Journal de route en Asie centrale - Du Ferganah en Kachgarie/03

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Journal de route en Asie Centrale – Du Ferganah en Kachgarie
Edouard Blanc

Revue des Deux Mondes tome 155, 1899


JOURNAL DE ROUTE
EN
ASIE CENTRALE

DU FERGANAH EN KACHGARIE [1]

Nous avons passé le col du Terek-Davan, qui franchit la ligne de faîte de l’Alaï[2], frontière naturelle entre le Turkestan russe et le Turkestan chinois. Nous sommes, — le vendredi 31 octobre 1890, — au sommet de la crête qui, du Pamir au Kamchatka, sépare les eaux qui s’écoulent vers le bassin Aralo-Caspien, ou vers les steppes riveraines de l’Océan Glacial, de celles qui vont gagner le fond de la grande dépression du Lob-Nor, cette ancienne mer intérieure, tributaire elle-même, jadis, de l’Océan Pacifique. Nous avons escaladé la muraille de montagnes derrière laquelle se sont formées autrefois les diverses invasions hunniques, pour se ruer à l’improviste sur le monde occidental. Il s’agit maintenant de redescendre de l’autre côté.

Sur le versant sud du Terek-Davan, la descente est plus facile que sur le versant nord, ou du moins la pente est moins raide et plus régulière. Mais, en revanche, le sentier est beaucoup plus vertigineux. Il est tracé au flanc de l’un des versans d’une gorge, au lieu d’en suivre le fond comme de l’autre côté. Au moment où nous, venons de passer le col et de nous engager sur le versant qui regarde la Chine, nous nous trouvons au sommet de l’amphithéâtre d’une sorte de cirque où naît un torrent peu considérable, et qui, de même que le cours d’eau directement opposé, par le lit duquel nous avons fait notre ascension, porte le nom de Terek. C’est d’ailleurs une règle à peu près constante, dans toute l’Asie centrale, que les cours d’eau coulant en sens inverse l’un de l’autre, et prenant naissance à un même col, portent le même nom. Il en résulte même une difficulté assez sérieuse pour les géographes et les voyageurs. On retrouve fréquemment cette particularité en Turquie d’Asie et aussi dans l’ancienne géographie romaine. Chaque fleuve de quelque importance change vingt fois de nom sur l’étendue de son cours : on a souvent peine à l’identifier avec lui-même dans ses diverses parties. Mais, en revanche, il est assuré de porter toujours, dans sa partie supérieure, le même nom que son plus proche voisin. Ainsi il y a deux rivières du nom de Taldyk, deux Mourg-Ab, deux Ak-Sou. Il y a un nombre infini de rivières Terek, accouplées deux à deux, ce nom étant commun à un très grand nombre de cols. Il y a aussi, et cela est important à noter, tant au point de vue géographique qu’au point de vue de notre itinéraire actuel, deux Kizil-Sou, partant tous deux du mont Gouroumdi, l’un des principaux sommets du Transalaï, et se dirigeant l’un vers l’Ouest, l’autre vers l’Est. Le premier, qui coule au fond de la grande vallée d’Alaï, n’est autre chose que le cours supérieur du Sourk-Ab, l’une des principales têtes de l’Oxus. L’autre, qui va droit à l’Est, portera plus bas le nom de Kachgar-daria : c’est l’une des têtes du grand fleuve Tarim, l’affluent du Lob-Nor, et l’artère médiane de la dépression centrale du continent asiatique. C’est ce fleuve que nous allons descendre pour gagner Kachgar. Il nous faut d’abord l’atteindre.

Le torrent qui ruisselle sur le versant sud du Terek-Davan est profondément encaissé. Il fuit entre deux murailles rocheuses, souvent à pic, par une série de chutes rapides. Moi, qui suis fort sujet au vertige et qui, en dépit de mes ascensions nombreuses, ne ferai jamais qu’un alpiniste médiocre, j’aurais volontiers suivi le fond de son thalweg, excellent moyen pour ne pas perdre la route, et pour éviter les chutes d’une grande hauteur. Mais il paraît que c’est impossible : il y a des cascades. Les bêtes ne passeraient pas, les gens non plus, peut-être, et en outre on risquerait fort d’être écrasé par des éboulemens de rocs et des avalanches de pierres : par ce froid, il s’en produit beaucoup. Chi-Othman, qui nous guide, nous oblige à prendre le sentier tracé sur le flanc de droite, et qui descend par une pente fort modérée, tandis que la ligne de fond de la vallée en a une très prononcée. Aussi, au bout de peu de temps, nous trouvons-nous à une hauteur énorme au-dessus du torrent. Le mot sentier est mis ici par euphémisme, car personne ne s’est jamais donné la peine de faire le moindre terrassement volontaire pour rendre le chemin praticable. Ce sentier est tout simplement le produit des efforts gymnastiques, sans aucun plan préconçu, faits par les voyageurs successifs, — j’allais dire par les patiens successifs, mais le terme serait impropre, car le rôle que leur imposent les difficultés de la route n’a rien de passif, — qui ont voulu se rendre d’un côté à l’autre de la montagne, et qui, une fois engagés dans cette imprudente entreprise, ont bien été contraints, coûte que coûte, de la continuer. Chacun d’eux a cherché à se tirer de son mieux des mauvais pas. Mais aucun ne s’est avisé ensuite, une fois passé, de s’attarder à accommoder la route pour ceux qui viendraient après lui. Aussi le résultat final, au point de vue de l’art des ponts et chaussées, laisse-t-il beaucoup à désirer.

Le chemin, mauvais en tout temps, est rendu particulièrement défectueux, le jour où nous nous y engageons, par un verglas qui enduit les étroites corniches sur lesquelles on est obligé de marcher. En trois endroits notamment, tenant d’une main la bride ou la queue de mon cheval, et de l’autre m’appuyant à la paroi, je dois ramper ou marcher de côté pendant environ 150 mètres chaque fois, le nez tourné du côté du rocher, et les pieds mal affermis sur un rebord qui n’a qu’un ou deux décimètres de large. Immédiatement au-dessous, entre nous et la première terrasse où peut s’arrêter l’œil, il existe un escarpement tantôt à pic, tantôt légèrement incliné, mais toujours trop abrupt pour qu’il soit possible de s’y retenir en cas de chute. Puis, au bas de plusieurs ressauts successifs, dont la disposition varie, une gorge à falaises verticales de plusieurs centaines de mètres de profondeur. En somme, le lieu est aussi bien disposé que possible pour que l’on puisse s’y rompre les os.

Au bout de cinq kilomètres d’un trajet rempli d’exercices du même genre, nous descendons enfin, par une pente assez difficile, au fond de la vallée, et nous nous mettons à suivre le lit du torrent, devenu praticable. Dès lors, la marche n’est plus qu’une promenade. Pendant seize kilomètres, nous cheminons constamment dans le thalweg, passant à huit reprises d’une rive à l’autre. Nous rencontrons plusieurs caravanes allant en sens inverse. Chemin faisant, je note à droite et à gauche et j’inscris sur ma carte plusieurs vallées latérales d’où sortent d’assez gros affluens de notre Terek. Les deux principaux arrivent de la rive droite : ce sont le Tach-Oui et le Sougst, que nous ne traverserons que demain. Sur la rive gauche, une vallée latérale dont l’entrée est peu apparente, mais qui paraît très fréquentée par les indigènes, s’élève rapidement dans la direction de l’Est. Elle n’est pas marquée sur les cartes. Le sentier, très frayé, qui la suit, conduit au col de Kara-Bel, qui est le point de la frontière chinoise le plus rapproché du Ferganah. À vol d’oiseau, la distance entre ce col et la bifurcation de ces deux vallées n’est que de 21 kilomètres, et par-là on peut venir de Kachgarie au Terek-Davan en évitant le poste frontière d’Irkechtam.

Vers cinq heures du soir, nous arrivons au confluent du Terek et d’un petit cours d’eau venant de l’Ouest, le Tach-Oui. Là nous faisons halte et nous cherchons, pour y passer la nuit, un abri au pied de l’éperon rocheux qui domine la jonction des deux torrens. Ce n’est pas encore là, nous expliquent nos guides, que nous devrions camper. L’usage est, pour ceux qui franchissent le Terek-Davan pendant les longs jours d’été, d’aller dans la même journée jusqu’au fond de la vallée du Kok-Sou, rivière assez importante, dans laquelle se jette le Terek. Cette vallée est à un niveau assez bas et elle est assez abritée pour que l’on y puisse camper dans des conditions relativement bonnes. Son altitude, au point où on la traverse, n’est guère que de 10 000 pieds. On y trouve de l’herbe pour les chevaux en été : elle est alors parcourue par des bergers nomades. On nous y a même fait préparer une yourte. Bref, on y trouve, au dire de nos guides, une foule de choses utiles ou commodes pour constituer un bon campement, mais qui font complètement défaut dans l’endroit où nous allons passer la nuit : ici il n’y a rien que des pierres couvertes de verglas. Mais l’approche de l’obscurité, ainsi que la fatigue extrême de nos chevaux, nous oblige à camper plus tôt. Nous avons marché sans cesse depuis le lever du soleil, et fait, dans des conditions pénibles, quarante kilomètres. Il en reste encore seize pour gagner la vallée du Kok-Sou, et il y a de mauvais pas qu’il est de toute impossibilité de franchir de nuit. Nous nous arrêtons au pied d’une grosse roche contre laquelle nous nous adossons pour être autant que possible à l’abri du vent, qui est glacial. Nous faisons un feu très maigre au moyen de trois ou quatre morceaux de bois que nous avons emportés de la forêt de genévriers traversée la veille, nous faisons cuire un quartier de mouton, coupé en petits morceaux, avec du riz, et nous préparons du thé. Puis, nous enfonçons nos têtes jusqu’au fond de nos bonnets, qui servent en même temps d’oreillers, et nous nous couchons sur la neige, les pieds au feu. Les chevaux, débarrassés de leurs charges, ont été mis en liberté. Ils chercheront leur vie comme ils pourront. Il y a, aux endroits les moins pierreux, dans le sol dépourvu de toute végétation superficielle, quelques racines de chiendent ou d’autres plantes analogues, qu’ils sauront découvrir, la faim aidant, en grattant la neige, qui n’est pas épaisse, puis le terrain sous-jacent. Mais celui-ci est durci par la gelée. J’opine pour qu’on leur donne une ration d’orge qu’ils ont bien gagnée. Dervich s’y oppose : il faut ménager nos provisions et il affirme que les animaux trouveront leur pâture. Comme il connaît son personnel et les localités, je cède. La nuit se passe tant bien que mal : nous avons froid, mais nous sommes si fatigués que nous dormons quand même. A deux ou trois reprises, nous sommes réveillés par des paniques des chevaux, qui viennent en galopant se réfugier du côté de notre feu, et qui pourraient bien nous fouler aux pieds, si nous n’avions pris la précaution de nous faire tant bien que mal un rempart de nos bagages.

L’une de ces paniques est causée par une panthère grise. La vue de notre feu suffit à la tenir à distance, et elle ne se rapproche pas assez pour nous permettre de la tirer avec sûreté. Mais elle hésite à s’éloigner et reste quelque temps dans notre voisinage. Je lui envoie un coup de fusil, mais presque au jugé et sans résultat. L’un de nos guides, un des notables qui accompagnent Chi-Othman, en fait autant, et n’a pas plus de succès.

Pendant tout le reste de la nuit, les chevaux effrayés demeurent près du feu et n’osent plus s’éloigner. Un peu avant le matin, voyant qu’ils ont à peine mangé et sachant combien sera longue l’étape que nous allons faire, j’oblige Dervich à leur donner à chacun deux litres d’orge. Cet ordre exécuté, nous prenons derechef quelques heures d’un sommeil qui, pour ma part, fut profond, malgré l’absence complète des accessoires que la vie civilisée considère comme indispensables. Nos touloupes ont à elles seules ici tenu lieu et d’immeuble et de mobilier.

Samedi 1er novembre. — Il a fait froid cette nuit-là, et quand nous voulons nous lever, je constate que l’humidité de nos respirations a formé sur nos poitrines, d’une épaule à l’autre, une croûte de glace qui atteint, en certaines places, deux à trois millimètres d’épaisseur : Nous ne nous attardons pas outre mesure dans ce campement, qui a tout au moins l’avantage d’être rapidement levé. Les chevaux sont rechargés. Mais ce qui est curieux, c’est qu’ils ont trouvé leur vie pendant les dernières heures de la soirée et les premiers momens du jour. En grattant la neige et la terre avec leurs pieds, dans les endroits abrités, où le sol est le moins gelé, et le long des berges du ruisseau, ils ont déterré des racines de graminées en quantité suffisante pour leur alimentation. Ce sont des animaux bien précieux. Quant à nous, avant de partir, nous déjeunons, et, selon ma coutume, ce sera pour toute la journée.

Le déjeuner est froid, mais froid dans toute l’acception du mot. Il se compose des restes du dîner de la veille. Nous n’avons plus de bois, ayant usé tout ce que nous en avions pour entretenir pendant la nuit un feu motivé par la panique des chevaux et par la température. Le thé est gelé dans le grand koungane de cuivre qui nous sert de théière. J’hésite à brûler, pour faire chauffer de l’eau, une partie de notre provision d’alcool : il serait préférable de le boire dans les mauvais pas. Le mouton est gelé ; le pain surtout est solidement gelé : il faut le casser avec une pioche, puis l’écraser avec le dos du même outil, pour éviter de s’y briser les dents. Heureusement les caravanes sont, toute l’année, nombreuses sur cette route : les vestiges du passage de leurs animaux nous fournissent un combustible utilisable et bien connu de tous ceux qui ont-traversé les déserts. Nous en ramassons une quantité suffisante, que nous jetons sur les restes de notre feu, et nous parvenons à faire chauffer de l’eau pour le thé. Je regarde le thermomètre : auprès du feu, il indique — 15°, ce qui, après tout, n’est pas une température bien basse, comparativement à celle qu’a éprouvée Groumbtchevsky huit jours auparavant. En somme, nous avons une chance relative, et nous bénéficions d’un radoucissement momentané. Mais le culte de la belle étoile, même quand on le pratique vêtu d’une touloupe en peau de mouton et chaussé de bottes en feutre, n’est pas fait pour réchauffer ses adeptes lorsque vient le matin après une nuit entière consacrée à sa dévotion. En outre, il souffle dans cette gorge un vent déplorable, violent et glacial, qui ne nous épargne pas dès que l’on cesse un instant d’être abrité par les rochers.

A 7 heures du matin, nous sommes en route. Mais l’étape sera longue, très longue, si nous voulons gagner Irkechtam, et il n’y a pas de temps à perdre. Nous continuons, comme la veille, à descendre le cours du Terek, entre deux falaises de gneiss. Nous traversons deux fois la rivière, qui, dans l’intervalle de ces deux gués, reçoit sur sa rive droite un affluent torrentiel d’un volume presque égal au sien, le Sougst. Puis, à quatre kilomètres en aval de ce confluent, nous voyons les deux murailles rocheuses se rapprocher à tel point que, cette fois, le défilé semble vraiment sans issue. On se demande où peut bien passer la rivière. Il y a un passage pourtant, mais on ne le voit que lorsqu’on arrive tout près. Au pied d’un mur de rochers brunâtres, haut de plusieurs centaines de mètres, l’eau s’engouffre dans une fissure irrégulière dont elle bat les deux parois, et qui, dans certaines de ses parties, n’a pas plus de cinq pieds de large, sur une profondeur dépassant mille pieds. Le site rappelle, mais avec des proportions plus grandes, l’abîme de Pfæffers, près de Ragatz, classique en Suisse, et que traverse la Tamina. La nature géologique des roches diffère : ici, c’est du granit ; à Pfæffers, c’est du calcaire. Nous nous engageons dans ce couloir, où la lumière ne pénètre pas, car les parois n’en sont pas même verticales ; elles sont en surplomb, et le profil transversal de la crevasse est en zigzag. La largeur moyenne du fond, rempli par le courant, est de 8 mètres. En certains endroits, il n’y a que 1m, 50 : les deux bras étendus peuvent toucher à la fois les deux murailles : un chameau porteur d’une charge un peu volumineuse ne passerait pas. Bien entendu, nous sommes obligés d’entrer dans l’eau, et nous en avons jusqu’à la ceinture, toujours par 10 degrés au-dessous de zéro : il y a de quoi prendre un bon rhume. Mais le coup d’œil est splendide. Nous marchons pendant une centaine de pas dans le fond de cet abîme tortueux. Puis, les deux murailles s’écartent, et tout à coup, sortant de notre prison obscure, nous nous trouvons au fond d’une sorte d’entonnoir, inondé de soleil, parfaitement circulaire et profond de cinq cents mètres. L’eau s’échappe de là, comme elle y est entrée, par une fissure étroite. Mais c’est en vain que, mis en goût par le succès du premier essai, je veux m’engager dans celle-ci. Elle est tout à fait impraticable : elle n’a qu’un mètre de large et on ne passe pas, me disent mes hommes. Cet endroit s’appelle Kapkan (le Piège), et jamais nom géographique ne fut mieux motivé. Il s’y attache le souvenir de surprises et de désastres renouvelés plusieurs fois pendant les guerres, les invasions ou les luttes armées qui ont eu pour théâtre ce pays bouleversé par la nature, plus encore que par les sanglantes ambitions de conquérans prodigieux et inconnus de nous. Ceux-ci ont entraîné à leur suite ou chassé devant eux, à travers les obstacles gigantesques qui hérissent le Toit du Monde, des hordes de barbares affamés, féroces et dociles, ou des troupeaux de vaincus traqués sans pitié, les uns comme les autres insoucieux de la vie et de la mort, et n’ayant même pas, le plus souvent, pour payer leur renoncement, le mobile du fanatisme religieux. A quels égorgemens sans merci, à quels écrasemens de foules en déroute ce gouffre a-t-il servi de décor ? L’histoire est muette là-dessus, et les tueries, pourtant déjà si nombreuses et si énormes, que nous entrevoyons, lorsque, par des recherches nouvelles, ou à la lueur des rares documens que nous possédons, nous voulons plonger un regard à travers les brumes qui enveloppent, dans le temps comme dans l’espace, ce plateau central de l’Asie, citadelle naturelle et colossale du vieux monde, ne sont qu’une faible partie des massacres qui ont eu lieu. Car nous ne connaissons que ceux du dernier siècle, ou ceux qui ont ponctué quelques invasions célèbres, dont l’écho a retenti jusqu’en Europe. Il y en a eu bien d’autres.

Chi-Othman me rappelle qu’il faut se hâter, et me confirme, ce que je vois, du reste, que nous ne pouvons songer à profiter plus loin, pour la commodité de notre itinéraire, du travail par lequel les eaux de la rivière se sont ouvert un chemin à travers la montagne. Le seul moyen de sortir de cet entonnoir consiste à gravir la pente de sa paroi, ce qui d’aucun côté n’est commode. Pour me rendre compte de la configuration complète du lieu, autant que pour juger de la possibilité d’améliorer un jour le chemin en assurant aux convois une issue plus normale, je tente de reconnaître l’entrée du passage par où fuient les eaux. Je constate que sortir par-là est absolument impossible. Un homme peut se glisser dans la crevasse, mais les animaux n’y passeraient pas. En outre, j’entends, au bout de quelques pas, le bruit d’une très haute cascade, où je risque d’être entraîné par la violence du courant. De plus, le rocher, poli par l’eau, est glissant comme du marbre. Le Piège, décidément, mérite bien son nom. Cependant la vallée du Kok-Sou, derrière la muraille que l’eau traverse par cette brèche, n’est qu’à quelques pas de nous, et il est bien désagréable de recommencer une longue escalade, compliquée d’un grand détour, quand, depuis vingt-quatre heures, on s’est appliqué à descendre pied à pied un grand nombre de mètres, en étant constamment encouragé par cette idée unique, et en apparence logique, que, plus l’on descend, plus on est près d’arriver au bas. Tel n’est plus le cas si, chemin faisant, il faut remonter. Nous nous élevons donc sur le flanc gauche de ce maudit entonnoir. Ce n’est pas facile. Nous perdons une heure pour grimper jusqu’à un petit col, et de là gagner la vallée du Kok-Sou par un détour d’environ 3 kilomètres.

Le Kok-Sou, qui vient du Nord, est une rivière assez importante. C’est même, au point de vue de la longueur du parcours, la source principale du Kizil-Sou, bien qu’il ne lui donne pas son nom. Il draine toutes les eaux du versant oriental del’Alaï. Là où nous le rencontrons, le Kok-Sou (Rivière Verte) coule assez paisiblement au fond d’une vallée, large de trois kilomètres, qui, pendant la belle saison, doit être tapissée d’excellens pâturages. C’est là que nous aurions dû camper la veille, ainsi qu’en témoignent trois yourtes préparées pour nous et que nous apercevons de loin, sans même avoir le temps d’y faire halte. Mais nous n’avons pu les atteindre la veille, ainsi qu’on l’a vu, et, comme il est déjà près de midi, notre étape d’aujourd’hui sera des plus longues. Aussi Chi-Othman me demande-t-il s’il ne me conviendrait pas de s’arrêter ici jusqu’au lendemain. Je refuse, séduit par la perspective de trouver à Irkechtam, poste frontière, un gîte dans un bâtiment chauffé. En route donc pour Irkechtam ! Chi-Othman et les gens de sa tribu qui nous ont accompagnés prennent ici congé de nous.

Avant de poursuivre ma route, je tente, pendant que les chevaux prennent un peu de repos, de reconnaître, par le côté d’aval, la brèche qui sert d’issue aux eaux du Kapkan. J’en trouve sans peine l’orifice, où je m’engage. Mais je ne peux aller loin, et la cascade, dont j’entends le bruit, est invisible. Le couloir, aux parois verticales, qui y fait suite en aval, est étroit, sinueux, et rempli d’un bord à l’autre d’une eau profonde. Pour visiter cette gorge, il faudrait un bateau, et un bateau de forme spéciale, par exemple un de ces canots en toile, plians et très courts, comme on en a fait en France dans ces dernières années, et que l’on a utilisés notamment pour explorer les cours d’eau des cavernes. Avis à mes successeurs.

Le Kok-Sou se jetant dans le Kizil-Sou, dont la vallée est notre objectif, et sur le bord duquel est bâti Irkechtam, il serait naturel de le descendre, tout simplement. Mais la rivière, qui coule vers le Sud, s’engage, paraît-il, dans des gorges inexplorées par les Européens, et qui sont infranchissables. Aussi allons-nous être obligés de couper transversalement deux chaînons très élevés. Nous le ferons par deux cols successifs, qui portent le nom d’Aïkkezek (les Jumeaux), nom qui tient sans doute à ce qu’ils sont voisins, aussi hauts l’un que l’autre, et exigent des efforts égaux pour être franchis. Ces efforts ne sont d’ailleurs pas excessifs. Le premier col se dresse devant nous aussitôt après notre traversée du Kok-Sou. Son escalade ressemble à celle de certaines crêtes des Pyrénées. Nous grimpons en zigzag entre de grands blocs de rochers grisâtres, aigus et pittoresques. La pente est rapide. Mais cette ascension n’est pas difficile et n’exige pas d’aptitudes spéciales. En une heure et demie, nous arrivons au sommet, où nous nous trouvons devant une échancrure naturelle, pratiquée dans une crête rocheuse formée de bancs redressés tout à fait verticalement et partiellement revêtus d’éboulis pierreux. Pendant les 300 derniers mètres seulement nous avons été sur la neige. Sur le versant opposé, nous n’avons qu’à descendre mille mètres d’un long talus de rocailles roulantes. Nous arrivons ainsi au fond d’une vallée étroite où coule un torrent, l’Aïkkezek-Sou. Nous en suivons durant quelque temps le cours, qui, pas plus que celui du Kok-Sou, ne peut, paraît-il, nous mener à destination, bien que ses eaux aillent aussi rejoindre la vallée d’Irkechtam. Après avoir cheminé pendant huit kilomètres dans cette vallée, nous voyons tout à coup s’ouvrir à notre gauche un étroit vallon latéral, venant de l’Est, encadré de très hautes montagnes, et dont le fond est uni et praticable. Une petite rivière paisible, le Kohi-Sou, y coule. Nous la remontons. Le soleil commence à baisser et il nous reste encore à franchir un col, le second Aïkkezek, que l’on appelle aussi, pour le distinguer de l’autre, col de Karavan-Koul. Le sentier naturel, formé par le fond de la gorge, est excellent : on le dirait fait de main d’homme. Il s’élève par une pente rapide, mais uniforme. Nous marchons vite, car il est deux heures de l’après-midi, et nous n’avons devant nous que peu d’heures de jour. La vallée, étroite et sinueuse, se déroule devant nos pas en méandres successifs. Au bout de 6 kilomètres de cette marche, je constate, à l’aide du baromètre, que nous avons monté de 600 mètres environ, et rien n’annonce encore l’approche de la ligne de faîte. La température se refroidit singulièrement et le sentier monte toujours. Enfin, nous arrivons à la source de la rivière, au fond d’un grand cirque, de forme régulière ; sur un point du haut de son pourtour, du côté du Sud, se trouve le col. Les bords de cet entonnoir sont très élevés, l’intérieur en est tout tapissé de neige, et le jour baisse. J’ordonne de mettre pied à terre pour soulager les chevaux, et nous montons vite, trop vite même, car tout à coup un de nos animaux de bât, pris de syncope, se laisse tomber, et roule sur le flanc de la montagne : il descend sur la neige comme une boule, et, la pente étant absolument uniforme, il n’y a pas de raison pour qu’il n’aille pas jusqu’en bas. Dervich et Sakkat se précipitent et réussissent à l’arrêter en chemin ; on dénoue les sangles, et il faut remonter la charge jusqu’en haut à des d’homme. Quant à l’animal, il se ranime peu à peu : il n’est qu’étourdi et n’a rien de cassé : on le remet sur ses pieds, et, en le poussant d’un côté, le tirant de l’autre, on finit par lui faire atteindre le sommet.

L’accident qui vient de frapper un de nos chevaux chargés, avant que nous-mêmes, bien que marchant à pied à ses côtés, soyons sérieusement incommodés, est un commencement d’asphyxie. Il confirme nettement la théorie d’après laquelle les accidens du mal de montagne seraient dus, au moins jusqu’à une certaine altitude (voisine de 5 000 mètres en moyenne), non pas tant aux effets mécaniques d’une pression ambiante insuffisante, c’est-à-dire aux effets de distension et de rupture des vaisseaux, qu’à une sorte d’empoisonnement, causé par l’hématose incomplète du sang dans les poumons sous l’influence d’une pression extérieure trop faible, jointe à un travail musculaire trop grand. Ainsi, nous qui ne portons rien, nous avons souffert moins que le cheval, et, pressés par le temps et abusant de la facilité de l’escalade, nous avons franchi trop rapidement une altitude trop forte. Cette théorie est vérifiée d’autre part, comme nous l’avons vu souvent, par ce fait que le voyageur qui se laisse porter par un cheval, sans faire lui-même d’efforts, est moins malade que celui qui grimpe à pied à côté de lui.

Je n’insiste pas davantage sur le mal de montagne, dont les diverses manifestations ont été décrites et étudiées au point de vue physiologique, par de nombreux auteurs et par moi-même, dans des publications techniques ou dans des milieux spéciaux. C’est certainement à la suite d’accidens de ce genre qu’a pris naissance la légende, accréditée dans tout l’Orient, et que l’on retrouve dans maints récits populaires, d’après laquelle certains sommets ou certains territoires situés dans les montagnes seraient défendus par des génies invisibles, qui frapperaient de torpeur, de blessures impossibles à parer, et même de mort, les hommes et les animaux.

Les géans du Pamir oriental, le Mouz-Tagh-Ata (le Père des Montagnes neigeuses), haut de 8180 mètres, le Kizil-Aguine (6 600 mètres), dans le Transalaï, le Tengri-Khan (le Roi du Ciel), qui atteint 7 300 mètres, près du lac Issyk-Koul, m’ont été présentés successivement, ainsi que d’autres pics encore, comme protégés par ce privilège. Des gens qui avaient entrepris de les gravir m’ont déclaré avoir été, à un certain moment, repoussés par des ennemis invisibles et obligés de se coucher ou de rétrograder. Et tous concluaient formellement à l’existence de djinns, génies défenseurs des parties de la terre qui ne sont pas ouvertes aux hommes. Quelques-uns même prétendaient les avoir entrevus ou entendus.

Ils exprimaient ainsi d’une façon naïve, mais fort juste en somme, quoique erronée, ce que la physique nous enseigne en termes plus pédans et moins simples. Méfions-nous de la Physique. C’est l’ennemie de la Poésie. A moins que ce ne soit la même personne, travestie différemment selon les époques, et rendue méconnaissable par les mauvais tailleurs occidentaux du XIXe siècle ; ce qui est encore bien possible. Alors, j’avoue qu’elle est, à mon goût, beaucoup plus séduisante, vêtue à l’ancienne mode du Panthéisme grec, ou même à la mode moderne de l’Orient. Dans tous les cas, la formule orientale rend fort bien compte du phénomène, tout aussi bien que la nôtre. Et elle a l’avantage d’être plus claire pour les profanes.

Cet incident nous a fait perdre du temps. Quand nous atteignons la crête, il est quatre heures et la nuit tombe. Hommes et chevaux sont bien essoufflés. Je regarde le baromètre : il indique 12 600 pieds d’altitude. Ce col, dont nous ne nous sommes pas méfiés, et dont nous avons à peine tenu compte dans la prévision de notre itinéraire, est presque aussi élevé que le Terek-Davan. Mais il est loin de présenter les mêmes difficultés. Sur le versant Sud-Est, la pente est raide, mais aisément praticable : ce n’est qu’un immense éboulis de pierrailles. Le sentier y descend, tortueux. Nous sommes pressés : il s’agit de couper au plus court. Nous abandonnons à eux-mêmes les chevaux que nous chassons devant nous après les avoir dirigés tout droit sur la ligne de plus grande pente de l’éboulis. Dervich ajoute, pour chacun des plus hésitans, un vigoureux coup de pied sur la croupe. Nous leur laissons prendre un peu d’avance : en descendant les premiers, nous risquerions d’être assommés par les pierres que font rouler les animaux.

Puis, nous nous engageons à leur suite sur la pente, et nous nous laissons dégringoler aux grandes allures sur nos talons, en nous aidant des quelques bâtons que nous possédons. Moitié glissant, moitié courant, nous arrivons tous, en quelques minutes, au bas de l’escarpement, après une descente de deux kilomètres. Nous nous trouvons là sur le bord d’un petit lac, environné de toutes parts de hautes montagnes singulièrement abruptes : c’est le Karavan-Koul. Sa nappe, encaissée de berges rocheuses, est de forme circulaire et paraît presque noire. De nombreux vestiges de campemens anciens l’entourent. La nuit nous prend à cet endroit. Sous d’autres climats, en de pareilles circonstances, j’aurais fait camper, sans chercher à pousser plus loin. Mais j’estime, à tort d’ailleurs, qu’en cette saison et après ce que nous venons de faire, il vaut mieux tâcher de trouver un abri fermé. Le poste d’Irkechtam me fascine. Nous n’avons plus de tente et la nuit est bien froide. J’ordonne de continuer la marche en avant. Remonté sur mon cheval fatigué, je pense, tout en ramenant ma touloupe de peau de mouton sur mes genoux transis, et en pressant du talon la pauvre bête, qu’à Irkechtam il doit y avoir un poêle, et que, sur ce poêle, on doit pouvoir se coucher. Coucher sur un poêle, dans un corps de garde, au milieu des Cosaques, quel rêve ! Tel est pourtant, en ce moment, mon idéal. Singulier effet du désir et du point de vue ! Décidément, l’homme n’est pas un bon instrument de précision : les impressions qu’il enregistre et les appréciations qu’il formule dans les diverses circonstances de sa vie ne sont pas comparables entre elles. C’est d’ailleurs pour cela que les indications des thermomètres, appareils impassibles et honnêtes, sont si rarement d’accord, en ce qui concerne le froid et le chaud, avec nos sensations subjectives.

Irkechtam est encore loin, mais nous avons pour nous guider la petite rivière qui sort du Karavan-Koul. Il suffit de la suivre. Le trajet n’est pas difficile, mais le sentier est raboteux, encombré de blocs de roche, et l’obscurité n’est pas une condition favorable. Nous commençons vers cinq heures à cheminer dans cette gorge, et c’est seulement à dix heures du soir que nous atteindrons l’issue méridionale, qui pourtant n’est éloignée que de 16 kilomètres.

Je prends la tête de la petite colonne, et je commence à m’acquitter une fois de plus, pendant de longues heures, de la tâche banale, familière aux voyageurs comme aux chasseurs à courre habitués aux retraites nocturnes, qui consiste à suivre, dans la nuit sans lune, au milieu des pierres, le sentier praticable, en évitant d’engager les chevaux dans des impasses.

Tout à coup, à travers cette besogne, que j’accomplis machinalement, une pensée subite traverse mon esprit. En repassant mentalement les dates des étapes, je me dis que, dans le calendrier grégorien, que j’ai perdu de vue depuis longtemps, c’est demain le 2 novembre, et que là-bas, en France, cette nuit à travers laquelle nous marchons, c’est la nuit des Morts.

Tandis qu’ici, sous le ciel clair des hauts plateaux d’Asie, la nuit est vide de légendes, ou, du moins, n’en contient que quelques-unes, d’un intérêt médiocre et dont aucune n’est angoissante, là-bas, en Europe, sous le ciel embrumé de l’Ouest, dans les brouillards issus de l’Océan Atlantique, errent les âmes des trépassés. C’est cette nuit que, dans les pays latins, et surtout dans ceux où règnent les mythes celtique ou germain, les vivans peuvent, dit-on, se mettre en communication avec les âmes ou les pensées de ceux qui ne sont plus.

Involontairement, je me retourne sur ma selle, et je lève les yeux pour saluer les absens ou ceux qui ont quitté ce monde. Et voici que là-haut, entre les deux bords noirs du ravin au fond duquel nous sommes, sur la mince bande de ciel qu’ils laissent entre eux au-dessus de nos têtes, monte, lentement, une étoile. Elle est toute seule : je n’en vois pas d’autre. Sa lueur est blanche et elle me semble, énorme. Quel message m’apporte cette clarté ? De quelle âme absente ou morte est-elle la pensée lointaine ? Je n’en sais rien, mais je ne doute pas que telle ne soit sa mission.

Et pourtant de nos jours, les hommes n’ont plus d’étoile. Dans l’antiquité, c’était plus commun. Non seulement les héros et les demi-dieux, ou leurs amantes, tels Hercule, Persée et Andromède, mais de simples mortels, et des plus humbles, pouvaient recevoir, à bail pour l’éternité, un coin du firmament étoile. Un simple chasseur comme Orion avait pour lui seul une constellation entière, et la plus belle de toutes, avec plusieurs étoiles de première grandeur. Un bouvier, un simple centaure, étaient presque aussi favorisés. Plus tard, dans des temps historiques, moins éloignés de nous, Ptolémée VI Evergète, roi d’Egypte, parvenait encore à accaparer une constellation nouvelle, tout entière, pour la chevelure de Bérénice. Plus récemment, les Rois Mages et quelques autres personnages illustres trouvaient encore de petites places vacantes. Mais, depuis les temps modernes, il n’en a plus été de même, et les gens les mieux qualifiés ne sauraient obtenir une simple étoile. On a contesté la sienne à Napoléon, qui, raconte-t-on, était seul à la voir[3], et les souverains de la maison d’Autriche n’en ont eu qu’une entre eux tous. À notre époque, qui se dit démocratique, il n’est pas au pouvoir d’un simple particulier d’acquérir un astre au ciel. Il serait d’une outrecuidance ridicule de le prétendre.

Non, cette étoile ne m’appartient pas. N’importe : je ne doute pas un instant que sa lumière ne soit, sinon à moi, du moins à mon adresse. Je sais — ou je crois fermement, ce qui est la même chose, — qu’il y a là-haut, derrière cette petite lueur, une âme dont le regard me suit de loin.

Eh bien ! maintenant, il peut survenir n’importe quels incidens de route, j’e suis sûr d’arriver au but de mon voyage. Et je continue à guider le convoi à travers la nuit, sur le terrain inégal, sans que les hommes qui me suivent se doutent pourquoi mon cheval a le pas plus relevé que tout à l’heure.

Dix heures du soir ! Enfin voici l’issue de cette interminable gorge. Par une brèche étroite, nous débouchons tout à coup dans une grande vallée, où coule avec fracas une large rivière : c’est le Kizil-Sou, dont les eaux vont à Kachgar. De l’autre côté, nous apercevons une lumière haut perchée qui nous indique le poste d’Irkechtam. Mais il s’agit d’y arriver. Il n’y a pas de lune, et c’est un fleuve que nous avons devant nous. Le lit a plus d’un kilomètre de largeur. L’eau n’est pas très profonde, et le courant, divisé en plusieurs branches, est coupé par des bancs de galets. Nos yeux, habitués à l’obscurité, le perçoivent vaguement ou du moins le devinent. Pourtant le passage de nuit n’est pas commode, et aucun de nous ne connaît le gué, d’ailleurs variable, sous les eaux torrentueuses et troubles. Pour comble de difficulté, une couche de brume glacée masque la surface du courant. Nous tirons des coups de fusil dans l’espoir d’appeler un guide ou d’attirer l’attention. Mais personne ne nous répond, et nul ne peut nous entendre de l’autre bord, à travers le vacarme des eaux. Cependant il est absurde de rester en détresse à un kilomètre du gîte après avoir tant fait pour l’atteindre. La perspective du poste bien clos et chauffé nous donne courage. Une fois de plus, je commande : Aïda, « en avant », et nous nous mettons à l’eau, en n’importe quel point de la berge, au hasard. Cette eau, qui descend des glaciers du Transalaï, n’est pas chaude et nos bagages comme nos personnes y subissent une immersion complète. Enfin, tout finit par atteindre l’autre rive, et nous faisons, peu de temps après, non sans difficulté, notre entrée dans le fortin d’Irkechtam, où nous sommes parfaitement reçus par le commandant du poste, un capitaine de Cosaques, dont l’aspect est aussi bien d’accord avec le cadre et aussi franchement militaire que possible. Il se nomme Kotchouroff. Ce n’est pas chose précisément aisée que d’arriver jusqu’à lui. Le fortin est bâti au sommet d’un petit piton rocheux et isolé qui domine de haut la berge méridionale de la rivière, dans un endroit parfaitement choisi pour la défense, mais où, pour plus de sûreté aussi bien que par dédain des commodités inutiles, on a complètement omis de faire un sentier d’accès. Il nous faut grimper à tâtons et sans chemin, ni plus ni moins que s’il s’agissait d’atteindre un sommet désert, et non le poste occupé par l’extrême avant-garde de la civilisation occidentale, le point où flotte le dernier drapeau de celle-ci au seuil du monde jaune.

Après l’échange de quelques politesses, nous remettons au lendemain la tâche de faire plus ample connaissance, et je vais prendre place sur le fameux poêle, objet de mes visions anticipées. Il existe réellement ; il est en terre battue et encore plus grand que je ne l’avais rêvé. Je m’y endors profondément.

Dimanche 2 novembre. — Nous avons passé à Irkechtam la journée du dimanche 2 novembre, pour donner aux animaux un repos dont ils avaient besoin. Nous n’avons pas été fâchés non plus de dormir et surtout de nous restaurer et de nous chauffer en nous reposant sur le poêle, bien qu’il soit fort dur et que la chaleur lourde qui s’en dégage soit peu favorable aux travaux de l’esprit.

La plus grande partie de la journée est employée par le capitaine Kotchouroff à me faire les honneurs du poste qu’il commande. Le capitaine est un excellent militaire, d’une vigueur remarquable, même dans l’armée russe. C’est le type le plus parfait de l’officier de Cosaques, s’occupant en détail de ses hommes et de ses chevaux, généreux, hospitalier, adorant son métier, brave comme son sabre et d’une énergie qui ne connaît pas d’obstacles. Son occupation presque unique, pendant la mauvaise saison, — et ici elle est longue, — consiste à exercer ses soldats au tir. Pendant l’été, il fait avec eux des courses de montagne où il accomplit de merveilleuses prouesses : mais actuellement ce n’est pas le temps d’y songer. Tout au plus peut-on faire, dans les environs immédiats, quelques chasses à l’ours et au mouflon. Excellent tireur lui-même, il est d’une rare compétence en matière de chasse et même de tir de guerre, et il me donne l’occasion d’apprécier, sur des cibles, la justesse exceptionnelle de son coup d’œil. Sur son invitation, je fais sa partie à ce jeu, et je tâche de représenter, du moins mal que je puis, les « savans français, » quand on leur impose pour arme, au lieu d’une écritoire ou d’une loupe, une carabine.

Le capitaine me donne aussi des détails topographiques très intéressans sur les parties les moins connues des montagnes avoisinantes. Il me raconte encore qu’il est chargé par l’Observatoire de Tachkent de diverses observations météorologiques, et il me montre ses registres et ses instrumens, qui sont assez sommaires : le principal est un baromètre anéroïde à cadran. Cet appareil lui donne quelque souci. Il le consulte régulièrement trois fois par jour et note avec soin les résultats observés. Mais il lui semble que depuis quelques semaines le fonctionnement n’en est plus parfaitement régulier : l’invariabilité des pressions l’inquiète. Il fait appel à nos lumières pour avoir une consultation. J’examine le sujet et je vois que le pivot de l’aiguille indicatrice est inséparablement soudé à son coussinet par une épaisse couche de vert-de-gris. Après avoir constaté qu’en outre le mécanisme intérieur est complètement hors de service, je déclare au capitaine qu’en effet le fonctionnement de ce baromètre laisse à désirer, et qu’il fera bien, à la prochaine occasion, de le renvoyer à Tachkent en en demandant un autre. Mon pronostic paraît le chagriner : il me demande si, provisoirement, il peut continuer à se servir de l’appareil et à l’observer trois fois par jour, en attendant cet envoi. Je lui réponds que, pour ma part, je n’y vois aucun inconvénient. Sur quoi, il remet philosophiquement l’instrument à son clou, où je le soupçonne d’être encore.

Lundi 3 novembre. — Nous partons d’Irkechtam à huit heures du matin, après avoir pris congé de nos hôtes. Les chevaux sont reposés. Le temps est froid, sec et superbe. La route est commode : il n’y a qu’à suivre la rivière. Nous la franchissons à gué, sans difficulté, à l’endroit qu’on nous a indiqué, c’est-à-dire à 2 kilomètres en aval du poste, pour longer ensuite la rive gauche.

Tout près de là, à 3 kilomètres du fort, nous passons la frontière, qu’aucun signe extérieur ne marque, mais dont nous connaissons à l’avance la situation. Devant nous, c’est la Chine, et c’est la partie la plus reculée et la moins connue de l’Empire chinois. Nous sommes exactement au sommet du grand triangle, contenant 300 millions d’hommes, de tous temps en dehors ‘de nos civilisations et de nos croyances européennes, qui a sa base sur le littoral du Pacifique, et qui s’enfonce comme un coin au centre du vieux continent, entre l’Himalaya et les monts Célestes, entre l’Inde, domaine de la race aryenne, et la Sibérie ou les steppes, domaine des races touraniennes.

Ici nous intercalons une remarque postérieure à la rédaction de nos notes sur le terrain, car aujourd’hui la situation politique n’est plus la même qu’alors. La Chine, à la suite du coup de foudre de la guerre japonaise, a dû, bon gré, mal gré, pactiser avec la civilisation occidentale, et s’est ouverte. Il n’en était pas encore de même à l’époque de notre voyage.

La Chine, à ce moment-là, c’était encore, surtout dans ses parties reculées comme celle dont il s’agit ici, le pays mystérieux et impénétrable, sinon menaçant. C’était la grande énigme dans la géographie politique de l’avenir.

À ce moment-là, et même bien plus tard encore, jusqu’en 1895, les journaux d’Occident — on s’en souvient peut-être encore dans notre pays où les préoccupations politiques et autres n’ont que la durée d’un jour, — agitaient périodiquement la question du péril jaune. Ils se demandaient, de temps en temps, avec une anxiété qui n’était pas inspirée uniquement par le vide de leurs colonnes, ce qui adviendrait lorsque la Chine, formidablement armée et instruite par nos soins, se précipiterait sur l’Europe. Beaucoup voyaient déjà celle-ci submergée.

En 1890, à l’époque de notre récit, le coup imprévu et hardi frappé à l’improviste par l’épée du Japon, n’avait pas encore démontré la faiblesse militaire de la Chine et hâté l’heure de la curée. Il n’avait pas donné raison, au moins jusqu’à un certain point, au paradoxe militaire de Prjévalsky, à savoir que 25 000 Cosaques suffiraient, lorsqu’on le voudrait, à conquérir le Céleste Empire. Les guerres soutenues en ce siècle contre lui par les puissances européennes en Extrême-Orient, n’avaient pas, par suite de circonstances accessoires et diverses, été aussi probantes qu’elles auraient pu l’être touchant sa faiblesse militaire. Lors de l’agression japonaise, l’issue de la lutte paraissait extrêmement douteuse, ou du moins personne ne croyait que le Japon, même appuyé par l’éducation et l’outillage européens, pût remporter un succès aussi décisif qu’il l’a fait.

Pour ce qui est de mon opinion personnelle, telle qu’elle était déjà alors, dès 1890, et telle qu’elle a été aussi un peu plus tard, lorsque j’ai pu étudier la Chine de plus près, en la voyant en quelque sorte par son envers et non par la façade qu’elle montre à l’Europe le long du littoral ; quant à mon opinion, dis-je, je ne saurais la développer ici sans sortir du sujet actuel.

Pour la résumer superficiellement, je me bornerai à dire, comme je l’ai dit vers cette époque, qu’à mon avis la Chine ne constituait pas et n’était pas appelée à constituer, vis-à-vis de l’Europe, un danger militaire sérieux. Son incontestable faculté de résistance, attestée par la façon dont, à toutes les époques, elle a dévoré et absorbé ses conquérans, était plus passive qu’active. Avec ses millions de travailleurs et de commerçans, elle pouvait être — et il n’est pas certain qu’elle ne puisse être encore — pour l’Europe un danger économique, comme elle a failli l’être pour l’Amérique. Elle ne pourra jamais être un danger politique. Ni le fanatisme religieux, ni le sentiment dynastique, ni l’esprit militaire n’existent, dans la Chine moderne, pour la pousser à un rôle de conquêtes hors de son domaine naturel, entouré par une ceinture de déserts. L’absence de ces trois élémens, dont l’un au moins est le levain nécessaire pour entraîner une race à des guerres d’invasion, est poussée à un tel point chez les Chinois d’aujourd’hui qu’ils ne sauraient même chez eux opposer une résistance armée bien sérieuse. Ils n’avaient, pour les soutenir dans ce rôle, que deux sentimens tenaces et énergiques : la haine ou le mépris du Barbare, et l’attachement traditionnel à certaines de leurs institutions et de leurs coutumes. Ce sont là certainement des élémens de résistance à l’étranger. Ils ne suffisent pas à eux seuls, et d’ailleurs ils sont en voie de décroissance. Quoi qu’il en soit, la question politique est, dirais-je, en Chine, subordonnée à la question économique. La puissance qui fera la conquête économique et financière de la Chine fera en même temps, et sans coup férir, sa conquête politique.

C’est pourquoi la tactique consistant à soutenir l’intégrité territoriale de l’empire chinois et à acquérir d’autre part la haute main sur ses chemins de fer, sur ses finances, et sur l’outillage économique qu’elle est maintenant forcée de créer à l’imitation de l’Europe, était un coup de maître de la part de la seule puissance qui fût en mesure de jouer ce jeu et de prétendre en recueillir un jour le fruit. L’a-t-elle joué assez nettement et assez radicalement dans ces derniers temps ? C’est discutable.

Quant à l’opinion de Prjévalsky, que nous avons été amené à mentionner tout à l’heure, elle est formulée à un point de vue qui nous semble n’avoir, en somme, aujourd’hui, qu’une importance secondaire. Peut-être 25 000 Cosaques pourraient-ils, comme il l’a dit, ou auraient-ils pu suffire à vaincre la Chine, mais non sans doute à la conquérir et certainement non à la conserver ni à l’assimiler. La conquête de la Chine par le monde européen, si elle doit avoir lieu, sera une conquête pacifique, une opération d’influence, en un mot un ‘acte d’association de la race blanche et de la race jaune, celle-ci étant trop en retard comme outillage pour pouvoir lutter avec sa rivale, mais trop nombreuse et trop vivace pour pouvoir être écrasée ou supprimée.

Quoi qu’il en soit, et quelque opinion que l’on puisse avoir aujourd’hui, maintenant que la porte de la Chine est ouverte et que le partage du Céleste Empire, — ou son entraînement dans l’orbite de la civilisation européenne, devenue dorénavant, parle consentement de la race jaune et par l’écrasement des autres races, la civilisation humaine, — n’est plus qu’une question de temps, la Chine était aux yeux de tous, à l’époque dont nous parlons, un pays fermé et redoutable.

Pour le géographe comme pour l’homme politique, la Chine c’était incontestablement, entre tous les pays du globe, sinon le danger, du moins l’inconnu. Le Céleste Empire constituait dans son ensemble, au point de vue politique, une énigme pour l’histoire future de l’humanité, et d’autre part, il recelait dans ses parties intérieures les principaux problèmes géographiques restant encore à résoudre à la surface du globe.

Cette digression close, je reprends la suite de mon journal et je continue à relever les notes consignées sur mon calepin.

Voici la Chine. Enfin ! Cette seule idée suffit à me réconforter et à me rendre tout dispos. Et, pensant aux longues chevauchées sous le grand soleil ou par le froid, sur le sable et sur la neige, qui, depuis cinq ans, m’ont mené, par le chemin des écoliers, de l’autre bout du Sahara jusqu’au seuil du désert de Gobi, dont les dernières dunes viennent mourir au bas des pentes qui s’étagent à mes pieds, et où vont se perdre les eaux du fleuve que je côtoie, j’ai un sentiment de réelle satisfaction, qui me payerait en un instant de toutes mes peines, si je les avais jamais regrettées. Je sens, je l’avoue sans honte, passer, dans mon épiderme racorni de vieil observateur, un petit frisson d’enthousiasme, comme j’en avais souvent dans mon enfance, en lisant certaines pages des classiques anciens, et comme j’en ai eu encore quelquefois, de plus en plus rarement, en avançant dans la vie, un de ces petits frissons qui, au collège, vous emportent bien loin de la classe et vous empêchent d’entendre la leçon du professeur, — ce qui vous vaut généralement une punition, — et qui, dans la vie au grand air, empêchent les hommes d’entendre les balles, et donnent des jambes aux chevaux.

Que les gens raisonnables et méthodiques qui n’ont jamais rien ressenti de pareil ne s’en moquent pas. C’est sous cette influence que les hommes font des choses contradictoires, absurdes et ridicules, voire illégales, mais c’est sous son empire aussi qu’ils réalisent de temps en temps l’impossible. Et c’est avec ce petit frisson-là seulement qu’ils parviennent quelquefois à vaincre les deux forces supérieures qui dominent et semblent régler à l’avance, entre elles deux, tous les événemens de la vie, et dont sans cela ils ne seraient que les jouets impuissans : la Logique et le Hasard.

Et, tandis que, pour indiquer un point de direction à mes hommes, je me redresse sur ma selle usée, qui vient de France et d’Afrique, et où j’ai passé tant d’heures de jour et de nuit, je me surprends à fredonner entre mes dents le refrain d’une chanson cosaque que mon ami Ogier d’Ivry a fait connaître chez nous il y a déjà longtemps :

Le fifre aigu marque le pas
Sur la marche de Rostopchine.
Nos chevaux ne s’arrêtent pas :
Ils nous porteront jusqu’en Chine,
Les corbeaux seront las !

Eh bien ! mais voici que mes chevaux à moi m’y ont porté. Il est vrai que ce ne sont plus les mêmes qu’au départ. J’en ai changé plusieurs fois en cinq ans. N’importe : si l’orge n’était pas si rare ici, je leur ferais donner ce soir une demi-ration supplémentaire. Ils l’auront à Kachgar.

À propos de corbeaux, cet animal de Souleyman nous fait encore perdre un temps précieux. Pendant les cinq minutes que j’ai employées à contempler le panorama du pays que je viens de conquérir, il a, lui, mis pied à terre et il a grimpé, avec une de nos carabines, dans un ravin latéral où il fait la sourde oreille et d’où il refuse obstinément de revenir. Je suis obligé de l’envoyer chercher et de le faire hisser de force sur son cheval pie. Encore me faut-il ensuite lui imposer silence. Il veut absolument tuer lui-même ou me persuader de tuer un gros corbeau qui plane au-dessus de nos têtes, attendu que celui qui mange les yeux d’un corbeau de cette espèce, prétend-il, est assuré de ne jamais devenir vieux. Je refuse absolument de me prêter à l’exigence absurde de mon cuisinier, pour de nombreuses raisons, ne serait-ce que par simple humanité envers les corbeaux. Puis, vraiment, le régal peu appétissant qui m’est proposé n’est pas justifié par les avantages d’une prophétie aussi ambiguë.

Comme voie à suivre, mon avis serait de descendre le cours du Kizil-Sou, dont la vallée est assez large, et qui, semble-t-il, doit nous mener dans la bonne direction. Relever d’un bout à l’autre le cours de ce fleuve serait intéressant. Mais les hommes, qui connaissent le chemin, insistent pour que nous prenions la piste ordinaire des caravanes, et, au bout de sept à huit kilomètres, nous quittons la vallée du Kizil-Sou. Nous élevant sur sa rive gauche, nous remontons assez péniblement un ravin à pente très accentuée. Après avoir franchi un petit col, nous redescendons dans la vallée d’un autre affluent du fleuve. Remontant une vallée latérale, nous franchissons un second col, puis un troisième, et enfin nous nous trouvons sur un vaste plateau dont le centre est déprimé et qui paraît avoir été la cuvette d’un ancien lac. À notre droite, nous apercevons la partie supérieure d’une sorte de large entonnoir où les eaux se sont engouffrées pour se vider, à une époque plus ou moins ancienne, dans le Kizil-Sou. La marche sur ce plateau argileux serait facile, s’il n’y faisait un vent terrible, qui soulève des tourbillons d’une poussière aveuglante pour les hommes et pour les chevaux.

Nous marchons pendant trois ou quatre heures à travers cette plaine poudreuse, à l’extrémité de laquelle nous voyons se dresser, au Nord, une ligne de hauteurs d’un profil escarpé. Nous nous dirigeons vers une brèche qui s’ouvre entre le dernier et l’avant-dernier de ces sommets, du côté de l’Est. La route fait ainsi vers le Nord un détour assez long que je ne m’explique pas tout d’abord. Après avoir gravi un petit col peu élevé, mais assez abrupt, nous redescendons dans une large vallée qui vient du Nord-Ouest. Cette vallée aboutit, en amont, à un col peu fréquenté aujourd’hui, mais qui pourrait constituer une importante voie de communication entre le Turkestan russe et le Turkestan chinois. Ce col se trouve, sur le versant qui regarde le Ferganah, aux sources de la rivière Tar, un des plus grands affluens du Syr-Daria. Nous avons demandé aux indigènes pourquoi cette route n’était pas employée, concurremment au Terek-Davan et au Taldyk. D’après ce que nous avons appris, le motif qui empêche de l’utiliser consisterait, non pas dans la difficulté du col lui-même, qui est très accessible, ni dans l’étroitesse des vallées, mais dans ce fait que le Tar, étant une grande rivière, à cours impétueux, n’est généralement pas guéable, et que sa traversée présente de graves difficultés lorsque l’on est obligé, par la configuration des versans, de passer d’un bord à l’autre. Peu de temps avant mon arrivée, le capitaine Kotchouroff, ayant tenté de pratiquer le passage de ce fleuve, avec une cinquantaine d’hommes, y a perdu quatre chevaux, et a dû renoncer à son entreprise : deux de ses Cosaques, emportés par le courant, n’ont été sauvés qu’à grand’peine. Cependant il est certain qu’au prix de travaux d’art, relativement peu considérables, que les indigènes ne sont pas capables d’exécuter, mais qui ne seraient qu’un jeu pour les ingénieurs européens, la route de la vallée du Tar pourrait être rendue praticable. Elle constituerait alors un chemin de caravanes préférable à ceux qui sont employés aujourd’hui, le Taldyk étant trop indirect et le Terek-Davan trop difficile.

Dans cette vallée nous apercevons, sur notre gauche, les ruines d’un ancien poste militaire indiquant bien que cette route a été autrefois suivie. C’est Izghen. Là dut exister jadis un centre de population assez important, car, près des restes du petit poste militaire chinois, abandonné, on voit un vaste cimetière, deux coupoles anciennes, et, comme constructions plus modernes, une petite redoute en terre et trois ou quatre hangars. C’est sans doute le même Izghen dont il est fait mention, dans les vieilles chroniques, à propos des guerres des Timourides et de Tamerlan lui-même contre les souverains de Kachgar[4]. Autour de ces masures en ruines s’étend aujourd’hui un assez gros aoul, village mobile composé de tentes de feutre. La vallée, assez large, formée par la réunion de celles du Kara-Tach et du Kara-Terek, présente les restes desséchés d’une végétation herbacée telle que nous n’en avons pas vu depuis longtemps. Quelques chevaux et chameaux paraissent s’en repaître avidement.

En ce point nous tournons droit au Sud, pour descendre le cours de la rivière, qui évidemment est un affluent du Kizil-Sou. Je me rends compte alors du motif qui nous a forcés à obliquer vers le Nord. La rive droite du Kara-Terek, que nous suivons, est bordée sans interruption par une haute falaise de grès rouge, formant le revers des montagnes dont nous apercevions les sommets, dans l’Est, du haut du plateau. Cette falaise est absolument inaccessible, aussi bien à la descente qu’à la montée. Elle est formée par le redressement de bancs de grès triasiques, et elle est rigoureusement verticale. Elle présente de grosses cannelures arrondies et régulières, produites par érosion. De loin, il semblerait que cette muraille gaufrée ait été ciselée à coups de gouge donnés de haut en bas par des ouvriers cyclopéens. A mesure que nous descendons cette vallée, la végétation arborescente, que nous n’avions pas encore revue depuis notre ascension sur l’autre versant de l’Alaï, fait son apparition sous forme de spécimens qui, dans ce vallon abrité, atteignent une fort belle taille. De magnifiques peupliers, ou de gros buissons de rosiers, malheureusement dépouillés à cause de la saison, bordent la rivière. Au bout d’une dizaine de kilomètres, le fond de la vallée s’élargit et le paysage où nous sommes prend l’apparence d’un parc anglais. Au milieu de cette sorte de forêt, nous tombons tout à coup dans un campement d’indigènes. Cet endroit se nomme Nagra-Tchaldi (mot à mot : la place où l’on bat le tambour). L’origine de ce nom bizarre tient peut-être à ce que ce lieu, sorte de carrefour, a pu servir de point de ralliement aux armées d’invasion, dont les détachemens franchissaient simultanément la ligne de faîte de l’Alaï par tous les cols, avant de converger dans la large vallée du Kizil-Sou pour descendre vers Kachgar.

Les Kirghiz chinois que nous rencontrons là sont moins civilisés et plus amusans à observer pour nous que leurs congénères du versant occidental, déjà familiarisés avec le contact des Russes. Naïfs, curieux et quémandeurs, ils n’ont jamais vu avant moi aucun Européen, et ils s’empressent autour de nous avec l’enthousiasme de certaines peuplades nègres ou polynésiennes. Mon arrivée au milieu d’eux a beaucoup d’analogie avec celle de ces navigateurs qui, au siècle dernier, abordaient dans telle ou telle île du Pacifique. Le chef nous explique avec emphase qu’il est un personnage considérable, et il justifie cette assertion par un discours très long et très confus que j’ai beaucoup de peine à comprendre. Le sens de la traduction, enfin obtenue, est qu’il est le propre frère du chef de la plus importante des fractions de tribus qui ont pour centre le poste chinois d’Ouloug-Tchat. Je le félicite, et lui déclare gravement qu’un pareil titre remplit toutes les conditions voulues pour être apprécié par les gens civilisés de mon pays. En quoi je ne plaisante nullement, car, en France, combien de vanités locales, sur lesquelles les gens les plus éclairés et les plus qualifiés discutent à perte de vue, et dont ils font le principal mobile de leurs actes et le but de leurs ambitions, sont moins fondées que celle-là ! Mon interlocuteur ne comprend pas, mais il se tait, ce qui est le résultat que je me proposais. J’en profite, sans perdre un instant, pour lui demander de me vendre un mouton, qui m’est aussitôt apporté.

Les indigènes, vêtus de peaux et coiffés du malakhaï, bonnet de fourrure à longues oreilles et à couvre-nuque, nous entourent avec tous les signes de la plus grande joie. Ils apportent de l’orge pour les chevaux, des œufs pour nous, et le chef s’empresse de faire évacuer, à notre intention, la plus belle yourte, dont les ha-bilans se réfugient sous les tentes voisines. Au bout d’une heure, un kavardak, sorte de ragoût de mouton, où Souleyman excelle, et un pillao, préparé par lui, réunissent en un même festin les visiteurs et les chefs de famille.

Mardi 4 novembre. — Le matin, il ne m’est pas possible de partir aussi facilement que je l’aurais voulu. Car, bien avant le jour, le groupe des notables guettait patiemment mon réveil. Depuis six heures jusqu’à neuf heures et demie, moment où je parviens enfin à prendre congé de mes hôtes, je dois subir un interrogatoire en règle et des palabres sans fin. Tous ces braves gens sont vraiment de si bonne foi et paraissent si enchantés de me voir que je n’ai pas le courage de les envoyer promener une fois pour toutes. Il me faut d’abord écouter patiemment une longue harangue du doyen de la bande, un vieux Kirghiz horriblement crasseux et borgne, qui dissimule coquettement son infirmité sous une paire d’énormes besicles rondes, de fabrication chinoise, dont il paraît très fier. Puis je suis forcé de donner une consultation médicale à la femme du chef de l’aoul, qui m’expose longuement et sans la moindre réserve ses souffrances les plus intimes. Je dois ensuite assister au défilé des élégans de l’endroit qui viennent me voir et se faire voir, car — qui l’aurait cru ? — ces Kirghiz si malpropres, enduits de suif et vêtus de peaux de mouton auxquelles nos chiffonniers craindraient de toucher, sont en même temps très recherchés, à leur manière, dans leur ajustement. Un des signes les plus apparens de cet état d’esprit est que ces sauvages hirsutes portent avec soin, suspendu à leur ceinture, tout un attirail de toilette, composé d’engins variés et barbares, dont les gens de Nagra-Tchaldi me firent complaisamment l’étalage. Ne voulant pas paraître trop peu civilisé à leurs yeux, j’ai l’imprudence d’exhiber à mon tour mon nécessaire de voyage, réduit pourtant à sa plus simple expression, car il est contenu dans une des sacoches de ma selle. Cette vue provoque chez mes interlocuteurs un violent enthousiasme. Le chef de l’aoul lui-même vient de m’enseigner, en opérant sur la personne de l’un de ses administrés les plus élégans, qui s’est complaisamment prêté à cette démonstration, comment on arrive, à l’aide de l’une des lames affilées et informes qui leur servent de rasoirs, fragmens de vieux couteaux ou de vieux sabres emmanchés dans des cornes d’animaux ou des morceaux d’os, à se couper la moustache à la dernière mode de Nagra-Tchaldi. Je riposte en lui montrant une paire de ciseaux, instrument dont il n’avait jamais soupçonné l’existence. Aussitôt l’un des assistans s’en empare et tous les notables, à tour de rôle, se font de nouveau accommoder le visage. Ils me supplient de leur laisser cet objet, en souvenir de mon passage parmi eux, et c’est alors que j’ai lieu de regretter de n’avoir pas emporté, comme le faisaient les navigateurs d’autrefois, une pacotille de ciseaux, de petits miroirs, et autres menus outils prisés jadis par les sauvages classiques dont j’avais toujours cru la race disparue depuis l’époque déjà lointaine de Fenimore Cooper et du capitaine Cook. Contre cette paire de ciseaux, que je leur refusai durement d’ailleurs, n’en possédant pas d’autre, ils m’offrirent tout ce qu’ils possédaient de plus précieux, et je vis qu’en échange d’un petit nombre d’objets de ce genre il m’eût été facile de devenir acquéreur de tout ce qu’il y avait dans le village, à commencer par leurs femmes. Je signale le fait à ceux qui viendront après moi.

Enfin, à neuf heures et demie, je prends avec regret congé de mes hôtes, non sans leur avoir promis de ne pas oublier, si je revenais un jour parmi eux, de leur rapporter quelques échantillons de l’industrie de mon pays. La pauvreté de mon matériel de campagne, amoindri par les nécessités de la traversée des montagnes, m’empêche de reconnaître comme je le voudrais, par des dons immédiats, la bonne volonté de ces pauvres diables. J’en suis réduit à leur distribuer quelques pièces de monnaie, dont ils ne connaissent que vaguement l’usage et pas du tout la valeur. Ils auraient préféré des bibelots de fabrication européenne. J’y ajoute, faute d’autre denrée, un argument littéraire. Je rappelle au chef, en m’excusant de ma pénurie, que, suivant un proverbe de son pays, « à l’ami, comme payement du service rendu, suffit une feuille d’arbre. » Les proverbes kirghiz, que j’ai eu l’occasion d’étudier à Tachkent, ont décidément leur utilité. J’en apprécie tous les jours de plus en plus le sens vraiment pratique, en même temps que profond.

Tandis que nous sommes sur le chapitre des proverbes kirghiz et que nous avons été conduits à parler incidemment des femmes indigènes, je citerai un des épisodes de ma conversation de ce matin-là.

Je remarque à Nagra-Tchaldi, et j’ai déjà remarqué dans les autres campemens de nomades, que la plupart des Kirghiz, bien que musulmans et pratiquant officiellement la polygamie, n’ont en général qu’une seule femme. Ils en changent assez souvent et avec facilité, et ils en semblent peu jaloux, mais ils n’en ont d’ordinaire qu’une à la fois. Je demande au chef de l’aou si telle est la coutume générale et quelle en est la cause. Il me répond affirmativement sur le premier point, et, comme motif, en outre de la pauvreté de ses administrés et de leurs semblables, il me donne un axiome qu’il formule avec assurance et qui paraît avoir l’approbation unanime des assistans : « Une même botte ne peut pas contenir à la fois deux pieds, ni un même cœur deux amours. » Cette affirmation, fort logique en apparence, ne serait pourtant pas admise d’emblée à 70 degrés de longitude plus à l’Ouest. Ce n’est plus ce que pensent, en France, les romanciers modernes. Affaire de temps et d’espace, peut-être. Mais les rôles des avocats me semblent pourtant intervertis. Qu’eût dit de cet argument, cité par un musulman polygame et libre à cet égard de toute contrainte, le subtil et consciencieux auteur de Notre Cœur, qui a soutenu avec tant de talent, et avec assez de conviction pour en convaincre d’autres, la thèse franchement contraire ?

J’ai bien envie de faire savoir à mon interlocuteur que le cœur des gens civilisés et monogames de chez nous est plus vaste que celui des Kirghiz, et qu’à Paris l’on met fort bien deux pieds dans un même soulier. Mais je me tais, car, outre que je ne suis pas bien sûr que ceux qui croient le faire le fassent réellement, il ne serait pas poli de le dire ici. Et puis, même si nos cœurs de gens occidentaux sont plus vastes que ceux de ces Mongols, ne sont-ils pas plus encombrés ? C’est encore là une question délicate et trop complexe pour être traitée à Nagra-Tchaldi.

Pendant que je fais à part moi ces réflexions épineuses, mon cuisinier Souleyman, qui me sert d’interprète dans cette conversation, — c’est-à-dire qui m’aide à surmonter les difficultés résultant du dialecte et de l’accent, et remplace par des synonymes, en la même langue, les mots inconnus pour moi, — prend un air important pour confirmer le dire du chef kirghiz et pour ajouter que la même maxime a cours parmi les Sartes du Ferganah, sous une forme légèrement différente. Il me la cite et je la répète ici à mon tour, non sans regret, dans toute sa trivialité : « Deux têtes de veau ne cuisent pas à la fois dans la même marmite. » Tiré brusquement de ma méditation par cette nouvelle formule, je suis consterné et révolté tout à la fois. Je préfère infiniment, bien entendu, tant pour la forme que pour la justesse, la version kirghize, et je déclare à Souleyman que son proverbe, auquel sa conduite privée paraît d’ailleurs donner de fréquens démentis, est bien un proverbe de cuisinier, je dirai même de cuisinier de Montmartre plutôt que du Pamir : il devrait avoir honte de le proférer dans un cadre aussi grandiose que celui qui nous entoure.

Cependant ce dicton ultra-moderne existe réellement en Turkestan. J’ai voulu en avoir le cœur net et j’ai contrôlé plus tard le fait en interrogeant des indigènes. Et pour que l’on ne s’imagine pas, à Paris, que je l’invente à plaisir et qu’il s’agit d’une facétie de mauvais goût, je vais citer le texte même. Le voici : « Aïkki goutchkourni bachi bor kazanda kaïnamach[5]. » Ceux de mes lecteurs qui savent le djaggataï peuvent vérifier la traduction.

Durant cet entretien philosophique, nous avons achevé, avec l’aide de nos hôtes, de manger les derniers reliefs du mouton de la veille. Il n’en reste pas une bribe quand nous nous mettons en route.


EDOUARD BLANC.


  1. Voyez la Revue du 1er septembre et du 1er octobre 1898.
  2. Voyez la Revue du 1er septembre et du 1er octobre 1898.
  3. On connaît le dialogue de Napoléon et de Caulaincourt : « Voyez-vous cette étoile ? —… Non, Sire. — Eh bien, moi, je la vois, » répondit brusquement Napoléon en tournant le dos.
  4. Cf. la Chronique d’Abd-er-Razzak-es-Samarkandi.
  5. J’ai entendu dire aussi, depuis : « Aïkki oudjdi bachi…, deux têtes d’Ovis Police qui est à la fois plus vrai, moins vulgaire, et d’une meilleure couleur locale. L’énorme tête de l’Ovis Poli, avec ses gigantesques cornes roulées, qui atteignent jusqu’à trois mètres de développement, justifie l’assertion, et en même temps l’animal est spécial à la région pamirienne.