Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Introduction

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Le 23 septembre 1862 fut célébré, à Moscou, le mariage de Léon Nikolaïévitch Tolstoï et de Sophie Andréevna Bers. L’écrivain avait alors trente-quatre ans et sa femme en comptait dix-huit. Les familles Tolstoï et Bers se connaissaient et se fréquentaient de longue date.
Sophie Andréevna, seconde fille du docteur André Evstafiévitch Bers, médecin attaché à l’administration du palais impérial de Moscou, est née le 22 août 1844 à Pokrovskoïé où les siens passaient chaque année les mois d’été. Élevée dans l’idée qu’elle aurait sans doute à pourvoir à ses besoins, Sophie Andréevna se prépara à la carrière d’institutrice et fréquenta les milieux universitaires. En 1862, elle renonça à ses études pour épouser Léon Nikolaïévitch.
La vie conjugale de Léon Nikolaïévitch et de Sophie Andréevna semble pouvoir être divisée en deux périodes : la première allant du mariage jusqu’à 1881 au moment où la famille cessa d’habiter toute l’année Iasnaïa Poliana et s’installa à Moscou pour l’instruction et l’éducation des enfants ; la seconde commençant en 1881 pour durer jusqu’à la mort de l’écrivain.
Cette division, malgré tout l’arbitraire et l’artificiel qu’elle comporte, nous est suggérée par Léon Nikolaïévitch et Sophie Andréevna eux-mêmes qui, dans leur journal, font, l’un et l’autre, souvent allusion à ces deux phases de leur existence. Tolstoï considérant la première comme une période où ses yeux ne s’étaient pas encore ouverts, où le sens profond de la vie ne lui avait pas été révélé ; Sophie Andréevna, au contraire, l’évoquant comme un temps fortuné où son mari et elle vécurent en parfaite harmonie.
Léon Nikolaïévitch et Sophie Andréevna conservèrent l’un et l’autre après leur mariage l’habitude qu’ils avaient de noter au fil des jours les événements de leur vie, surtout ceux de leur vie intérieure. Ces documents nous révèlent de part et d’autre un amour profond, mais relatent aussi des scènes pénibles suivies bientôt de réconciliations passionnées.
Comment Tolstoï et Sophie Andréevna apprécièrent-ils ces premières années de leur mariage ?
A en juger d’après quelques passages du journal intime de Léon Nikolaïévitch, il était heureux, il aimait…
Le 5 janvier 1865. — « Les joies de la famille m’absorbent complètement… J’aime ma femme alors que, la nuit ou le matin, je la vois à mon réveil qui me regarde avec amour. Plus personne, surtout pas moi, ne l’empêche de m’aimer à sa façon, comme elle l’entend. Je l’aime, alors qu’assise auprès de moi, nous savons l’un et l’autre que nous nous aimons infiniment. Elle me demande : « Pourquoi les tuyaux de cheminée sont-ils placés tout droit ? » ou bien « Pourquoi les chevaux ont-ils la vie si dure ? » etc. Je l’aime, alors que restés longtemps en tête à tête, je finis par lui dire : « Que faire, Sonia, qu’allons nous faire ? » Et elle rit. J’aime lorsque, feignant de se fâcher, elle me fait tout à coup les gros yeux, me lance un mot vif : «  Laisse-moi, je ne t’aime plus ! Tu m’ennuies ! » Une minute après, la voilà déjà qui me sourit timidement. Je l’aime, lorsque fillette en robe jaune, elle avance la machoire inférieure et me tire la langue. J’aime à voir sa tête renversée en arrière et son passionné visage sérieux et effrayé, son passionné visage d’enfant. »
Le 1er mars 1865. — « Nous avons senti tout récemment que notre bonheur était effrayant. Nous nous sommes mis en prières. Je voudrais avoir le sentiment que ce bonheur n’est pas fugitif mais qu’il m’appartient… »
Et à quelques jours de là : « Je l’aime de plus en plus. Aujourd’hui encore, j’éprouve en sa présence un sentiment d’humilité que depuis longtemps je n’éprouvais plus. Elle est si ineffablement pure et vierge à mes yeux ! Dans ces moments-là, je sens que je ne la possède pas entièrement bien qu’elle se donne toute à moi. Je ne la possède pas, parce que je n’en suis pas digne. Je suis nerveux, c’est pourquoi mon bonheur n’est pas complet. Quelque chose me tourmente. Je suis jaloux de l’homme qui pourrait la mériter pleinement, car je ne la mérite pas. »
Pourtant quelques fragments de la même époque révèlent certains ferments de discorde. En 1863, après la naissance de son fils aîné Serge, la comtesse, ne pouvant l’allaiter elle-même, se vit à regret contrainte de prendre une nourrice. Son mari s’en irrita, lui fit de cruels reproches dont il ne tarda pas d’ailleurs à se repentir. Voici ce qu’il écrit à ce sujet, le 3 août 1863, dans le journal de sa femme :
« Sonia, pardonne-moi ! Je comprends maintenant que je suis coupable et jusqu’à quel point je le suis. Il y a des jours où nous semblons ne pas obéir à notre volonté, mais être mus par une force extérieure, insurmontable. Ainsi en a-t-il été pour moi ces jours-ci dans ma conduite envers toi. Et qui ? Moi ! J’ai toujours su que j’avais beaucoup de défauts, mais je croyais aussi avoir un peu de sensibilité et de générosité. J’ai été cruel et grossier. Et envers qui ? Envers l’être qui m’a donné le meilleur bonheur de ma vie et qui est le seul à m’aimer. Sonia, je sais que cela ne se peut ni oublier, ni pardonner, mais j’en sais plus long que toi, c’est pourquoi je comprends mieux encore que toi ma propre abjection. Sonia, ma chérie, je suis coupable, mais je suis aussi misérable. Il y a en moi un homme excellent, mais il sommeille parfois. Aime-le, Sonia, et ne lui fais pas de reproches ! »
Ces lignes de tendresse et de repentir étaient à peine écrites, que, dans une minute d’emportement, Léon Nikolaïévitch les biffe et les reprend. Sophie Andréevna se replie chaque jour davantage sur elle-même, souffre en silence, renonce à ses goûts, étouffe ses sentiments et porte ces sacrifices au compte de son mari. Son caractère se gâte. Léon Nikolaïévitch en souffre, se demande si sa femme l’a jamais véritablement aimé, mais en même temps, il est trop perspicace pour ne pas sentir que son caractère inquiet, son âme toujours insatisfaite doivent être pour sa femme des causes de souffrances. Que n’eût-il pas donné pour l’amener à partager ses convictions ! « Je sacrifierais volontiers toute ma gloire, lui disait-il, pour que tu me comprennes, comme, j’en suis certain, tu me comprendras un jour. »
Plus tard, ces événements de la vie quotidienne revêtent un tout autre aspect. Léon Nikolaïévitch a résumé dans son journal cette première période de sa vie conjugale :
« Durant dix-huit ans, depuis mon mariage avec Sophie Andréevna Bers jusqu’à ce que j’appellerai « ma naissance morale », je vécus d’une vie de famille régulière et honnête. Je ne m’adonnai à aucun de ces vices que condamne la morale bourgeoise, mais le cercle étroit de mes préoccupations était limité par d’égoïstes soucis familiaux, par la gestion de ma fortune, le désir de l’augmenter, par la recherche de la gloire littéraire et autres satisfactions du même genre. »
Pour Sophie Andréevna, ces années sont revêtues d’un charme particulier. Voici comment elle les décrit dans ses Mémoires :
« Notre vie à Iasnaïa Poliana fut, pendant les premières années de notre mariage, fort retirée… Nous vivions sans bouger à la campagne, ne voulant rien savoir du monde et ne recevant presque personne. C’est qu’en réalité, les personnages de Guerre et Paix suffisaient à peupler notre vie… Je les aimais, je les suivais dans le cours de leurs jours comme s’ils eussent été des personnages réels. Notre amour mutuel, nos enfants et la création de cette œuvre immense, tant aimée de moi et du monde entier, suffisaient à remplir notre existence et à la rendre merveilleuse entre toutes. Les dix-huit années de notre vie à Iasnaïa Poliana furent les plus heureuses de notre existence. En dehors de l’éducation de nos enfants et de mes travaux de copie, j’avais tant d’occupations agréables à la campagne ! Des paysans malades venaient nous consulter, je tâchais de leur être utile et je remplissais avec joie cette mission. Nous avions planté des arbustes et prenions plaisir à les voir pousser. Nous avions fondé, dans notre maison, une école et nous instruisions, ensemble avec nos enfants, les enfants des paysans. »
Avec l’installation de la famille à Moscou, en 1881, commence la seconde période de la vie conjugale de Léon Nikolaïévitch et de Sophie Andréevna. Au cours de ces années, les âmes des deux époux se séparent, leurs conceptions de vie s’éloignent de plus en plus et finissent par s’opposer. Tolstoï se détache de jour en jour de la famille et des biens de ce monde, renonce à ses droits d’auteur, partage sa fortune, élabore son testament. Autant de motifs et de raisons pour déterminer entre les époux de violentes discussions.
La comtesse caractérise ainsi ces années de gloire littéraire et de discorde conjugale :
« La vie à Moscou avec les oppositions de misère profonde et de luxe éclatant… assombrit l’âme de Léon Nikolaïévitch. Devant sa mélancolie, j’ai pleuré plus d’une fois. D’un autre côté, il n’était point possible d’envisager le retour à la campagne en raison des études de nos enfants et de leur éducation qui étaient devenues la question primordiale de nos existences… A cette époque, Léon Nikolaïévitch visitait les prisons, les maisons d’arrêt, fréquentait les tribunaux, assistait au recrutement des soldats. On aurait dit qu’il faisait exprès de rechercher le spectacle des souffrances humaines et des violences exercées sur les hommes. C’était comme s’il détournait les yeux de tout ce qui est joie et bonheur dans le monde pour ne voir que le contraire… Le nouvel état d’esprit de Léon Nikolaïévitch se manifestait par une disposition subite à distribuer beaucoup d’argent. J’essayai de lui faire entendre qu’il importait d’apporter dans ces dons un peu de méthode. Mais, lui, s’entêta en citant la parole de l’Évangile : « Donne à celui qui te demande. »
C’est à cette époque que Tolstoï se fit une philosophie et une religion personnelles, un christianisme entièrement libéré des dogmes et des rites et que le Saint-Synode l’exclut du giron de l’Église. Cette excommunication frappa douloureusement Sophie Andréevna.
« L’esprit de négation des religions existantes, écrit-elle, du progrès, de la science, des arts, de la famille, de tout ce que l’humanité avait respecté et cultivé durant des siècles s’affermissait en lui chaque jour davantage. En même temps, Léon Nikolaïévitch devenait de plus en plus sombre et abattu. J’avais peine à vivre près d’un homme professant pareilles opinions. J’en étais tour à tour énervée, attristée, atterrée. Mais pouvais-je, moi, mère de neuf enfants, varier dans mes opinions comme une girouette affolée au vent des pensées mobiles de mon mari ?… Ce qui chez lui était la recherche sincère et ardente d’une âme avide de vérité n’eût été de ma part que plate et vulgaire imitation de nature à nuire à ma famille. Pouvais-je, d’autre part, trahir l’Église, déserter une religion dans laquelle j’avais grandi ? Au début de ses recherches, pendant deux années, Léon Nikolaïévitch avait été un orthodoxe sincère, il accomplissait les rites, observait les jeûnes prescrits par l’Église… Alors, la famille le suivait sur ce chemin… Quand exactement avons-nous été séparés, je ne le sais. Ayant étudié à fond l’esprit de l’Évangile et s’efforçant de conformer sa vie à ses principes, Léon Nikolaïévitch souffrit de notre existence luxueuse que je n’avais pas la force de modifier. Mais devais-je, comme le désirait mon mari, devais-je remettre, et à qui ? notre fortune entière et tomber avec mes neuf enfants dans un absolu dénûment ? Il est clair que Léon Nikolaïévitch n’aurait pu subsister qu’au moyen de sa plume, — en admettant qu’il consentît à accepter des honoraires, ce qui est fort douteux, — et alors de quoi aurions-nous vécu ? J’aurais été obligée de travailler pour nourrir les miens tout en continuant à pourvoir aux soins multiples de mon ménage. Je n’aurais pu donner à mes enfants aucune instruction. C’eût été la misère noire… Le fossé se creusa, non parce que je m’étais moralement éloignée de lui, car ma vie n’avait pas plus varié que moi-même. C’est lui qui s’était fait pour nous un étranger, moins par son existence quotidienne que par ses œuvres, ses sermons aux hommes et les règles de conduite qu’il leur traçait. Je n’avais pas la force de le suivre… Léon Nikolaïévitch est un homme qui marche devant la foule et qui montre à l’humanité les voies qui lui sont tracées. Moi, je fais partie de cette foule, je suis confondue dans ses rangs. Avec elle, j’aperçois la lumière que lui montre Léon Nikolaïévitch… Je reconnais que cette lumière est la vérité… Mais je ne puis devancer ceux qui m’environnent. Je suis sous l’influence de mon entourage, de mes traditions et de mes habitudes. »
Dans une lettre à sa sœur Tania, Sophie Andréevna lui confie que vient de se reproduire ce qui est arrivé déjà tant de fois : Léon Nikolaïévitch est entré dans sa chambre tandis qu’elle écrivait : « Je suis venu te dire, me déclara-t-il avec une expression terrible, je suis venu te dire que je veux me séparer de toi… Je n’en puis plus ; je partirai pour Paris… ou l’Amérique. » Comme je m’informais de ce qui était arrivé : « Rien, dit-il, à force de charger le char, le char s’arrête, le cheval ne tire plus. » Puis ce furent des reproches et des cris, continue Sophie Andréevna. Je laissais passer, je ne répondais rien, mais lorsqu’il dit : « Là où tu es, l’air est empoisonné, » je demandai ma malle, décidée que j’étais à partir. Les enfants accoururent en sanglotant : « Maman, maman, ne t’en va pas ! » Je suis restée, mais je fus prise de sanglots nerveux et puis d’une crise subite, mais pas un mot, pas une larme… Durant trois heures, je n’ai pas prononcé une parole. On m’aurait tuée plutôt que de me faire parler. Léon Nikolaïévitch, lui aussi, était tout tremblant et secoué de sanglots. »
Cette idée de quitter la maison, suggérée à Tolstoï par de profondes raisons d’ordre philosophique et religieux, ne devait cesser de le hanter. Pourtant ce fut Sophie Andréevna qui fit naître l’incident qui précipita la fuite du vieillard alors âgé de quatre-vingt-deux ans.
Tolstoï a défini à plusieurs reprises son attitude envers sa femme. En 1897, il lui écrit :
« Le fait que je t’ai quittée ne prouve pas que j’étais mécontent de toi. Je sais qu’il ne t’est pas possible de considérer les choses sous le même angle que moi. Par conséquent, tu ne peux changer ta vie et faire des sacrifices pour des raisons que tu ne comprends pas. Et c’est pourquoi je ne t’accuse pas et ne te reproche rien. Je garderai, au contraire, un souvenir reconnaissant et amoureux des trente-cinq années de notre vie, surtout de la première moitié. Tu m’as donné ainsi qu’au monde tout ce que tu pouvais donner, tu as donné beaucoup d’amour maternel, témoigné d’une grande abnégation et il faut t’en estimer. Mais au cours de la seconde période de notre vie, — au cours des quinze dernières années, — nos âmes se sont séparées. Je ne puis croire que c’est ma faute, parce que je sais que je me suis modifié, non dans mon intérêt ou pour complaire aux hommes, mais parce que je ne pouvais faire autrement. Je ne puis non plus te reprocher de ne m’avoir point suivi, je me rappellerai avec amour ce que tu m’as donné et je t’en remercie1. »
Et dans une autre lettre, Léon Tolstoï précise encore son attitude envers sa femme et le jugement qu’il porte sur elle :
« … Si tu es inquiète du fait de certaines pages de mon journal écrites sous l’impression du moment où sont notés nos heurts et nos désaccords, parce qu’elle pourraient être utilisées dans l’avenir par les biographes qui te seraient hostiles, je tiens d’abord à rappeler qu’une pareille expression de sentiments fugitifs, dans mon journal comme dans le tien, ne saurait nullement donner une idée exacte de nos véritables relations ; mais si tu le crains, je suis heureux de l’occasion de dire, dans mon journal ou sous forme de lettre, comment je comprends et apprécie ta vie.
« Je te comprends et t’apprécie ainsi : de même que je t’aimais étant jeune et n’ai pas cessé de t’aimer, malgré diverses causes de refroidissement entre nous, je t’aime encore. Sans parler de l’interruption de nos rapports conjugaux (car ce fait ne pouvait que rendre plus sincère l’expression du véritable amour), ces causes de refroidissement étaient : 1° mon éloignement croissant de la vie mondaine, alors que, toi, tu ne voulais et ne pouvais pas t’en désintéresser parce que les principes qui m’ont conduit à mes convictions heurtaient profondément tes sentiments. C’est tout à fait naturel et je ne puis te le reprocher.
« Pardonne-moi au cas où ce que je vais te dire te serait désagréable ; mais ce qui se passe en ce moment entre nous est si important qu’il ne faut pas craindre de dire et d’écouter toute la vérité. Ton caractère est devenu en ces dernières années de plus en plus irritable, despotique et sans frein. La manifestation de ces traits de caractère n’a pas pu ne pas refroidir, sinon le sentiment même du moins son expression. Ceci est le deuxième point.
« En troisième lieu, la principale cause, fatale, était celle dont nous sommes tous deux également innocents : l’idée tout opposée que nous nous faisons sur le sens et le but de la vie : et notre manière de vivre, et notre attitude envers les autres hommes, et notre façon d’envisager la propriété ; je la considère comme un péché et toi comme une condition indispensable de la vie. Pour ne pas me séparer de toi, je me suis soumis aux pénibles conditions de notre vie, tandis que toi, tu as jugé cette soumission comme une concession à tes vues, et le malentendu croissait de plus en plus entre nous.
« Il y avait encore d’autres causes de refroidissement et dont nous sommes tous deux fautifs, mais je n’en parlerai pas parce qu’elles ne se rapportent pas à la question traitée ici. Ce qui m’importe, c’est le fait que je n’ai pas cessé de t’aimer et de t’apprécier, malgré tous les malentendus passés. Quant à mon appréciation de ta vie, la voici :
« Moi, homme débauché, profondément vicieux au point de vue charnel, et qui n’étais plus de première jeunesse, je t’ai épousée, toi, jeune fille de dix-huit ans, pure, bonne, intelligente et, malgré mon passé vicieux, tu as vécu avec moi presque cinquante ans en menant une vie de soucis et de peines, mettant au monde des enfants, les allaitant, les élevant, soignant eux et moi sans succomber aux tentations auxquelles toute femme comme toi, belle, bien portante, est exposée, et tu as vécu sans que je puisse te reprocher quoi que ce soit. Quant au fait que tu ne m’as pas suivi dans ma marche spirituelle, exceptionnelle, je ne puis t’en faire grief, car la vie intérieure de tout être humain est un secret entre lui et Dieu et les autres hommes ne sauraient rien exiger de lui, et si je me suis montré exigeant envers toi, je me suis trompé et j’avoue ma faute. Telle est la définition exacte de l’attitude que je garde envers toi et du jugement que je porte sur toi2. »
Le journal de Sophie Andréevna, qui vient d’être récemment publié en Russie, commence le 8 octobre 1862 et se termine le 14 janvier 1905, embrassant une période de quarante-deux ans.
Le volume que nous présentons au public se compose de trois parties : la première comprend des notes empruntées à différents cahiers, relatives aux fiancailles et au mariage de Sophie Andréevna et de Léon Nikolaïévitch. Composés en vue d’être publiés, ces fragments sont écrits avec plus de soin que le journal proprement dit ; la deuxième partie, intitulée « Notes diverses pour servir à la documentation », nous fournit de précieuses indications sur les circonstances qui ont déterminé et accompagné la conception et la composition des Décembristes, de Guerre et Paix et d'Anna Karenine ; la troisième partie est constituée par le journal proprement dit, allant du 8 octobre 1862 jusqu’au 23 janvier 1891.

H. PERNOT.


1. En 1897, Tolstoï avait décidé de quitter la maison. Il écrivit cette lettre qui, selon son désir, ne devait être remise à sa femme qu’après sa mort. Cette lettre, ainsi que les passages du Journal de Léon Nikolaïévitch et des Mémoires de Sophie Andréevna, sont cités d’après Serge Persky : Nathalie Pouchkine, Anna Dostoïevsky, Sophie Tolstoï.
2. Lettre citée d’après Halpérine-Kaminsky. Voir les Œuvres libres. Novembre 1929.
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