Journal de voyage d'un Troyen en Extrême-Orient et autour du monde/de Hanoï à Hong Kong

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Lundi 4 avril.

Je termine mes préparatifs, vais faire mes visites d’adieux, rentre à l’hôtel règle ma note, ferme mes malles, appelle six coolies pour les enlever et nous voilà partis, moi en pousse-pousse et mes malles trottinant suspendues aux épaules de mes coolies. Le crachin tombe, il fait un temps épouvantable, une boue et pas chaud du tout. Nous arrivons au ponton, mais le bateau est resté sur l’autre rive, il n’y a pas assez d’eau pour qu’il vienne sur celle-là. La rivière a 5 à 600 mètres de large.

Il faut charger les malles dans un sampan, monter sur la petite chaloupe et aller au grand bateau, où il faut faire recharger ses bagages, une partie dans la cale et l’autre dans sa cabine, et bien surveiller tout cela, car pas de billet de bagages. Chacun fait placer ses affaires, et à l’arrivée chacun les fait décharger, et dame, si on n’est pas là, on risque de trouver une ou plusieurs malles parties sans laisser d’adresse. Nous sommes assez nombreux sur la Licorne. Des officiers rentrent en France. Le pont du dessous regorge de Chinois, d’Annamites et de buffles ; deux ou trois petits chevaux y sont aussi. Tout cela pêle-mêle avec les bagages. Nous partons à 6 heures au lieu de 5, et à 7 heures nous nous mettons à table. J’ai pris place avec le docteur B… et un commissaire à trois galons.

Nous allons nous coucher à 10 heures ½ ; je dors jusqu’à 1 heure, et en me réveillant, il me semble que le bateau a stoppé. Je me lève et vais voir. J’aperçois une chaloupe en avant de notre bateau ; nous ne bougeons pas et un silence complet règne sur la Licorne. Peut-être sommes-nous échoués sur un banc de sable et va-t-il falloir attendre la marée suivante pour pouvoir remarcher. Comme je ne vois personne à qui parler, je vais me recoucher et me rendors, mais longtemps après.

C’était une chaloupe chinoise qui était échouée ; nous avons préféré attendre, avant de nous engager dans cette passe difficile, que l’eau monte un peu.


Mardi 5 avril.

Au matin nous marchons, mais cet arrêt nous a retardés et nous n’arriverons à Haïphong qu’à 11 heures du matin. Je peux prendre mes bagages de suite et arrive l’un des premiers à l’hôtel où grâce à cela j’ai une assez bonne chambre. Le soir, je vais au théâtre, car il y a théâtre à Haïphong en ce moment. On joue, Le Jour et la Nuit, et pas mal ma foi ! Petit théâtre comme une baraque de foire, bien peu de monde. Dans l’orchestre (8 à 9 musiciens) je crois reconnaître un Troyen qui joue de la flûte. C’est un jeune homme qui devait faire partie de l’orchestre d’Ozanam ; je tâcherai de le joindre et de lui causer.

Pendant l’entr’acte, je l’appelle et lui demande s’il n’est pas de Troyes. — Oui ! mais il ne me reconnaît pas et je suis obligé de me nommer ; lui-même me dit être V…, et nous nous mettons à parler de Troyes, du patinage, de ce pauvre M. Peychaud, de Joissant et des jeunes gens, de mon frère, etc. — Comment êtes-vous ici ? C’est bien lui qui était à l’Ozanam et dessinait les programmes. Comme il avait fait une saison de deuxième flûte au théâtre de Troyes, il obtint de faire une saison dans une ville d’eau (La Bourboule) et de là contracta un engagement dans une troupe qui allait au Canada où il est resté 4 ou 5 ans. Il revint à Troyes l’an dernier, et c’est à Paris qu’il rencontra son chef d’orchestre qui l’engagea pour le Tonkin.

Nous causons pendant les entr’actes et, après la représentation, je l’invite à venir déjeuner avec moi le lendemain.


Vendredi 8 avril.

Je ferme mes malles et termine un double de commission que je vais porter. Je rentre à l’hôtel, prend six coolies et me voilà parti porter mes bagages à bord. Mais le bateau n’est pas à quai, il faut prendre un sampan pour m’y transporter. Je trouve le capitaine qui va se mettre à table et qui me dit :

— Vous savez que ce bateau, le Hanoï ne part pas aujourd’hui.

— Pourquoi ?

— Une difficulté avec la douane, qui fait décharger tout le chargement de riz, pensant qu’on en a déclaré moins qu’il n’y en a.

— Et alors, quand part-on ?

— Demain, à quatre heures.

— C’est gentil !

Je reprends ma valise, installe mes autres bagages à bord et reviens à l’hôtel où ma chambre était promise, mais pas encore prise. Il était temps !

V… arrive et nous nous mettons à table. Il m’apporte quelques renseignements sur la traversée du Canada et me donne des adresses et deux lettres pour Montréal et Québec. Après déjeuner, comme j’ai reperdu ma clef depuis hier, je vais faire la sieste, et à 5 heures V… vient me chercher. Nous prenons deux pousses et allons au lac Traïl, c’est la seule et unique promenade d’Haïphong. C’est à environ 4 à 5 kilomètres ; un restaurant est là. Tout le long de la route qui est droite et plane, des étangs, ou plutôt des dépressions de terrains que recouvre la mer à la marée et qui restent inondées. Nous voyons au restaurant quelques personnes qui sont venues prendre l’apéritif, d’autres arrivent. C’est le rendez-vous du beau monde. Nous rentrons vers l’heure du dîner et V… va à sa répétition pour un grand concert donné par la philharmonie le dimanche de Pâques. (Le directeur est M. B…, pharmacien et 1er adjoint.)


Samedi 9 avril.

Je me lève vers 8 heures et me mets à écrire jusqu’à 10 heures. J’ai vu une petite note affichée annonçant le retard d’un jour du Hanoï. Aussi je vais voir à la même place s’il n’y a pas de modification nouvelle, et je vois que le départ est fixé à 2 heures. Bon ! moi qui croyais 4 heures. Un peu plus mes bagages partaient sans moi. Je me dépêche de partir pour 2 heures. J’arrive à bord et ne vois personne, à part les Chinois. Enfin un monsieur (c’est le pilote), à qui je demande si c’est bien pour 2 heures cette fois. Je pense que oui, me dit-il. Au salon des premières, je vois M. C… dont j’ai fait connaissance à l’hôtel. C’est un commissaire des douanes chinoises, d’origine américaine, il parle assez bien français et rentre en Europe par le Japon et San-Francisco ; un autre monsieur l’accompagne avec qui j’engage la conversation. C’est M. B…, le compagnon de voyage du prince Henri d’Orléans.

Il nous raconte des épisodes de son voyage, entre autres la scène où ils ont laissé Roux malade en route, n’ayant plus de provisions.

Je lirai cet ouvrage avec d’autant plus d’intérêt. M. R…, l’armateur, faisant partie de la société Marty et d’Abbadie vient à bord, il est plus de 2 heures et il s’étonne que l’on ne parte pas. Le capitaine n’est pas arrivé. Enfin, à 3 h. ½, le capitaine arrive et nous partons. Nous ne sommes que deux passagers, M. C… et moi, aussi le soir à dîner nous nous trouvons trois avec le capitaine Ménard, bon et brave homme.

Nous allons nous coucher de bonne heure après avoir vu, à la tombée de la nuit, la plage de Dosson où vont passer l’été la plupart des Haïphonnais.

Il y a beaucoup de jolies propriétés au bord de la mer. M. D…, d’Hanoï, en a une très belle, ainsi que quelques personnes d’Hanoï ; mais c’est un peu loin pour elles et cela ne peut aller que pour les Hanoïens ayant des vacances de deux ou trois mois, tandis que d’Haïphong il n’y a que 22 ou 24 kilomètres et les commerçants y vont du samedi au lundi.


Dimanche 10 avril.

Je suis bien secoué dans mon lit. Ma tête frotte du haut en bas de mon oreiller. J’essaye de me lever, mais sitôt debout je vais piquer une tête au bout de la cabine. Diable ! je me recouche. Un tabouret en osier danse une sarabande de long en large, mes habits ont des oscillations énormes ainsi que le photophore qui décrit des courbes nombreuses et compliquées.

J’entends qu’on déménage M. C… qui a laissé sa fenêtre un peu entr’ouverte et se trouve inondé par une lame ; ses malles et ses valises flottent dans sa cabine. Vers 8 heures, j’essaie à nouveau de me lever, je passe mon pantalon en me cramponnant à mon lit, je mets ma vareuse et je monte au salon. Le capitaine est là tout gai de ce temps.

Je prends une tasse de café au lait, mais je ne me sens pas la tête solide, car ça remue trop et en tous les sens, tangage, roulis, etc. Je redescends me coucher.

Vers 10 heures, cela s’est légèrement calmé, car nous approchons de la terre, je finis par m’habiller et monte sur le pont.

Nous nous mettons à table à 11 heures, le temps est gris et le vent souffle.

Nous devions aller à Hong-Kong d’une seule traite et serions arrivés vers lundi soir, mais le capitaine a trouvé un sac de dépêches pour Hoï-Hau, capitale de l’île d’Haïnan, il faudra donc s’y arrêter et comme nous n’y arriverons que ce soir, nous y passerons la nuit à l’ancre, la sortie du détroit d’Haïnan étant dangereuse, pleine de récifs, il est défendu par les Compagnies d’assurances d’y passer la nuit.

Quand nous sommes ancrés en face Hoï-Hau, il est 6 h. ½, la nuit est arrivée.

Un officier des douanes vient à bord, il a un mot de l’agent de la Compagnie disant au capitaine qu’il a à lui donner 400 cochons, 16 bœufs, des poules et d’autres marchandises de cale. Cela devra être chargé la nuit pour nous permettre de partir le lendemain matin à 6 heures. Le douanier, qui ne parle qu’anglais, reste à dîner avec nous. Ça n’en est pas plus gai et je pense que pour un jour de Pâques c’est une bien triste journée que je viens de passer avec, en outre, la perspective de ne pas dormir à cause des cochons qu’on va charger. Le capitaine nous offre une bouteille de bon vin, à l’occasion de ce jour de fête, et nous engage à aller dormir avant que le bruit ne commence. La nuit se passe bien et sans tapage.


Lundi 11 avril.

Le bateau ne bouge toujours pas, on n’a pas dû charger.

Je me lève ; effectivement, rien n’est venu. Je vois le capitaine qui me dit que les barques ne peuvent approcher à cause du vent.

Vers 10 heures seulement, les premières arrivent, fortement secouées, et, après s’être accrochées à nous avec peine, le chargement commence et c’est, ma foi, chose curieuse. Les cochons sont enfermés chacun dans une espèce de panier ovoïde, en osier. Les paniers sont posés l’un sur l’autre sur quatre ou cinq rangs et remplissent les bateaux qui arrivent. Aucun cri n’en sort. La grue qui sert à charger descend une chaîne avec plusieurs crochets ; on accroche six paniers à cochons d’un coup, et crac les voilà enlevés en l’air et portés sur le pont de notre bateau où on les empile tant qu’on peut. Pendant leur voyage aérien, ils sont un peu surpris et se font entendre, d’autant plus qu’ils vont frapper dans le bordage de notre bateau et si leur groin ou leurs pattes sortent du panier ils risquent fort de recevoir un gnon et d’être écorchés. La mer est forte et à chaque instant une lame passe par-dessus les bateaux qui nous entourent. Quelques-uns sont déjà à moitié pleins d’eau et on craint que les cochons du rang de dessous ne soient noyés ; aussi les bateliers vident-ils l’eau tant qu’ils peuvent ; ce sont des Chinois qui font ce travail et il faut voir avec quelle ardeur.

Pour le chargement des bœufs, cela ne se passe pas aussi bien. Comme il n’y a pas d’accessoires, on met simplement une corde double sous le ventre du bœuf, près des épaules ; on l’enlève ainsi en lui tirant la tête vers le bateau par une corde passée aux naseaux.

Faut voir l’ahurissement des pauvres bêtes ! Enfin, à deux heures, le chargement est fait et nous levons l’ancre. La mer promet d’être forte. Nous sortons du détroit d’Haïnan, juste à la nuit, nous sommes passés près de forts brisants, ce qui serait dangereux dans l’obscurité ; la route nouvelle se trouve maintenant donnée nous sommes en pleine mer, nous pouvons dormir tranquilles.

Mardi 12 avril.

Le temps est plus beau, le soleil se montre, voici quinze jours que je l’ai vu et ça me fait plaisir. Nous restons sur le pont une partie de la matinée, passons en vue de l’île Saint-John et croisons une masse de barques de pêche, à voiles. Nous faisons quelques parties de piquet et quelques parties de manille fin de siècle où ce pauvre capitaine a toujours aussi peu de chance et se désole. Avec quelques lectures de journaux ou revues, la journée finit par se passer. Nous n’arriverons pas à Hong-Kong avant neuf ou dix heures du soir.

Au moment de nous mettre à table, on commence à voir les premiers feux annonçant le port. Après dîner, nous allons sur le pont et y restons jusqu’à notre arrivée en rade.

Hong-Kong est une île, comme toujours. (Colombo, Singapour, etc.). C’était un rocher montagneux, mais il se trouvait abriter une baie superbe. Les Anglais se sont installés là, et de ce rocher, en 50 ans, ils ont fait une ville magnifique, en amphithéâtre, avec des arbres et de la verdure. C’est aujourd’hui le second port du monde !

Quelle différence avec nous ! Ainsi Saïgon qui est une très belle ville, ne pourra jamais faire un port important puisqu’il y a quatre heures de rivière pour y parvenir. Si au lieu de bâtir Saïgon à côté de Cholon (la ville chinoise), on l’avait établie au cap Saint-Jacques, à l’entrée de la rivière, cela aurait fait un port de mer sur le passage des bateaux et le climat y eût été tempéré par la brise de mer.

De même à Haïphong où des bateaux de petit tonnage peuvent seuls monter. À Haïphong, il n’y avait que des marais : il a fallu surélever tout le sol sur lequel est bâtie la ville d’au moins deux mètres, c’est un travail énorme qui a été accompli ; mais au lieu de cela, si on avait bâti la ville à Dosson, au bord de la mer, il n’y avait pas ce travail et on pouvait arriver à avoir un port de mer. Si on se décide à en créer un ce sera à Tourane où il y a une baie superbe, bien entourée, mais il faudra que des chemins de fer soient créés et relient Tourane à Saïgon et à Hanoï.

Notre arrivée au milieu de tous les bateaux qui sont dans le port est très émouvante, car il est 10 heures du soir. Enfin nous trouvons une bonne place et l’ancre est jetée, mais nous ne descendons pas à terre, ce sera pour demain matin ; nous allons nous coucher.


Mercredi 13 avril.

Le lendemain, dès 6 heures, tapage infernal ; je me lève à la hâte et monte sur le pont, le soleil commence à se lever et le spectacle est vraiment magnifique. Devant est Hong-Kong qui se dresse en amphithéâtre, car le rocher sur lequel elle est bâtie est très élevé (550 mètres) sur peu de profondeur. Des bateaux nombreux sillonnent le port en tous sens. Le nôtre est entouré de jonques et de sampans chinois qui viennent pour décharger les cochons et c’est un spectacle inénarrable. Chaque sampan a pour équipage une famille, un ou deux hommes, une ou deux femmes et des enfants. Tout cela naît, vit, se marie et meurt dans son bateau.

Chaque bateau a attaché au bordage du nôtre un piquet portant en haut une petite poulie en bois. Un homme du sampan est sur notre pont et accroche un cochon que le reste de la famille tire dans le sampan et range dans le fond.

Je vois deux jeunes femmes (on leur donnerait 16 ans) qui tirent sur la poulie tout en ayant attaché sur le dos un enfant de quelques mois. Ah ! si le soleil était plus ardent, je prendrais un curieux cliché de cela. Et les cochons hurlent, et les Chinois crient, et ça pue !!! Mais je vais m’habiller et fermer mes malles. Bientôt deux chaloupes à vapeur arrivent à bord. Ce sont les deux chaloupes de deux hôtels qui viennent chercher des passagers. Nous descendons à Hong-Kong-Hôtel, qui donne en face la baie.