Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Troisième partie/Chapitre XXI

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Iasnaïa Poliana, 25 octobre 1886.


Je suis condamnée à être un véritable fléau. Tel est le rôle que m’ont assigné, d’un commun accord, Liovotchka et les enfants. Après s’être déchargés sur moi de toutes les responsabilités de famille, des affaires domestiques, des soucis d’argent et de la vie matérielle dont ils jouissent plus que moi, ils viennent, sous le masque de la vertu, l’air froid et affecté, me demander, celui-ci un cheval pour un paysan, qui de l’argent, qui de la farine, etc… L’administration du domaine n’est pas mon affaire, je n’y entends rien et n’ai pas le temps de m’en occuper. Comment pourrais-je donner un ordre puisque je ne sais pas si l’on a besoin de tous les chevaux en ce moment ? Ces demandes, alors que j’ignore le véritable état des choses, ne font que me troubler et m’irriter.
Que de fois l’envie me prend de tout envoyer promener et de quitter ce monde de telle ou telle manière. Je suis lasse de vivre, de lutter et de souffrir. Jusqu’où va la méchanceté inconsciente, même chez les êtres qui vous sont les plus proches ! L’égoïsme ne connaît pas de bornes. Pourquoi est-ce que je continue à tout faire ? Je n’en sais rien. Sans doute parce qu’il le faut. Au dire de mon mari, je ne puis accomplir ce qu’il voudrait que j’accomplisse. Il faudrait auparavant me libérer de tous ces devoirs de famille et de tous ces liens de sentiment qui m’entravent. Partir, partir, n’importe comment ! Quitter la maison ou la vie, se soustraire à ces réclamations insupportables et cruelles. Voilà l’idée qui me hante jour et nuit. Je commence à aimer l’obscurité. Dès que le soir tombe, je me sens soulagée. J’évoque le souvenir de tout ce que j’ai aimé et m’entoure de ces fantômes. Hier soir, je me suis surprise à parler à haute voix. J’ai eu peur et me suis demandé si je devenais folle. Cette obscurité que j’aime n’est-elle pas la mort ? La mort me serait-elle douce aussi ?
Ces deux derniers mois pendant lesquels Léon Nikolaïévitch a été malade ont été pour moi, — c’est étrange à dire, — une période heureuse et malheureuse tout à la fois. Je veillais sur lui jour et nuit. Une tâche m’était assignée, la seule qu’il me soit donné de bien faire, — me dévouer personnellement à l’être que j’aime. Plus la besogne est difficile, plus j’étais heureuse. Maintenant que Liova est presque rétabli, qu’il sort, il m’a laissé entendre que je ne lui suis plus nécessaire et me voilà de nouveau rejetée comme un objet superflu. Il en a toujours été ainsi dans la vie et dans la famille, on a constamment attendu et exigé de moi que je renonce à toute vie personnelle, à mes convictions, et que je fasse bon marché de l’instruction et du bien-être des enfants. Bien que je ne sois pas dépourvue d’énergie, ce renoncement surhumain est au-dessus de mes forces, j’en suis incapable comme en sont incapables des milliers de gens bien qu’ils soient convaincus de la vérité de ces principes.
Nous restons à Iasnaïa Poliana plus tard qu’à l’ordinaire. Je n’ai pas la force d’entreprendre quoi que ce soit. Mais ma conscience ne dort pas en ne cesse de me reprocher ma pusillanimité. Il faut progresser d’un pas ferme sur la voie qu’on considère comme la bonne, tandis que moi, je n’avance que par inertie. Je retournerai à Moscou, je rassemblerai la famille, m’occuperai des éditions, me procurerai cet argent qu’en toute occasion Léon Nikolaïévitch, avec hostilité envers moi et feinte indifférence, me réclame pour le donner à ses pauvres et à ses favoris : Constantin Nikolaïévitch Ziabrev1, Gania2, Alexandre Pétrovitch Ivanov3 et les autres. En réalité, ces gens ne sont pas pauvres, mais ils sont plus insolents que les autres et ont mieux compris comment il fallait s’y prendre avec lui pour parvenir à leurs fins. Les enfants qui me reprochent mes divergences de vue avec leur père exigent de moi tout ce qu’ils peuvent exiger. Partir, partir ! Moi aussi je partirai d’une manière ou d’une autre ! Je n’ai plus assez de forces et d’endurance, plus assez d’amour pour le travail et la lutte. En attendant, j’écris mon journal. Je deviendrai meilleure, plus silencieuse. Toutes mes émotions je les garderai pour mon journal.
Un automne humide et fastidieux ! Andrioucha et Micha sont allés patiner sur l’Étang-Bas. Tania et Macha ont mal aux dents. Léon Nikolaïévitch a commencé un drame sur les mœurs paysannes4. Plaise à Dieu qu’il se remette à ce genre de travaux ! Il souffre de rhumatisme dans la main. Mme Seuron est très agréable, gaie et gentille avec les enfants.
Les garçons, Serge, Ilia et Liovouchka vivent à Moscou de façon mystérieuse et m’inspirent de grandes inquiétudes. Ils ont une étrange attitude devant les faiblesses et les passions humaines qu’ils trouvent naturelles. Selon eux, il suffit que nous luttions contre elles et sortions vainqueurs de cette lutte pour être braves. Pourquoi doit-il nécessairement y avoir des faiblesses ? Certes, elles existent, il faut les combattre, mais une fois dans la vie et non chaque jour. Cette lutte vaut la peine d’être entreprise et souvent elle vous coûte la vie. Mais à quoi bon lutter pour des plaisirs, le vin, les cartes et toutes ces viles et misérables passions ?
Je me demande souvent pourquoi Liovotchka m’a mise dans cette situation d’éternelle coupable alors que je n’ai commis aucune faute ? Pourquoi veut-il que je renonce à toute vie personnelle et que je souffre constamment au spectacle de la misère, de la maladie et de l’infortune d’autrui ? Ne suffit-il pas de rendre la main aux malheureux que l’on rencontre sur son chemin et faut-il encore, ainsi qu’il l’exige de moi et des enfants, aller à leur recherche ? Est-il nécessaire qu’un être sain passe son temps dans les hôpitaux à regarder souffrir les malades et à écouter leurs gémissements ?
Je lis la vie des philosophes que je trouve d’un intérêt passionnant. Mais il est difficile de lire cela avec calme et raison. Je cherche dans les doctrines et les préceptes de chacun d’eux ce qui correspond à mes vues et à mes convictions et néglige le reste. Aussi m’est-il difficile de tirer profit de cette lecture. Je tâcherai d’être moins partiale.
Boutourline5 vient d’arriver. C’est un pur.

26 octobre 1886.


Liovotchka a écrit le premier acte du drame. Je le recopierai. Pourquoi ai-je cessé de croire aveuglément en sa force d’écrivain ? Il est allé se promener avec Boutourline. Temps sombre et humide. Oubliant la maxime d’Épictète : « Garde le silence le plus souvent, ne dis que les choses nécessaires et toujours en peu de mots6, » j’ai longuement causé avec Boutourline. Comme il est intelligent. Il comprend tout !
Andrioucha et Micha jouent avec de petits paysans, ce qui m’est désagréable, je ne sais pourquoi. Ils prennent ainsi l’habitude de commander et de dominer ces enfants, ce qui est mauvais et amoral.
Hier, en relisant les lettres que m’avait écrites Ourousov, j’ai cruellement souffert de son absence. J’ai cherché à découvrir ce qui m’avait tant intriguée de son vivant : quel sentiment a-t-il eu pour moi ? Tout ce que je sais c’est que j’ai toujours été heureuse en sa compagnie. Pourquoi ? Je ne saurais l’expliquer.
Je pense à mes fils aînés. Il me semble qu’ils sont terriblement loin et j’en souffre. Pourquoi les pères sont-ils insensibles à ce qui touche leurs enfants ? Pourquoi est-ce aux femmes que sont réservées toutes ces préoccupations ? Cela ne fait que compliquer l’existence.

27 octobre 1886.


Copié le premier acte du nouveau drame. C’est très bien. Les caractères sont remarquablement dessinés, l’intrigue bien nouée et intéressante. Comment l’action se développera-t-elle ? Dans la soirée, Liovotchka a lu à Boutourline sa Critique de la théologie7. J’ai écouté, mais d’une oreille distraite. Cela glisse sur moi. Ou bien mon cœur s’est-il endurci ? Ilia m’a écrit au sujet de son mariage. Cet emballement ne serait-il qu’un désir sensuel éveillé par la première femme avec laquelle il est entré en relations plus proches ? Dois-je souhaiter cette union ? Mieux vaut ne pas m’en mêler et tout abandonner à la volonté de Dieu. J’ai donné des leçons à Micha et à Andrioucha, mais le cœur n’y étant pas, l’effort est resté stérile. Je les aime beaucoup tous deux. J’ai corrigé les épreuves de l’édition à bon marché et je suis très lasse. Je regrette de quitter Iasnaïa Poliana d’autant plus que je crains que ce départ n’interrompe le travail commencé par Liovotchka. Macha ne pense qu’à s’amuser, les garçons sont pour moi des causes de tourment et les affaires ne vont pas. Si Liova se remet au travail à Moscou, je recouvrerai le calme. Je serai prudente, attentive et veillerai sur lui afin de ménager ses forces pour son œuvre qui m’est si chère.

30 octobre 1886.


Liovotchka a écrit le deuxième acte. Je me suis levée de bonne heure pour le copier et ce soir je l’ai recopié pour la seconde fois. C’est bien, mais trop plat. J’ai dit à Liovotchka qu’il faudrait plus d’effets scéniques. Après avoir fait travailler Andrioucha et Micha, je me suis mise à la correction des épreuves et ai été fort occupée toute la journée. J’ai lu aux enfants la Source8 et les Voix de la patrie9. Les vers et les illustrations leur ont beaucoup plu et les ont égayés. Les deux fillettes écrivent en bas. La tristesse, cette vieille connaissance, est venue me visiter. Je me sens à l’étroit. J’ai reçu Aniska qui est venue me parler de la maladie de sa mère. J’ai été paresseuse et ne suis pas allée la voir. J’irai chez elle demain sans faute. Au moment où je me mettais à table, on est venu me demander de l’argent pour une vieille femme et pour Ganka-la-Voleuse. C’est Liovotchka qui me le faisait demander par l’intermédiaire des fillettes. J’avais faim, j’étais irritée que tout le monde fût en retard, je n’avais nulle envie de donner de l’argent à Ganka-la-Voleuse, aussi ai-je menti et déclaré qu’il ne me restait plus rien alors que j’avais encore quelques roubles. Puis j’ai eu honte et, après avoir mangé ma soupe, j’ai donné l’argent.
Pendant le dîner, j’ai gardé le silence et me suis demandé s’il était possible d’éveiller dans les cœurs cet amour de chacun pour tous qu’exige Liovotchka. Par exemple, puis-je aimer cette Ganka ? Il n’y a pas une maison dans le village où elle n’ait dérobé quelque objet, elle est affligée d’une vilaine maladie et m’inspire, à moi, une vive antipathie. Au début, j’ai éprouvé pour elle quelque chose qui ressemblait à de la pitié, mais ce sentiment s’est bien vite dissipé. Feinermann est arrivé. Sa présence me trouble moins qu’auparavant. J’ai reçu des lettres du vieux Gay. Je me méfie de lui, il est faux et affecté.
Boutourline nous a quittés et je ne le regrette pas. Pourtant, aussi longtemps qu’il est resté ici, il m’a intéressée. Tania m’a reproché sur un ton désagréable d’avoir refusé de l’argent à son père et soudain il m’a semblé qu’effectivement je n’avais pas donné d’argent à Liovotchka lorsqu’il m’en avait demandé. Mais au moment où les fillettes m’ont adressé cette requête, Liovotchka était si loin de ma pensée ! D’ailleurs ce n’était pas lui qui avait besoin de cet argent. Je ne pouvais associer l’idée de refuser quoi que ce soit à Liovotchka avec mon refus de donner un secours à Ganka. Il m’arrive souvent de commettre pareilles erreurs.


1. Un paysan de Iasnaïa Poliana.
2. Une paysanne de Iasnaïa Poliana qui vivait de mendicité.
3. Ancien lieutenant d’artillerie. En 1880, il vint à Iasnaïa Poliana où il resta en qualité de secrétaire de l’écrivain. Il menait une existence étrange. Il parcourut à pied presque toute la Russie. Il but tout ce qu’il possédait jusqu’à sa dernière chemise.
4. La Puissance des Ténèbres.
5. Propriétaire foncier du département de Samara. Accusé d’avoir participé au complot politique fomenté par Nétchaiev, il fut acquitté, mais emprisonné et déporté. A son retour d’exil, âgé de cinquante ans, il commença ses études de médecine qu’il termina brillamment.
6. En français dans le texte.
7. Ce livre de Tolstoï fut interdit en Russie. La première partie fut publiée à Genève en 1891, la deuxième en 1896.
8. Journal mensuel illustré pour enfants.
9. Anthologie des poètes russes.


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