Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Première partie/Chapitre V

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De Krasnoïé, nous nous rendîmes dans la même voiture à Ivitzi chez grand-père où l’on nous accueillit avec joie et solennité. Grand-père avait une démarche très vive, il semblait ne pas soulever ses pieds de terre, mais glisser sur ses bottes molles. Il ne cessait de badiner et nous appelait « ces demoiselles de Moscou ». Il avait l’habitude de nous pincer les joues entre le pouce et l’index tout en lâchant quelque facétie et en fermant à demi ses yeux étroits et rieurs. Je revois encore sa robuste silhouette, sa calotte noire sur sa tête chauve, son grand nez busqué et son visage poupin soigneusement rasé.
Sa seconde femme, Sophie Aleksandrovna faisait toujours notre étonnement en fumant une longue pipe. Cette habitude avait déformé sa lèvre inférieure et de sa beauté d’antan, il ne restait plus que des yeux noirs très brillants et très expressifs.
Leur seconde fille, Olga, froide et calme d’aspect, nous accompagna dans la chambre que l’on avait préparée pous nous en haut. Derrière l’armoire, se trouvait mon lit auprès duquel une simple chaise en bois tenait lieu de table.
Le lendemain de notre arrivée, on nous conduisit chez des voisins où nous trouvâmes des jeunes filles fort affables, mais avec qui nous n’avions rien de commun, et qui rappelaient en tout point ces filles de gentilshommes campagnards que Tourguéniev a dépeintes dans ses nouvelles. A cette époque, les propriétaires fonciers avaient des mœurs encore tout imprégnées de l’esprit de servage. Ils menaient une existence fort simple, — il n’y avait pas alors de chemin de fer, — et se bornaient à la patiente satisfaction des besoins strictement vitaux : les affaires et les travaux domestiques, les travaux à l’aiguille que venaient interrompre de temps à autre des fêtes familiales ou religieuses sans prétentions mais non sans gaieté.
Notre venue dans le district d’Odoïev ne laissa pas que de produire quelque impression. On vint en nombre nous regarder, on organisa en notre honneur des pique-niques, des danses et des promenades.
Nous étions à Ivitzi depuis deux jours lorsque, sans que nous nous y attendissions le moins du monde, nous vîmes arriver Léon Nikolaïévitch sur son cheval blanc. Il avait parcouru cinquante verstes, mais n’en était pas moins plein de bonne humeur, d’entrain et de gaieté. Mon grand-père, qui aimait Léon Nikolaïévitch et toute la famille Tolstoï en souvenir de l’amitié qui l’unissait à Nicolas Iliitch Tolstoï, fit au visiteur un accueil des plus aimables.
Le soir, après la promenade, la jeunesse organisa des danses car les hôtes étaient nombreux : des officiers, de jeunes voisins, propriétaires fonciers eux aussi, beaucoup de dames et de jeunes filles. Tous ces visages nous étaient inconnus, étrangers. Mais qu’importe ! L’humeur était joyeuse, que fallait-il de plus ? A tour de rôle, les musiciens s’asseyaient au piano pour nous accompagner.
— Comme vous êtes élégante ici ! me dit Léon Nikolaïévitch en regardant ma robe de barège blanc garnie sur les épaules de nœuds lilas d’où s’échappaient de longs rubans que l’on appelait des « Suivez-moi jeune homme ». — Quel dommage que vous n’ayez pas été aussi élégante chez ma tante ! ajouta-t-il en souriant.
— Vous ne dansez pas ? lui demandai-je.
— Non, à quoi bon, je suis trop vieux.
Assis autour de deux tables, les messieurs âgés et les dames jouaient aux cartes.
A une heure avancée, les invités prirent congé et se retirèrent. Sur les tables, les bougies étaient presque consumées, mais captivés par les récits de Léon Nikolaïévitch nous faisions cercle autour de lui. Pourtant, maman trouvant qu’il était temps, nous ordonna d’aller nous coucher. Comment lui résister ? J’étais déjà sur le seuil de la porte lorsque Léon Nikolaïévitch me fit un léger signe :
— Sophie Andréevna, attendez un instant.
— Pourquoi ?
— Voici. Lisez ce que je vais vous écrire.
— Volontiers.
— Mais je n’écrirai que la première lettre de chaque mot et ce sera à vous de deviner le reste.
— Comment ? Mais c’est impossible ! Eh bien, écrivez.
Après avoir effacé les comptes de joueurs, Léon Nikolaïévitch prit un morceau de craie et se mit à écrire sur le tapis. Nous étions tous deux très graves et très émus. Je suivais cette grande main rouge et sentais toutes les forces de mon âme, toute mon énergie, toute mon attention concentrées sur ce morceau de craie et sur la main qui le guidait. Nous nous taisions.

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