Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Troisième partie/Chapitre XIV

La bibliothèque libre.
◄   Chapitre XIII Chapitre XV   ►


15 septembre 1876.


De nouveau la solitude. Me revoici avec mon silencieux interlocuteur, avec mon journal. Je voudrais écrire consciencieusement chaque jour. Liovotchka s’est rendu à Samara, puis à Orenbourg. Il désirait beaucoup ce voyage. Il m’a télégraphié d’Orenbourg. Je suis triste et plus encore inquiète. J’essaye de me persuader que je suis contente qu’il se soit accordé ce plaisir. Mais ce n’est pas vrai. Loin de m’en réjouir, je suis blessée que, dans ce délicieux moment d’amour mutuel, il se soit volontairement séparé de moi et arraché à notre bonheur. Comment a-t-il pu m’imposer le supplice de quinze jours d’inquiétude et de tristesse ?
Je me consacre énergiquement et avec un ardent désir de bien faire à l’éducation des enfants. Mais mon Dieu, comme je suis impatiente, irascible, comme je crie ! Aujourd’hui, exaspérée par la mauvaise composition de Serge sur le Volga, par ses fautes d’orthographes ainsi que par la paresse d’Ilia, j’ai fondu en larmes à la fin de la leçon. Les enfants ont été très étonnés. Serge a eu pitié de moi et est devenu calme et attentif. Il ne me quittait pas d’un pas. Cela m’a touchée. Mes relations avec Tania ne sont pas amicales. Combien est triste cette éternelle lutte avec les enfants ! Je n’ai aucune intention répréhensible, mais j’aspire à plus de mouvement et de liberté. Je me fatigue à l’extrême, ma santé est mauvaise, je respire difficilement, j’ai des douleurs d’estomac et la diarrhée. On dirait que je souffre du froid.

16 septembre 1876.


C’est aujourd’hui ma fête. Un jour encore a passé. Liovotchka n’est pas revenu et je suis sans nouvelles de lui. Ce matin, je me suis réveillée paresseuse, souffrante, préoccupée des soucis quotidiens. Les enfants sont partis avec Stiopa lancer des cerfs-volants. Rouges et très excités, ils sont venus me chercher, mais je ne suis pas allée avec eux. Je me suis fait apporter tous les papiers de Liovotchka et me suis plongée dans ses œuvres littéraires et dans son journal. J’ai éprouvé une émotion profonde à vivre ainsi une série d’impressions. Pourtant, je ne puis écrire sa biographie ainsi que je me l’étais proposé, car il m’est impossible d’être impartiale. Je cherche avidement les pages de son journal où il est question d’amour et dès que je les ai trouvées, je suis dévorée par la jalousie, cela m’assombrit et m’embrouille. Néanmoins j’essayerai d’écrire sa biographie. J’en veux à Liovotchka d’être parti et suis effayée du mauvais sentiment que j’éprouve à son égard. Je l’aimais tant avant son départ, tandis que maintenant, dans mon for intérieur, je lui reproche de me causer gratuitement tant d’inquiétude et de chagrin. C’est étrange, ma maladie ne laisse pas que de le tourmenter, pourtant cela ne l’empêche pas de me mettre à la torture en partant à un moment si critique pour ma santé. Je ne dors pas, je ne mange presque rien, j’avale mes larmes ou bien je pleure en cachette. J’ai chaque jour un peu de fièvre et des frissons le soir. Je suis dans un état de surexcitation nerveuse tel qu’il me semble que ma tête va éclater. Quelles pensées ne m’ont pas traversé l’esprit au cours de ces deux semaines ! Aujourd’hui, le travail avec les enfants a bien marché. Je crains de faire trop souvent appel à leur sympathie pour moi, mais leurs attentions me font si grand bien ! Tania devient belle. Son puéril amour pour le violoniste Hippolyte Nagornov me déconcerte. Je n’ai pas travaillé avec les enfants après déjeuner, j’ai cédé à l’indolence et n’ai rien fait. Mon Dieu, aidez-moi à me ressaisir et à patienter encore quelques jours ! Suis-je punie pour avoir tant aimé ? Telle est la question que je me pose sans cesse. Maintenant qu’on a porté atteinte à mon bonheur, je souffre de voir étouffés mon élan d’amour et mon désir de félicité.

18 septembre 1876.


J’ai reçu aujourd’hui un télégramme de Sizerane. Liovotchka revient après-demain matin. Aussitôt la joie est revenue, les enfants ont bien travaillé et m’ont paru charmants. Mais la poitrine me fait mal. Suis-je malade ? Ce serait terrible pour notre commun repos. Parler beaucoup, comme j’ai dû le faire pour donner aux enfants leurs leçons, constitue pour moi un véritable supplice. Je ne respire pas librement. Le soir, après avoir terminé leur travail, les enfants sont montés. M. Rey continue à être de mauvaise humeur, il paraît que ses élèves ont été polissons en classe, aussi ont-ils tous reçu des 2 de conduite. Lorsque j’ai dit à Serge qu’il s’était mal tenu et que je ne lui permettrais pas d’aller à la chasse, qu’il se corrigerait peut-être si on le punissait, il a eu un mouvement de révolte et a répliqué : « Au contraire. » Cela m’a fait beaucoup de peine. En me disant bonsoir, il m’a demandé si j’étais fâchée contre lui. Ce bon mouvement m’a été agréable et je lui ai pardonné. Stiopa est très gentil et m’est d’un grand secours ; il travaille avec les enfants et leur fait répéter leurs leçons. Mon cœur déborde de joie à la pensée que Liovotchka reviendra après-demain. C’est comme si la maison était inondée de lumière.

◄   Chapitre XIII Chapitre XV   ►