Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Troisième partie/Chapitre XIX

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Moscou, 5 mars 1883.


Quelle influence a toujours sur moi le soleil printanier ! De quelle clarté il inonde mon petit bureau. Dans le recueillement de cette première semaine de carême, j’ai revécu en pensée toute ma vie de cet hiver. Je suis sortie quelquefois, ai tiré plaisir des succès de Tania, des succès personnels que m’a valus mon air de jeunesse, de la gaieté, bref de tout ce que le monde peut donner. Pourtant nul ne croirait que mes minutes de désespoir furent plus nombreuses que mes minutes de joie. A de tels instants, j’avais beau me dire : ce n’est pas cela que tu devrais faire. Je ne savais et ne pouvais m’arrêter. Je vois clairement que je ne vis et n’agis pas par ma volonté propre, mais bien par la volonté de Dieu ou du destin, — selon le nom qu’il plaît de donner à cette force supérieure qui se manifeste jusque dans les plus petites choses.
Avant-hier, 2 mars, j’ai sevré Andrioucha. Une fois encore je revis la douleur de me séparer d’un enfant bien-aimé. Cette souffrance revient et revient encore. Impossible d’y échapper.
La vie dans notre propre maison, assez à l’abri du bruit de la ville, est infiniment plus facile et plus agréable que la vie de ces dernières années. Liova est calme et gentil. Sans doute, il lui arrive encore parfois de m’adresser des reproches, de me faire de la peine, mais ces mouvements d’humeur sont plus rares et plus courts. Il devient meilleur de jour en jour.
Dieu est témoin, — et nul autre que lui ne le verra, — de ce qui se passe dans mon âme. L’été et l’automne derniers, je n’avais pas la moindre envie de venir à Moscou, je ne me sentais pas la force de supporter seule tout le fardeau et toute la responsabilité de cette existence à la ville, ni de quitter Iasnaïa Poliana, tout ce que j’aime, tout ce à quoi je suis habituée. C’est en me séparant de ces choses que j’en ai senti tout le prix. L’année dernière encore, il nous eût été possible de retourner à Iasnaïa Poliana. Mais ce déménagement, — le second, — était l’affaire de mon mari et de mes enfants et non la mienne. Il était nécessaire. Dieu l’a voulu pour le bonheur de la famille. Pourquoi ? Liovotchka continue à être inspiré par l’esprit chrétien… L’œuvre qu’il a entreprise est interminable parce qu’elle ne pourra pas être imprimée1… Mais il le faut ainsi, c’est la volonté de Dieu. Peut-être servira-t-elle à de nobles fins.


1. Sophie Andréevna parle sans doute d’une étude de son mari sur un ouvrage intitulé : En quoi consiste ma Foi. Cette étude de Léon Nikolaïévitch fut imprimée en 1884, mais la censure en interdit la diffusion.

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