Journal des Goncourt/I/Préface

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Journal des Goncourt : Mémoires de la vie littéraire
Bibliothèque-Charpentier (Tome premier : 1851-1861p. v-viii).

PRÉFACE



Ce journal est notre confession de chaque soir : la confession de deux vies inséparées dans le plaisir, le labeur, la peine, de deux pensées jumelles, de deux esprits recevant du contact des hommes et des choses des impressions si semblables, si identiques, si homogènes, que cette confession peut être considérée comme l’expansion d’un seul moi et d’un seul je.

Dans cette autobiographie, au jour le jour, entrent en scène les gens que les hasards de la vie ont jetés sur le chemin de notre existence. Nous les avons portraiturés, ces hommes, ces femmes, dans leurs ressemblances du jour et de l’heure, les reprenant au cours de notre journal, les remontrant plus tard sous des aspects différents, et, selon qu’ils changeaient et se modifiaient, désirant ne point imiter les faiseurs de mémoires qui présentent leurs figures historiques, peintes en bloc et d’une seule pièce, ou peintes avec des couleurs refroidies par l’éloignement et l’enfoncement de la rencontre, — ambitieux, en un mot, de représenter l’ondoyante humanité dans sa vérité momentanée.

Quelquefois même, je l’avoue, le changement indiqué chez les personnes qui nous furent familières ou chères ne vient-il pas du changement qui s’était fait en nous ? Cela est possible. Nous ne nous cachons pas d’avoir été des créatures passionnées, nerveuses, maladivement impressionnables, et par là quelquefois injustes. Mais ce que nous pouvons affirmer, c’est que si parfois nous nous exprimons avec l’injustice de la prévention ou l’aveuglement de l’antipathie irraisonnée, nous n’avons jamais menti sciemment sur le compte de ceux dont nous parlons.

Donc, notre effort a été de chercher à faire revivre auprès de la postérité nos contemporains dans leur ressemblance animée, à les faire revivre par la sténographie ardente d’une conversation, par la surprise physiologique d’un geste, par ces riens de la passion où se révèle une personnalité, par ce je ne sais quoi qui donne l’intensité de la vie, — par la notation enfin d’un peu de cette fièvre qui est le propre de l’existence capiteuse de Paris.

Et, dans ce travail qui voulait avant tout faire vivant d’après un ressouvenir encore chaud, dans ce travail jeté à la hâte sur le papier et qui n’a pas été toujours relu — vaillent que vaillent la syntaxe au petit bonheur, et le mot qui n’a pas de passeport — nous avons toujours préféré la phrase et l’expression qui émoussaient et académisaient le moins le vif de nos sensations, la fierté de nos idées.

Ce journal a été commencé le 2 décembre 1851, jour de la mise en vente de notre premier livre, qui parut le jour du coup d’État.

Le manuscrit tout entier, pour ainsi dire, est écrit par mon frère, sous une dictée à deux : notre mode de travail pour ces Mémoires.

Mon frère mort, regardant notre œuvre littéraire comme terminée, je prenais la résolution de cacheter le journal à la date du 20 janvier 1870, aux dernières lignes tracées par sa main. Mais alors j’étais mordu du désir amer de me raconter à moi-même les derniers mois et la mort du pauvre cher, et presque aussitôt les tragiques événements du siège et de la Commune m’entraînaient à continuer ce journal, qui est encore, de temps en temps, le confident de ma pensée.

EDMOND DE GONCOURT.

Schliersée, août 1872.

Ce journal ne devait paraître que vingt ans après ma mort. C’était, de ma part, une résolution arrêtée, lorsque l’an dernier, dans un séjour que je faisais à la campagne, chez Alphonse Daudet, je lui lisais un cahier de ce journal, que sur sa demande j’avais pris avec moi. Daudet prenait plaisir à la lecture, s’échauffait sur l’intérêt des choses racontées sous le coup de l’impression, me sollicitait d’en publier des fragments, mettait une douce violence à emporter ma volonté, en parlait à notre ami commun, Francis Magnard, qui avait l’aimable idée de les publier dans le Figaro.

Or voici ce journal, ou du moins la partie qu’il est possible de livrer à la publicité de mon vivant et du vivant de ceux que j’ai étudiés et peints ad vivum.

Ces mémoires sont absolument inédits, toutefois il m’a été impossible de ne pas à peu près rééditer, par-ci, par-là, tel petit morceau d’un roman ou d’une biographie contemporaine qui se trouve être une page du journal, employée comme document dans ce roman ou cette biographie.

Je demande enfin au lecteur de se montrer indulgent pour les premières années, où nous n’étions pas encore maîtres de notre instrument, où nous n’étions que d’assez imparfaits rédacteurs de la note d’après nature ; puis, il voudra bien songer aussi qu’en ce temps de début, nos relations étaient très restreintes et, par conséquent, le champ de nos observations assez borné[1].

E. de G.
  1. Je refonds dans notre Journal le petit volume des Idées et Sensations qui en étaient tirées, en les remettant à leur place et à leur date.