Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Première partie/Chapitre III

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Chapitre III
Pique-nique à Iasnaïa Poliana.

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Joyeux fut aussi le réveil matinal ! J’aurais voulu courir partout, tout regarder, bavarder avec tout le monde. Que l’atmosphère était légère alors à Iasnaïa Poliana ! Léon Nikolaïévitch se mettait en quatre pour que nous nous amusions. Maria Nikolaïevna le secondait de son mieux. On attela un long char à bancs : dans les brancards l’alezan Barabane et à côté de lui Strelka. On sella d’une antique selle de dame la jument baie Bielogouba, on donna à Léon Nikolaïévitch un superbe cheval blanc. Et en route pour le pique-nique !
Quelques personnes se joignirent à nous : Mme Gromov, la femme d’un architecte de Toula et Sonia Bergholtz, nièce de la directrice du lycée de jeunes filles. Maria Nikolaïevna, heureuse d’avoir auprès d’elle ses deux meilleures amies, ma mère et Mme Gromov, était d’humeur enjouée et facétieuse. Elle faisait de l’esprit, plaisantait et stimulait tout le monde. Devinant mon désir, Léon Nikolaïévitch me proposa de monter Bielogouba.
— Mais comment faire ? Je n’ai pas de costume d’amazone ici, répondis-je en jetant un coup d’œil sur ma robe jaune garnie d’une ceinture et de boutons en velours noir.
— Qu’importe ! fit en souriant Léon Nikolaïévitch. L’endroit n’est pas mondain. Les arbres de la forêt seront seuls à vous voir. Et il m’aida à monter sur Bielogouba.
Il me semblait que nul au monde n’était plus heureux que moi lorsque je caracolais à côté de Léon Nikolaïévitch sur le chemin qui conduisait à Zassiéka où se trouve aujourd’hui la gare la plus proche de Iasnaïa Poliana. Quand je retournai plus tard aux mêmes endroits, jamais je ne les vis avec les mêmes yeux. Alors tout était autre, tout était d’une si féérique beauté ! Il n’existe pas de choses si belles dans la réalité, on ne les voit sous de telles couleurs que lorsque l’âme est disposée à les voir telles. Nous atteignîmes une clairière où se dressait une meule de foin. Que de fois, par la suite, avons-nous pris là le thé ou fait des pique-niques avec mes enfants et ceux de ma sœur Tania ! Mais ce n’était déjà plus la même clairière, elle avait pris un autre aspect.
Maria Nikolaïevna nous invita à grimper sur la meule de foin et à nous laisser glisser jusqu’à terre, ce que nous fîmes tous de bon cœur. La soirée fut gaie et bruyante.
Le lendemain, nous nous rendîmes au village de Krasnoïé1 qui avait jadis appartenu à mon grand-père Isléniev et où était inhumée mon aïeule. Maman voulait à tout prix aller prier sur la tombe de sa mère et visiter les lieux où elle était née et avait grandi. C’est à regret que nos hôtes nous virent partir. Ma mère dut promettre que, sur le chemin du retour, nous nous arrêterions à Iasnaïa Poliana ne fût-ce que pour un jour.


1. Bourg situé dans le gouvernement de Toula, à trente-cinq verstes de Iasnaïa Poliana, appartenant au grand-père de Sophie Andréevna, Alexandre Mikhaïlovitch Isléniev qui y vécut avec sa femme. Après la mort de celle-ci, Alexandre Mikhaïlovitch perdit la propriété aux cartes.

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