Journal de route en Asie centrale - Du Ferganah en Kachgarie/01

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Journal de route en Asie centrale – Du Ferganah en Kachgarie
Edouard Blanc

Revue des Deux Mondes tome 149, 1898


JOURNAL DE ROUTE
EN
ASIE CENTRALE

DU FERGANAH EN KACHGARIE

PREMIÈRE PARTIE

C’est une tâche bien ingrate, et qui, à première vue, semble peu facile, que de chercher à intéresser les lecteurs par l’aride récit d’un voyage à travers l’Asie Centrale. Soit que l’on décrive les immenses plaines poudreuses de la Tartarie, aujourd’hui dépeuplée, et où les sabots des chevaux semblent soulever la poussière de tant de peuples morts, soit que l’on entreprenne de raconter les laborieuses ascensions à travers l’interminable et colossal labyrinthe des hautes montagnes, nues et glacées, qui couvrent le cœur du vieux continent, le caractère dominant d’un pareil récit est forcément la monotonie.

Quand on lit les relations de voyage du Prince Henri d’Orléans, de M. Bonvalot, ou des compagnons de celui-ci, — les premiers Français qui aient pénétré dans ces régions inhospitalières, — il ne se dégage de ces peintures, pourtant si exactes et si consciencieusement faites, qu’une seule impression bien précise pour les lecteurs européens : c’est celle d’un voyage extrêmement dur et pénible, à travers un paysage lugubre, dont les contours caractéristiques n’apparaissent pas nettement et d’où la vie est absente. Cette vieille Asie, d’où sont sortis tant de peuples, est bien vaste, et sa partie centrale, aujourd’hui presque déserte et à peu près inhabitable, pour ne plus guère jouer de rôle dans l’histoire moderne du genre humain, n’en occupe pas moins toujours sur le globe une très grande étendue. Les plus longues étapes marquent à peine sur la carte de ce pays immense, dans ce labyrinthe de pics énormes et innomés, où l’altitude des cols est déjà supérieure à celle des plus hauts sommets des Alpes. La vie y est presque impossible, dans un air raréfié, et, dans ce milieu, de même que tous les bruits matériels sont éteints et comme annulés, de même que la voix humaine ne porte pas, de même les efforts les plus surhumains y sont en quelque sorte imperceptibles, et tous les bruits du monde, aussi bien ceux du dehors que ceux qu’on y peut faire, n’y ont pour ainsi dire pas d’écho.

Le récit des trajets effectués dans un tel cadre n’est pas attrayant pour les auditeurs. Aucun fait saillant ne s’en détache. Tout ce qu’ils comprennent clairement, oh ! cela, très clairement, c’est que là-haut la fatigue est grande. On peut dire aussi que souvent la mort est proche, non pas la mort brillante, ensoleillée, fardée de gloire ou d’espérance, que peut rencontrer, en d’autres régions, l’explorateur ou le soldat, dans la conquête ou la découverte d’un Eldorado quelconque, mais la mort obscure, froide et morne, au fond de quelque précipice, ou simplement sur les pierres du chemin, où vous abattent l’excès de fatigue, l’excès de privations, et l’absence simultanée de tous les élémens les plus nécessaires à la vie, à commencer par l’air, le plus indispensable de tous et celui qui, en général, partout ailleurs, manque le moins.

Un voyage dans de pareils pays, dans de pareilles conditions, ne saurait longtemps fixer l’intérêt du lecteur et nous nous bornerons à adonner ici de notre long journal de route, qui s’étend sur plusieurs années, un fragment détaché entre d’autres, pour en esquisser simplement la physionomie.

Dans ces régions de difficile accès, où l’on s’explique que peu de voyageurs aient pénétré, on ne rencontre pas l’exubérance de végétation et de vie animale qui caractérise les pays tropicaux ; on n’a pas à noter les incidens de route, multiples et attachans, qui sont l’accompagnement forcé de voyages à travers les forêts vierges. On n’a pas non plus l’attrait de l’étude des intérêts individuels ou collectifs, et des questions économiques de la vie sociale, comme dans les pays qu’animent des civilisations populeuses, européennes ou exotiques. On n’a même pas, à défaut de l’animation que donne le spectacle de la vie, les impressions, monotones au dire de certains, mais profondes et valant bien la peine d’être cherchées, que suggèrent l’éclairement éblouissant, l’écrasante chaleur, et le grand silence tout vibrant de lumière, caractéristiques des déserts de l’Afrique et de l’Orient classique. Ces circonstances physiques, combinées avec la grande idée dominante de l’islamisme, cette religion qui s’adapte si bien au désert, forment un ensemble essentiellement favorable à la vie contemplative. Elles sont peut-être l’antithèse de l’action ; il n’est pas certain qu’elles soient celle de la pensée ; et en tout cas elles ne laissent pas de place au découragement ni au sombre ennui.

Il n’en est pas de même dans les froides solitudes de l’Asie Centrale. Certes ils n’ont rien de riant ni d’agréable, ces paysages mornes, poudreux et grisâtres, à la fois arides et glacés, où la vie pour l’homme est si dure et si dénuée de poésie. Ou du moins, s’il s’y trouve une sorte de poésie spéciale et sauvage, il n’y en a guère de plus difficile à dégager. Ils ne sont ni cultivés ni réjouissans, les représentans informes et pour ainsi dire préhistoriques de l’espèce humaine qui s’agitent de loin en loin sur ce sol : c’est une rare population de Kiptchaks, de Kalmouks et autres variétés de Mongols, vêtus de peaux de bêtes usées par la guerre ou par l’âpre combat pour l’existence. Les gens que l’on rencontre là-bas sont bien les descendans de ces Huns qui ont terrifié les races latines, et qui ont semblé des sauvages étranges même aux yeux des autres Barbares, déjà occupés, avant l’invasion de ces nouveaux venus, à détruire pierre à pierre le grand édifice romain. Ce sont bien les enfans de ces Hioung-Nou que les Chinois traitaient en réfractaires irréductibles et dont ils ont cherché à se séparer par une barrière infranchissable en construisant, dès une époque très reculée, le prodigieux rempart de la Grande Muraille. Si, longtemps auparavant, en parcourant le Sahara, j’avais profondément senti la grande poésie de l’Islam, j’ai compris, aussi, en voyant les déserts de Tartarie, l’indifférence religieuse des Mongols. Ce n’est pas la contemplation, ce n’est pas le rêve qu’inspirent de pareils pays, c’est le néant. La morale qu’on y puise n’est pas celle de l’inaction, c’est celle de la mort.

J’ai dit, dans un précédent article[1], comment ce fut au milieu du mois d’octobre 1890 que j’arrivai à Och, la ville la plus orientale du Feiganah, avec l’intention de traverser l’Alaï, pour me rendre dans le Turkestan Chinois.

Ce trajet, qui aurait pu être une véritable partie de plaisir en été, bien que l’altitude dût toujours le rendre assez pénible, devenait en hiver particulièrement dur. C’était une rude corvée, sans compensation d’agrémens d’aucune sorte, comme me l’avait fort judicieusement fait observer à Marghelan, capitale actuelle du Ferganah devenu russe, l’excellent général Medientsky, alors sous-gouverneur de la province, tout en mettant à ma disposition, avec une bienveillance et une bonne grâce vraiment extrêmes, toute l’aide dont je pouvais avoir besoin.

A Och, j’avais trouvé dans le commandant du district, le colonel Deibner, un hôte aussi affable et aussi complaisant qu’autorisé. Des ordres avaient été donnés par lui à tous les chefs indigènes qui se trouvaient sur ma route, jusqu’à la frontière chinoise, pour me faciliter, dans toute la mesure du possible, le voyage. Pour ne pas tomber dans des digressions pédantesques et hors de propos, du but de ce voyage je ne dirai rien, sinon qu’il était d’ordre exclusivement scientifique. Après avoir étudié dans le Turkestan russe diverses questions se rattachant à la géographie, à la colonisation, à l’archéologie, à l’histoire ou aux sciences naturelles, j’étais conduit à entreprendre, dans une saison peu propice, la pénible traversée des montagnes, pour aller chercher des points de comparaison ou des complémens d’informations dans le Turkestan chinois. Les observations principales que je voulais faire se rattachaient à la physique pure, et ce serait, à coup sûr, ennuyer mes lecteurs au-delà des limites permises, que de leur en exposer ici le plan et l’objet. Je dirai seulement qu’entre autres choses je voulais, par des observations, météorologiques et autres, appliquées aux déserts qui s’étendent dans la partie extrême de l’Empire Chinois, sur le versant sud-est des Monts Célestes, compléter les études faites par moi pendant les années précédentes dans les déserts de l’Afrique et dans ceux d’autres parties de l’Asie et contrôler ainsi certaines lois de physique géographique que j’avais été conduit à entrevoir ou à présumer[2].

Je ne dirai rien de la traversée du Ferganah, que je venais d’achever quand j’arrivai à Och. Bien que ce pays soit délicieux, qu’il soit à la fois le plus riant de l’Asie Centrale et le plus fécond en souvenirs historiques comme en documens artistiques, je ne m’y attarderai pas, quelque désir que j’aie de le dépeindre et d’y retourner par la pensée, ne pouvant le faire en personne. Plusieurs auteurs l’ont fait connaître au monde occidental, et parmi eux, deux ont donné en français la relation des voyages qu’ils y ont faits : ce sont M. de Ujfalvy de Mezo-Kövesd, qui en a parlé savamment, au double point de vue ethnographique et descriptif[3], et Mme de Ujfalvy-Bourdon, sa compagne et sa collaboratrice, qui, dans des peintures plus familières, mais non moins exactes, a consacré au Ferganah une large partie de la relation de ses voyages en Asie[4].

Comme M. de Ujfalvy l’a fait remarquer avec beaucoup de justesse, l’un des traits caractéristiques de ce pays du Ferganah, c’est que la couleur dominante y est le bleu. Cette remarque, nous l’avons faite de notre côté. Les paysages, les lointains vaporeux, les cimes des montagnes, tout, jusqu’au costume des femmes et à la décoration des monumens, y exécute une sorte de symphonie dans la gamme du bleu. Depuis le bleu éclatant et splendide des faïences qui émaillent les façades des édifices jusqu’au bleu pâle du décor lointain des hauts sommets qui encadrent de tous côtés ce pays fermé et si longtemps inabordé par les profanes, depuis les eaux profondes et limpides qui dorment dans le creux des rochers au pied des cascades taries, que la fonte des neiges gonfle une fois par an, jusqu’aux turquoises qui émaillent à profusion les armes des habitans, les bijoux de leurs femmes, leur orfèvrerie de cuivre et même les ustensiles les plus usuels, toute la coloration dominante des objets de cette contrée a pour base le bleu. Ces charmans effets de lumière et de couleur, joints à la pureté de l’air et à la douceur du climat, donnent à ceux qui séjournent à Ferganah une sensation de calme et de bien-être, contrastant singulièrement avec l’impression d’écrasement et de morne tristesse qui se dégage toujours des âpres paysages du Pamir, du Tian-Chan et du Thibet, au travers desquels le voyage sur la roche grisâtre et nue est si rude et si pénible.

Aussi est-ce dans un état de béatitude et de soulagement que nous profitions à Och des derniers beaux jours, après la pénible et monotone traversée des plaines poudreuses et brûlantes du Turkestan, et avant de nous engager dans la difficile traversée des montagnes. Malheureusement, il ne s’agissait pas de se laisser aller à un doux farniente. Le temps manquait pour nous attarder dans ce pays enchanteur, si enchanteur que le roi Salomon, lequel mieux que personne se connaissait en délices, et dont les dilettantes modernes les plus raffinés chercheraient en vain à approcher, l’avait, dit-on, choisi pour y passer ses derniers jours et pour y attendre, dans une extase mystique, l’éternité. De jour en jour, la température s’abaissait, la neige s’accumulait sur les hauteurs, et, une semaine avant mon départ, on signalait déjà, au col de Taldyk, une température de 28 degrés au-dessous de zéro. Il fallait faire vivement ses préparatifs et se hâter de partir.

A Och cessait l’odieux voyage en tarantasse, servi par les relais de poste du gouvernement russe, voyage rapide, mais peu pittoresque et complètement dénué d’imprévu, et commençait l’exploration proprement dite, où l’initiative individuelle avait ses coudées franches. Je n’en étais vraiment pas fâché, car, tout en rendant justice à la rapidité relative et à l’extrême bon marché du mode de locomotion qui seul permet jusqu’à présent, — mais pour peu de temps encore, il faut l’espérer, — de traverser dans un nombre de jours limité l’immensité des steppes asiatiques, j’ai dit ailleurs comment je ne puis partager l’opinion trop indulgente des voyageurs qui sont allés jusqu’à en faire le panégyrique. Je ne reviendrai pas sur la description de ce véhicule inventé par quelque ivrogne en délire, hanté par les souvenirs mêlés de Mazeppa et du cardinal La Balue. J’ai dit, ici même, autrefois, une faible partie du mal que j’en pense. Je disais aussi sans regret adieu aux nuits passées dans les stantsias de poste, empestées par la fumée opiacée et nauséabonde des éternelles cigarettes russes, par les vapeurs malsaines des samovars, et par les exhalaisons des poêles construits en dépit des principes d’hygiène et de physique les plus élémentaires, sans, parler des autres odeurs, dues au séjour prolongé des hôtes, appartenant aux races les plus diverses, russes et asiatiques, se succédant, éternellement bottés, dans une atmosphère confinée, laquelle, de tout l’hiver, n’est jamais renouvelée. A Och, j’allais enfin, à ma grande satisfaction, reprendre le voyage à cheval, à la tête d’une caravane, avec la liberté absolue, et la vie sous la tente qui, pendant maintes années, m’avait été familière en Afrique. J’ai toujours trouvé, dans cette manière de voyager, des conditions sinon très confortables, du moins infiniment agréables pour les amoureux de la vie active, et des circonstances favorables à l’observation scientifique en même temps qu’à la pensée, deux choses dont le voyage à la russe est le destructeur impitoyable. J’allais retrouver le feu du bivouac, les longues rêveries à cheval et le grand air de la montagne, et cette perspective, malgré la saison, suffisait à me remplir de joie.

Deux personnes m’accompagnaient au moment où j’arrivai à Och. La première était un compagnon de route bien précieux, que j’avais depuis Tachkent, et qui devait rester avec moi pendant deux mois, pour faciliter cette partie de mon voyage. C’était M. Ivan Ivanovitch Balientsky, jeune attaché à la chancellerie du gouvernement du Syr-Daria : son chef, le général Grodiékoff, gouverneur de cette province, avait eu la bienveillance de le mettre temporairement à ma disposition pour me servir de pilote et d’introducteur auprès des autorités russes. Fils de l’éminent professeur de psychiatrie de Saint-Pétersbourg, M. Balientsky joignait à une culture intellectuelle très étendue une grande finesse d’observation, une éducation parfaite, de grandes qualités d’esprit et de cœur, et l’un des caractères les plus excellens que j’ai jamais rencontrés. Je ne puis faire de son caractère un plus bel éloge qu’en disant que jamais, pendant deux mois d’un tête-à-tête constant, nous n’avons eu un seul motif de discussion ni un seul instant de mésintelligence. Ce détail, que d’aucuns pourront juger puéril, sera apprécié à sa valeur par tous ceux qui, ayant voyagé loin de l’Europe, savent à quel point d’irritabilité maladive arrivent les humeurs les plus égales et les naturels les plus philosophes après un séjour de quelque durée dans les contrées exotiques, où le climat et la fatigue exaspèrent rapidement le système nerveux des Européens. Pauvre Ivan Ivanovitch Balientsky ! Il ne devait pas revoir l’Europe. Qu’il me soit permis de donner ici, en passant, à sa mémoire, un souvenir affectueux et ému, car il est mort, là-bas, loin des siens, victime de ce terrible climat du Turkestan, où ont pris naissance et où sévissent librement tant de maladies foudroyantes qui ne pardonnent guère. Il est mort avant que moi-même, gravement éprouvé à mon retour, par les fatigues du voyage, j’aie eu le temps de terminer aucun compte rendu de nos travaux communs. Puisqu’il n’a plus été là pour recevoir du monde savant français la part d’éloges qui lui revenait légitimement pour sa collaboration aux résultats scientifiques de notre voyage, je m’acquitte d’un pieux devoir en rendant à sa mémoire et à son dévouement l’hommage qui leur est dû. Puisse ce témoignage de l’estime de l’un de ceux qui l’ont connu et apprécié, parvenir jusqu’à la connaissance de ceux qui, dans un autre pays, le regrettent.

Le second compagnon qui arriva avec nous à Och était un personnage subalterne. C’était un Sarte, cuisinier de son métier, que j’avais enrôlé en passant à Kokan, sur la recommandation de M. Balientsky, de qui il avait été connu précédemment. Il se nommait Souleyman Othman, et devait nous être particulièrement précieux parce qu’il était natif d’Aksou, l’une des villes de la Kachgarîe, le pays où nous allions. Nous avions eu quelque peine à le décider à nous accompagner. Après y avoir consenti, tenté par l’appât de gages relativement considérables, il était venu le lendemain matin, tout en larmes, nous apporter sa démission, fondée sur ce fait, en somme assez plausible, que, marié depuis quinze jours, il ne pouvait se décider à quitter sa femme. Une bande de Sartes, également en pleurs, l’accompagnaient. C’étaient des parens plus ou moins éloignés de l’épouse désolée, dont ils représentaient de leur mieux la douleur. Souleyman ne pouvait résister à leurs instances. Pour le faire revenir sur sa décision, il ne fallut rien moins que l’offre d’un supplément de gages de trois roubles par mois, que nous lui accordâmes généreusement. Cette largesse, qui emporta la balance, nous la lui fîmes, disons-le, non pas tant à cause de l’utilité qu’il pouvait avoir pour nous qu’en considération de ses bons sentimens, dont nous fûmes touchés. En quoi nous eûmes tort, car il les oublia singulièrement, et, tout le long de la route, il ne cessa de manquer à ses devoirs de fidélité les plus élémentaires envers l’épouse tant pleurée au départ. Nous pouvons le dire ici sans risquer de semer le désespoir dans son cœur ; elle ne lira jamais la Revue ; et d’ailleurs, à l’heure qu’il est, elle doit être depuis longtemps répudiée ou reléguée à un rang tout à fait secondaire, étant données les mœurs de son volage époux et celles du pays en général.

En arrivant à Och, j’appris que le capitaine Groumbtchevsky, l’explorateur hardi qui, depuis dix-huit mois, s’était enfoncé dans les montagnes les plus inaccessibles qui s’étendent au sud-est des avant-postes russes, entre le Ferganah et le Thibet, était sur la voie du retour, et qu’on le signalait à Kachgar, d’où il se préparait à revenir au Ferganah, en se dirigeant peut-être sur Och même. Je fus très heureux de cette coïncidence, qui pouvait me permettre d’entrer en relations avec un explorateur aussi qualifié et d’un aussi grand mérite ; et, si bien d’autres raisons ne m’y avaient déjà engagé d’autre part, cette considération aurait suffi pour me décidera hâter le plus possible ma marche vers Kachgar, dans l’espoir de l’y rencontrer.

J’avais donc pris Och comme base d’opérations pour mon voyage en Kachgarie. L’organisation de la caravane fut, comme toujours en pareil cas, une importante besogne. Il fallait nous procurer des hommes, des chevaux et des vivres, et comme, vu la saison, c’était un désert glacé que nous allions traverser pendant trois semaines, nous ne pouvions apporter trop de soin au recrutement des uns et au choix des autres.

Nous nous occupâmes d’abord des animaux : les chevaux du Turkestan sont excellens, mais ceux dont nous nous étions servis jusque-là dans les plaines du Ferganah ou de la Sogdiane ne pouvaient, malgré toutes leurs qualités, convenir pour le voyage en montagne que nous allions entreprendre. Il nous fallut recruter des animaux nés et élevés aux grandes altitudes, habitués à se tenir en équilibre au flanc des rochers à pic, souvent couverts de verglas, et à y chercher leur nourriture, car, entre autres difficultés spéciales à la saison, figurait l’impossibilité d’emporter des vivres en quantité suffisante pour nourrir les bêtes le long de la route. Les chameaux, en effet, utilisables pendant l’été, ne peuvent gravir en hiver les pentes de neige très rapides ni les talus rocheux et couverts de glace. On sait avec quelle facilité un chameau chargé, quand il vient à glisser, s’écrase sous la charge. Tous ceux qui ont voyagé en Afrique ont pu constater qu’un simple terrain vaseux constitue déjà pour ces animaux un grand danger. Le chameau chargé dont le pied a glissé s’ouvre comme un compas, et l’os de son épaule se brise souvent dans cette chute. Il faut l’abattre et répartir la charge sur ses camarades. Si tel est le danger sur un sol simplement bourbeux, que l’on juge de ce qu’il peut être sur les escarpemens qui entourent le Pamir quand le verglas les enduit. Privée de ces utiles auxiliaires, une caravane est condamnée à n’emporter que bien peu de vivres ; les chevaux sont loin de soutenir les longs jeûnes dont s’accommode le chameau, et l’orge nécessaire à leur nourriture arrive à constituer, pour peu de jours, la totalité du poids qu’ils peuvent porter. La ration normale d’orge, on le sait, est de 7 kilogrammes par jour, et nous devions rester quinze jours sans pouvoir nous ravitailler. Il fallait en outre transporter nos armes, nos bagages, nos vivres et nos personnes, sans compter nos instrumens et les collections à former en route. Il y avait là un problème peu facile à résoudre et que je soumets à la sagacité de tous les officiers de cavalerie.

Nous décidâmes d’emporter seulement une petite réserve d’orge pour les jours où l’on camperait sur la neige ou une glace épaisse, à des altitudes supérieures à la limite de toute végétation. Les autres jours les chevaux devaient chercher leur nourriture en grattant le sol gelé, de façon à y découvrir quelques racines de chiendent ou d’autres plantes analogues. Les animaux suffisamment sobres pour s’accommoder d’un pareil ordinaire sont assez rares ; il faut qu’ils aient été élevés dans des conditions spéciales. On m’en amena un certain nombre qui devaient être excellens, si l’on admettait pour eux la nécessité de racheter par leurs qualités morales leurs défauts physiques. Il est vrai que parmi leurs qualités figurait en première ligne le bon marché : le plus cher d’entre eux ne me coûta que cinquante francs. Ces animaux sont plus petits que ceux de la plaine : ils ne mesurent que 1m, 25 à 1m, 45 ; leur poil est hérissé et leur peau généralement fort entamée par les charges qu’ils ont portées. Leurs pieds présentent une anomalie singulière : ils sont fortement évidés en dessous et dissymétriques, comme ceux des chamois et des bouquetins ; un côté du sabot est généralement beaucoup plus haut que l’autre, ce qui leur permet de se cramponner au flanc des rochers. Mais sur un terrain plat, leurs pieds sont complètement tournés et ils le sont tous d’un même côté, soit à droite, soit à gauche, c’est-à-dire que l’un des pieds de devant par exemple est en dedans et l’autre en dehors.

Après deux journées employées à passer une inénarrable révision de tous les chevaux de montagne, tous plus tarés les uns que les autres, qui étaient à ce moment réunis à Och et malheureusement trop peu nombreux, je finis par en trouver dix qui me paraissent en état de faire la route. Presque tous ceux qu’on me présente ont d’horribles blessures du garrot ou des reins ; je tâche d’en trouver chez qui ces plaies n’excèdent pas la dimension d’une pièce de cent sous et n’atteignent aucun organe essentiel. Cette cavalerie me suffira. J’emmène six hommes ; sept chevaux serviront de montures et trois d’entre eux porteront en même temps des bagages ; quant aux trois derniers, l’un sera uniquement chargé de pain, de riz, et de thé pour nous ; le second d’orge pour ses camarades, et le troisième de bois. J’allège ce dernier pendant les trois premières étapes, en lui adjoignant un chameau auxiliaire, qui porte en même temps une yourte et qui marche en avant, sous bonne escorte, pour préparer le campement. Cet animal ne pourra pas aller plus loin que la ligne de faîte de l’Alaï : au-delà, il faudra nous passer d’abri ou nous contenter de ceux que nous trouverons sur notre route.

Comme personnel, la caravane comprenait, outre moi et mon compagnon Ivan Balientsky, cinq autres personnages. Les deux premiers étaient des djiguites ou cavaliers-guides faisant habituellement service de courriers pour le colonel chef du district, qui eut la bonté de me les prêter pour un mois. L’un se nommait Souleyman et l’autre Othman : c’étaient deux types accomplis de ces féroces Kiptchaks dont maints auteurs ont vanté la bravoure et l’énergie. A l’user, je lésai trouvés remarquables comme cavaliers et très supérieurs sous ce rapport aux Arabes, mais bien inférieurs comme bravoure et comme instinct militaire aux musulmans du nord de l’Afrique. C’est le fanatisme religieux, cette forme de l’idéal, qui fait défaut aux musulmans de la Haute-Asie. La force physique, la discipline, et même l’amour du pillage ne le remplacent pas.

J’engageai comme conducteur de la caravane, pour charger et décharger les animaux, deux indigènes d’Och appartenant à l’honorable corporation des karakerch ou caravaniers. L’un d’eux, auquel sa parfaite connaissance de la montagne que nous allions traverser me conduisit à donner le titre de chef du convoi, était un homme d’une quarantaine d’années, à la figure fine et intelligente. Il se nommait Dervich-Dost-Mohammed, c’est-à-dire qu’il avait l’honneur de porter le même nom que l’avant-dernier émir d’Afghanistan.

Il avait déjà passé quarante-deux fois, me dit-il, le col de Terek Davan : comme je m’étonnais de ce chiffre, je finis par en avoir l’explication : Dervich a fait pendant plusieurs années profession de porter les dépêches d’Och à Kachgar, en qualité d’homme de confiance du commandant russe de la première de ces villes : il s’acquittait de cette fonction avec une sûreté et un zèle remarquables. Malheureusement il avait un collègue qui faisait, lui, profession d’aller de Kachgar à Och pour le compte de M. Petrovsky, le chef de la mission politique russe. Les deux courriers se croisaient en route et n’étaient jamais simultanément dans la même ville. Dervich, profitant de cette circonstance, trouva commode de remplacer sa femme, qu’il laissait à Och, pendant son séjour à Kachgar, par celle de son collègue dans cette dernière ville. Ce modus vivendi dura fort longtemps, jusqu’au jour où l’autre djiguite, mécontent, porta plainte et obtint la destitution de Dervich, n’acceptant pas la combinaison, pourtant bien simple, qui eût consisté à faire avec son collègue une permutation tout indiquée. Dervich se résigna avec une philosophie que je ne pus m’empêcher d’admirer et échangea le brillant costume de djiguite contre celui, beaucoup plus modeste, de conducteur de bêtes de somme. C’était un personnage silencieux, parlant peu, mais agissant beaucoup. Remarquablement intelligent, il me rendit les plus grands services pendant mon voyage et je le conservai au-delà de Kachgar, jusqu’à ma traversée des Monts Célestes. Je fus très satisfait de lui à tous égards pour les services dont il était chargé. Comme race, il présentait un exemple très curieux du type le plus pur des Tarantchis, cette peuplade turko-mongole qui a été longtemps indépendante dans le nord de la Chine. Le dernier sultan tarantchi, aujourd’hui détrôné par les Chinois, et dont j’ai eu occasion de rapporter la photographie, ressemblait d’une façon frappante à Dervich : je me demandai un instant si ce n’était pas lui-même. Il y a dans cet Orient, pays des Mille et une Nuits, tant d’inattendu, que l’on n’est jamais sûr que les souverains ne soient pas des bergers ou que les porteurs d’eau ne soient pas des empereurs.

Son acolyte, nommé Sakkat, était un grand gaillard d’une vingtaine d’années, très docile, très laborieux. Nous l’avions engagé pour les grosses besognes : je fus également content de ses services. Il s’était décidé à me suivre, poussé par le désir d’aller à Kachgar chercher des nouvelles de sa mère, qui, paraît-il, y demeurait, mais dont il avait omis de s’occuper depuis quelques années. L’occasion lui paraissait bonne de donner dans sa vie quelque place au sentiment filial. Quand nous arrivâmes à Kachgar, il apprit que sa mère était morte depuis six ans, ce qui parut lui causer un véritable chagrin. Les bons sentimens sont toujours punis. S’il ne s’était pas imposé ce voyage, il aurait continué à vivre dans une douce incertitude.

Enfin, notre caravane était complétée par mon cuisinier, le fameux Souleyman Othman, dont j’ai parlé tout à l’heure. Il connaissait déjà la Kachgarie pour y être allé jusqu’au-delà d’Aksou, bien à l’est de Kachgar, au nord du désert de Gobi ; il parlait tous les idiomes du pays et y avait des relations aussi nombreuses que mal choisies. Comme Sakkat, il avait une arrière-pensée, en m’accompagnant ; mais ses desseins étaient beaucoup plus compliqués. Dans l’avant-dernière insurrection des Musulmans contre les Chinois, il avait été gravement compromis : son premier soin, après le retour offensif des troupes impériales, avait été de mettre entre lui et les vainqueurs la solide barrière du Pamir. Il s’était réfugié au Ferganah et ne s’était cru en sûreté que quand il était arrivé à Kokan, à 800 kilomètres de son point de départ. Il n’en avait pas demandé davantage pour le moment, et s’était d’abord estimé heureux d’avoir sauvé sa peau, sans s’occuper de ses autres biens temporels. Mais peu à peu, avec la sécurité, l’audace lui était revenue ; il s’était souvenu d’avoir eu autrefois à Kachgar une petite propriété qu’il n’avait pu emporter avec lui, et il avait résolu de profiter de mon voyage pour s’insinuer, à l’ombre de ma protection, jusque dans son ancienne patrie, où sa tête avait été mise, avec beaucoup d’autres, à un prix d’ailleurs modique. Il se proposait aussi de voir un peu quel était l’occupant actuel de son patrimoine et de chercher à exercer sur lui une intimidation légitime s’il trouvait en ce successeur un plus poltron que lui. Pour plus de sûreté, je lui fis délivrer un passeport russe, établissant positivement sa qualité, d’ailleurs véritable, de sujet russe. Il fut sans difficulté enregistré sous le nom aussi administratif que néologique de Souleyman Othmannoff.

J’ai déjà fait le portrait de Souleyman en racontant dans quelles circonstances je l’avais engagé à Kokan. Cavalier détestable et combattant peu sûr, il était, en revanche, assez bon cuisinier à ses heures ; poète, musicien, jouant de tous les instrumens de musique les plus extraordinaires que nous rencontrions sur notre route, de mœurs déplorables, et discutant philosophie avec la plus grande gravité lorsqu’il trouvait des auditeurs disposés à l’écouter, c’était, en somme, une sorte de Panurge oriental et subalterne.

Il m’accompagna durant tout mon voyage, et je me souviens à ce propos que, plus tard, dans un certain relais de poste russe de l’Ala-Taou, à Ourta-Togaï, au sud de la Sibérie, dans une isba située au fond d’une forêt d’épicéas, pleine de neige, vers les sources du fleuve Tchou, il passa toute une nuit à discuter philosophie avec le staroste et sa famille. Les employés dont il s’agit n’entendaient d’ailleurs pas un mot de djaggataï, mais possédaient, paraît-il, une provision d’eau-de-vie à peu près potable pour des palais slaves aussi bien que pour les palais mongols. J’ignore ce qu’il put bien leur dire. J’entendis seulement pendant toute la nuit un vacarme confus dans la partie de l’isba voisine de celle que j’occupais ; mais le lendemain matin, Souleyman était complètement abruti, et le staroste me déclarait gravement que j’avais là dans ma suite un personnage bien éloquent et d’un bien haut mérite, qui leur avait donné les aperçus les plus nouveaux sur des sujets d’un ordre extrêmement élevé. Il ajouta que lui et sa famille étaient à peu près décidés, à la suite de cet entretien, à se convertir à l’islamisme. Une pareille résolution chez un Russe orthodoxe indique nécessairement un profond état d’ébriété, et j’en tirai assez bonne opinion sinon de l’éloquence, du moins de la tête de Souleyman, qui, de son côté, après avoir bu pour sa part un pot entier d’esprit-de-vin, regagna avec une certaine roideur, mais sans trop d’incorrection, le siège de son traîneau.

Le personnel de la caravane ainsi constitué, il s’agissait de l’approvisionner. C’est ce que nous fîmes, mais tout en réduisant le matériel de campagne au strict nécessaire, vu la limite de poids qui nous était imposée. En cette saison et par cette route, avons-nous dit, il ne fallait pas songer à emmener des chameaux, ces animaux si commodes pour les explorateurs, à cause du poids considérable qu’ils peuvent porter (250 kilogrammes, presque entièrement formés de poids utile), et du peu d’approvisionnemens qu’ils réclament pour eux-mêmes. Nous ne pouvions emmener que des chevaux, tant comme bêtes de somme que comme montures. Or, j’avais présent à l’esprit le récit des souffrances qu’avait eues à endurer, peu d’années auparavant, l’expédition Bonvalot, Gapus et Pépin. Partie d’Och avec vingt-cinq chevaux, pour passer non sur le versant est du Pamir, où j’allais me rendre, mais sur le versant sud, ce qui revient à peu près au même comme longueur de route, dans une saison également rigoureuse, elle avait vu périr toutes ses bêtes de somme, et avait fini par perdre la totalité de ses bagages et de ses collections : les voyageurs eux-mêmes avaient couru de grands dangers, et n’avaient pu se sauver qu’à force d’énergie et d’héroïque persévérance. Groumbtchevsky venait de perdre aussi, dans le Thibet occidental, tous ses chevaux, et la perte de ce qu’ils portaient en avait été la conséquence. La mort des montures met d’autre part en péril le succès de l’expédition elle-même. Pour éviter autant que possible cette fâcheuse éventualité, il était nécessaire de constituer un convoi très léger, et de ne pas imposer aux animaux, qui allaient être déjà fort éprouvés par le terrain, le climat et l’altitude, des fatigues au-dessus de leurs forces. Aussi, au risque de manquer pour nous-mêmes du confortable le plus élémentaire, et même du nécessaire, je réduisis le matériel de campement à sa plus simple expression. Outre les instrumens d’observation et l’outillage nécessaire à la récolte des collections, nous n’emportions presque que des vivres et des armes. Les lits, les tentes, furent impitoyablement supprimés, nos touloupes devant nous servir de couvertures pour la nuit. J’emportai seulement deux grands carrés de feutre destinés à être étendus à terre, pour servir d’intermédiaires entre nos corps et le sol gelé, et un simple morceau de toile à voile, pouvant être utilisé au besoin comme paravent, en cas de bourrasque nocturne. Les yourtes de feutre, qui sont les meilleures de toutes les tentes et que l’on peut se procurer assez facilement dans le pays, furent supprimées, en principe, comme trop pesantes. Nous devions tâcher de gagner les abris fixes, en terre ou en pierre sèche, qui existent de distance en distance dans les montagnes, et qui servent aux caravanes, ou trouver asile sous les yourtes dans les campemens des indigènes lorsque nous en rencontrerions, et, dans le cas où ces deux ressources nous manqueraient, nous comptions coucher à la belle étoile. Nous emportions toutefois une yourte sur notre unique chameau, qui ne pouvait pas dépasser la cinquième étape.

Quant au matériel de cuisine, il était des plus simples : une grosse théière de cuivre martelé, achetée à Kokan, et pouvant être employée indifféremment à faire le thé et à faire chauffer l’eau pour le pillao ou pour tout autre usage ; un grand plat de cuivre étamé ; et, pour faire cuire le riz, une de ces énormes marmites de fer, de forme hémisphérique, comme on en trouve depuis le Volga jusqu’à la mer Jaune, et qui constituent l’une des principales marchandises de la grande foire de Nijni-Novgorod.

Il ne fallait pas négliger, surtout en cette saison où la montagne est absolument inhabitée, les provisions de bouche. Pour cette traversée de grands espaces, où nous devions constamment cheminer sur la neige ou sur un sol gelé, notre situation n’était pas sans quelque analogie avec celle des explorateurs des régions arctiques. Pendant trois jours nous parcourûmes le bazar d’Och, on quête des alimens habituels aux indigènes en pareille circonstance, donnant la préférence à ceux qui présentaient le plus de valeur nutritive sous un petit volume. Le thé et le riz occupèrent le premier rang et furent choisis avec soin, ainsi que les quelques légumes et autres ingrédiens nécessaires à la fabrication du pillao. Nous y joignîmes un approvisionnement de graisse sous forme de trois ou quatre queues de ces gros moutons dont l’énorme appendice caudal n’est qu’une masse adipeuse du poids de plusieurs kilogrammes. Quant au pain, il était représenté par plusieurs centaines de ces petites galettes compactes et épaisses, faites d’un mélange de farine et de suif, et qui d’ailleurs ne constituent pas exactement pour les indigènes l’aliment important et fondamental qu’est le pain chez nous. Ce rôle est rempli en Asie, comme on le sait, par le riz. Les pains en question ne sont qu’un mets particulier, exceptionnellement usité, mais ils sont assez recherchés des indigènes lorsqu’ils voyagent. On les fabrique dans des fours aussi étranges que rudimentaires : ce sont tout simplement des cloches en terre percées d’un trou à leur sommet et d’un autre trou latéral, à leur base. Sous ces cloches on brûle quelques fagots, après avoir tout simplement collé sur la paroi de l’intérieur des boulettes faites du mélange en question. Ces boulettes sont légèrement aplaties et trouées en leur centre. Quand on les suppose suffisamment cuites, on les harponne par l’orifice supérieur avec une tringle de fer terminée en croc. Ces objets peu appétissans ont, m’a-t-on affirmé, la propriété de se conserver pendant plusieurs semaines ; mais ils ont aussi celle d’acquérir la dureté de la pierre, sans qu’aucun traitement puisse ensuite les ramollir. C’est ce que je constatai à mes dépens. J’ignore si la congélation ou la vétusté furent la cause de ce fâcheux résultat, mais je portai jusqu’au bout de mon voyage un certain nombre de ces échantillons devenus impropres à tout autre usage qu’à celui de projectiles. Nous prîmes aussi des œufs et quelques légumes frais. Quant à la viande, nous avions la certitude de trouver des moutons dans les parties basses de la montagne, pendant les deux premières étapes, et je comptais en acheter un ou deux en route. Enfin, la chasse aux animaux sauvages qui, même en hiver, fréquentent les grandes altitudes, était une ressource alimentaire sur laquelle je comptais, et j’étais d’ailleurs forcé de compter, pour renouveler notre approvisionnement de viande fraîche.

À ces vivres emportés ou prévus nous en joignîmes d’autres d’une nature spéciale, qui nous furent vivement recommandés par les indigènes habitués à fréquenter les grandes altitudes, et qui nous furent présentés comme une sorte de talisman ayant une vertu plus ou moins surnaturelle. Ce sont des pêches sèches, ayant une consistance intermédiaire entre celle de la corne et celle de la gomme élastique. Quand l’on arrive dans les hautes régions où la respiration devient pénible et qu’on est obligé de lutter avec le mal de montagne, dû, comme le sait tout bon Musulman, à la résistance d’esprits invisibles cherchant à défendre l’accès du domaine qu’ils se sont réservé, on obtient, au dire des gens compétens, un soulagement manifeste, en mâchant indéfiniment un de ces fruits magiques. J’acceptai, provisoirement, cette indication, que j’écoutai avec intérêt et déférence, comme il convient de faire en Orient pour tout ce qu’on ne comprend pas ou pour tout ce qui, à première vue, peut paraître absurde. Je pus constater d’ailleurs, plus tard, en l’expérimentant dans les momens critiques, que cette recette n’est pas dénuée de sens commun : en mâchant ces fruits, assez gros, durs et élastiques, qui opposent une résistance excessive et ne se ramollissent qu’au bout de fort longtemps, on est conduit à faire, machinalement, des efforts désespérés, dont le résultat paraît être d’entretenir une sorte de respiration artificielle, tant par la déglutition de l’air que par le jeu des muscles de la mâchoire et du pharynx. Il y a là en somme une manœuvre volontaire analogue à celles que l’on exécute sur les noyés pour les rappeler à la vie par la respiration artificielle. De cette pratique résulte en fin de compte un réel soulagement : c’est pourquoi nous l’indiquons aux ascensionnistes futurs.

Enfin, pour compléter la liste de nos approvisionnemens, je dois mentionner un millier de cigares que Balientsky a tenu à emporter et qu’il a emballés au dernier moment avec le plus grand soin. Car mon excellent compagnon fume beaucoup. Il fume sans cesse, ce qui est peut-être le secret de sa philosophie. Beaucoup de Russes en sont là. Seulement Balientsky, différent en cela de la plupart de ses compatriotes, ne fume que des cigares, et n’en pas avoir tout le long du chemin serait pour lui la pire des calamités. Aussi j’accueille de grand cœur les boîtes qu’il apporte au moment du départ, et je les fais mettre dans la plus étanche de nos caisses.

Le 22 octobre, mes préparatifs à peu près achevés, je me disposais à quitter Och lorsqu’arriva de l’Alaï un cavalier indigène annonçant au colonel Deibner et à moi que Groumbtchevsky, parti de Kachgar depuis quelques jours, était en route pour Och et que son arrivée était imminente. J’étais pressé de me mettre en route, mais d’autre part, je tenais absolument à rencontrer le savant voyageur qui devait me fournir sur les pays où j’allais moi-même pénétrer des renseignemens inappréciables. C’était aussi une certaine satisfaction pour moi, que d’être, moi Français, le premier Européen à le saluer à sa rentrée dans les pays habités après son voyage de dix-huit mois dans des régions inexplorées. Craignant de me croiser avec lui sans le voir, si je m’engageais dans la montagne, je pris le parti d’attendre à Och son arrivée et de retarder mon départ d’autant qu’il serait nécessaire.

22-24 octobre 1890. — Je séjourne à Och. La ville et l’oasis sont dominées, d’un côté par une ligne de collines qui bordent la rive droite de l’Ak-boura, affluent du Syr-daria, et de l’autre côté, à l’ouest, par une montagne, ou plutôt par un énorme roc, très escarpé, qui se dresse isolé, à deux kilomètres environ de la ville, sur la rive droite du même cours d’eau. Cette montagne porte le nom de Tombeau ou de Trône de Salomon et elle est célèbre dans tout l’Orient, où elle est considérée comme sacrée. C’est le but d’un pèlerinage très important qui, à une certaine époque de l’année, amène à Och des milliers de fidèles. Cette affluence est une source de grands revenus pour les monastères et établissemens religieux qui hérissent la base de la montagne. Les pèlerins y logent, ou campent tout à l’entour, et s’y livrent à des exercices rituels. La paroi rocheuse qui regarde l’Orient est absolument à pic, et, dans cette face verticale, à environ 400 mètres au-dessus de la base, s’ouvre une caverne profonde : c’est là qu’est conservé, dit-on, le trône de Salomon, roi des génies, le plus grand de tous les prophètes de l’Islam après Mahomet et Jésus-Christ, et celui de tous qui a eu sur cette terre la plus grande puissance, car il a commandé, non seulement à beaucoup d’hommes, mais à tous les êtres du monde invisible.

J’aurais souhaité pouvoir contempler ce trône ainsi que les autres merveilles du même genre conservées dans cette caverne vénérée. Parmi celles-ci se trouve un certain bloc de pierre qui laisse entre sa face inférieure et les parois du rocher qui l’enserre un espace très étroit. Les gens, aussi souples que pieux et émaciés par les jeûnes, qui peuvent y passer sont, pour toute leur vie, guéris des rhumatismes présens et futurs. La perspective de l’expédition que j’allais entreprendre, sur des montagnes couvertes de neige et dans des conditions climatologiques peu favorables, m’aurait fait vivement désirer l’assurance de cette précieuse immunité, lors même que de fâcheux souvenirs, laissés par les épreuves de mes voyages précédons, n’auraient pas déjà suffi à me faire apprécier à toute sa valeur l’utilité de ce traitement bienfaisant. Mais l’orifice de la caverne, jusqu’à laquelle les indigènes indemnes de tout vertige et familiarisés avec les prodigieux escarpemens du Pamir, parviennent difficilement à grimper, était tout à fait inaccessible pour les jarrets et la tête de la plupart des Européens, et notamment pour les miens. Je projetai bien de me faire descendre, dans un panier, à l’aide de cordes, depuis le sommet de la montagne jusqu’à l’entrée de la caverne, et je fis part de ce projet à quelques indigènes, ainsi qu’à mon hôte, le colonel Deibner. Mais il aurait fallu pour cela installer un palan sur le faîte, chose assez ardue, étant données la dureté de la roche et la difficulté d’escalade, même par l’autre versant. Les mollahs auraient pu aussi se formaliser. Enfin les nombreux soins de mes autres préparatifs ne me laissèrent pas le loisir de tenter l’expérience. J’en eus d’ailleurs peu de regrets, car, eussé-je pénétré dans la caverne, je n’aurais probablement pas pu jouir de la vue du fameux meuble si intéressant pour un archéologue : autant que je pus comprendre, d’après les explications confuses et les descriptions contradictoires que me donnèrent les mollahs, ce trône est généralement invisible pour les yeux humains, et ne peut être contemplé qu’à certaines dates et dans certaines circonstances mal définies, tout comme, sous d’autres longitudes, le miracle de saint Janvier. Je me souciai médiocrement d’entreprendre une opération périlleuse et compliquée pour ne rien voir en fin de compte ; et j’abandonnai mon projet sans vergogne, me résignant à voir mon insuccès servir d’exemple mémorable dans les futurs sermons des mollahs, pour démontrer aux pèlerins comment les infidèles les plus éminens et les mieux outillés perdent leur temps à vouloir sonder ou profaner les mystères de la religion. Je n’eus donc pas la bonne fortune d’admirer le trône de Salomon dont j’avais vu ailleurs d’autres reliques. Je regrette de n’en pouvoir donner ici la description ; et je conservai, par la même occasion, mes rhumatismes, ce que je regrette presque autant.

Je vis de près, du reste, en parcourant les abords de la montagne, une autre pierre thérapeutique, bloc jeté comme un pont sur un couloir étroit entaillé dans le rocher. La pierre était usée et polie par le frottement des corps des indigènes qui s’étaient faufilés dans ce trou au risque de s’y rompre les côtes : l’effet, dit-on, est du même genre que celui de la pierre de la caverne, quoique moins sûr. En présence de l’incertitude du résultat au point de vue médical, mais de la certitude de l’insuccès au point de vue gymnastique, je ne tentai pas l’expérience. Je ne puis donc dire à quel point la vertu miraculeuse de ce traitement est infaillible. Cependant, là encore il peut y avoir, sous cette superstition en apparence puérile, un fondement de vérité. Les jeûnes et le régime préalables auxquels se soumettent certains malades pour arriver au degré de maigreur qui leur permet de tenter l’épreuve peuvent constituer une excellente médication pour les pèlerins riches dont la maladie a pour origine les excès de nourriture ou l’alimentation défectueuse, qui, chez nous, produisent la goutte ou certains accidens arthritiques. Ce régime de diète, accompagné de prières appropriées, est évidemment une excellente spéculation pour les couvens voisins, où les pèlerins notables subissent la retraite préparatoire.

A propos du tombeau de Salomon à Och, comme pour le tombeau d’Alexandre le Grand à Marghelan, on peut objecter que plusieurs autres endroits, dans le monde islamique, revendiquent le même honneur. Mais cette objection, nous l’avons dit, n’en est pas une pour les Musulmans, chez qui plusieurs saints vénérés, qui n’ont eu pendant leur vie qu’un seul corps, portent après leur mort le surnom de Bou-Goubrine (l’homme aux deux tombeaux) et possèdent en cette qualité deux mausolées plus ou moins éloignés l’un de l’autre, abritant deux cercueils, dont chacun contient un corps, ainsi que personne n’en doute. Il faut être chrétien pour ne pas comprendre un mystère aussi simple, étant donnée la toute-puissance d’Allah, et il faut avoir sur l’emploi du temps les principes défectueux par lesquels nous péchons, pour le perdre à discuter vainement de pareilles choses. Toutefois il y a lieu de reconnaître que la montagne d’Och, plus que beaucoup d’autres, et mieux qu’aucune autre, peut-être, répond par sa situation géographique et par son aspect au signalement que les traditions sacrées de l’Islam donnent de la mystérieuse montagne de Kâf, où le roi Salomon est endormi, ni plus ni moins que l’empereur Barberousse dans le Kyffhauser. Car en somme, ce que l’on sait de positif, c’est qu’elle est très escarpée et qu’elle se trouve dans l’est, fort loin par-delà le pays de Châm, c’est-à-dire la Syrie, et qu’elle fait partie de la ceinture de montagnes qui borne de ce côté le monde habité par les Musulmans. Ce qui correspond assez bien au Pamir. Ce peut donc être la montagne d’Och, tout aussi bien que l’Ararat ou le Demavend, avec lesquels l’ont identifiée plusieurs commentateurs.

25 octobre 1890. — Groumbtchevsky, devançant de vingt-quatre heures son convoi, vient d’arriver ici en doublant la dernière étape. Son entrée à Och a été des plus pittoresques. Il est accompagné d’un entomologiste allemand, M. Léopold Conradt, qui lui sert de préparateur. Tous deux ont fort bonne mine et ne paraissent pas avoir trop souffert de leur voyage. Cependant Groumbtchevsky est atteint d’un asthme cardiaque, conséquence naturelle et assez fréquente d’un séjour de plusieurs mois à de très grandes altitudes. Tous deux ont un peu l’aspect de ces voyageurs hivernant au pôle nord, dont l’image est familière à tous les amateurs de géographie : leur figure, large et très colorée, émerge de vêtemens de fourrure très usés et devenus absolument informes à la suite de dix-huit mois de rudes services. Le visage de Groumbtchevsky est en outre encadré d’une longue barbe de même âge, qui constitue une véritable broussaille. Sa très grande taille contribue encore à augmenter la sauvagerie de son aspect. Il est armé d’un fusil à trois coups, d’un poids invraisemblable. C’est d’ailleurs un chasseur émérite, et, avant tout, un homme d’action, en même temps qu’un homme habile et de bon conseil.

Le voyage qu’il vient de faire présente un intérêt géographique tout particulier.

On sait qu’après la mort du grand explorateur Prjévalsky, auquel l’Europe doit la connaissance du centre du continent asiatique, et qui périt, sur les bords du lac Issyk-Koul, au moment où, dans un cinquième voyage, il se préparait à pénétrer dans le Thibet, la direction officielle de l’expédition qu’il avait préparée fut transmise à un savant officier du génie, le colonel Pievtzoff. Mais, en même temps, Groumbtchevsky, alors simple capitaine dans le service des affaires indigènes au Ferganah, sollicita l’autorisation d’explorer la partie de l’empire chinois que Prjévalsky avait commencé à faire connaître. Déjà, auparavant, il avait fait, dans les mêmes parages, un voyage important, dont l’itinéraire a été publié par les soins des corps compétens. Durant son long séjour au Turkestan, il s’était familiarisé, par des études approfondies, avec les mœurs et les coutumes des indigènes, dont il parlait couramment la langue. Il était, en somme, aussi compétent et aussi bien préparé que possible pour l’étude qu’il se proposait de faire. Il obtint, non sans difficultés, une modeste subvention de 7 000 roubles (l’expédition de ses émules en possédait 110 000), et bien que ne prenant pas, ni hiérarchiquement ni sous le rapport du plan, la suite directe de l’entreprise commencée par Prjévalsky, il se considéra comme son héritier moral. C’est dans ces conditions qu’il fit un voyage, aussi pénible qu’important par ses résultats, et qui compte aujourd’hui au nombre des trois ou quatre explorations ayant le plus contribué à révéler à la science européenne une partie de l’Asie qui était restée fermée jusque-là.

26 octobre. — J’ai dîné avec MM. Groumbtchevsky et Conradt chez l’excellent colonel Deibner. Les deux explorateurs sont arrivés dégelés et débarbouillés. Groumbtchevsky avait même revêtu pour la circonstance son vieil uniforme de capitaine en second, horriblement râpé (ajoutons, en passant, qu’il l’a échangé depuis contre celui de colonel et qu’il a succédé au colonel Deibner dans le commandement du district d’Och). Il me donna, sur son itinéraire, et sur les conditions mêmes du voyage que j’allais entreprendre, les plus précieux renseignemens. Je sus par lui que j’allais probablement trouver à Kachgar ou aux environs la mission anglaise du capitaine Younghusband, qui, parti de l’Inde, avait pénétré par le Sud dans la région occidentale de l’Empire chinois. Le capitaine Younghusband, qui avait récemment quitté les King’s dragoon guards pour être attaché au Bengal civil service, est l’explorateur éminent, bien connu déjà précédemment par son voyage, exécuté d’une extrémité à l’autre de l’Empire chinois, de la Mandchourie jusqu’au Kachmir, qui lui a valu la grande médaille d’or de la Société de Géographie de Londres. En apprenant la présence de Younghusband dans ces parages, je résolus de marcher à sa rencontre et de lâcher de coordonner mes observations avec les siennes, en comparant mes instrumens aux siens.

Groumbtchevsky voulut bien me montrer également ses calepins d’observations et ses instrumens et me donna ainsi, avec une complaisance extrême, les bases les plus précieuses et les plus précises pour une partie du voyage que j’allais entreprendre. Il me fournit aussi des indications météorologiques qui, à vrai dire, n’étaient pas absolument rassurantes pour moi comme pronostics. Ses registres, qu’il me communiqua, m’apprirent qu’il avait eu, cinq jours auparavant, 28 degrés de froid dans le voisinage du col de Taldyk, et qu’il y avait trouvé beaucoup de neige. Traversant l’Alaï quelques jours plus tard, et par des passes plus élevées, je devais, selon toute apparence, m’attendre à des températures pires.

Les deux voyageurs nous donnent, de première main, des renseignemens sur leurs découvertes géographiques, qui ne doivent être publiés que plus tard.

Le développement de l’itinéraire suivi depuis dix-sept mois par eux, à partir de la frontière russe, c’est-à-dire depuis le moment où ils ont dépassé les derniers avant-postes, la frontière de ce côté étant alors encore indéterminée[5], a été de plus de 7 000 verstes (environ 7 500 kilomètres) ; et le levé géographique en a été très compliqué, non seulement à cause du relief extrêmement accidenté des pays traversés, mais aussi par suite des difficultés politiques rencontrées de la part des habitans. Le voyage a été l’un des plus difficiles et des plus durs qu’il soit possible d’imaginer. Repoussé successivement, pour des raisons diverses, le plus souvent politiques, par les Afghans, par les gens du Khandjoute, par ceux du Ladak, qui n’ont pas permis à l’expédition d’hiverner chez eux, par certains gouverneurs chinois et par divers petits chefs plus ou moins vassaux de l’Angleterre ou de l’Afghanistan, Groumbtchevsky a dû à maintes reprises passer d’un bassin fluvial dans un autre, en coupant des chaînes de montagnes très élevées et par des cols à peine franchissables. L’expédition est restée pendant cinq mois consécutifs à des altitudes supérieures à 14 000 pieds, et en atteignant parfois jusqu’à près de 19 000.

La région parcourue s’étend, en latitude, depuis le 35e jusqu’au 40e degré Nord, et, en longitude, depuis l’Afghanistan jusque près de la partie centrale du Thibet. L’ambition de la mission était, comme celle de presque toutes les expéditions thibétaines, d’atteindre Lhassa, la mystérieuse capitale du Bouddhisme, et, pour cela, elle avait pris Polou comme base d’opérations. Mais, après avoir franchi les monts Kouen-Louen par un défilé extrêmement difficile, celui de Lou-bachi, haut de 17 500 pieds, elle dut rebrousser chemin, après avoir poussé jusqu’au petit lac de Gougourtlik, et constaté, par une reconnaissance dirigée vers l’Est, que le plateau, également élevé de 17 000 pieds en moyenne, qui s’étend dans cette direction, était en cette saison (au mois de mai 1890) complètement dépourvu d’eau. Les eaux provenant de la fonte des glaciers ne rendent ces déserts praticables que pendant les mois de juillet, d’août et de septembre. A l’inverse de ce qui a lieu dans les autres déserts arides, c’est pendant la saison la plus chaude et la plus sèche qu’il est possible de trouver de l’eau. Pendant les saisons les plus froides, les sources des torrens ou des rivières temporaires qui pourraient traverser ces hautes régions sont gelées, et le plateau ne reçoit plus d’eau. Ce fait particulier, dû à la configuration des monts Kouen-Louen et des autres chaînes situées au nord de l’Himalaya, qui dominent le Thibet du côté du Sud, est essentiel à noter par les voyageurs. C’est pour l’avoir méconnu que plusieurs d’entre eux ont souvent dû rétrograder ou ont perdu un an, ayant abordé ces plateaux justement au début de la mauvaise saison.

Le capitaine a rapporté une grande quantité de documens scientifiques, et de fort belles collections, formées entièrement par lui-même, à l’exception des collections entomologiques, qui ont été recueillies et préparées par M. Conradt.

Pendant ces dix-sept mois, depuis juin 1889, jusqu’en octobre 1890, il a fait soixante-treize observations astronomiques, trois cent soixante-sept observations altimétriques, à l’hypso-thermomètre, plus de trois mille observations météorologiques, consistant en stations faites régulièrement trois fois par jour et, en outre, dans tous les points remarquables, et quatre cents photographies.

Comme collections d’histoire naturelle, outre une petite série de spécimens minéralogiques, le capitaine rapporte deux mille oiseaux, environ deux mille échantillons botaniques, trente-cinq mille insectes, cinquante ou soixante remarquables exemplaires de mammifères, dont trois panthères irbiz, trois argalis, des ânes sauvages, plusieurs espèces de mouflons ou de bouquetins, des yaks, etc. Tous ces animaux, ainsi que les oiseaux, ont été tués de sa main, car l’expédition, peu nombreuse et peu riche, n’avait à sa disposition qu’un seul fusil de chasse. Il est vrai que ce fusil était excellent et supérieurement manié. Outre les deux explorateurs, elle comprenait sept cosaques. Les collections, arrivées ce matin à Och, forment dans leur état actuel la charge de trente-trois chevaux.

Il est admirable qu’elles aient pu être formées dans des conditions matérielles aussi difficiles. Pour ne citer qu’un exemple des obstacles que l’expédition a rencontrés, nous dirons qu’en janvier 1890, partie de Chakridoullah-Khodja au commencement du mois, elle se dirigea vers l’Est, et entreprit d’atteindre ainsi Polou, point relevé autrefois par Prjévalsky et où le capitaine voulait relier ses observations à celles du grand explorateur. Chakridoullah-Khodja est situé sur la grande route des caravanes du Kachmir à Kachgar, non loin de la fameuse passe de Karakoroum qui réunit l’Inde à l’empire chinois. C’est un point qui a été atteint par la mission anglaise de Shaw, venue de l’Inde en 1870[6]. Pour gagner Polou, il fallait traverser un plateau élevé de 17 000 pieds et coupé de trois chaînes de montagnes transversales, c’est-à-dire orientées du Nord au Sud. Après une marche de trois jours sans eau, Groumbtchevsky traversa la première chaîne par un col haut de 19 000 pieds, qu’il découvrit, et auquel il donna le nom de Passe russe, nom adopté aujourd’hui par les indigènes eux-mêmes. Après une quatrième journée de marche sans eau, il parvint au petit lac d’Issyk-Boulak. Mais dans cette journée, vingt-huit de ses chevaux, sur quarante-six que l’expédition possédait au départ, moururent de soif et d’asphyxie. Il fallut rebrousser chemin, après avoir brûlé une partie des collections, et revenir, vers l’Ouest, à Chakridoullah-Khodja.

De là, néanmoins, l’expédition réussit par une autre voie à atteindre Keria, puis Nia, où elle arriva en mars 1890 et où elle rencontra l’expédition Pievtzolî (ancienne expédition Prjévalsky) en train d’hiverner. De Nia, par Sourourgak, où sont des mines d’or qu’exploitent les Chinois, Groumbtehevsky parvint alors à Polou, c’est-à-dire au point qu’il avait vainement cherché à atteindre en janvier. Il en repartit en mai pour se diriger vers l’Est du côté de Lhassa, et c’est alors qu’il dut s’arrêter à Gougourtlik dans les conditions que nous avons indiquées, et se rabattre sur Kachgar.

De Kachgar, il est revenu ici par un nouveau chemin, la passe de Kizil-Art, haute de 14 020 pieds, qui se trouve aux sources du Markhan-Sou, et non par les cols situés aux sources du Kizil-Sou, où est le passage habituel. Les deux rivières se réunissent près de Kachgar. Puis, du Kizil-Art, il a regagné le col de Taldyk et est arrivé à Och par Gouldcha et Langar, route habituelle des caravanes de Kachgarie.

Grounibtchevsky nous donne ces renseignemens tout nouveaux alors et précieux pour nous, et met tous ses documens à notre disposition avec une générosité, un empressement et une cordialité qui contrastent avec la réserve intéressée de bien des voyageurs. Nous lui en sommes profondément reconnaissans[7].

27 octobre. — Le convoi de Grounibtchevsky est arrivé ce matin, non moins pittoresque que son chef, et nous avons passé la journée à déballer partiellement les collections. Ce convoi se compose de quarante chevaux, dont sept portent les cosaques qui ont fait partie de l’expédition depuis son début. Les trente-trois autres portent les récoltes. Il est accompagné de plusieurs chefs indigènes de l’Alaï, qui s’y sont joints. Il est convenu avec le colonel Deibner que l’un d’eux, Zounoun-Beg, personnage d’un rang élevé, qui connaît parfaitement la montagne, m’accompagnera pour me servir de guide. Mais il est obligé de faire un petit séjour à Och. Ne voulant pas ajourner davantage un départ déjà très retardé, j’accepte l’offre qu’il me fait de me rejoindre le lendemain ou le surlendemain, et je maintiens la date de mon propre départ pour le soir même.

Souleyman, au moment de se mettre en route, apparaît vêtu d’un costume magnifique et imprévu. Il a endossé, pour la route, une robe de soie flamboyante, comme on en fabrique à Boukhara en tissant ensemble des écheveaux de soie teints à l’avance de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Les tisserands, par des procédés empiriques, arrivent à former ainsi des dessins : ils parviennent même, à force d’habitude, à produire sur l’étoffe des sortes de fleurs héraldiques. Dans le fond de celle-ci domine un violet éclatant, orné de lunes multicolores, nuancées de blanc, d’écarlate et d’orange. Notre cuisinier, ainsi accoutré, jette son dévolu sur un cheval pie, d’apparence pacifique, mais qui, à le voir de près, est certainement le meilleur de notre caravane. Il est bien râblé, fortement membre, moins maigre et moins blessé que les autres. Je le laisse cependant à Souleyman, en considération de l’étonnante discordance de couleurs que produit son costume juxtaposé à la robe de cet animal.

Dans l’après-midi, j’ai pris congé de Groumbtchevsky dont l’obligeance à mon égard a été vraiment extrême. Il a poussé la gracieuseté jusqu’à m’offrir plusieurs excellentes carabines réglées par lui avec le plus grand soin ; il m’a donné en outre un approvisionnement de munitions qui sont venues s’ajouter à celles dont j’avais fait l’achat à Marghelan. Il voulait même me faire cadeau de son propre fusil de chasse, une arme d’une valeur tout à fait exceptionnelle ; mais je n’accepte pas de le priver d’un objet qui doit être pour lui, à maints égards, un précieux souvenir. Balientsky et moi nous acceptons des deux explorateurs le don de leurs lunettes à neige, objets indispensables dont nous avions négligé de nous pourvoir. Enfin je reçois du capitaine tout ce qui pouvait nous être utile dans l’expédition que nous allions entreprendre. Nous le quittons à regret. Mais il le faut. Notre convoi est parti depuis le matin et il faudra marcher vite pour le rattraper.

Il est tard, près de quatre heures, lorsque nous nous séparons, et je pars aux allures rapides avec trois des meilleurs chevaux, en compagnie de Balientsky et de l’un des djiguites, sur les traces de mon convoi, auquel j’ai donné l’ordre de camper et de m’ai tendre à Langar. Nous cheminons d’abord dans une plaine légèrement accidentée pendant 14 kilomètres jusqu’à un village nommé Madi, où nous nous engageons dans la vallée d’une rivière, le Taldyk, laquelle n’est pas le même que le cours d’eau, appelé aussi Taldyk, qui sort du col de ce nom. C’est vers la tombée de la nuit que nous entrons dans la vraie montagne, où nous devons faire environ 25 kilomètres encore avant d’atteindre Langar. La température s’abaisse de plus en plus, et je commence à regretter d’avoir sacrifié à une vainc élégance, en ne revêtant pas immédiatement, au départ, mes vêtemens de montagne. Je possède dans mes bagages le costume réglementaire pour ceux qui veulent faire des escalades sur les plateaux de l’Asie centrale, à savoir l’ample touloupe en peau de mouton garnie intérieurement de son poil, le bonnet fourré, et les bottes de feutre, dont l’ensemble, surtout quand on y joint les lunettes à neige, vous donne l’apparence de scaphandriers ou d’animaux noyés et monstrueusement boursouflés à la suite d’une longue immersion. Balientsky a fait mieux encore : sous sa touloupe, il porte un bechmet comme celui des Tatars européens, c’est-à-dire une sorte de redingote de fourrure, hermétiquement fermée et dont le poil est en dedans. Quant aux hommes, ils ont tous plusieurs khalats superposés, dont un au moins est en peau. Mais je n’ai pas cru devoir, dès le départ, prendre cet encombrant costume et je me suis mis en route vêtu comme je l’étais dans la plaine. L’aspect tropical des champs de cotonniers, encore sur pied à Och, malgré les gelées nocturnes des derniers jours, motivait jusqu’à un certain point mon erreur. Au bout de trois heures de route, je me trouvais dans la zone des grands froids.

Il souffle de l’Alaï un vent glacial qui s’accentue de plus en plus. En général, c’est le vent du Nord qui est froid : ici c’est le vent du Sud. Il a passé sur les hauts sommets du Transalaï, et, à mesure que nous remontons la vallée de la rivière Taldyk, il devient plus pénible jusqu’à être vraiment insupportable. A partir de Madi, nous côtoyons constamment la rivière. Nous cheminons d’abord pendant 10 kilomètres en nous élevant graduellement sur la rive droite, entre des collines qui ne sont que les avant-postes des montagnes, et nous suivons la direction du Sud-Est. Puis nous passons sur la rive gauche et nous entrons dans la gorge proprement dite, qui nous mène droit au Sud. La nuit nous prend vers ce moment, et le froid augmente de plus en plus ; heureusement nous avons un peu de lune. Nous arrivons à Langar vers onze heures du soir, complètement gelés, et je me promets bien de revêtir, à partir du lendemain matin, le costume de montagnard que je n’ai pu me résoudre à endosser à Och.

Langar est un nom fréquent en Asie centrale : il désigne la bifurcation de deux routes ou de deux rivières. Ce Langar-ci n’est pas un village : c’est une simple baraque en terre et pierres sèches que les Russes ont construite pour servir d’abri aux voyageurs. Elle est cachée dans un repli de terrain au bord de la rivière, et nous est signalée par un arbre unique qui, malgré l’heure peu avancée de la nuit, est déjà complètement couvert d’une cristallisation de givre. On dirait un énorme lustre ; ses moindres brindilles étincellent aux rayons de la lune. L’effet est très luxueux, mais peu réchauffant.

En entrant dans la baraque, nous y trouvons un voyageur qui est arrivé de son côté presque en même temps que nous, cheminant en sens inverse. Il vient du poste d’Irkechtam, situé de l’autre côté de la ligne de faîte de l’Alaï. Il se nomme le capitaine Popoff et il est allé exercer un contrôle au point de vue douanier sur le petit poste frontière. C’est un homme déjà âgé, d’une taille colossale, aux traits énergiques et fatigués. Son apparence comme sa conversation sont peu rassurantes pour nous. Il semble brisé de fatigue et nous déclare avoir eu extrêmement froid ; puis il ôte successivement trois vêtemens de fourrure superposés, ayant, les uns le poil en dedans, les autres le poil en dehors, et qui devraient cependant lui constituer une carapace suffisamment imperméable. Il faut que les intempéries qui nous attendent là-haut soient bien rudes.

Heureusement, il y a un poêle. Nous y faisons du feu avec des branchages secs, et j’ai la chance d’éviter une fluxion de poitrine que j’aurais bien méritée. Le lendemain matin nous repartons.


EDOUARD BLANC.


  1. Voyez la Revue du 1er juin 1895 ; A travers la Transoxiane.
  2. Comptes rendus du Congrès de l’Association française pour l’avancement des sciences. Le Dessèchement du Sahara et l’avenir des Oasis ; Paris, 1889.
  3. Ch. E. de Ujfalvy de Mezo-Kövesd, Expédition scientifique française en Russie, en Sibérie et dans le Turkestan, 6 vol. ; Paris, Leroux, 1878-80.
  4. Mme de Ujfalvy-Bourdon, Voyage d’une Parisienne en Asie Centrale, 1 vol. Paris, Hachette, 1883.
  5. Ceci se passait en 1890. On sait que depuis lors, en 1896, le partage politique de ces régions a été fait, et qu’une délimitation est intervenue entre l’Angleterre, la Russie et la Chine, acte politique auquel ont participé aussi l’Afghanistan et le Khanat de Boukhara. Nous avons rendu compte ailleurs de ces faits, tant au point de vue historique qu’au point de vue géographique.
  6. Cf. Robert Shaw, Visits to High Tartary, Yarkand, and Kashgar, and return journey over the Karakoram pass, 1 vol. in-8o, London, John Murray, 1871.
  7. Les indications sommaires que nous venons de donner sur ce voyage de Groumbtchevsky sont celles que nous avons recueillies de sa bouche au moment où, pour la première fois, il reprenait contact avec des Européens. À ce titre, elles sont intéressantes. Elles l’étaient surtout, à l’époque où il nous les a transmises, par le jour nouveau qu’elles jetaient sur des régions jusqu’alors inconnues. Depuis lors, d’autres expéditions y ont pénétré et les ont étudiées plus à fond, notamment celle de MM. Dutreuil de Rhins et Grenard, et celle du voyageur suédois Sven Hedin, notre ami, qui nous rejoignit au commencement de 1891 et fut notre compagnon pendant une partie du voyage dont nous relatons ici un fragment. Les relations documentées de ces expéditions sont en cours de publication en France. Quant au voyage du colonel Pievtzoff, continuateur de Prjévalsky, il a été publié in extenso, par les soins du gouvernement russe et de la Société de Géographie de Russie. 2 vol. in-4o, 1895.