Journal de route en Asie centrale - Du Ferganah en Kachgarie/02

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Journal de route en Asie centrale – Du Ferganah en Kaghgarie
Edouard Blanc

Revue des Deux Mondes tome 149, 1898


JOURNAL DE ROUTE
EN
ASIE CENTRALE

DU FERGANAH EN KACHGARIE

DEUXIÈME PARTIE[1]

28 octobre. — Nous quittons Langar à 7 heures du matin, c’est-à-dire dès que le jour le permet : les journées comme les étapes sont courtes en hiver. Nous nous éloignons de la vallée du Taldyk par une ascension latérale sur le versant oriental. A neuf heures vingt, nous atteignons un premier col, le col de Taka, à la hauteur de 7 390 pieds. J’y observe deux espèces de rosiers dont l’une me paraît être nouvelle : j’en emporte des échantillons vivans, lesquels, après bien des vicissitudes, ont fini par arriver au Muséum de Paris, où ils ont prospéré ou du moins végété. Par une descente rapide nous arrivons à un petit lac sans écoulement dont l’aspect, vu de haut, est fort pittoresque. C’est le Kaplan-Koul (lac des Canards). Ce petit lac, de forme circulaire, aux eaux noires et transparentes, fait de ma part l’objet de diverses recherches zoologiques et botaniques, dans le détail desquelles je n’entrerai pas ici. Sur ses bords se trouve une petite mosquée. Son altitude est de 5 680 pieds. Nous remontons ensuite la vallée d’un ruisseau que l’on nomme Ousou-Sakas ; cette vallée est encaissée par des grès rouges et verts dont la formation géologique est très intéressante ; plusieurs pitons, érodés par les eaux ou par les vents, ont des silhouettes extraordinaires. A l’un des détours de cette vallée, qui décrit de nombreuses sinuosités, l’un de ces monolithes ressemble, comme le fait remarquer le djiguite qui me sert de guide, à une femme portant un plat de pillao sur sa tête. Le guide ajoute à cette remarque une histoire très longue mais très peu claire, d’où il résulte qu’une femme du pays a subi cette pénible métamorphose à une époque ancienne, en punition de certains torts envers son mari. Je démêle mal quels sont ces torts, mais ils me paraissent être non pas d’ordre moral, comme on pourrait le croire, — c’est ici chose vénielle, — mais d’ordre culinaire, grief du genre le plus grave aux yeux d’un Turc de ces régions. Nous faisons ensuite l’ascension monotone d’un nouveau col, celui de Tchil-belli, haut de 6 930 pieds, puis, par une descente rocailleuse, nous marchons vers le fortin de Gouldcha, que nous apercevons en bas, à une distance de 8 kilomètres environ, sur les bords de la rivière du même nom. Gouldcha est le centre d’une assez importante agglomération de nomades, mais, comme tous les Kirghiz de la montagne, ils ne font pas de constructions et n’ont que des tentes de feutre plus ou moins mobiles. Nous en distinguons un groupe assez gros, et c’est là, nous dit-on, la résidence de l’un des principaux chefs indigènes. Il nous attend. Il a été prévenu de mon passage par le colonel Deibner. En arrivant dans le fond de la vallée, large en cet endroit d’environ un kilomètre, nous cheminons entre des fourrés épineux qui servent de refuge à de nombreux faisans : c’est un admirable terrain de chasse. Ces oiseaux courent devant nos chevaux dans tous les sens. Depuis le matin, nous avons fait 40 kilomètres.

La Gouldcha est une grosse rivière, assez grosse pour n’être presque nulle part guéable ; c’est un des principaux affluens du Syr Daria, et c’est sa vallée que nous allons remonter pour gagner les cols de l’Alaï. Je constate, non sans quelque contrariété, que nous ne sommes plus qu’à l’altitude de 4 850 pieds, c’est-à-dire que nous avons gagné bien peu de hauteur depuis Och, qui est déjà à 4 030. Les deux ascensions de cols que nous avons faites, au prix d’une certaine fatigue et par un froid assez aigre, sont donc inutiles ; il m’aurait semblé plus simple de gagner directement le point où la Gouldcha débouche en plaine pour remonter ensuite ce cours d’eau par une pente douce et régulière. Mais le trajet, m’a-t-on dit, n’est pas possible, à cause de l’étranglement excessif de certaines gorges et du volume des eaux qui y coulent. Cependant un travail d’art, insignifiant pour des ingénieurs européens, me paraît pouvoir ouvrir cette voie. Peut-être, à l’heure qu’il est, la route a-t-elle été construite, car son utilité pour le poste militaire de Gouldcha est évidente.

La petite plaine où se trouve aujourd’hui Gouldcha a été autrefois un lac, long d’une douzaine de kilomètres, large de deux, et qui s’est vidé par l’érosion de la gorge d’aval. A deux kilomètres environ du poste, la rivière, divisée en plusieurs bras, et roulant bruyamment sur un lit de galets, est facilement guéable. Nos hommes y lancent les chevaux, qui s’y engagent avec une franchise et une aisance prouvant la pratique habituelle de cette manœuvre. Cependant le vacarme des eaux pourrait intimider des gens moins familiers avec les localités. Le coup d’œil de ce passage est assez curieux : je le regarde avec satisfaction du haut de la berge, et, tout en regrettant le bain pris par mes vêtemens et mes instrumens, je constate que mon convoi a l’allure assez martiale. Nous ressemblons suffisamment, comme aspect, à l’avant-garde de l’une de ces invasions mongoles, qui, elles aussi, ont franchi à cheval, en toutes saisons, les rivières du vieux monde, sans qu’aucun des fleuves de l’Asie ou de l’Europe ait pu les arrêter. La silhouette de Sakkat, perché sur le dos d’un cheval, qui, chargé déjà de deux caisses, est enfoncé jusqu’aux épaules et nage vigoureusement, est particulièrement bien campée. Ma cavalerie, stimulée par la vue du gîte d’étape qui l’attend sur l’autre rive, passe, avec un entrain de bon augure, la rivière torrentueuse dont le soleil couchant colore les remous en or bruni, tandis que ses rayons obliques piquent d’éclairs et de taches brillantes les armes et les équipemens pittoresques de la petite troupe. Celui qui fait la moins bonne figure est Souleyman le cuisinier : dans sa belle robe de chambre à grands ramages, il barbote indignement et paraît inquiet. Je le surveille de loin, et je crains un instant de le voir faire un plongeon. Cependant, il se débat d’une façon méritoire, et avec l’aide du poney pie, qui ne s’émeut pas et qui nage comme un porc, il finit par gagner l’autre rive comme les autres. Je suis maintenant assez satisfait de ma remonte, après avoir eu, lors du départ, je l’avoue, quelque inquiétude motivée par la mauvaise mine des animaux qui la composaient.

A peine ai-je eu le temps d’être signalé, que je vois venir vers moi le volostnoï indigène, accompagné de deux ou trois assesseurs : il nous conduit à une yourte qui a été préparée pour moi. Il s’informe de mes désirs en fait de vivres. Après lui avoir demandé un mouton, je laisse mon convoi au campement, et je me dirige vers le fort pour rendre visite à l’officier qui le commande.

Le fort de Gouldcha est assez important comme construction militaire. Son emplacement est parfaitement choisi : c’est un poste de premier ordre, commandé par plusieurs officiers, flanqué de tours, et entouré d’un retranchement complet. Il s’y trouve même de l’artillerie, ce qui n’existe pas dans la plupart des postes algériens similaires.

Des deux capitaines qui commandent le poste, l’un est allé pour quelques jours chasser l’ours dans une des vallées latérales qui aboutissent à la Gouldcha. Nous faisons passer notre carte au second officier, d’origine suédoise, le capitaine Hedingon.

Le chef indigène s’occupe de mon campement. Ce chef, que les Russes ont affublé du titre officiel et civilisé de volostnoï (chef de volost ou fraction de district), titre dont la physionomie européenne s’accorde aussi mal que possible avec la sienne, était, dès avant la conquête, un personnage de haut rang. C’est l’un des quatre fils de la célèbre Kourban-Djan, — historiquement connue sous le nom de datchka ou reine des Kirghiz, — qui résista pendant plusieurs années aux armes russes, et dont l’autorité était reconnue à peu près dans toute l’étendue du pays où habitent les Karakirghiz, c’est-à-dire dans les marches pamiriennes du versant nord et dans une partie du Tian-Chan. Elle était la femme du grand chef des Kiptchaks montagnards, Alim-Beg, qui tint longtemps le Khanat de Kokan en tutelle, avant la conquête russe, et qui fut tué on 1865, en livrant bataille à Tcherniaieff devant Tachkent[2]. Sa veuve ne se rendit qu’en 1876 à Skobeleff, qui la fit prisonnière. Ses quatre fils firent leur soumission en mêmetemps qu’elle : les Russes les traitèrent honorablement et leur partagèrent le commandement des tribus nomades de la région. Tous sont des personnages énormes et d’aspect primitif, âgés aujourd’hui d’une cinquantaine d’années. L’un d’eux, Batyr-beg, fut le pilote et l’auxiliaire de l’expédition de Bonvalot, qui en a fait le portrait. Le second, Katchmi-beg, résidait dans des parages un peu plus éloignés de mon itinéraire : je ne le vis pas. Le troisième, Makhmoud-beg, est celui que je rencontre à Gouldcha. Le quatrième, Abdoullah, est mort récemment sur les frontières d’Afghanistan : les uns disent que ce fut dans un combat contre les Afghans ; selon d’autres, il s’était au contraire réfugié chez ceux-ci après avoir refusé de se soumettre à l’autorité des nouveaux conquérans, circonstance presque aussi avantageuse pour eux que s’il était resté à leur service. Le fils de celui-ci, Mirza-Païas, était à Och au moment où j’en partis : il y était venu à la suite de Groumbtchevsky. Déjà, plusieurs années auparavant, il avait contribué à l’organisation du convoi de MM. Bonvalot, Capus et Pépin, à qui son oncle Batyr-Beg avait servi personnellement de guide, depuis la plaine du Ferganah jusqu’à la vallée d’Alaï.

Un autre petit-fils d’Alim-beg, Zounoun-beg, issu d’un frère aîné des précédens, mort depuis longtemps, était, comme je l’ai dit, arrivé à Och avec Groumbtchevsky, à qui il s’était joint pendant les derniers jours de l’expédition. Le colonel Deibner et Groumbtchevsky m’avaient vanté ses mérites et sa connaissance du pays, et il avait été convenu qu’en retournant dans sa tribu il me servirait de guide. Il faut croire que Zounoun-beg n’a pas fait diligence, ou bien que ses chevaux n’étaient pas en état de rendre aux miens une étape sur quatre, car je l’attendis vainement le second jour ainsi que les jours suivans : il ne me rejoignit pas comme nous en étions convenus.

A priori, j’avais conçu bonne opinion de ce Mirza-Païas, qui n’était certes pas le premier venu. Cette opinion était fondée sur un simple trait.

Durant mon premier séjour en Turkestan, peu de temps avant que j’entreprisse la traversée des montagnes qui séparent la Transoxiane de la Kachgarie, il vint un jour trouver un homme d’État russe, avec lequel j’eus, à la même époque, d’excellentes relations, que j’ai toujours conservées.

— Je voudrais un permis pour aller à Kachgar, si le gouvernement impérial veut bien m’y autoriser, demanda-t-il simplement.

— Très bien. Tu n’as qu’à demander un passeport au colonel Deibner, à Och. Il t’en délivrera un sans aucune difficulté.

— Cela ne suffira pas, dit le chef kirghiz en hochant sa tête énorme et hirsute.

— Comment ? N’es-tu pas sujet russe ? La convention avec la Chine est formelle. Tous les sujets russes, marchands, fonctionnaires ou autres, qu’ils soient indigènes ou européens, ont le droit de pénétrer et de circuler librement en Kachgarie, quand ils sont munis d’un passeport officiel délivré par un chef de district de la frontière.

— Ce n’est pas ainsi que je voudrais aller à Kachgar. Cela, c’est bon pour les marchands.

— Qu’est-ce que tu veux donc ?

— Je voudrais aller à Kachgar pour prendre et piller la ville… Avec la permission du tsar blanc. Mes hommes s’ennuient. Ils mettent chaque année en réserve des armes et des provisions pour les jours d’expédition. C’est un vieil usage. Voilà dix ans qu’ils en amassent et qu’ils n’ont rien fait. Leurs approvisionnemens sont complets et se détériorent. Ils se plaignent. On ne fait pas la guerre. Nous ne pouvons plus piller le Ferganah, selon l’ancienne coutume. Ne puis-je pas au moins mener mes gens au pillage de la plaine de l’Est ? Voilà bien longtemps que nous laissons les Chinois tranquilles, là-bas. Ils ne doivent pas être sur leurs gardes, et nos chevaux sont gras.

L’homme d’Etat sourit de la simplicité du sauvage.

— Pas encore, se borna-t-il à répondre avec cette fine et féroce bienveillance qui est l’un des caractères de la diplomatie russe.

Quant à moi, je fus enchanté du discours et des idées de ce brave Kiptchak, congénère et lointain émule de Bibars l’Arbalétrier, autre mercenaire de même race, qui devint sultan d’Egypte, conquit une partie de l’Asie et domina le monde oriental, avec des principes analogues, mais dans un autre temps.

Hélas ! ceux de Mirza Païas l’ont conduit presque aussi loin, mais moins haut. Lui et les siens ont fini tragiquement. Pour le raconter, j’empiète sur l’avenir et je sors un instant des limites de mon journal.

Six ans plus tard, en 1896, repassant par les environs des mêmes localités, je demandai des nouvelles de toute cette famille, dont j’avais gardé de fort bons souvenirs. Les nouvelles furent déplorables. Sur quatre membres de la famille qui vivaient encore peu de temps auparavant, deux venaient d’être pendus, et les deux autres, au nombre desquels était Mirza Païas, avaient été déportés en Sibérie. La cause de cette catastrophe était simple.

Le gouvernement russe avait établi, sur toute la frontière du Turkestan, en y comprenant la partie qui coupe le Pamir, une ligne de douanes. Cette institution avait singulièrement gêné les chefs de la montagne, qui, à défaut du métier de coupeurs de routes, avaient encore jusque-là comme principale occupation la contrebande, et en particulier celle du thé et de la poudre. Ils ne comprirent pas la sujétion qu’on voulait leur imposer, et chassèrent les douaniers. On fut obligé de renforcer ceux-ci par des soldats. Devant l’impossibilité de transiger avec ces derniers, les Kirghiz n’eurent plus qu’une ressource : ils les tuèrent. Et ils les tuèrent d’une façon barbare et maladroite : il y eut une histoire de têtes sciées avec des cordes, peu faite pour concilier aux coupables la bienveillance des juges européens. Le gouvernement général du Turkestan, si paternel aux indigènes, mais pourtant ferme quand il le faut, n’hésita pas. Les quatre chefs, immédiatement révoqués, furent traités comme il vient d’être dit. La vieille reine des Kirghiz fit des efforts désespérés et touchans pour sauver ses fils et petits-fils. Deux seulement échappèrent à la potence, mais non à la déportation.

Certes la condamnation fut méritée : force devait rester à la loi et à l’autorité souveraine. Mais, malgré tout, des gens qui habitent sur le Toit du Monde sont peut-être, jusqu’à un certain point, excusables de ne pas comprendre ce que c’est qu’un régime douanier et même ce que c’est qu’une frontière. J’ignore si les juges eurent connaissance de l’anecdote, probante quant à ce second point, que j’ai racontée tout à l’heure. Mais ces pauvres Kirghiz du Pamir, qui comprenaient si mal la valeur des règlemens administratifs en temps de paix, n’auraient-ils pas mérité peut-être une indulgence spéciale en considération de la façon dont ils étaient prêts à servir leur nouvelle patrie d’adoption en temps de guerre ? Au cas où les feuilles détachées de mon journal de route parviendraient jusqu’à ceux de qui dépend la grâce des détenus sibériens, je serais bien heureux, j’ose l’avouer, si elles pouvaient par hasard être l’occasion d’un adoucissement quelconque au sort actuel de mes deux amis survivans.

A partir de Gouldcha, commençait l’ascension progressive et régulière. Jusque-là nous n’avions fait que passer à diverses reprises d’une vallée dans une autre, sans gagner beaucoup d’altitude depuis la plaine du Ferganah ; nos quelques escalades avaient été suivies de descentes à peu près équivalentes. La ligne de faîte qu’il s’agissait maintenant de traverser était celle des monts Alaï, qui encadrent le Ferganah de deux côtés, au sud et à l’est. Il ne faut pas les confondre avec les monts Altaï, plus connus, mais bien moins élevés, qui, à deux mille kilomètres plus au nord-est, s’étendent sur les frontières de la Sibérie et de la Chine. Si l’on considère l’énorme masse montagneuse formée par le Pamir, qui constitue, au centre de l’Asie, une sorte de citadelle où viennent se rattacher les grandes lignes orographiques du vieux continent, on voit que le bord septentrional du Pamir proprement dit est comme limité par un gigantesque fossé. C’est la vallée d’Alaï. Au fond de cette large tranchée, dirigée de l’est à l’ouest, coulent, d’un côté, vers l’Occident, le Sourk-Ab, l’une des têtes principales de l’Oxus, et, en sens inverse, du côté de l’Orient, le Kizil-Sou, source la plus occidentale du Tarim, le grand fleuve qui se perd dans le Lob-Nor.

Le bord septentrional du Pamir proprement dit, au sud de cette grande coupure, est formé par une falaise dont la crête comprend en même temps les points culminans de tout le massif. C’est la chaîne à laquelle les géographes européens ont donné le nom de Transalaï. Son sommet le plus haut, dont l’altitude est évaluée à 23 000 pieds, d’une façon approximative, car on n’en a jamais fait l’ascension, a reçu des Russes le nom de Pic Kauffmann, en souvenir du conquérant de la plus grande partie de Turkestan, qui en fut ensuite pendant vingt ans l’administrateur éminent. Un second sommet, presque aussi élevé, le Kizil-Aguine, haut de 21 000 pieds, se trouve un peu plus à l’est. Enfin, au-delà de celui-ci, du côté de l’Orient, sur le territoire chinois, un énorme massif montagneux, plus considérable encore que les deux précédens, et dont la hauteur n’est pas connue, termine cette colossale fortification naturelle et domine la plaine de la Kachgarie, comme une sorte de belvédère. C’est le Mouz-Tagh-Taou (la montagne des montagnes neigeuses).

Au nord de la vallée d’Alaï se trouve une autre chaîne, dont les points culminans sont moins hauts que ceux du Transalaï, mais dont la crête atteint à peu près la même altitude moyenne : ce sont les monts Alaï. La ligne de faîte, dont le tracé est assez compliqué, court d’abord de l’Ouest à l’Est, en formant, au sud du Ferganah, une barrière qui sépare les bassins supérieurs de l’Oxus et de l’Iaxartes ; puis, décrivant une courbe, l’axe de la chaîne se dirige vers le Nord, et va se souder, vers les sources du Karadaria, avec la crête principale du Tian-Chan. Le nœud se fait au Mont Aïou-Tapam, autour duquel rayonnent également plusieurs autres chaînes secondaires.

On voit que, pour passer du Ferganah dans le Turkestan chinois, c’est-à-dire dans le bassin du Tarim, il faut de toute nécessité franchir la chaîne de l’Alaï. Cette traversée, assez difficile, surtout en hiver, peut se faire par un certain nombre de cols.

Le plus bas et le plus accessible, c’est celui du Taldyk, situé aux sources de la rivière du même nom. Son altitude n’est que de 11 600 pieds, et les pentes en sont aisément praticables. Après avoir remonté par une rampe régulière la vallée de la rivière Gouldcha, et celle de son principal affluent, le Taldyk, on passe, par une escalade insignifiante, dans la vallée du Sourk-Ab, c’est-à-dire dans le bassin du haut Oxus. En tournant ensuite à l’Est et en marchant dans la direction d’amont, suivant la dépression d’Alaï, on arrive, par un seuil presque insensible, au col de Taoun-Mouroun, de même hauteur que le Taldyk, qui donne accès dans le bassin du Tarim.

Mais cet itinéraire présentait pour moi le grand inconvénient d’être indirect : il allongeait notre parcours de trois journées en nous faisant décrire un long crochet dans l’Ouest. En outre, cette route, qui, l’été, est vraiment facile, — Skobeleff a réussi à y faire passer sa cavalerie et son artillerie lors de son expédition de 1876, — devient presque toujours impraticable en hiver. Il se produit dans toute la vallée d’Alaï une énorme accumulation de neige. Ce phénomène a été tout spécialement décrit par M. Gapus dans une savante étude qu’il a consacrée à la distribution des neiges sur le Pamir[3]. C’est au prix d’efforts extrêmes que lui et ses compagnons de voyage, MM. Bonvalot et Pépin, sont parvenus à franchir cette vallée d’Alaï qu’ils n’ont eu à traverser, cependant, que dans le sens de la largeur.

A 30 kilomètres plus à l’est que le col du Taldyk, se trouve un autre passage, le col de Chart, ou Chart-Davan, peu étudié par les Européens, et dont les Russes n’ont pas fait un sentier classé, mais qui est très pratiqué par les indigènes. Son altitude est plus forte que celle du Taldyk : elle est de 12 800 pieds ; mais l’escalade est très facile. C’est par-là que le prétendant Bil-Baktchi-Khan, après avoir eu le dessous à Kokan contre Koudaïar-Khan, en 18G5, se réfugia dans le Turkestan Chinois, emmenant avec lui 30 pièces d’artillerie de gros calibre et 7 000 cavaliers.

Entre les cols de Taldyk et de Chart, les petits cols secondaires de Kohi-Djouli, d’Artcha-Davan, de Kalmagatchou, sont de moindre importance et nous ne les citons que pour mémoire. A l’est du col de Chart, la crête de l’Alaï se relève et devient à peu près infranchissable, sauf au col de Terek-Davan, qui constitue la route la plus courte pour se rendre du Turkestan russe dans le Turkestan chinois. Mais, si ce chemin est le plus court, il n’est pas le plus aisé. Il est pourtant le plus fréquenté par les indigènes quand ils veulent aller vite, et en hiver c’est souvent le seul praticable, car la neige ne s’y accumule jamais en grande quantité.

Peut-être pourrait-on citer une autre route encore plus directe : c’est le col de la Biélé-Ouli, situé à 20 kilomètres plus au nord, aux sources de la rivière du même nom. Mais ce col, haut de 15 000 pieds, n’est jamais pratiqué comme moyen de communication commerciale et nous ne le mentionnons qu’à titre de renseignement géographique. Il sert aux chasseurs et aux bergers isolés.

Elle n’est pas gaie la traversée de l’Alaï, pendant la saison d’hiver. Les inconvéniens en ont été déjà décrits, pour les lecteurs français, par les explorateurs les plus autorisés, dans des termes auxquels nous n’avons rien à changer. Bonvalot, qui l’a faite, non pas à l’automne, mais au mois de mars, à peu près par la même température que celle que nous avions à affronter, s’exprime ainsi, en rendant compte des péripéties de cette opération[4] :

« Nous avançons tantôt de vingt mètres par minute, tantôt de dix : parfois, sur une crête, de soixante mètres. Très souvent nous sommes contraints de faire halte. Personne n’en peut plus, tous sont sans souffle, sans force, presque complètement aveuglés. Nous avons des maux de tête, des suffocations : tel est étendu sur le dos, à côté de son cheval sur le flanc ; un autre se repose debout, la tête appuyée sur la selle ; celui-ci, en retard, frappe à coups de fouet le pauvre animal, à la queue duquel il se cramponne comme un noyé à une amarre. On en voit qui saignent du nez ; les chevaux eux-mêmes perdent du sang par les naseaux ; le sang gèle, et ils reniflent des rubis. Ils en ont aussi sur le corps, taché de caillots rouges là où de petites veines éclatent. »

On voit par ce souvenir de nos prédécesseurs que ce n’est pas précisément une partie de plaisir que nous allons tenter.

On nous annonce à Gouldcha que les communications avec Irkechtam par le Taldyk sont complètement interceptées, à cause de la masse de neige qui encombre la vallée d’Alaï. Le Terek-Davan, qui est plus haut et bien plus escarpé, reste libre de neige, à cause de son orientation et du régime des sommets voisins : nous y pouvons passer. Mais le temps y est, paraît-il, détestable.

29 octobre. — Nous partons de Gouldcha après avoir accepté le déjeuner matinal que nous offrent très gracieusement le capitaine Hedingen et sa famille, et nous remontons la vallée de la rivière. Elle est partout resserrée et le sentier qui la suit serpente aux flancs d’escarpemens souvent à pic. Bien que ce sentier n’ait que deux pieds de large, en certains endroits le rocher est trop vertical pour en permettre même l’établissement : la corniche absente est alors remplacée par une sorte de balcon suspendu, fait de troncs de genévriers ou de branches de peupliers. Ces échafaudages à claire-voie, composés de pièces informes qui ne sont reliées entre elles que par quelques liens d’écorces et de cuir ou par des chevilles mal assemblées, tremblent sous le pied des gens et des animaux, à des hauteurs vertigineuses. Il ne faudrait pas cependant que ce nom de balcon, employé par les voyageurs russes, évoquât chez le lecteur l’idée d’un parapet quelconque : il n’y on a pas la moindre trace. On retrouve ce genre de construction sur les sentiers de tout le Pamir. Tout récemment, un voyageur européen ayant mécontenté les Kirghiz par ses exigences ou les ayant effrayés par les intentions qu’on lui supposait, ceux-ci détruisirent volontairement un certain nombre de balcons autour de lui et il se trouva bloqué sur des corniches sans issue où il fallut qu’une expédition spéciale vînt le chercher.

Nous marchons pendant dix kilomètres sur la rive droite, puis un éperon rocheux infranchissable nous oblige à traverser par deux fois la rivière et à revenir sur la rive droite, pendant un demi-kilomètre. Des ponts solides ont d’ailleurs été établis par les Russes. Dix kilomètres encore et à deux heures et demie de l’après-midi, nous atteignons une petite plaine. Ce point se nomme Kizil-Kourgan (la forteresse rouge). Nous avons fait 31 kilomètres depuis le matin.

Ici la vallée s’élargit un peu et forme une sorte de cirque dénudé, fond d’un petit lac aujourd’hui vidé, au centre duquel on voit les restes d’un petit retranchement en terre, de forme rectangulaire. C’est là qu’un certain nombre de Kirghiz tentèrent d’arrêter Skobeleff lors de son expédition au Pamir, et lui livrèrent un combat dont ce fortin en ruines, facilement enlevé par les Russes, est la dernière trace. Il eût été prudent pour nous d’y faire étape, car la journée était déjà avancée, les jours bien courts, et il devait être certainement impossible d’arriver avant la nuit à Targalak, où la vallée s’élargit pour la seconde fois, à 25 kilomètres plus loin. Pressé d’avancer, je décidai pourtant de continuer. D’ailleurs, bien que le volostnoï eût eu la prévenance de nous faire préparer une yourte à Kizil-Kourgan, pour le cas où nous aurions voulu nous y arrêter, un cavalier avait été expédié à Targalak pour nous y faire dresser deux autres yourtes. Nous passons donc outre, et, à 3 heures, nous nous engageons de nouveau dans une gorge resserrée. Là un fâcheux contretemps se produit.

Nous sommes à l’époque où de nombreux troupeaux, composés surtout de chevaux, descendent des hauts pâturages du Pamir, devenus inhabitables pour l’hiver, dans la plaine du Ferganah. Déjà, depuis notre départ, nous en avons rencontré plusieurs. Cette circonstance provoque dans notre étape un incident insignifiant en apparence, mais dont les conséquences peuvent devenir sérieuses. A l’un des étranglemens les plus resserrés de la gorge de la Gouldcha, au moment où, marchant sur une corniche étroite, nous nous préparons à tourner un angle saillant de la falaise à pic au pied de laquelle roule le torrent écumeux, nous voyons paraître derrière cet angle la tête d’un cheval venant en sens inverse de nous. Cette situation est celle qui a souvent été décrite par les voyageurs dans les Andes. Ici comme en Amérique, elle est plus critique qu’on ne pourrait le croire, car les sentiers sont réduits à leur plus simple expression, et l’un des deux convois qui se rencontrent ainsi, — quand il s’agit de deux convois, — est obligé de reculer, souvent fort loin, jusqu’à un endroit où le croisement soit possible. C’est ce que nous faisons, après avoir vainement tenté, par nos cris et nos démonstrations menaçantes, de faire battre en retraite nos adversaires, dont nous ne connaissons ni le nombre ni la composition, représentés qu’ils sont uniquement par une tête de cheval, qui seule dépasse le profil du rocher. Nous reculons de quelques pas, tant bien que mal, car la corniche est trop étroite pour que nous puissions même faire retourner nos animaux chargés ni descendre de nos montures, et nous prenons position, dans un équilibre instable, au flanc d’un éboulis, de manière à laisser quelques instans le sentier libre. L’animal encombrant, qui est une jument en liberté, sans cavalier ni conducteur, passe, après quelques façons. Mais derrière elle paraît aussitôt, au détour du rocher, l’encolure d’un second cheval qui s’élance sur ses pas, suivi d’un troisième, puis d’un quatrième, et ainsi de suite. Le défilé, une fois commencé, ne s’arrête plus : ce n’est pas une caravane qui est devant nous, c’est une armée, qui se déploie en une interminable file. Aucun être humain n’est visible. Il est tard : la nuit approche. Nous savons que marcher dans l’obscurité sur un pareil terrain sera impossible, et la perspective de passer la nuit dans une immobilité forcée et sans abri sur cette corniche est peu rassurante. Tout ce qui est de nature à retarder notre arrivée à l’étape peut avoir des conséquences très fâcheuses. Nous nous résignons cependant, tout en pestant contre l’incident, tandis que défilent un à un, au-dessous de nous, avec mille agaçantes précautions, et souvent avec une prudente lenteur, les maudits quadrupèdes, toujours sans qu’aucun conducteur se montre. Toutefois, après avoir compté plus de trois cents de nos adversaires, sans que rien indique une amélioration dans notre situation, je perds patience. J’ordonne la marche en avant, et, à coups de bâton, à coups de nagaïka, en poussant des hurlemens désespérés, pour intimider bêtes ou hommes, qui ne peuvent nous voir, nous nous ruons à la rencontre de la tête de ce qui reste de la colonne, que de nouveaux arrivans poussent sans cesse par derrière. Faire demi-tour est impossible à nos ennemis. Reculer ne le leur est pas moins. Nous les refoulons hors du sentier, et plusieurs sautent ou tombent dans le torrent. D’autres s’accrochent, à mi-côte, aux parois du rocher, dans des attitudes dont on ne croirait pas que des chevaux puissent être capables. Nous nous frayons un passage jusqu’au-delà du maudit éperon, derrière lequel, à peu de distance, le sentier s’élargit sur une assez grande longueur, et suffisamment pour permettre à deux files d’animaux de se croiser. Là nous voyons combien nous avons eu raison de ne pas nous résigner plus longtemps. Le nombre de nos ennemis est de plus de deux mille, et nous n’en aurions pas été quittes en moins de deux heures. Trois Kirghiz à cheval, qui se trouvent à l’arrière-garde, suffisent à mener toute cette bande d’animaux. Lorsque nous les croisons, une demi-heure après environ, nous leur adressons, naturellement, les injures les plus violentes et les moins méritées. Force nous est de constater qu’il sera désormais impossible d’atteindre, avant que l’obscurité soit venue, le point où nous attend notre chameau avec la yourte qui doit nous servir d’abri pour la nuit.

Dans la première partie de cette étape, entre Gouldcha et Kizil-Kourgan, je trouvai sous les pierres plusieurs échantillons d’un animal intéressant, la terrible araignée noire appelée par les indigènes kara-kourt, par les naturalistes Lathrodectes bipunctatus, et dont la piqûre est mortelle ou passe pour l’être. Les Kirghiz des montagnes en ont grand’peur : quand ils constatent sa présence dans un endroit, ils le désertent complètement, eux et leurs troupeaux. Aussi les gens de ma suite jetèrent-ils les hauts cris, quand ils me virent déterrer plusieurs de ces animaux. Désireux de les conserver vivans et n’ayant pas sur moi le matériel nécessaire pour les recueillir d’une façon méthodique, je les enfermai provisoirement dans des douilles de cartouches que je bouchai tant bien que mal avec des tampons quelconques, me réservant de placer plus tard mes captifs dans un lieu plus sûr. Les circonstances, qui ne me laissèrent pas le loisir d’ouvrir mes caisses, en décidèrent autrement, et je portai plusieurs jours ces hôtes sur moi avant d’avoir le temps de les enfermer ailleurs pour le reste de la durée du voyage. Les cris et les protestations de mes Kirghiz redoublèrent lorsque je les mis tout simplement dans ma poche. J’eus d’ailleurs la satisfaction de les rapporter en France, l’année suivante, en compagnie d’autres arachnides moins venimeuses, mais tout aussi incommodes, des Ixodes, qui s’attachent en parasites sur les animaux et les hommes pour leur sucer le sang. Plusieurs de ces derniers, faisant preuve d’une vitalité singulière, restèrent vivans pendant dix-huit mois dans des tubes de verre, sans prendre aucune nourriture. Le kara-kourt est une araignée de taille assez médiocre : son corps n’excède pas la dimension d’une noisette, sa forme est globuleuse, sa couleur d’un noir luisant, et son aspect n’a rien de répugnant. Ses pattes, fortes et assez longues, sont lisses, et en forme de lames. Les naturalistes européens mettent maintenant en doute la puissance de son venin. Je n’ai pas eu personnellement l’occasion de vérifier l’action de sa piqûre sur les êtres humains et je n’ai pu constater si les propriétés qu’on lui attribue sont, à cet égard, véritables. Mais j’ai pu constater son effet mortel sur des moutons. Et pour que, dans le Turkestan, où il existe des reptiles si venimeux et tant d’animaux féroces, les indigènes aient de cette bestiole une pareille crainte, il faut que, selon toute probabilité, la réputation qui lui a été faite soit fondée.

Après l’ennuyeux incident qui nous a fait perdre près d’une heure, nous marchons pendant quatre kilomètres le long de la rive gauche, sur un sentier assez peu de mon goût. Il domine la rivière à une hauteur de quelques centaines de pieds et consiste en une corniche de calcaire dur, poli et ; glissant comme du marbre : on voit bien que le vertige est inconnu aux gens du pays. Un premier pont de bois, construit par les Russes et assez solide, nous fait franchir commodément la Gouldcha, et nous longeons sa rive droite. A un kilomètre plus loin, un second pont du même genre traverse un gros affluent venant de l’Est, qui tombe en cataracte : c’est la Biélé-Ouli, ou Ak-Ouli, dont une branche descend du col du même nom, et dont l’autre bras vient du pic Aïou-Tapam, haut de 18 000 pieds, et qui forme le centre du système de montagnes de l’Alaï septentrional. Cinq chaînes viennent y converger. Le milieu du courant de la Biélé-Ouli, couvert d’écume, est encadré de stalactites de glace, et le tout constitue une masse blanche et mouvante au fond d’un gouffre d’où monte vers nous un bruit assourdissant. D’énormes rochers luisans, d’un noir verdâtre et au profil fantastique, servent de cadre. Le point de vue est l’un des plus pittoresques de cette journée. Le jour baisse de plus en plus. Il paraît que la vallée à notre gauche est très fréquentée par les ours. Mais il n’entre pas dans notre programme d’aller à la chasse pour le moment.

La vallée de la Gouldcha, que nous continuons à remonter, devient très étroite et sinueuse. Les sommets des montagnes à pic qui enserrent la rivière se succèdent les unes aux autres dans l’ordre le plus capricieux. Leurs silhouettes noires, éclairées par le crépuscule, apparaissent successivement les unes derrière les autres, se découpant nettement sur le ciel clair. Et nous les découvrons une à une sans que rien nous fasse prévoir la fin de l’étape ou l’approche du but. Nous revenons sur la rive gauche, puis une fois encore sur la rive droite. La physionomie du paysage est très particulière. Nous ne sommes pas encore en Chine, mais pourtant la Gouldcha n’a plus la physionomie qu’ont les rivières des pays plus occidentaux. Ce n’est ni l’allure tranquille des rivières des steppes, qui semblent errer lentement perdues sans but dans des plaines sans bornes, ni le cours impétueux et la grande masse d’eau que présentent certains grands fleuves de Tartarie dans la partie de leur lit plus voisine des montagnes. L’aspect de la rivière qui sert de fil conducteur pour aller au pays jaune est tout à fait celui de certains torrens qui se précipitent en éternelles cascades, fixées par la main d’un artiste génial et que nous trouvons baroque, sur de fantastiques paravens. Les cascatelles écumantes se superposent, séparées par des bassins où dort une eau profonde, incroyablement bleue et tranquille, tandis que, sur les berges, des fourrés d’arbrisseaux échevelés, dépouillés de leurs feuilles, plongent dans le torrent l’extrémité de leurs longues branches grêles. De grands arbres de forme étrange, maintes fois mutilés par le vent, par les avalanches, ou par des passans à court de combustible, sortent çà et là des fissures de rochers et encadrent la rivière de leurs silhouettes grimaçantes. Ces arbres, d’un port invraisemblable, comme je n’en avais jamais vu que sur certains écrans chinois, sont des peupliers de l’espèce dite Populus diversifolia, caractérisée par la variation extrême de ses feuilles, qui sont le plus souvent capricieusement déchiquetées, et ressemblent à tout ce que l’on voudra, excepté à des feuilles de peuplier. Leur ramification touffue est irrégulière au dernier point. Quelques-uns de ces arbres difformes, par des renversemens qui semblent fantastiques, trempent l’extrémité de leur cime dans la rivière. Le premier plan du décor devient d’ailleurs de moins en moins distinct. La nuit nous prend tout à fait. Nous ne sommes plus éclairés que par une étroite bande d’un ciel très lumineux, mais de peu d’étendue, qui nous apparaît entre les découpures noires des deux crêtes, lesquelles, par leur croisement, ont toujours l’air de former devant nous une muraille close qui s’ouvre sans cesse comme par magie, à l’instar de ce qui se passe dans certains contes de fées. Nous finissons par avoir l’habitude de ce phénomène, et certains de tenir la bonne route, nous la suivons machinalement, tout en la trouvant longue. Nous traversons encore deux fois la Gouldcha, heureusement sur des ponts, puis nous passons un de ses affluens, l’Àz-Kalti, parallèle à la Biélé-Ouli, mais moins important. Et l’éternelle gorge se déroule toujours. Enfin, nous franchissons un autre petit affluent de la Gouldcha, le Targalak, et nous voyons les parois de notre prison s’écarter devant nous. C’est l’entrée d’une plaine où nous devons camper. Le chameau chargé de la yourte nous y a précédés. Mais où trouver cette yourte ? Il est huit heures du soir et il fait nuit noire. J’ai pourtant fait diligence, et je précède depuis plus d’une heure, avec Balientsky et le djiguite Othman, le convoi, sur lequel nous avons pris les devans. Il y a des étoiles, mais pas la moindre lune : tout ce que nous entrevoyons, c’est que la Gouldcha se divise en plusieurs bras, et que, de jour, elle peut être guéable. Mais l’obscurité ne nous permet même pas de voir où sont ces divers courans, dont nous entendons le bruit sur les rochers. Le djiguite nous dit que la yourte doit être quelque part sur l’autre rive ; et le sentier disparaît après s’être ramifié en plusieurs branches qui toutes se perdent sur les galets dans la direction de la rivière. Nous jugeons seulement qu’il faut passer de l’autre côté. C’est complètement à tâtons que nous nous engageons dans l’eau profonde et dont la température est glaciale. Le thermomètre, consulté à la lueur d’une allumette, indique 4 degrés au-dessous de zéro. L’agitation de l’eau l’empêche seule de se congeler. Nous ne voyons pas l’autre bord, ni la place du gué, et nous nous en remettons entièrement aux chevaux, qui perdent pied plusieurs fois, et nagent dans un courant violent. Enfin nous abordons sur une rive qui, inondée par les eaux, à certaines époques, n’est en réalité qu’une partie émergée du lit du torrent. Elle est couverte de grosses pierres roulées, où la marche nocturne est bien incommode. En outre nous reconnaissons bientôt que nous avons abordé tout simplement dans une île et il nous faut encore successivement traverser deux autres bras de rivière semblables au premier. Enfin nous sommes de l’autre côté du torrent : nous tirons plusieurs coups de fusil, et un feu que nous apercevons devant nous nous indique la direction de la yourte, que nous atteignons au bout de deux kilomètres encore. Elle est au bord de la rivière, sur un banc de sable où croissent quelques peupliers énormes. Je constate que, tout près de là, un très gros ruisseau, qui constitue une part importante du volume des eaux de la Gouldcha, sort tout formé, avec un grand bruit, d’une caverne que je me propose d’explorer le lendemain matin. Cet endroit doit être un lieu de séjour charmant en été : en cette saison-ci il l’est moins. Une heure après, vers dix heures, arrive le convoi, qui, grâce à la sagacité de Dervich, nous a rejoints sans aucune fausse manœuvre, et sans que les bagages aient subi aucune avarie.

Nous avons trouvé la yourte gardée par notre chamelier et par l’un des hommes du volostnoï de Gouldcha, et c’est avec plaisir qu’après nous être séchés devant un grand feu, nous nous abritons dans le logis mobile qui sert de gîte classique aux habitans de ces régions et aux voyageurs qui savent s’en contenter. Pour notre part, nous le trouvons très suffisant.

30 octobre. — Nous levons le camp de bonne heure, la journée de marche devant être assez longue. La nuit a été froide : les Populus diversifolia, épars au milieu de la plaine de sable et de galets où se déplace le lit mobile de la rivière, sont chargés de givre. La Gouldcha, dont le cours torrentiel est, avons-nous dit, trop rapide pour qu’elle puisse déjà geler entièrement, est prise sur ses bords, et ses eaux roulent avec fracas, en détachant de temps en temps de gros blocs de glace qui s’en vont à la dérive. Notre campement se trouve au fond de la gorge, dans un endroit très abrité, de sorte que nous n’avons pas trop souffert du froid pendant la nuit. Cependant, à huit heures du matin, malgré tout le soin que nous avons pris de nous calfeutrer, il ne fait que — 1° dans la yourte. Le minimum de la nuit a été de — 18°. Un peu plus tard, à 8 heures 50 au grand soleil, nous n’observons, au dehors, qu’une température de — 2°. La hauteur barométrique est de 601mill, 6, ce qui correspond à une altitude de 6 500 pieds environ.

Une fois en route, nous remontons, pendant deux kilomètres environ, la vallée de la Gouldcha, puis nous la voyons se bifurquer devant nous : la vallée principale, large, bien ouverte et à fond plat, continue à se dérouler au sud en obliquant un peu vers l’ouest. C’est la trouée qui, si nous la suivions, nous conduirait au col de Taldyk, lequel nous donnerait accès dans la grande vallée de l’Alaï, où sont à la fois les sources du Sourk-Ab, l’une des têtes de l’Oxus, et celles du Kizil-Sou, tête du grand fleuve Tarim, dont les eaux vont se perdre dans le Lob-Nor, et que nous avons l’intention de descendre pour aller à Kachgar. La route paraît facile. Nous avons dit plus haut quelles sont les raisons qui nous ont décidés à ne pas la prendre et à lui préférer le trajet plus escarpé, mais plus court et moins encombré de neige, qui passe par le col de Terek-Davan. C’est pourquoi, à deux kilomètres environ au sud de notre campement du Targalak, après avoir auparavant poussé une simple reconnaissance topographique sur la route du Taldyk, nous tournons à gauche dans une vallée secondaire qui se dirige vers le sud-est. Les deux parois en sont formées par des escarpemens rocheux presque verticaux : mais le fond, large d’environ 500 mètres, en est uni et paraît devoir être couvert de gazon pendant l’été. Un ruisseau, affluent de la Gouldcha, y coule. Nous commençons à nous demander si un guide ne nous serait pas utile, maintenant que nous avons quitté la vallée principale. Mais Zounoun-Beg continue à être invisible.

Tout à coup, nous voyons venir à notre rencontre, suivant le fond de la vallée, un petit groupe de cavaliers. Celui qui paraît être le chef se détache, du plus loin qu’il nous aperçoit, et s’avance vers nous avec force démonstrations de joie. Ce chef est un personnage considérable : il nous dit qu’il se nomme Chi-Othman[5], fils de Djoumane, ou Chi-Othman-Djoumani, et qu’il commande à la population de cinquante yourtes. Nous échangeons les politesses d’usage. Il ajoute que, prévenu officiellement, la veille, de notre arrivée, il nous attendait, et qu’il va nous servir lui-même de guide. C’est le type le plus accompli du Kirghiz de montagne. Il paraît âgé de quarante à cinquante ans. Il est grand et fort, avec les membres courts et le buste très développé. Sa figure tannée, grêlée, couturée de cicatrices, imberbe et absolument ronde, est éclairée par deux petits yeux obliques et prodigieusement écartés, sans paupières apparentes, et dont l’expression est assez bonne. Son nez est à peine visible. Il a, comme tous ses congénères, une ample touloupe en peau de mouton, qui l’enveloppe complètement. Mais il se distingue des autres par un bonnet noir entouré de fourrure blanche, pareil au mien d’ailleurs, et qu’à ce titre j’aurais tort de critiquer, mais qui néanmoins ressemble à un bourrelet d’enfant. Avec sa grosse tête, des petits bras et sa robe, il a l’air d’un nourrisson colossal et informe. Nous compléterons son portrait en disant qu’il bégaye effroyablement. Comme il paraît fort expansif et jaloux de donner des ordres nombreux à ses subordonnés, cette infirmité le gêne beaucoup, et semble le mettre dans un état d’exaspération permanente. Faisant demi-tour, il prend à un galop raccourci la tête de notre petite caravane, et les deux djiguites, Balientsky et moi nous le suivons dans la direction du village, laissant le convoi des bagages continuer sa route à l’allure ordinaire. Il doit nous rattraper pendant la halte de cérémonie que nous allons faire.

Au bout de trois kilomètres environ, en remontant la vallée, nous apercevons à notre gauche, accroché au flanc de la paroi rocheuse, le village de Soufi-Kourgan, le plus important de toute la région. Il est situé sur un éperon de la montagne, et domine le cirque par lequel se termine la partie large de la vallée. C’est un de ces villages d’hiver où se réunissent les Kirghiz pasteurs : il se compose d’une vingtaine de huttes agglomérées autour du tombeau d’un saint que signale de loin un mât garni de l’inévitable toug, étendard fait d’une boule et d’une queue de cheval. Les habitans paraissent misérables : ils viennent à peine d’achever leur installation d’hiver dans ce village, qui est abandonné pendant l’été, alors que les troupeaux sont dans les pâturages des grandes hauteurs.

A notre vue, un certain nombre d’indigènes sortent de leurs huttes et dégringolent l’escarpement avec une agilité que rendent encore plus remarquable les longues robes de chambre dont ils sont revêtus. Ils nous entourent en donnant les marques de respect les plus empressées. L’un d’eux me présente deux oulars vivans (Megaloperdix himalayensis), perdrix géantes de l’Himalaya, que je regrette de ne pouvoir emporter pour en faire don à l’un de nos jardins zoologiques, où ces animaux ne sont encore connus jusqu’à présent que par les descriptions qu’on en a faites. Il en existe plusieurs espèces ou variétés. Ceux qu’on me montre aujourd’hui sont de la grosseur d’un dindon, et ont tout à fait la forme et presque exactement la coloration de notre perdrix rouge. Ils en diffèrent surtout par leurs tarses, emplumés comme ceux de tous les gallinacés qui habitent aux très grandes altitudes.

Nos hôtes continuent à s’ingénier pour trouver, dans la simplicité de leurs ressources, ce qui peut m’être agréable. M’ayant vu regarder des corneilles de roche à bec rouge qui voltigent autour de nous, l’un des indigènes lance aussitôt à l’une d’elles, avec une grande dextérité, une pierre qui l’étourdit, et il me l’apporte.

Un autre m’amène un yak, ce gros ruminant bien connu, qui rend de si utiles services comme bête de somme et même comme monture sur les hauts plateaux du Thibet. C’est, on le sait, une sorte de bœuf à épaisse fourrure et à queue de cheval, et sa qualité la plus précieuse est sa faculté de supporter, en même temps que les plus grands froids, l’air raréfié des grandes altitudes. Ces animaux portent des poids assez considérables à des hauteurs où aucune autre bête de somme ne peut vivre. En revanche, dans les plaines, ils dépérissent et ne tardent pas à succomber. On a cherché à les acclimater dans les steppes. Ils y meurent, et au-dessous de 2 000 mètres d’altitude ils paraissent souffrir. Il y en a de sauvages et de domestiques. Celui qu’on me montre à Soufi-Kourgan est le premier que je rencontre au cours de ce voyage. Avec son aspect rébarbatif, accentué par les grognemens fréquens qui lui ont valu son nom latin (Poophagus gruniens), sa fourrure hérissée, son corps plus gros, plus trapu et plus court que celui du bœuf, il a, lui aussi, un aspect préhistorique. Il est au bœuf ce que le mammouth est à l’éléphant.

Décidément je penche à donner raison à ceux des savans qui, dans les controverses pour déterminer l’emplacement du Paradis terrestre, ont donné la préférence au Pamir, et placé dans la vallée d’Alaï le berceau de l’humanité. Les habitudes des hommes préhistoriques, telles que nous les ont dépeintes les auteurs et les peintres classiques ou décadens qui sont versés dans la matière, s’y sont conservées dans toute leur pureté. On y lance des pierres — des silex, bien entendu, — avec la précision et la raideur que savent apporter à cet exercice les indigènes australiens, ou qu’y apportaient, dans les temps archaïques, les hommes des cavernes de la Gaule ou, un peu plus tard, les héros d’Homère, leurs émules. Tout en faisant cette réflexion et en admirant le grand style de mes hôtes qui font, non pas de la prose, mais de l’épopée homérique sans le savoir, je suis obligé de laisser la corneille de roche, ainsi que les autres oiseaux vivans, ne pouvant avoir la prétention de les conserver et de les transporter pendant tout le cours d’un voyage qui doit durer plusieurs mois. J’achète un mouton, que je fais dépecer et dont nous emportons les meilleurs morceaux.

Pressés par le temps, c’est-à-dire obligés de faire tenir dans la journée notre étape déjà allongée par la reconnaissance poussée sur la route du Taldyk, nous ne nous attardons pas à visiter le village. Nous nous bornons à y donner un coup d’œil et à recevoir une courte visite du chef qui partage avec Chi-Othman l’administration de la localité et des tribus voisines. Celui-là est un vieillard que son âge et ses infirmités empêchent, nous dit-il, de nous accompagner en personne. Mais il ordonne à l’un de ses hommes de nous conduire jusqu’à notre campement du soir. Ce nouveau guide a la physionomie intelligente et les traits accentués : à en juger par son nez long et aquilin, ses sourcils épais, ses yeux largement ouverts, son visage ovale, il doit être d’origine afghane ou appartenir à quelque race aryenne de ces montagnes. Il prend aussitôt la tête de la petite troupe et nous excite à la marche, avec une parfaite connaissance du terrain, mais avec un empressement que je trouve excessif, vu l’intérêt que présente pour moi l’étude des localités traversées. Il ne nous permet pas un instant de souffler ni d’admirer le paysage, ce que je regrette, car celui-ci devient moins âpre ; le décor est ravissant et tout à fait pittoresque dans ses détails.

Aussitôt après avoir dépassé Soufi-Kourgan (la forteresse du sage) nous entrons dans une gorge très étroite où coule le Terek-Sou. Cette gorge, profondément entaillée dans des calcaires fort durs et compacts, de couleur blanche, est très encaissée. Le fond n’y a que juste la largeur nécessaire au passage du torrent qui l’a creusée par érosion. C’est là que nous sommes forcés de faire nos premiers exercices d’équilibre. Il nous faut, après avoir quitté le village, nous élever sur le flanc du versant exposé au nord, en suivant des sentiers de chèvre auxquels les parapets manquent absolument. Plus loin, pendant deux heures, le sentier remonte le fond de la gorge en serpentant de la façon la plus pittoresque à travers le fourré qui couvre les bords du ruisseau. Assez souvent, il nous faut passer d’une rive à l’autre. Cette traversée se fait sur des ponts primitifs, formés généralement de deux ou trois troncs de genévriers jetés entre les deux rives, parfois même d’un seul. Les chevaux y passent avec une adresse extrême. Pourtant, quelquefois, ces ponceaux sont en si mauvais état que nous sommes obligés de franchir l’eau à gué et de prendre un bain, lequel, par cette température, n’est pas un plaisir. Le ruisseau, au cours rapide, encadré de rochers d’un blanc mat, sur lequel se dressent ou retombent des arbustes touffus, est bien joli et ses bords présentent à chaque pas un nouveau décor ; malheureusement, en cette saison, nous n’en voyons que la charpente. Les genévriers, les sorbiers, le hassa Moussa (bâton de Moïse) grand arbuste très spécial et peu connu, aux branches flexibles et bizarrement cannelées, aux feuilles étoilées, forment le fond de la végétation. Je recueille des échantillons et des semences d’une espèce de pommier à fruits rouges que je crois nouvelle pour les botanistes. Elle est assez voisine du pommier dit de Paradis, mais cependant bien distincte. Si ce n’est pas le pommier du Paradis terrestre, c’est du moins, dans l’hypothèse où l’Eden aurait occupé la vallée d’Alaï, celui qui s’en rapproche le plus par son habitat. J’ai pu rapporter de ses graines au Muséum. Elles n’y ont pas poussé, malgré le voisinage des serpens.

A notre droite et à notre gauche, s’élèvent, presque à pic, des pentes hautes de plusieurs milliers de pieds, et que revêt tant bien que mal une maigre forêt d’artchas (Juniperus macrocarpa). La saison n’est pas favorable, au point de vue de la beauté des sites. La forêt privée de toute autre verdure que celle des genévriers et les arbres dépouillés de leurs feuilles ont un aspect qui ne porte pas à la gaîté. Pourtant on se rend compte que, pendant la belle saison, cette vallée doit être toute fleurie et charmante à parcourir.

Nous notons, en passant, quelques vallées latérales, notamment, sur le versant sud, celle du Kaïndi, qui s’élève rapidement jusqu’au sommet des crêtes de l’Alaï, et par laquelle on peut accéder à deux lacs fort curieux et de grande altitude : le Bosoga-Koul et le Kouldouk-Koul. Je voudrais m’arrêter pour jeter un coup d’œil sur les endroits très pittoresques que nous traversons, ou pour visiter quelques-unes des cavernes qui sont nombreuses dans cette vallée, et autour desquelles je relève une grande quantité de traces d’animaux. Mais notre guide ne m’en laisse pas le temps. Il faut, dit-il, nous hâter pour pouvoir camper avant la nuit à l’entrée de la gorge qui conduit au col de Terek-Davan et les jours sont déjà bien courts. J’obéis à ce mentor, étant à sa merci et ne pouvant contrôler ses assertions. A un moment donné, j’aperçois un irbiz (Felis irbis), sorte de panthère à pattes courtes, à très belle fourrure et à très longue queue, animal rare dans les collections européennes, appelé aussi panthère grise ou panthère kirghize. Je ne peux résister à la tentation de lui envoyer un coup de fusil, sans l’atteindre, d’ailleurs. La bête se réfugie dans des rochers situés à peu de distance, et où je serais bien tenté de la poursuivre. Mais le misérable guide trottine toujours devant nous sans vouloir s’arrêter. Et force m’est de le suivre tout en maugréant.

Je m’en console en contemplant sa silhouette qui est vraiment curieuse. Il est vêtu, comme moi du reste, d’une robe de chambre en peau de mouton, au cuir couleur jaune citron, dont la Lainé est à l’intérieur, et coiffé d’un bonnet fourré que de longs services ont rendu presque complètement chauve. La fourrure en est réduite à un certain nombre de longues mèches décolorées, qui forment sur tout le pourtour une couronne mal fournie. Il a l’air de l’un de ces personnages qui ont été scalpés dans les romans de Gustave Aymard. À d’autres momens, il éveille aussi, dans ces solitudes montagneuses, la vague idée d’un chartreux ou d’un dominicain, représentans de quelque lointaine succursale des couvons d’Occident. Tels devaient être, comme apparence extérieure, ces moines nestoriens qui, du Xe au XIVe siècle, ont couvert l’Asie centrale, et en particulier les montagnes où nous étions, de leurs colonies inconnues, et y ont porté, de la mer Caspienne au Pacifique, de l’Hyrcanie à la Corée, la foi chrétienne, avec un succès que la conversion des Mongols à l’islamisme a pu seule arrêter. Ils ont planté la croix sur les sommets des Monts Célestes ; ils y ont écrit, en caractères syriaques et ouigours, des pages d’histoire sur lesquelles devait, pendant six siècles, retomber un voile que les archéologues d’aujourd’hui, stupéfaits, commencent à peine à soulever.

Il m’était réservé, pour ma part, de découvrir ou d’étudier plus tard, au cours de ce même voyage, plusieurs de leurs nécropoles et de leurs monastères, dans des régions plus reculées encore, où les historiens d’Occident n’enseignaient pas, naguère, que la foi chrétienne ou la vie monastique eussent jamais pénétré.

Après avoir marché pendant quinze à seize kilomètres dans la vallée du Terek-Sou, nous arrivons à un endroit où la gorge se rétrécit subitement, au point de ne plus laisser que tout juste le passage de la rivière, dans le lit de laquelle il nous faut marcher A cet endroit, voisin de ses sources, le Terek-Sou n’est plus qu’un gros ruisseau et est facilement guéable. À droite et à gauche s’élèvent deux murailles à pic, hautes de plus de mille mètres. Ce passage se nomme Darvaza (la Porte). Le coup d’œil est un des plus grandioses et des plus pittoresques qui se puissent voir.

Aussitôt après avoir franchi ce pas, on se trouve au point le plus bas d’une sorte de cuvette où viennent converger plusieurs torrens. Il y a eu là certainement, autrefois, un lac, peu étendu mais très profond, d’où les eaux se sont échappées en pratiquant peu à peu dans le rocher la coupure par laquelle nous venons de passer. Nous remontons celui de ces torrens qui oblique le plus vers le sud, et nous marchons pendant trois kilomètres environ dans le fond de la vallée. Le thalweg, entre les deux parois rocheuses qui l’encaissent, est large d’environ cinq cents mètres. Il est revêtu d’herbe, ou du moins il l’a été durant la belle saison, et, des deux côtés, les pentes très escarpées, formées de calcaires grisâtres, sont garnies de quelques genévriers rabougris. Cet endroit se nomme Sari-Koutchouk. C’est là que nous devons camper, en un point où la vallée tourne et se ramifie. Le guide scalpé s’arrête. L’emplacement n’est pas mal choisi : il est abrité du vent, et on y trouve de l’eau et du bois. Deux yourtes y ont été installées d’avance, l’une pour nous, l’autre pour Chi-Othman-Djoumani et pour les hommes qui raccompagnent. L’heure n’est pas avancée : je constate que nous aurions pu chasser le long de la route sans inconvénient, et je regrette les beaux coups de fusil que la hâte de nos guides m’a fait perdre. Je me console en pensant que nous allons pouvoir dîner, car je suis à jeun depuis le départ, et mes premiers mots, après avoir fait halte, sont pour donner à Souleyman l’ordre de préparer le pillao. Je précise même, en lui disant : Katta palao, « un pillao copieux. » D’abord nous avons des hôtes, puis nous avons pour notre propre compte, Ivan Balientsky et moi, un fort appétit, dû à la marche, à la longue durée de l’étape, et à l’air de la montagne. Aussi mon étonnement est grand lorsque Souleyman me déclare avec calme qu’ « ici on ne dîne pas. » Je crois avoir mal entendu. Mais mes hommes, ainsi que les indigènes de Chi-Othman, me confirment tranquillement la chose. Il est vrai que les gredins ont eu soin tout le long du chemin de se garnir plus ou moins l’estomac en grignotant des rogatons contenus dans leurs bissacs. Je n’en ai pas fait autant.

Nous sommes partis le matin de fort bonne heure, après un repas sommaire qui, selon mon habitude invariable, que j’ai transportée d’Afrique en Asie, n’a été suivi d’aucun autre au milieu du jour. C’est la condition essentielle, à mon avis, lorsqu’on veut faire de longues étapes et en même temps ne pas voyager de nuit, de manière à bien voir la route. D’ailleurs, dans des montagnes aussi escarpées et aussi difficiles, on doit profiter de toutes les heures de jour pour gagner du terrain : on ne pourrait avancer dans l’obscurité. À cette altitude, en pareille saison, et dans de pareils climats, arriver avant la nuit ou ne pas arriver au point de campement que l’on se propose d’atteindre peut être une affaire de vie ou de mort : aussi la question des repas doit-elle être reléguée au second plan et il est admissible qu’ils soient réduits à leur plus simple expression. Toutefois je trouve que Souleyman va un peu loin. Nous avons justement depuis le matin, pendu à l’arçon d’une de nos selles, un oular, dont la chair est très comestible, et que je me suis bien promis d’employer à varier notre pillao. Avant de renoncer à cette perspective, j’exige des explications. Balientsky, lui, s’en passerait volontiers. Il hausse doucement les épaules et se soumet à la fatalité. Il a seulement allumé un nouveau cigare, — le vingt-troisième depuis le matin, — et la fumée qui en sort lui suffit, avec l’addition de l’inévitable Nie tchevo, le mot russe qui résume toute la philosophie slave, laquelle aurait en somme, comme expression suprême, une sorte de nirwana temporel dès ce monde. Si je l’écoutais, j’en ferais autant. Je suis moins accommodant. J’insiste. Les hommes finissent par me répondre qu’à l’endroit où nous sommes la cuisson du riz ou de tout autre aliment est impossible. Le thé lui-même, disent-ils, n’y vaut rien. Ils acceptent d’ailleurs ce fait avec résignation et l’expliquent en alléguant que la place a été maudite autrefois par un saint. À une époque qu’il leur est impossible de m’indiquer, mais qui, tous s’accordent à le dire, est fort reculée, un saint personnage, sur le nom duquel on n’est plus bien fixé, passant par cet endroit, y rencontra une caravane dont les gens étaient en train de préparer du pillao. À la requête du vieillard, qui sollicitait une part de leur dîner, ils eurent l’égoïsme et la maladresse de répondre par un refus. Le saint, pour les punir, recourut à un procédé assez ingénieux : il les maudit, eux et leur ragoût, — ce qui n’était que justice ; — mais, pour rendre sa malédiction plus efficace, et surtout plus notoire, il maudit l’emplacement où était installée leur cuisine, ainsi que tous les environs, et déclara que jamais le riz n’y pourrait plus cuire, quel que fût le temps pendant lequel on entretiendrait l’ébullition de l’eau. Mes gens et les guides qui m’accompagnaient ce jour-là connaissaient cette sentence et s’y soumettaient respectueusement, sans paraître trouver trop inique ni trop vindicatif le procédé du saint, lequel, après avoir empêché la cuisson du dîner des malavisés qui avaient manqué d’égards envers lui, empêchait en même temps la préparation des repas de tous les voyageurs futurs qui, comme nous, n’étaient pour rien dans ce mauvais procédé et n’auraient pas manqué de lui faire courtoisement place sur leur tapis de feutre. Mes hommes, connaissant d’avance ce fait, avaient pris leurs précautions pour ne pas trop jeûner. Quant à moi, qui n’étais pas dans le même cas, j’eus pour premier mouvement, fondé sur mon respect habituel de toutes les superstitions, de leur dire simplement que, si telle était réellement la propriété de ce coin inhospitalier, il aurait fallu en choisir un autre pour camper. Puis, le vieux fond occidental, qui fait encore de moi un mauvais musulman et qui me donne le tort de chercher toujours la raison des choses, reprenant le dessus, j’examinai quelle pouvait bien être la cause du phénomène.

Il ne me fallut pas longtemps pour trouver que l’altitude pouvait, là où nous étions, abaisser le point d’ébullition de l’eau à un degré tel que la cuisson des légumes et du riz n’y fût plus possible. On sait en effet qu’à mesure que l’on s’élève dans l’atmosphère et que la pression de l’air diminue, l’ébullition de l’eau, qui a lieu à 100 degrés au niveau de la mer, se produit à une température de moins en moins élevée : cette température peut devenir assez basse pour que l’eau bouillante n’ait plus la chaleur nécessaire à faire cuire les matières végétales qu’on y plonge. C’est même cette variation graduelle du point d’ébullition de l’eau qui constitue le principe de l’hypsothermomètre, petit appareil portatif et commode avec lequel on mesure les altitudes des montagnes. L’abaissement de la température d’ébullition de l’eau jusqu’au-dessous du point correspondant à la cuisson des alimens ne se produit que très rarement en Europe, où bien peu de montagnes ont une altitude suffisante. Mais il est fréquent en Asie, où, comme je l’ai su à mon retour, M. Bonvalot et le prince Henri d’Orléans ont eu pendant longtemps, vers la même époque que moi, à en supporter les gênantes conséquences.

Aussitôt la cause trouvée, je me hâtai d’y chercher remède, ce qui ne fut pas long. Puis je déclarai simplement que nous dînerions quand même et que ce jour-là le riz cuirait. Et je donnai l’ordre de préparer le pillao, comme d’habitude. Une fois le riz placé dans la marmite et arrosé d’eau avec le dos d’une écumoire, secundum artem, je recouvris la marmite avec le grand plat de cuivre étamé et curieusement ciselé qui constituait notre unique pièce de vaisselle. Je calfeutrai le joint de ces deux pièces à l’aide d’une étoffe empruntée à un turban, qui, je le crains, n’était pas de première blancheur, étant depuis quelques semaines sur la tête d’un de nos hommes, puis je chargeai le plat avec des pierres. Je constituai ainsi, dans une forme barbare, sous les yeux des indigènes incrédules et attentifs, l’appareil fort simple et déjà ancien, connu, dans les cours de physique, sous le nom de marmite de Papin et dont l’effet est, comme on le sait, de surélever artificiellement le point d’ébullition de l’eau en maintenant sous pression la vapeur qui s’en échappe. Ainsi, grâce à Denis Papin et à la judicieuse application de son principe, dont j’avais conservé un vague souvenir, j’eus la satisfaction d’avoir dans l’Alaï un dîner dont la privation m’eût vivement contrarié. Ceci démontre une fois de plus que la science que l’on acquiert au collège n’est pas toujours sans utilité.

J’obtins en outre un autre résultat bien inattendu et plus glorieux, quoique moins utile. Les Kirghiz, voyant que mon savoir-faire avait contre-balancé la puissance de leur saint, en conclurent non pas que celui-ci manquait d’autorité, comme n’auraient pas manqué de le faire des Occidentaux, mais uniquement, — et c’est là que j’admire la bienveillance et la simplicité de leur cœur, — que j’étais, moi, un saint de grade supérieur. C’est depuis ce temps que j’ai conquis dans leur paradis alaïque, — l’ancien Paradis terrestre, s’il vous plaît, — une place privilégiée que la rigueur du climat et l’âpreté du paysage m’empêcheront, selon toute vraisemblance, d’aller jamais occuper, sauf d’une manière purement honoraire. N’importe, il est toujours flatteur d’être canonisé de son vivant.

31 octobre. — Le matin de ce jour, il s’agit de se mettre en route de bonne heure : cette étape doit être la plus pénible, car il faut passer le point culminant de la crête et les heures de marche sont courtes. On ne peut cependant partir avant le lever du soleil : les exercices gymnastiques qu’il faudra faire ce jour-là ne peuvent être exécutés à tâtons. À cinq heures et demie nous sommes sur pied, attendant l’aube. Mais il fait nuit noire et nous n’y gagnons rien. À six heures et demie, un instant avant le lever du soleil, une bande de Megaloperdix himalayensis passe bruyamment au-dessus de nos têtes et s’abat à quelques pas de nous. Nous sommes en effet à la limite extrême de la végétation et autour de nous croissent des pins de montagne buissonnans et des genévriers à gros fruits, dont ces oiseaux mangent les graines. Malheureusement l’obscurité ne nous permet pas de tirer. Un instant après, c’est une compagnie de perdrix qui vient se jeter, en courant, au milieu même de notre campement et de nos instrumens de cuisine épars sur le sol. Cette fois, l’occasion est trop belle et l’aube commence à poindre. Nous tuons un des outrecuidans volatiles à bout portant.

Aussitôt les animaux chargés, nous nous mettons en route sous la conduite de Djoumani et de deux de ses gens. La veille, le chameau chargé de bois et portant une yourte a été envoyé en avant avec deux hommes, en prévision de notre campement suivant. Quittant la vallée de Sari-Koutchouk, nous commençons à escalader une rainure latérale où coule, en cascades successives, un ruisseau qui n’est qu’un faible affluent du Terek, mais qui cependant continue à porter ce nom, qui est celui du torrent principal, sans doute à cause de son importance routière au point de vue de la traversée de la chaîne. Au point de vue hydrographique, ce n’est pourtant qu’un torrent secondaire. La pente est raide : quelques genévriers épars se montrent encore sur les flancs de la gorge où nous grimpons. Mais les derniers d’entre eux ne tardent pas à disparaître, et nous arrivons bientôt au-dessus de la limite de la végétation. Quelques perdrix se montrent encore devant nous. Balientsky en tue une, à balle, avec une de nos carabines Berdan. Décidément le berdan court, dit berdan de Cosaque, inférieur à la carabine Gras comme arme de guerre, à cause de sa plus faible portée et de sa solidité moindre, est une bonne arme de chasse.

Les rochers sur lesquels nous marchons sont tout habillés de stalactites de glace, ce qui ne facilite pas l’escalade. Le thermomètre accuse — 12°. Cependant la rivière n’est pas gelée, sans doute à cause de la rapidité du courant, qui n’est qu’une suite de cataractes. Les bords seuls sont pris ou plutôt les embruns de la cascade ont formé sur les rochers noirâtres des deux rives comme des dentelles ou des amorces de voûtes de glace suspendues au-dessus de l’eau, qui sont d’un charmant effet, mais qui gênent quelque peu pour gravir les berges. De temps en temps nous sommes obligés de passer d’un bord à l’autre, en marchant dans l’eau, et la température est si basse que les éclaboussures apportées sur la berge par les pieds et les queues des chevaux gèlent instantanément et forment une couche de verglas qui rend l’accès de la rive au même endroit plus difficile pour le cheval suivant.

Vers dix heures du matin, nous atteignons une grotte qui sert souvent d’abri aux voyageurs : peut-être aurions-nous mieux fait d’y passer la nuit que de nous arrêter à Sari-Koutchouk, car l’heure s’avance et la crête finale, qui ne marque même pas la moitié de l’étape, et qu’il faudrait à toute force passer avant midi, n’apparaît pas encore. A partir du niveau de cette grotte, les cascades sont revêtues d’un étui de glace. Mais cette voûte est incomplète et trop faible pour porter une lourde charge. Quand il faut nous en servir comme d’une sorte de pont pour passer d’un côté à l’autre, ce qui nous arrive assez fréquemment, elle se rompt, et hommes, chevaux et bagages prennent un bain plus que froid. Cependant notre accoutrement, dans nos touloupes hirsutes, sous lesquelles l’accumulation de nos vêtemens nous donne une apparence de gaucherie indescriptible, est tel, que l’effet est vraiment réjouissant pour les spectateurs, dans les intervalles des momens où ils deviennent acteurs. Nos faces rougies et boursouflées par le froid, sous les mèches de nos bonnets hétéroclites, surmontant les parties supérieures de nos touloupes de peau, qui se gonflent démesurément lorsqu’elles émergent de l’eau, nous donnent l’air d’une horde macabre de noyés hideux et fantastiques ou d’une sarabande de plongeurs équestres. La gravité de la mine des victimes de ces mésaventures ajoute au comique du tableau.

Enfin, à dix heures et demie, nous parvenons à un endroit où la gorge s’évase, tandis que le lit du torrent se ramifie. Là nous commençons à éprouver, pour la première fois d’une façon sérieuse, les effets du mal de montagne. Je suis, pour ma part, pris de vertiges et d’accidens cardiaques, et forcé de faire halte un instant. Ces malaises d’ailleurs se dissipent ou sont très atténués quand on cesse tout effort musculaire, par exemple quand on se laisse porter par un cheval. Mais alors c’est l’animal qui est sujet à des accidens, et sur lequel il faut veiller en lui permettant de reprendre haleine tous les dix ou douze pas.

Du reste les chevaux, même ceux qui vivent toute l’année dans la montagne et qui nous étonnent par leur adresse et leur aptitude à se cramponner au flanc des rochers les plus abrupts, sont moins bien partagés que la plupart des autres animaux et que l’homme lui-même au point de vue de l’extrême limite d’altitude qu’ils peuvent atteindre. Dans les escalades, ils sont incommodés avant les hommes et sont sujets à des hémorrhagies plus fréquentes et plus graves. On sait que, pour les ascensions sur les grands sommets ou pour les étapes sur les très hauts plateaux, dans le voisinage des sources de l’Indus par exemple, ce ne sont plus des chevaux qu’il faut prendre pour porter les bagages, mais des yaks ou des moutons.

Nous quittons le fond de la gorge, encombré d’un chaos de blocs de pierre, pour grimper au flanc de la paroi de gauche, puis de celle de droite ; nous revenons sur la rive droite, c’est-à-dire sur le mur de gauche, et enfin nous commençons à nous élever en zigzag, entre deux ravins, suivant la crête d’une sorte de dos d’âne, au milieu d’un fouillis de rochers dont le plan général est très compliqué. Le sol, lui-même, est invisible, étant entièrement couvert de neige. Mais cette neige, qui ne paraît pas très épaisse, est solidement gelée et nous porte parfaitement. Nous voyons devant nous, à une altitude encore respectable et qui peut être de sept à huit cents mètres, se dresser une sorte de muraille, toute blanche, d’apparence rébarbative, que Dost-Mohammed et Djoumani me présentent comme étant le Terek-Davan. L’aspect de ce passage, aussi peu engageant que possible, n’est pas celui d’un col ; ce n’est pas non plus celui d’un pic, mais plutôt d’un mur à sommet tranchant et horizontal. En fait, ce n’est pas un col à proprement parler. C’est un point quelconque de la crête de l’Alaï, qui n’est pas notablement plus bas que les points voisins, mais qui est plus accessible, à cause de la rainure où ruisselle le Terek. Tant à droite qu’à gauche, on se heurterait à des escarpemens infranchissables. En outre, ce point présente cette particularité, que la crête y paraît moins large qu’ailleurs, et qu’exactement en face de la vallée par laquelle nous sommes montés, il s’en trouve une autre qui descend sur le versant opposé. À ce titre, mais à ce titre seulement, on peut dire que le Terek-Davan est un col. C’est pourquoi on a choisi ce passage, qui, d’autre part, est situé sur la route la plus directe entre Gouldcha et Irkechtam. Mais comme facilité d’accès, il laisse beaucoup à désirer. Dans mes voyages ultérieurs au Turkestan, on m’a dit que, depuis ma visite, le sentier a été amélioré, notamment par les soins du colonel Deibner, puis par ceux de Groumbtchevsky, devenu son successeur.

La configuration générale du terrain sur lequel nous nous élevons rappelle celle d’un entonnoir coupé en deux par un plan vertical. Après quatre heures d’ascension dans la partie étroite de l’entonnoir, nous avons débouché, vers onze heures du matin, ainsi que nous l’avons raconté, dans la partie évasée, qui, à une certaine époque plus humide que la période géologique actuelle, a dû être remplie par un glacier. Il est urgent d’arriver le plus tôt possible à la ligne de faîte. On nous a prévenus, à Och et à Gouldcha, que nous devons tâcher de l’atteindre avant onze heures, car, à partir de ce moment, nous a-t-on dit, le temps se gâte à peu près régulièrement chaque jour, en cette saison, sur le sommet. Il survient des bourrasques de neige et le passage peut être rendu impossible. Malgré tous nos efforts, la longueur des nuits et la présence des bagages ont retardé notre marche, et il est près de midi quand, après avoir gravi lentement les parois dénudées de l’entonnoir, nous arrivons au bas du dernier talus, une pente régulière de quatre cents mètres de hauteur environ, inclinée à 70 degrés et sur le flanc de laquelle s’élève en écharpe un sentier extrêmement glissant et purement théorique, aucun terrassement n’ayant jamais été fait, — du moins jusqu’à l’époque dont je parle, — pour lui donner une existence réelle. Il est tracé sur la neige en hiver, sur les rocs et sur les éboulis mobiles en été, par les pieds des gens qui passent.

Le tout, au moment où nous allons tenter l’escalade, est enveloppé d’un nuage de neige fouettée par le vent, au travers duquel nous apercevons vaguement, quand les éclaircies le permettent, une caravane de chevaux chargés de thé, venant, en sens inverse, de la Chine, et faisant des efforts savans pour descendre la pente du sentier, les hommes s’accrochant où ils peuvent et retenant leurs animaux par la queue.

Tandis que nous attendons que leur arrivée au bas nous laisse le passage libre, j’ai le loisir d’examiner tout à mon aise un spectacle assez curieux. Au pied de cette dernière pente, un grand nombre d’ossemens et de squelettes entiers sont accumulés. Ce sont ceux de gens qui, surpris par le mauvais temps pendant la dernière partie de leur ascension, ou manquant de forces à la descente, ont perdu l’équilibre et se sont laissés choir. Le nombre en est considérable, il est de plusieurs centaines. La façade de l’escarpement étant concave, et rétrécie à sa base, presque tous vont ainsi s’entasser au même endroit. La plupart de ces restes, me disent mes gens, sont ceux de Musulmans qui, poursuivis par les Chinois après la répression sanglante de l’avant-dernière révolte de Kachgar, ont tenté de traverser les montagnes en hiver, pour se sauver au Ferganah. Beaucoup d’entre eux, exténués de fatigue, privés de nourriture, n’avaient plus eu la force de franchir ce mauvais pas, et ils étaient tombés, à la descente, au bas de l’escarpement sur lequel ils n’avaient pu se maintenir, bousculés peut-être par ceux qui les suivaient, dans leur hâte de s’enfuir.

Presque tous ces os, soumis alternativement, selon les saisons, à l’action de la neige et à celle d’un grand soleil, avaient acquis la blancheur de l’ivoire. Quoique très souffrant des efforts de l’ascension, je me traînai jusqu’à la place où ils gisaient, puis je commençai, dans une intention ethnographique, à en recueillir quelques-uns, des crânes surtout, en les choisissant avec tout le soin et toute la complaisance d’un collectionneur, et je me mis à en remplir les bissacs de mon cheval, en apportant à cette tâche les précautions voulues. Déjà je voyais par la pensée ces têtes rangées et étiquetées sur les étagères du Muséum de Paris, si pauvre jusqu’à présent en spécimens provenant de ces régions. Puis, peu à peu, à ma satisfaction de naturaliste renforcé d’un archéologue, c’est-à-dire de double maniaque, vint se mêler un sentiment étrange, qui graduellement prit plus de consistance dans mon esprit. Peut-être n’était-il pas convenable d’emporter ces crânes comme de simples bibelots ? Peut-être était-ce manquer d’égard à ces morts ? Que diraient ces malheureux, privés de la sépulture si chère à tous les Musulmans, et qui, en toute justice, avaient bien le droit, sous la neige du Toit du monde, d’espérer pour leurs os, à défaut d’une bénédiction funéraire, un repos éternel ? A coup sûr, s’il y a en ce monde un emplacement où l’on puisse avoir l’espoir de n’être pas dérangé du sommeil de la tombe, c’est bien là-haut… N’ont-ils pas droit tout au moins au respect des passans, ces pauvres gens morts misérablement là-haut, eux et leurs familles, fugitifs, à bout de forces, dans la morne agonie du froid, de la faim, et de la déroute, après huit jours de marche, sans avoir pu atteindre le seuil de l’asile qu’ils avaient espéré ? Et moi, dans mon aveugle manie de collectionneur, je ne voyais là que de beaux échantillons bien conservés à mettre dans une vitrine et je revêtais déjà, en imagination, chacun de ces crânes d’une étiquette calligraphiée. N’était-ce pas une sottise, et, sinon une profanation, du moins une inconvenance vis-à-vis de gens que je n’avais pas connus ?

Chacune des boîtes osseuses que je cataloguais, sans y voir autre chose qu’un numéro d’inventaire, avait contenu non seulement les pensées d’une vie entière, comme tout crâne humain — ce qui n’empêche pas de le disséquer et de l’étudier, — mais une dernière pensée, impénétrable pour nous, celle d’un homme jaune, mort dans un état d’âme que nous ne pouvons pas comprendre. Nous ne concevons pas ce qu’est cet état chez un fataliste musulman, et un Musulman de race jaune, lorsque sa vie s’éteint dans des conditions qui seraient pour nous le désespoir. Ce n’est pas la grande envolée, confiante et enthousiaste, de l’âme du Musulman arabe : c’est plutôt une sorte d’angoisse résignée et sceptique que nous ne connaissons pas. Mais, quelle que soit la nuance de ce sentiment suprême, c’est une chose digne de pitié et de respect que la façon dont sont morts ces gens… Que dirais-je à leur place ? Ici une nouvelle réflexion, plus égoïste, se mêle à la première… Dans quelques instans, peut-être, mon propre crâne à moi… Oui, certes : il suffit pour cela d’un faux pas. C’est moi qui fournirai peut-être un objet d’étude aux ethnographes de l’avenir. Mon crâne à moi, que je protège avec tant de soin et dans lequel se sont agitées, à travers des milieux si variés, tant de pensées diverses, parmi lesquelles il en est dont j’ai eu la sottise d’être fier, ou auxquelles j’ai commis l’erreur d’attacher de l’importance, deviendra une simple pièce de collection… Et on le traitera cavalièrement, tout comme je traite ceux-là… Bien heureux encore s’il est assez dur et assez fortement soudé pour se conserver aussi bien que ceux des Mongols qui m’ont précédé… Mais ce savant futur, Allemand, Russe ou Suédois, — comme par exemple mon ami Sven Hedin qui en ce moment même suit mes traces à quinze jours de distance, — qui ergotera en maniant mon crâne sans que je puisse répondre, et qui, pour comble d’outrage, le rejettera peut-être avec dédain en le déclarant inférieur aux voisins, est le dernier des impertinens et des malotrus… Mais alors… moi aussi ?… Non, décidément, mon procédé n’est pas correct. Il serait certainement réprouvé par le code du savoir-vivre, si celui-ci l’avait prévu et s’appliquait sur le Toit du Monde… J’interromps ma récolte, dût-on m’en blâmer plus tard en Occident.

Une autre considération, à laquelle mes confrères les naturalistes ne me reprocheront pas d’avoir cédé, m’empêche de la reprendre. Recueillir ces spécimens présente peu d’intérêt au point de vue anthropologique, car la détermination ethnographique en est impossible. Sur ce plateau central de l’Asie, creuset des races anciennes, où se sont confondus tant de types divers de l’espèce humaine, une trop large part, surtout dans les conditions de la récolte actuelle, est laissée à l’indétermination. Je retire donc avec précaution, non sans regret, les têtes que j’avais déjà mises dans mon sac, j’enlève les papiers dont j’avais enveloppé chacune d’elles, puis un à un, avec soin, presque avec respect, je repose sur le sol tous ces crânes, qui semblent m’adresser comme un muet remerciement du regard de leurs grands yeux vides…

Maintenant, en avant ! Les équilibristes que nous observions sont arrivés au terme de leur tour de force ; ils nous laissent le passage libre. Nos chevaux et nos hommes ont soufflé. Nous nous engageons à notre tour sur l’étroit sentier, non sans de grandes difficultés, car la neige nouvellement tombée forme sur la neige ancienne, durcie par la gelée de la nuit précédente, une couche non adhérente, et qui glisse avec nous. Remorquant nos animaux, nous grimpons malaisément, sous la rafale de neige, qui continue. Chi-Othman, qui marche le premier, culbute avec son cheval, sur lequel il est remonté en arrivant tout près du sommet, et tous deux font une terrible glissade d’une centaine de mètres, qui aurait pu ne se terminer qu’au bas de la pente, à l’endroit où étaient accumulés les os de nos précurseurs. J’eus un moment d’angoisse pour eux. Mais ils s’arrêtèrent en route, grâce à la présence d’esprit et à la sagacité du maître et de l’animal. Celui-ci, un petit cheval blanc, maigre, au poil hérissé, s’arc-boutant sur ses genoux et sur la pince de ses sabots, parvint à enrayer la descente sur la pente de glace. Puis, immobile dans cette position, la tête basse, le nez sur le sol, il attendit, sans faire un mouvement, que son cavalier, presque aussi gros que lui, se fût avancé, à plat ventre, avec des prodiges de précaution pour ne pas rompre l’équilibre, par-dessus ses oreilles, jusqu’au moment où il eut pris contact avec le sol, auquel il se cramponna des pieds et des mains. Le cheval, débarrassé de ce poids, le suivit, et un instant après tous deux nous rejoignaient au sommet de l’arête, où Chi-Othman s’adressait à lui-même d’exubérantes félicitations. Tout en haut, nous trouvâmes un groupe de chameaux et de chameliers faisant partie d’une caravane venue de l’autre versant, dont nous avions précédemment rencontré la fraction principale, quelque temps auparavant. Ceux-ci étaient singulièrement empêchés : le verglas était plus fort que ne l’avaient prévu les conducteurs, et leurs animaux, moins habiles sur la glace que les chevaux, ne pouvaient plus ni monter ni descendre. Les Chinois faisaient des efforts désespérés pour tailler des pas dans la neige et pour gagner du terrain en décrivant des lacets savans. Mais ils n’avançaient guère. Espérons que pourtant ils auront réussi à sortir de ce mauvais pas autrement qu’à l’état de spécimens ostéologiques.

De notre côté, nous n’avions pas été sans subir les effets de l’altitude. Plusieurs d’entre nous avaient éprouvé à un degré très fort les troubles physiologiques qui résultent de la basse pression atmosphérique et que beaucoup de personnes, mieux douées pour la montagne, ne ressentent qu’à un niveau plus élevé. Déjà à cette hauteur, le son de la voix humaine se perçoit à peine, et un coup de fusil ne fait pas plus de bruit qu’un simple claquement de fouet. Notre respiration était accélérée et très pénible. Il nous fallait, surtout lorsque nous étions obligés de franchir de mauvais passages, nous arrêter tous les dix ou douze pas. Des hémorrhagies, soit internes, soit externes, surviennent facilement en pareil cas. Certains éprouvent des vertiges ou des nausées, d’autres sont atteints de syncope. Je fus très incommodé, pour mon compte, par des troubles cardiaques : le sang suintait sous mes ongles, devenus complètement bleus, et l’accélération du cœur, chez moi comme chez plusieurs des hommes, était de deux fois le rythme normal. C’est très péniblement que j’atteignis le sommet du col. Cependant, lorsque j’y fus parvenu, j’y stationnai assez longuement, et je pus y faire, d’une façon complète, mes observations barométriques et autres. La neige, que le vent, très fort, plaquait sur les instrumens, y formait instantanément une croûte de glace. Elle ne rendit pourtant pas mes observations impossibles, mais elle m’empêcha de voir le panorama du Mouz-Tagh, l’un des plus hauts sommets du monde, et celui des magnifiques montagnes qui forment le bord nord-est des plateaux pamiriens. Je devais me dédommager les jours suivans.

On n’est pas d’accord sur l’altitude du col de Terek-Davan. Les cotes données par les cartes russes varient de 12 700 à 13 700 pieds. Mes observations au sommet me donnèrent les chiffres suivans :

Heure : midi 50 minutes ; température : — 15° ; vent : Sud 1/4 S.-E. ; hauteur barométrique : 448mm, 6.

Dans une atmosphère théorique, cette pression indiquerait une altitude supérieure à 4 300 mètres. Mais je pense que, vu le mauvais temps, la pression était ce jour-là descendue au-dessous de la normale, au grand dommage de notre organisme. J’estime, d’après mes autres calculs, que la pression normale en ce point doit être relevée à 457mm, 4, ce qui correspond à une hauteur de 13 500 pieds.

Cette altitude n’est en somme pas très forte, surtout pour la région. Elle est le double de celle des grands cols des Alpes, mais elle n’est pas supérieure à celle des sommets de cette chaîne. Elle est bien inférieure à celle du sommet du Mont-Blanc. En une autre saison et dans d’autres conditions, cette escalade du col de Terek-Davan est, en somme, peu de chose. Elle est relativement aisée en été, surtout maintenant que le chemin a été amélioré. Dans les conditions où nous la fîmes en 1890, en hiver et par le mauvais temps, elle fut pénible, quoique sans difficulté grave. Ce n’était, d’ailleurs, qu’un premier pas. Nous devions plus tard franchir beaucoup d’autres cols aussi hauts ou plus hauts. Mais peu d’entre eux nous parurent aussi peu abordables, surtout parmi ceux qui sont connus et fréquentés.

Si nous avons raconté cette ascension, c’est à cause de l’intérêt historique qui s’attache au nom du Terek-Davan, dont plusieurs chroniqueurs musulmans et, après eux, des historiens européens, ont fait la grande route des invasions mongoles. Il ne semble pas que la configuration du terrain se prête à ce rôle. C’est bien plutôt le Taldyk ou le Chart-Davan qui ont pu servir de voie à des armées. Nous en parlons aussi parce que c’était notre première étape dans la montagne. Bien d’autres, parfois plus dures, devaient suivre, se succédant avec monotonie. Mais celle-là était un bon spécimen d’une escalade commençant à la plaine pour arriver à une grande ligne de faîte. Enfin, c’était le passage de la barrière naturelle qui me séparait de la Kachgarie, du Turkestan chinois, de ce pays fermé et lointain, que, depuis si longtemps, je me proposais de visiter.


EDOUARD BLANC


  1. Voyez la Revue du 1er septembre
  2. Voyez la Revue du 1er janvier 1895, le Turkestan russe, p. 164.
  3. G. Capus, Observations et notes météorologiques sur l’Asie centrale et notamment les Pamirs. — Bulletin de la Société de Géographie, 1892.
  4. Cf. G. Bonvalot, Du Caucase aux Indes à travers le Pamir, 1 vol. Paris, Plon, 1889.
  5. Le mot Chi paraît être une forme mongole dérivée de l’arabe Cheikh, de même que le titre de Bi, donné aujourd’hui à de nombreux chefs kirghiz, et qui a été porté sur le trône par plusieurs souverains de la dynastie des Mangites, n’est autre que le mot arabe bey, ou le mot turc beg.