Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Première partie/Chapitre VII

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Chapitre VII
Voyage dans le carrosse d’Annenkov.

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Nous envoyâmes à Toula louer le grand carrosse d’Annenkov, qui comptait quatre place à l’intérieur et deux à l’extérieur. Lise et moi quittions à regret Iasnaïa Poliana. Après avoir pris congé de petite tante et de Nathalie Pétrovna, nous cherchions Léon Nikolaïévitch pour lui dire au revoir :
— Je pars avec vous, nous dit-il simplement. Comment rester maintenant à Iasnaïa Poliana ? Ce serait trop vide et trop ennuyeux.
Sans me rendre compte de la raison pour laquelle je fus soudain inondée de joie, je courus annoncer la nouvelle à ma mère. Il fut décidé que Léon Nikolaïévitch ferait toute la route jusqu’à Moscou sur une des places à l’extérieur de la voiture et qu’à tour de rôle, Lise et moi occuperions la place à côté de lui.
Nous allions, nous allions… Quand le soir arriva, le sommeil m’envahit. J’avais froid, je me pelotonnais et éprouvais une si sereine félicité auprès de l’ami de la famille que j’aimais depuis l’âge le plus tendre, auprès du cher auteur d'Enfance qui était maintenant si gentil et si prévenant. Il me parla longuement du Caucase, de la beauté des montagnes, de la nature sauvage, de sa vie là-bas, de ses hauts faits. C’était si bon d’entendre sa voix monotone, sa voix gutturale qui semblait venir de très loin, sa voix tendre et émue. Par instants, je m’assoupissais, puis me réveillais et toujours cette même voix qui continuait à me narrer, en termes beaux et poétiques, des contes caucasiens. J’étais confuse d’avoir sommeil, mais j’étais si jeune encore ! Je regrettais de perdre quelque chose du récit de Léon Nikolaïévitch mais, par instant, le sommeil venait clore mes paupières. Nous allâmes ainsi toute la nuit. A l’intérieur de la voiture, toute le monde dormait. De temps à autre, ma mère échangeait quelques mots avec Maria Nikolaïevna ou bien c’était mon frère Volodia qui, sans se réveiller, poussait quelques petits cris.
Nous approchions de Moscou. Au dernier relais, c’était à nouveau mon tour de m’asseoir à côté de Léon Nikolaïévitch. Ma sœur Lise vint me prier de la laisser occuper cette place :
— Sonia, si cela ne te fait rien, laisse-moi m’asseoir derrière, demanda-t-elle. On étouffe à l’intérieur.
Je montai dans la voiture.
— Sophie Andréevna, s’écria Léon Nikolaïévitch, c’est à votre tour de vous asseoir derrière.
— Je sais, mais j’ai froid, répondis-je évasivement et la porte de la voiture se referma sur moi.
Léon Nikolaïévitch resta debout une minute. Il semblait plongé dans ses pensées, puis il alla s’asseoir près du cocher.
Le lendemain, Maria Nikolaïevna partit pour l’étranger et nous regagnâmes Pokrovskoïé et notre villa où nous attendaient mon père et mes frères.

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