argent, c’est la conquête de la terre par les voyages, de l’art par les musées et des hommes par les réceptions et la charité. L’argent est le courant électrique entre la vie et nous : sans argent, il n’y a pas de contact.

À défaut de cela, il y a le talent, c’est une question de vie sine qua non, mais un talent dépassant toutes les mesures, c’est le mot de Marie Bashkirtseff : « Ce n’est pas un talent honorable qui me récompenserait de tous les ennuis, il faudrait un éclat, un triomphe qui s’appellerait Revanche ».

 

Et moi, j’ai tellement plus à venger !
               Il suffit à mes destinées
       Des deux leçons si rudement données.
              J’ai compris comme tu voulus,
D’autres enseignements y seraient superflus.
À tes îles d’or, noir de cyprès couronnées,
       Puissent mes séjours être révolus.
Douleur je ne veux pas être un de tes élus…


Mercredi 14 février.

À dîner R… me dit : « J’ai passé toute la journée à me demander si je voudrais être toi. » Mais je ne sais pas moi, je ne peux pas être moi !

Il n’y a pas de souffrance plus inhumaine que la surdité. Un aveugle ne peut vivre que par les autres, la matière disparaît, le contact s’établit d’âme à âme, il y a rapprochement. Mais dès que la parole disparaît, les êtres deviennent des choses. Lointains, détachés, d’un abord fatigant, ils ne peuvent rien pour notre bonheur.


Samedi 3 mars.

Je n’ai plus l’impression de mon âge. Je me suis tellement transportée au bout de la vie, je me sens contemporaine des femmes qui finissent, les jeunes ne m’intéressent pas. Je n’aime que ceux qui regrettent, mais pour de bon. Les petits malheurs, les petites déceptions, les chagrins d’amour, par exemple, me rendent cruelle. J’aime les vrais déçus, les volés, ceux qui ont une grimace bien laide et convaincue à faire à l’existence.

Avoir lu tous les livres, respiré toutes les fleurs, caressé tous les animaux, vécu sous tous les climats, fréquenté toutes les races, goûté à toutes les joies et toutes les mélancolies, connu toutes les admirations et toutes les lucidités, n’avoir plus en mourant qu’à jeter une écorce sucée et tordue de main de maître. Ainsi soit-il !


13 mars.

Ces cahiers : la collection de mes migraines mentales. Non pas que je les renie, je ne suis que ce qu’ils disent, mais je n’ai la patience de revenir sur ma vie présente que dans mes mauvais moments. Autrement je travaille et je fonce en avant.

Aurai-je la patience de les relire ? Allons donc, jamais !… si l’on ne se demandait en même temps quel effet cela produirait sur d’autres. Je ne ferai rien pour que ceci soit publié, mais je veux que ce soit publiable. J’avoue cyniquement que j’ai besoin des autres parce qu’au fond il n’y a qu’eux, et qu’il n’y a qu’une consolation, non pas leur plainte, mais leur amour, leur admiration, leur émotion, leur jalousie, ce qu’on peut leur arracher de plus fort.

« Les hommes qui sont l’unique fin de mes actions et l’objet de toute ma vie, mes plaisirs, mes chagrins, mes passions, mes affaires, tout roule sur eux. Si j’existais seul sur la terre, sa possession entière serait peu pour moi : je n’aurais plus ni soins, ni plaisirs, ni désirs ; la fortune et la gloire ne seraient pour moi que des noms ; car il ne faut pas s’y méprendre, nous ne jouissons que des hommes, le reste n’est rien, » (Vauvenargues. Discours préliminaire à l’étude de l’esprit humain).

C’est un préjugé de croire qu’on ne peut partager les préjugés que par préjugé.


Vendredi 23 mars.

Sapristi ! Lu d’un trait la sonate à Kreutzer. J’aime mieux les livres immoraux, c’est moins choquant. Quant à la thèse, elle démontre encore une fois qu’en dehors de la valeur intellectuelle, il n’y a point de salut. La morale de trappiste de la sonate est indispensable à ceux qui ne pensent que par leur conscience.

Faites-en des intellectuels et les lamentables Posnicheff se tirent d’affaire. On ne peut pas ne s’aimer que par amour et l’esprit seul fait qu’on ne s’ennuie jamais ensemble. Au fond les médiocres ne doivent même pas s’aimer, ils ne peuvent pas s’embellir l’existence. De quel droit exerceraient-ils une séduction même sur leurs semblables ? Il faut savoir vivre seul comme les étoiles, être comme elles des mondes indépendants, sûrs de leurs orbites, pour posséder l’attraction qui perturbe, entraîne et retient. Mais Tolstoï est le moins intellectuel des romanciers, il n’a pour cerveau qu’une conscience. On peut être sûr qu’il n’a aimé qu’à la Posnicheff.


Samedi 31 mars.

L’énervement que j’éprouve, la préoccupation, la tristesse en m’oubliant dans une étude lente — traduction littéraire de Nietzsche, Tacite, Shakespeare, annotation de Spencer — tout cela c’est une preuve qu’il faut secouer le vieux joug. Ma vie de bénédictine est finie, je l’aimais comme chemin, et si j’avais le but, je l’aimerais comme promenade, mais je n’en veux pas pour orbite !

Je ne veux plus vivre que pour écrire et pour me réparer. Avoir du talent et lire sur les lèvres. I si no no.


1er avril.

Dieu ! que j’aime le prince de Ligne. C’est de l’Athos et du XVIIIe siècle en plus. C’est même Athos et Bragelonne ces princes de Ligne, père et fils. Mais avouez-le donc qu’il n’y a que les gens d’esprit qui sachent s’aimer ! Eux seuls peuvent ressentir tout le charme d’un être. Voyez ces trois intellectuels, la Trinita Stessa, disait un cardinal : François 1er, Louise de Savoie, Marguerite d’Angoulême. Nous aurons beau faire les naïfs, on n’aime que l’intelligence. Elle est la splendeur morale et physique, car elle n’est pas elle-même si elle ne communique au moins la beauté du mouvement, du regard et de la voix, la beauté éloquente par définition.

Le socialisme, comme paradis. Beaucoup plus parfait, mais on regrette la terre.


2 avril.

J’ai lu un article de Mirbeau : « Propos galants sur les femmes ». Ce sont des plaisanteries assez grossières, assez masculines contre le féminisme.

Comment n’imaginent-ils pas, qu’au point de vue maternel même, une femme doit avoir dans l’existence une vie, des habitudes et des aptitudes « par delà » ses enfants ? Des enfants distingués n’auront pas facilement une adoration enthousiaste pour la bonne mère à qui ils serviront de prétexte d’existence, qui vivra de leurs gilets de flanelle et de leurs potions, de leurs problèmes et de leurs commérages, de leurs 10 et de leurs nominations, de leurs examens et de leurs projets matrimoniaux.

Lisez, au contraire, les lettres d’Auguste de Staël après la mort de sa mère, disant combien leur vie de famille était tombée, plus une conversation, plus un intérêt.

Et comment les hommes ne sentent-ils pas que l’amour doit grandir avec la femme ? On dirait qu’ils vengent, sur la femme intelligente, les sottes qu’ils ont été contraints d’aimer.

Mais la remarque que je tenais à faire est celle-ci : la plupart de ces littérateurs, qui raisonnent sur le féminisme, ne sont pas des hommes du monde où l’homme et la femme se voient de plain-pied.

Les premières littératrices furent de grandes dames et cela ne gêna nullement leurs camarades de salon qui les encourageaient.

Quand Catherine II voulut commander sa flotte, elle s’informa si on ne la trouverait pas ridicule. Ces messieurs répondirent que cela dépendrait de la manière dont elle s’en tirerait.

Je sens dans l’opposition masculine au féminisme quelque chose de peuple, une habitude de voir la servante, la ménagère dans la femme. Un gentleman qui a toujours vu sa mère faire brillante figure au milieu d’hommes distingués, le fils d’une pairesse in her own right, un ministre comme lord Melbourne qui eut « mieux aimé avoir affaire à dix rois qu’à une reine » tant le scrupule royal lui semblait consciencieux à l’excès chez Victoria, ces gens-là voient moins de drôlerie dans le féminisme.


Vendredi 6 avril.

Où voit-on l’âme ? Pas même dans les yeux. Le regard, l’expression des yeux, ne vient pas de l’œil. Elle est très difficile cette devinette d’un journal : reconnaître l’œil d’une tête connue, et encore donne-t-on les paupières et le sourcil. Il suffit d’un peu de rouge et de blanc sur les joues, d’un peu de noir aux sourcils, pour n’avoir plus les mêmes yeux.


12 avril, jeudi saint.

Je suis lasse de faire semblant d’avoir quelque chose à faire ! Je me lève par préjugé, par imitation, car je ne me réveille à rien.

Comment cela peut-il venir ainsi, sans avertissement ?… C’est aussi brutal qu’une fusillade… La mort sans phrases, la mort vivante !… Nous n’aurons plus rien de ce que nous désirons, dussions-nous vivre cent ans !

La « Mélancolie » que j’imagine désormais dépasse toute conception… Oui, la toile retracera et me jettera au visage cette grimace de moquerie ou de douleur qu’on appelle le rire, et quiconque la verra, homme ou femme, pour peu qu’il ait eu un chagrin dans sa vie « comprendra son langage, comme dit le poète, et sentira devant elle la solidarité du désespoir. »

Le bonheur ne vaut pas la peine qu’il coûte, la peine d’attendre. Il est probable que la vie me réserve des heures plus acceptables, mais si belle, si lavée que soit la coupe dans laquelle on a pris une drogue…

Je vis complètement seule ; c’est un mal, mais qui rend de plus en plus difficile sur le goût de son remède. Je sors seule par les rues désertes, et je vais à mes terrasses m’enfermer à double tour entre ciel et eau. Assise sous mon ombrelle, je regarde le ciel, la côte et la rade et puis je marche longtemps régulièrement, une des choses qui me font le plus de bien, le « spaciement » des chartreux.


Mardi 18 avril.

Et déjà nous repartons. Je ne fais pas une allusion à ce départ. J’ai horreur de ce qui se termine, clôt une période, nous fait assister au glissement du présent dans le passé.

Je n’ai rien fait de ce que je voulais faire… Je ne saurai donc faire acte de décision et de persévérance que dans les projets et les études qui ne me servent à rien.. ! Je lis désespérément ce qui est détestable. Non, non, pas comme Amiel, n’être bonne qu’à écrire son journal toute sa vie !

Ne pas faire quelque chose qui puisse être jugé supérieur par des êtres supérieurs, c’est ce que je ne me pardonnerais pas.


19 avril.

Je vais mieux, mes yeux sont mieux. Si loin encore d’être de bons yeux, ils me rendent tant de choses ! Cela n’eût rien été de n’être que sourde.


Jeudi 26.

Mariage de Margot de M… hier. Mlle Chevert, la grande couturière, était venue m’habiller, me poudrer — la première fois de ma vie — etc. On arrête Mme B… dans la rue : Vous qui aimez tant Mlle Lenéru, vous devez être contente… une amie nous tombe, je n’ai pu résister au plaisir de venir vous le dire. Ils sont tous arrivés comme des fous : Oh ! Marie, Marie…

La vérité est que j’aime assez ces points de repère, ces occasions de me mesurer. Je ne m’abîme donc pas trop ?


27 avril.

Et pourtant — j’ai peur que Dieu ne m’entende — j’ose presque dire que je ne regrette rien. Sans cataclysme, ou je serais carmélite ou, amusée de succès provinciaux, avec mon accommodante gaieté, je n’en aurais pas demandé plus, j’aurais « oublié que le Gange existe », je n’aurais pas cette fièvre en relisant les Deracinés de Barrès, cette émotion en reprenant pour la vingtième fois Marc Aurèle, cet apaisement quotidien en faisant mon bréviaire de Leconte de Lisle, je n’aurais pas ma préservative horreur de la femme. Cet être dont la mentalité et le reste n’excédent pas le journal de mode, avec, je le veux bien, ses dépendances, sa causerie du Docteur, ses travaux d’aiguille et son carnet mondain, ses « cœurs brisés » ou sa « mer bleue », car voilà toute la femme, et pas même comme elle est, mais comme elle se rêve ! !


1er mai.

Les lettres de Renan à sa sœur, si elles n’étaient pas de lui, ce serait bien ennuyeux. Il a beau dire, ce n’est pas saint Sulpice qui lui a appris à écrire.

Il est impossible de tomber sur des lettres plus séminaristes ! Quand il parle à Henriette de projets d’avenir et de réunions : Tu en étais toujours partie intégrante !.. Quand on sort du XVIIIe siècle et du prince de Ligne ! Et comme ces malheureux devaient s’ennuyer mutuellement, Henriette n’a pas un récit de Pologne. Ils se répètent à satiété.

Il est intéressant de rapprocher les impressions de séminaire de celles de Lacordaire : « Vous ne savez pas un de mes enchantements, c’est de recommencer une jeunesse. Je me plais à me faire aimer, à conserver, dans un séminaire, quelque chose de l’aménité du monde. » Ceci est de Lacordaire, bien entendu. Il faut charmer pour être charmé.


3 mai.

Aujourd’hui j’ai vu la surface de l’eau, l’horizontalité de la rade. Le château reprend son air de pierre, c’est comme si le tact était rendu à mes yeux.

Je croyais si bien me souvenir ! En dix ans j’ai tout oublié… Comme je sens que j’ai été morte, je n’ai pas la sensation en retrouvant la vie de sortir de moi, mais d’y rentrer.


« Quand je me résignais
déjà, la croyant morte,
c’est mon âme d’enfant
qui ressuscite en moi. »


Brutul, 4 mai 1900.

Je n’étais pas une nerveuse mais je prends des nerfs esthétiques plus crispés que les autres. Un mouvement humain autour de moi, s’il n’est pas la justesse et la décision même, me martyrise.

Être en voiture, en chemin de fer avec une personne qui ne garde pas l’immobilité, c’est à se jeter par la portière !

Les femmes surtout ne savent ni se mouvoir, ni se tenir en équilibre. Cela dénote des âmes grouillantes. La belle immobilité est faite d’une décision égale au mouvement actif et précis.


5 mai.

J’ai lu, comme en sursaut, les deux articles de Barrès sur l’Impératrice d’Autriche. Je suis frappée de l’éloquence des citations. Plus je les fréquente, plus je me persuade que les ascétiques ne se développent que par l’intelligence qu’ils tiennent pourtant à mépriser. Là où il y a de fortes vies intérieures, vous trouverez toujours des mots, qui sentent non seulement l’intellectualité, mais le choix, le sens littéraire.


Dimanche 6.

Si je possédais un orgueil imperturbable, ce serait la santé parfaite. Mais j’ai la manie de la relativité, je suis très capable de me mesurer et de me situer comme un numéro sur une planche de musée et n’être pas la première m’ôte le moindre désir d’être la seconde. Mauvaise habitude de la perfection ascétique, besoin de créer son immortalité aussi élevée que possible.

J’ai beau penser comme Rabelais, « autant vaut l’homme comme il s’estime », la nette brutalité de Baudelaire m’a plu : « Un homme est l’égal d’un autre qui le prouve. » Et j’ai médité Amiel : « On croit se connaître, mais tant qu’on ne sait pas sa valeur comparative et son taux social, on ne se connaît pas assez : tant qu’on méprise l’opinion, on manque d’une mesure pour soi-même, on ne sait pas sa puissance relative. »


11 mai.

J’aime peu « Chérie » de Goncourt. Tous ces hommes voient un tas de nervosités, d’indécence dans la femme. Je n’y reconnais pas une de mes amies. D’autre part je me mets à déconsidérer les Goncourt que j’ai tant adorés. Ce sont des femmes et quel amour du chiffon ! On est étonné de ce qui leur a suffi dans le cours de leur existence.

Voyages, philosophie, musique, ces trois premières cultures de l’homme leur sont étrangères. Peut-être que trop vivre par l’œil, dans un parti pris d’objectivité, vous relie trop au premier venu.

Mes affinités actuelles vont à d’Annunzio. « Vous le savez, mon amie, je ne sais bien parler que de moi-même ». À Barrès. « Le plus objectif des hommes, il ne se désintéressait de soi-même qu’en faveur de rares personnages avec qui il se croyait d’obscurs rapports. »


15 mai.

Il vente en tempête. Les arbres ont l’air de se confier des histoires drôles et de ne pouvoir garder leur sérieux.


16 mai.

Oh !… Est-ce que cela va durer longtemps comme ça ? Depuis mon retour du Trez Hir en octobre, quand j’arrivais bien décidée à me voir grandir tous les jours, plus de sept mois, et rien de prêt, rien d’à peu près bâclé !


17 mai.

Comment écrirais-je un roman, moi qui n’en ai jamais rêvé pour moi ? L’héroïne d’une idylle me sera toujours étrangère. Je n’arrive pas à travailler, j’éprouve un scrupule à sortir de moi-même, je devine qu’il s’y passe des choses plus intéressantes, plus graves, plus absorbantes.


19 mai.

Y voir ! Je mesure mes progrès à ma respiration, pour voir de combien elle est plus large… Et puis je me demande s’il y en a bien pour un an d’existence, car c’est avec toute ma vie que je paie mes yeux.


Jeudi 24 mai.

En allant à la messe pour l’Ascension dans les petits chemins, le long des parcs, jaquette marine luisante comme une peau de phoque, cravate Robespierre éblouissante, je me sentais légère, relevant ma robe qui s’enlevait comme rien dans le glissement facile des dessous de taffetas, découvrant mes hautes bottes serrées et longues.

Me rendant compte de l’état des chemins, d’élément ambigu, je me retourne et sers, à ces dames, l’expression franc-comtoise qu’on vient de m’apprendre et qui fait mon bonheur : Ah ! nous allons tripper dans le gouillat ! Ces dames rient et moi aussi. Alors remous furieux : Oh ! seigneur, pouvoir être gaie ! que ce soit fini de l’éternelle pression sur les tempes. Oh ! l’allégresse physique d’une vraie minute gaie !

Et je l’imaginais dans sa normalité saine. Je marcherais dans ce chemin à côté d’un homme élégant et spirituel comme moi. Il aimerait, comme moi, les vanités et les vérités de la vie… Soudain l’horrible détour, je sers la merveille d’expression qu’il ignore. Double rire, nos grandes tailles se secouent par le chemin comme un balancé de quadrille. Il dit : comme vous riez clair et juste, vous avez le rire persuasif — et je réponds : c’est qu’il n’y a rien de meilleur, de plus intelligent, de plus merveilleux que le rire !


Lundi 28 mai.

On parlait des sensations tout à fait instinctives, animales, éprouvées devant les œuvres d’art — je n’ai pleuré qu’une fois au théâtre, au lever du rideau du Médecin malgré lui ! C’était ma première rencontre — sur la scène — avec Molière. Ce sont tous ces costumes Louis XIV, l’idée je pense, que tout cela était fini, vécu depuis longtemps et devait sa réapparition, sa seule immortalité concrète au savoir-faire d’un comédien. J’ai eu, à ma réelle surprise, le malaise des larmes, j’ai immédiatement senti la dignité de Molière, il a commencé par m’imposer.

C’était en 93, je crois.


29.

Mon anémie morale dépasse toutes les bornes. Chez moi je la combattrais par le thé, mais le grand secours est plus sain : on regarde sa montre et l’on part au pas accéléré dans une longue allée toute droite. Le premier quart d’heure, la tentation de stopper vous prend à chaque dernier arbre. Au bout d’une demi-heure, l’état d’âme commence à évoluer. On respire de toutes ses narines, la fatigue disparaît, on s’allège extraordinairement et l’on espère avec violence. Le ferme propos croît de minute en minute, la volonté s’étire et montre toutes ses dents. Les déterminations se succèdent, précises, intelligentes et l’heure sonnée on rentre souple, reposée, avec des yeux qui dévorent tout et une bienveillance charmante pour ceux dont on n’a pas besoin.

Quand on ne peut pas se distraire par le bonheur il faut se mouvoir. Le mouvement est ce qui ressemble le plus à la joie.


30 mai.

J’ai fait venir tous les Barrès. Il aime tous ceux que j’aime, l’Impératrice d’Autriche et Marie Bashkirtseff, mais ses livres sont trop jeunes ; ils n’ont pas la « sincérité de la mort». Barrès vaudrait de connaître les vrais contretemps, il ne s’est pas encore ennuyé, son mépris l’amuse trop.

Je sais que mon abus intensif de la solitude n’est pas la condition la meilleure pour bien mépriser les autres, mais j’ai besoin des Barbares.

C’est toujours la même histoire : « Dans le monde tous les retours sont pour le couvent. Au couvent tous les retours sont pour le monde ». J’ai besoin des autres, je ne voudrais rien retrancher de ce qui peut diversifier l’existence, je ne sais ce que j’aime le mieux des vanités ou des vérités, mais il faut aimer les êtres au moins comme on aime les choses. On ne peut nier qu’ils ajoutent à notre sensation de la vie et l’orgueil de Platon est moins dupe que l’orgueil de Diogène.

Enfin je tiens aux autres parce que j’ai peur, peur du néant qui n’est pas plus au delà de la mort, que l’éternité n’est au delà du temps.


Lundi 1er juin.

Si l’on pouvait vaincre ce que chaque mouvement, même déterminé, contient de nonchalance, si l’on pouvait délester chaque minute, même fiévreuse, de ses millièmes d’oisiveté… ce serait l’éternité en profondeur.

Je suis poursuivie par cette idée de perfectionner l’instant, de débarrasser chaque particule d’existence de cette loi de pesanteur, qui fait que la paresse « usurpe sur toutes nos actions » nos pensées, nos vibrations, nos ondulations de toutes sortes et que, d’un bout à l’autre, nous dormons la vie !

L’incurie humaine… ce qui m’aura le plus étonnée sur la terre. Personne ne semble ému de laisser dans la mort tant de possibles qui nous effleurent, nous éventent de leur fuite, qui pourraient être nous, le plus beau de nous-mêmes et qui ne seront jamais.

Il n’y a dans la vie que ce qu’on met dans l’instant. Nous sommes trop lents, il faudrait apprendre à vivre à poids égal dans un mouvement de plus en plus rapide, pour voir jusqu’où cela irait… « Je la veulx étendre en poids, je veux arrester la promptitude de sa fuyte par la promptitude de ma saisie et par la vigueur de l’usage compenser la hastifveté de son écoulement… à mesure que la possession de vivre est plus courte, il me la faut rendre plus profonde et plus pleine. »

Est-ce tout ce que je souhaite à la veille de mes 25 ans ? Non, et les choses intérieures ne suffisent pas plus que les autres. Elles ne sont pas plus sérieuses. On peut en avoir un peu plus d’orgueil, c’est leur aigre supériorité.

Résolutions :

Je lirai moins. Je méditerai tous les jours ici sur moi-même, ce sera l’examen de conscience.

J’écrirai tous les jours dès que je serai au Trez-Hir 3 heures de matinée, par hygiène, pour me fouiller complètement.

Avoir toujours, pour y mordre au besoin, un philosophe ou un savant quelconque, toujours des mémoires et tous les poètes. Quelque chose d’anglais, d’allemand, de latin et d’italien.

Pratiquer beaucoup les délais fixes.

Ajourner mes achèvements, sans sursis.


Même jour.

Trois quarts d’heure de « spaciement » dans le jardin où il fait froid comme l’hiver. Sous les nuages épais, sans réverbération aucune, tout est net, incisé dans la lumière égale. De loin la grande allée, doublée de sombre, est comme la lisière d’une forêt.

Je fais la veillée d’armes de mes 25 ans et ne veux pas lire. Depuis hier j’ai un élan à mettre en deux jours ce que je n’ai pas mis dans mon année perdue.

Grande Sainte Catherine me voilà des vôtres… « À chercher ta part de femme tu n’aurais eu que des déceptions. » Est-ce que je le pressentais quand à dix ans j’organisais déjà mon célibat ? La vérité est que je n’y ai jamais réfléchi, mes préoccupations ont toujours été si différentes.

Aujourd’hui seulement je me demande si je dois le regretter. Amiel, assez dangereux comme tous les ratés, a dit : « Le meilleur chemin de la vie, c’est encore la voie régulière qui traverse à l’heure utile toutes les initiations… Les chemins de traverse tentent, par quelque motif apparent, mais il est rare qu’on n’ait pas à regretter de les avoir pris. »

… Si je désire élargir mon existence par la notoriété, ce n’est certes pas pour la récompense de « la gloire », mais par la curiosité de me trouver peut-être, alors qu’il en est temps, en présence de tentations supérieures…


3 juin.

Matériellement, visiblement, il y a en moi une force centrifuge. Ma chaise est toujours à l’écart pour ne pas tenir sous le nez des autres l’indifférence de ma lecture. En bas ils sont une « party » et me voilà ici. Je me mets à aimer quelque chose dans cette fuite. Certes, elle ne peut pas être le terme ! mais j’aime y voir une belle préparation, il me semble être précieusement gardée. Pourquoi ?


5 juin.

L’intelligence et la conscience de soi, seront toujours préférées et mieux respectées que la plus divine bonté.

On ne peut imiter, même sans le savoir, que pour surpasser.


Jeudi 9 aout.

Oh ! la pauvreté, l’aveulissement, la honte de la quotidienne vie orale.

Ce que les hommes se disent !


10 août.

Je ne crois pas à l’orgueil, c’est un péché inventé par humilité. Le jour où l’on voudra bien ne plus prendre, pour de l’orgueil, l’irresponsable suffisance des sots, on s’étonnera du peu qu’il en restera.

L’orgueil et l’humilité sont des jugements de l’homme sur soi-même. Ils peuvent être faux et ignorants suivant la structure du cerveau qui les produit, ils ne peuvent être coupables ou vertueux.

À égale valeur mentale, il est impossible à un homme d’être plus humble qu’un autre. La différence d’attitude tiendra à mille autres choses qu’au « sentiment qu’il a de lui-même » et sera toute superficielle.

Maintenant, en admettant qu’il existe un orgueil du charbonnier, il ferait preuve alors d’une telle modération qu’il faudrait le respecter comme sa foi et qu’il représenterait le comble de l’humilité : Moralité : les gens orgueilleux ont de bien petites prétentions et les prétentions n’ont sûrement pas d’orgueil.

Donc l’humilité est sauve.

J’aime les livres qui d’un bout à l’autre semblent parler à mi-voix. Sinon, c’est le tambour public.

J’ai en moi une illusion, sinon de liberté, au moins d’indifférence, qui est ma plus grande résistance au déterminisme.


Dimanche 12 août.

Nous ne nous faisons à rien, l’habitude ne nous facilite rien, le temps ne répare pas. Les répercussions de tout mal sont infinies, nos pertes absolues ; seulement nous sommes distraits, inintelligents, étourdis comme des singes, trop grossiers pour souffrir autant que nous le devrions. Nous nous consolons par erreur.

On a beau être si fortement trempé de gaieté qu’on se croit imperméable, la tristesse gagne lentement. Je vais mieux et le retour à la lumière ne m’apporte pas de joie. Je suis plus triste que l’année dernière, qu’il y a cinq ans, qu’il y a dix ans quand en pleine surprise de catastrophe.

Par moments je me secoue : Enfin que me faut-il ? Je suis de bonne volonté, je ne demande qu’à ne plus faire de tragédie, et pour rien au monde je ne voudrais de la vie de ces gens qui sont heureux. Pourquoi ne suis-je pas gaie ? C’est qu’il n’y a pas ceci ou cela, il n’y a pas le bonheur, il n’y a pas l’amour, il y a la vie. Et la vie c’était moi. Ne jamais être atteinte de si près. Ô gaieté bienheureuse, vous n’êtes que bruit, lumière et mouvement ! Je ne peux pas écrire littéralement de la fiction, parce que je ne peux pas me quitter.

Des levers de lune si froids ! Un violet impérial d’Extrême-Orient et le zénith verdi comme un vieil ivoire, le glaçon lunaire dérivait là-dessus, informe, bossué.

Grande marée, plage remplie comme une coupe. La grande plaine vide pousse en avant sa tranquillité, la baie est plus en ordre. La mer atteint le pourtour, le bourrelet de sable, la plage et l’eau sont hermétiquement jointes, et les grandes profondeurs sont tout contre, comme à bord, la dune un pont de vaisseau. Pas de lames, le vent pèse là-dessus. De lents festons glissent de côté, passent devant vous, l’un après l’autre, comme un courant de rivière.


Mercredi 15 août.

Ils subordonnent toujours l’intelligence au cœur. Ô entêtement ! Mes observations sont faites : sans raffinement de lettré, point de délicatesse. S’ils savaient comme ils me choquent souvent avec tout leur cœur ! Oui, comme ils choquent mes sentiments sincères et profonds.

Ce n’est pas la religion de la responsabilité ou de la volonté qui me rend laborieuse la conception, ou plutôt l’imagination du déterminisme, mais un si profond sentiment d’indifférence ! Vraiment les morts se taisent trop en moi. Mon atavisme ne m’a pas assez déterminée, il me laisse souvent dans l’embarras.

D’ailleurs le déterminisme doit pouvoir amener des libertés accidentelles. Les hérédités finissent par tant se croiser et s’annuler… à force d’avoir été déterminée dans tous les sens, notre volonté, venant de si loin, est peut-être plus consciente et plus avertie, plus avantageuse qu’elle ne le serait dans le libre arbitre.


Lundi 20 août.

La tristesse m’ennuie. Je me suis réveillée ce matin ne comprenant pas encore la nécessité de vivre. Cela agit sur les facultés locomotrices, la paralysie me prend au milieu d’un mouvement.

Rien n’arrive, rien ne passe. Je n’ai pas la sensation de changer de journée, je me retrouve toujours les deux pieds sur la même minute. D’ailleurs je ne m’aime pas, je ne sais pas comment je suis plus tourmentée de moi que d’une autre.

Maman me disait qu’elle s’était fourvoyée dans un article : J’avais beau passer, passer, plus je passais, plus c’était bête !

Aline disait que les hommes se mariaient moins et je réponds gravement : les femmes aussi.

Il est joli, pas brillant et odieux, l’air canaille, dit maman et j’ajoute : oui, et canaille pas sympathique.

Sur le trottoir avec M…, costume blanc, revers noir, mon uniforme d’Aiglon, rien dans les mains, pas d’ombrelle. Un homme arrosait. M… sur mon passage a relevé de sa canne la pomme de l’arrosoir. L’homme allait protester, il lève le nez et nous regarde passer. Les plus subtils hommages mondains vous plaisent moins que cela.

Il est délicieux de passer en public avec un être, homme ou femme, de votre race et de votre allure. C’est surtout dans la marche qu’on jouit de ces affinités. Instinct de gratitude envers les corps qui se meuvent à votre manière, qui furent lancés dans la vie sous le rythme d’une même loi.

Bien en dehors de l’amour, le réseau sensuel des sympathies physiques nous emmaille, nous isole ou nous relie.


18 septembre.

Je revois les étoiles. Je ne demande plus si elles sont rondes ou si elles ont des cornes. L’autre soir, pour la première fois depuis dix ans, j’ai respiré le ciel entier.

Je tiens à l’argent. Ce qu’une jeune fille désintéressée a de mieux à faire, si elle aime un jeune homme pauvre, c’est de se refuser énergiquement à encombrer sa vie. J’aurais été bravement au mariage de vénalité. Riche, une femme intelligente peut toujours mener une vie distinguée, généreuse et influente, ce qui est plus beau, après tout, qu’une existence vulgairement heureuse.

En revanche, je trouvais une femme plus liée par le mariage d’argent que par le mariage d’amour : dans le second cas affaire d’honnêteté, dans le premier d’honorabilité.

Marie que mon scepticisme impatiente : — c’est une vraie pragmatique qui s’occupe d’un tas de choses — a fini par me dire que pour avoir des idées raisonnables il faudrait que je sois trois jours une vache !

— Oh ! je me jetterais par la falaise. »

C’est ce qu’elles font toutes ici. Suicide ou accident ? Aussi je ne m’assieds pas sur la plage sans dire : J’ai peur qu’il ne me tombe une vache sur la tête !


Brest, rue Voltaire, 2 octobre.

La valeur des souvenirs, le bonheur dans le passé, viennent de ce que nous les acceptons, comme tout l’absolument irrévocable. Jamais nous ne consentons au présent, nous n’y sommes presque pas. Par notre adhésion complète, nous pourrions lui donner la douceur nostalgique des choses profondément enfoncées en nous, des réminiscences.

La convalescence et le charme identique en sa passivité du voyage, du trajet, nous montrent bien, par contraste, que nous n’acceptons pas les autres moments de notre vie.

J’aime ces vieilles chambres dans les vieilles maisons des vieilles personnes. Elles sont rouges ordinairement, et empire ; elles donnent sur des cours, le plafond est très haut et il y fait noir. Elles contiennent beaucoup de choses parce qu’elles sont aussi, au-dessous, des chambres de débarras. Une chambre élégante et moderne, je la discuterais ; ici, ce sont des choses acceptées, des chambres mortes et on les aime définitivement comme le passé.

Comprendrai-je jamais qu’un homme intelligent aime la pêche ? Joubert dit que le plaisir de la chasse est le plaisir d’atteindre. Eh bien, le plaisir de la pêche est le plaisir d’attendre !


5 octobre.

L’abus des images et des mots trop littéraires, style cabot. Quel honnête homme n’y peut arriver aujourd’hui à écrire sa page de bon Lorrain, de bon P. Adam ? Plus simple, toujours plus simple. Éviter le verbiage, même esthétique.


8 octobre.

Naïf de croire que, parce que vous avez échelonné les étapes de telle manière, celle-ci est plus avancée que celle-là, de croire les autres en retard sur vous, de dire « vous en viendrez là », de se croire soi-même plus avancé à une heure qu’à une autre. Nous ne croyons plus au progrès pour l’humanité et nous y croyons pour l’individu !

Nous changeons, voilà tout, mais nous n’y gagnons rien, pas même l’expérience, ce pis aller des prétentions.


Paris, hôtel, 18 octobre.

Ceux qui méprisent l’ambition.

« Ich verachte dein verachten. « Le but de telle ambition peut être méprisable, mais l’ambition seule le dépasse. Peut-être que je ne désire rien de ce que donne l’ambition, mais je ne pourrais pas vivre sans être ambitieuse. Je ne conçois la vie que comme une série d’échelons à gravir. Le changement est une nécessité humaine ; pourquoi pas le changement en mieux ?

Grand Dieu ! qu’avons-nous à faire en ce monde si nous ne sommes pas ambitieux, ambitieux du bonheur le plus difficile ? Et comme, au bout du compte, l’opulence et les grandeurs sont des voluptés qui ne se livrent qu’aux très forts dans le struggle for life, étant les plus disputées, je ne vois aucune raison de ne pas faire à ces dépouilles opimes une large part dans nos appétits.

Oui, il manque souvent beaucoup à ceux qui réussissent, mais il manque toujours quelque chose à ceux qui échouent.

Nous avons trop déprécié le succès, c’est très petites gens.

Je me traite comme je ne me suis jamais traitée. Un furieux parti pris d’être contente. Je ne veux pas être misérable par habitude, par inertie. C’est un perpétuel éveil de contradiction : Si ! Si ! Il faut être contente !

Je veux croire en moi, en mon avenir, comme un imbécile ! Je me défends de le juger sur le présent. Et pour celui-ci, je ne lui demande d’être qu’un degré, mais un degré que je ne détesterai pas par routine, par préjugé d’antipathie.

À la centennale, les paysagistes : Corot, Daubigny : la Mare. Une rivière et ses arbres dans le brouillard de Huet, et surtout, par-dessus tout. Millet, le Laboureur remettant sa veste ! Je n’ai jamais reçu une telle impression de soir. Et l’étoile au bord du nuage, elle est si vespérale ! Ce n’est pas une étoile comme les autres, une étoile à grande veillée. On sent qu’elle aussi va s’en aller comme le laboureur, qu’il n’y aura plus rien dans le tableau..

Mon retard sur la vie, en voyant les autres avancer en dehors de toute réflexion, de toute conscience de regret, l’angoisse du rattrapage impossible comme dans un cauchemar. Part du feu, dix ans de brûlés et quelle dizaine !

Savoir prendre son propre masque.

Par-dessus tout on veut être simple. On nous en sait tellement de gré. Ah ! l’adroite combinaison : ne pas être gênant, car le naturel n’a droit qu’à la bonhomie. Eh bien ! pas du tout, voulez-vous du naturel authentique ? Considérez s’il vous plaît les animaux. Quelle répercussion véridique de leur âme à leurs yeux, à leurs gestes, à leurs bâillements !… Au fond ils manquent de bonhomie, n’est-ce pas ?


Samedi.

On parlait du « jardin secret » que je ne connais d’ailleurs pas, mais j’ai dit que tromper les autres pour leur bonheur, c’était commettre une indiscrétion, que nous n’avons le droit de frauder personne dans ses rapports avec sa destinée.


25 décembre.

Au Bon Marché, comptoir des jouets, il y avait un homme très chic, une femme, une belle-mère, tout cela riait. Cette scène de famille m’a rendue sombre. « Nous entrons dans l’âge des tristesses continues, » disait Flaubert. Quel âge me croyez-vous donc, mon Dieu ?


27.

« Il n’est pas un condamné à un nombre quelconque d’années de travaux forcés qui admette son sort comme quelque chose de positif, de définitif, comme une partie de sa vie véritable. C’est instinctif, il sent qu’il n’est pas chez lui. »

« Et je voudrais vivre encore après ma sortie du bagne ! »

Comment ai-je attendu si tard pour lire la Maison des Morts ? Seulement une chose me gêne : d’une pareille aventure, Dostoïewski n’a donc sorti que cela ? Il y en a pour un an de bagne, il n’y en a pas pour dix !

Il en est encore à cette vanité irréfléchie de la souffrance, à ces petites épargnes de la douleur qui consolent tout le monde. Il devait être peu intelligent, malgré tout son talent, impression que me donne aussi Tolstoï.


FIN DU TOME PREMIER