Journal des Goncourt/V/Année 1874

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Journal des Goncourt : Mémoires de la vie littéraire
Bibliothèque-Charpentier (Tome cinquième : 1872-1877p. 105-168).


ANNÉE 1874




1er  janvier 1874. — Je jette dans le feu l’almanach de l’année passée, et les pieds sur les chenets, je vois noircir, puis mourir dans le voltigement de petites langues de feu, toute cette longue série de jours gris, dépossédés de bonheur, de rêves d’ambition, — de jours amusés de petites choses bêtes.

Samedi 17 janvier. — L’on ne se doute guère de l’héroïsme secret déployé par les suprêmes élégantes de Paris. Le besoin qu’elles ont d’être toujours en vue, sous peine d’oubli du public, leur fait traiter la maladie, la mort avec des dédains et des mépris sublimes de légèreté et de hauteur.

Mme X… était, il y a huit jours, à la représentation de Fort-en-gueule, et la salle, à la voir toute charmante et toute souriante, ne pensait guère, que lorsque les yeux de cette femme regardaient dans sa jumelle, ils ne voyaient pas ce qui se jouait sur la scène, mais qu’ils voyaient les affreux instruments d’acier, les bistouris impitoyables qui allaient la déchirer, le lendemain matin, et lui faire, pour la septième fois, l’opération des glandes cancéreuses. Remontée dans sa voiture, elle jetait à un ami : « Demain, n’est-ce pas, à quatre heures ? » voulant que le lendemain ressemblât à ses autres jours de femme à la mode.

Hier, l’opérée avait un érysipèle sur les deux bras, et l’on était dans la plus grande inquiétude.

Mardi 20 janvier. — Triste journée que cette première journée, où commence le vasselage de la France. Aujourd’hui l’Univers est suspendu par l’ordre de M. de Bismarck. Demain le chancelier de l’Empire demandera peut-être que la France se fasse protestante.

Mercredi 28 janvier. — Le dîner de la princesse était, ce soir, bondé de médecins, Tardieu, Demarquay, etc., etc.

Les médecins ne fument pas, et quelqu’un, en leur absence, soutenait au fumoir, qu’ils étaient les plus nuls des hommes ! Moi là-dessus, comme je me récrie et que j’affirme, que la classe la plus intelligente que j’avais rencontrée dans ma vie, était celle des internes, Blanchard me donne raison sur ce point, mais il ajoute, qu’aussitôt leurs études finies, le besoin de gagner de l’argent — l’argent que gagne un médecin, un chirurgien étant la cote de sa valeur — le besoin de gagner de l’argent, le retire de tout travail, de toute étude, émousse son observation par l’abêtissement de visites rapides et successives, par la fatigue même des étages montés. L’intelligence, s’il y a une intelligence chez l’homme, au lieu de progresser, diminue.

Là-dessus Flaubert s’écrie : « Il n’y a pas de caste, que je méprise comme celle des médecins, moi qui suis d’une famille de médecins, de père en fils, y compris les cousins, car je suis le seul Flaubert qui ne soit pas médecin… mais quand je parle de mon mépris pour la caste, j’excepte mon papa… Je l’ai vu, lui, dire dans le dos de mon frère, en lui montrant le poing, quand il a été reçu docteur : “Si j’avais été à sa place, à son âge, avec l’argent qu’il a, quel homme j’aurais été !” Vous comprenez par cela son dédain pour la pratique rapace de la médecine. »

Et Flaubert continue, et nous peint son père à soixante ans, les beaux dimanches de l’été, disant qu’il allait se promener dans la campagne, et s’échappant par une porte de derrière, pour courir à l’Ensevelissoir, et disséquer comme un carabin.

Il nous le montre encore, dépensant deux cents francs de frais de poste, pour aller faire dans quelque coin du département, une opération à une poissonnière, qui le payait avec une douzaine de harengs.

Jeudi 29 janvier. — Il est vraiment heureux, cet Alexandre Dumas, et prodigieuse est la sympathie de tout le monde pour lui. J’ai entendu hier dans un coin du salon, Tardieu et Demarquay se lamenter, une partie de la soirée, sur la possibilité d’un échec de l’écrivain à l’Académie, comme s’il s’agissait d’une maladie de leurs enfants, et Demarquay s’est levé, en disant : « Je devais faire une opération en province demain, mais je n’y vais pas, je veux savoir un des premiers… Alexandre m’a promis de m’envoyer un télégramme, aussitôt la nomination connue ! »

Mercredi 4 février. — Un trait de Balzac, que ne connaîtront peut-être pas ses biographes futurs.

Le vieux Giraud racontait, ce soir, qu’il était voisin du directeur de l’hospice Beaujon, et que celui-ci voisinait avec lui, tous les jours. Une fois, le directeur lui dit : « J’ai une mourante très distinguée, qui se dit la sœur de Balzac. Comme cela me répugne de la mettre entre quatre planches, j’ai été voir Balzac, et lui ai demandé 16 francs pour un cercueil. Balzac m’a dit : “Cette femme ment, je n’ai pas de sœur à l’hôpital.” Ma foi, cette femme m’intéressait, j’ai de ma poche acheté le cercueil. »

Les années se passent, le peintre et le directeur d’hôpital voisinent, comme par le passé. Un matin, le directeur arrive chez Giraud, tout bouleversé : « Vous vous rappelez mon histoire de la sœur de Balzac, hein ?… Vous ne savez pas ce qui vient de m’arriver ?… Balzac m’a fait demander aujourd’hui… Je l’ai trouvé mourant, ainsi que les journaux l’annonçaient : “Monsieur, s’est-il écrié, en me voyant, je vous ai dit que cette femme pour laquelle vous êtes venu me demander un cercueil, n’était pas ma sœur, c’est moi qui ai menti. J’ai voulu vous avouer cela, avant de mourir.”[1] »

Dimanche 8 février. — Ce soir, en dînant chez Flaubert, Alphonse Daudet nous racontait son enfance, une enfance hâtive et trouble. Elle s’est passée au milieu d’une maison sans argent, sous un père changeant tous les jours d’industrie et de commerce, dans le brouillard éternel de cette ville de Lyon, déjà abominée par cette jeune nature amoureuse de soleil. Alors des lectures immenses — il n’avait pas douze ans — des lectures de poètes, de livres d’imagination qui lui exaltaient la cervelle, des lectures fouettées de l’ivresse produite par des liqueurs chipées à la maison, des lectures promenées, des journées entières, sur des bateaux qu’il décrochait du quai.

Et dans la réverbération brûlante des deux fleuves, ivre de lecture et d’alcool sucré, — et myope comme il l’était — l’enfant arrivait à vivre, ainsi que dans un rêve, une hallucination, où, pour ainsi dire, rien de la réalité des choses ne lui arrivait.

Jeudi 12 février. — J’ai dîné hier avec des vaudevillistes, parmi lesquels il y avait Labiche, l’auteur du Chapeau de paille d’Italie.

C’est un homme grand, gros, gras, glabre, au nez sensuel et turgescent, dans une physionomie placide et charnue. Avec le sérieux implacable, le sérieux presque cruel de tous les comiques du dix-neuvième siècle, ledit Labiche lâche des mots drôles, des mots faisant rire les gens qui ont le rire facile. Du reste, il faut avouer qu’il a eu le plus grand succès, en racontant qu’il a été nommé maire — il est maire, à ce qu’il paraît, d’une localité en Sologne — nommé maire, après avoir mandé à son préfet, qu’il était le seul homme de sa localité, qui se mouchât dans un mouchoir.

Vendredi 13 février. — Hier, j’ai passé mon après-midi dans l’atelier d’un peintre, nommé Degas.

Après beaucoup de tentatives, d’essais, de pointes poussées dans tous les sens, il s’est énamouré du moderne, et dans le moderne, il a jeté son dévolu sur les blanchisseuses et les danseuses. Je ne puis trouver son choix mauvais, moi qui dans Manette Salomon, ai chanté ces deux professions, comme fournissant les plus picturaux modèles de femmes de ce temps, pour un artiste moderne. En effet, c’est le rose de la chair, dans le blanc du linge, dans le laiteux de la gaze : le plus charmant prétexte aux colorations blondes et tendres.

Et Degas nous met sous les yeux des blanchisseuses, des blanchisseuses, tout en parlant leur langue, et nous expliquant techniquement le coup de fer appuyé, le coup de fer circulaire, etc., etc.

Défilent ensuite les danseuses. C’est le foyer de la danse, où sur le jour d’une fenêtre, se silhouettent fantastiquement des jambes de danseuses, descendant un petit escalier, avec l’éclatante tache de rouge d’un tartan au milieu de tous ces blancs nuages ballonnants, avec le repoussoir canaille d’un maître de ballets ridicule. Et l’on a devant soi, surpris sur la nature, le gracieux tortillage des mouvements et des gestes de ces petites filles-singes.

Le peintre vous exhibe ses tableaux, commentant, de temps en temps, son explication par la mimique d’un développement chorégraphique, par l’imitation, en langage de danseuse, d’une de leurs arabesques, — et c’est vraiment très amusant de le voir, les bras arrondis, — mêler à l’esthétique du maître de danse, l’esthétique du peintre, parlant du boueux tendre de Vélasquez et du silhouetteux de Mantegna.

Un original garçon que ce Degas, un maladif, un névrosé, un ophtalmique à un point, qu’il craint de perdre la vue, mais par cela même un être éminemment sensitif, et recevant le contre-coup du caractère des choses. C’est jusqu’à présent l’homme que j’ai vu le mieux attraper, dans la copie de la vie moderne, l’âme de cette vie.

Maintenant réalisera-t-il jamais quelque chose de tout à fait complet ? Je ne sais. Il me paraît un esprit bien inquiet.

De cet atelier, je suis tombé à la nuit tombante dans l’atelier de Galland, le peintre-décorateur, dans cet atelier qui, en sa grandeur de cathédrale et avec son peuple mythologique de petites maquettes, au milieu de ses grisailles mourantes, semblait s’ouvrir à l’éveil crépusculaire d’un Olympe de Lilliput, ressuscitant la nuit.

Dimanche 22 février. — Je vais dire un bonjour à de Chennevières, que je n’ai pas vu depuis sa nomination à la direction des Beaux-Arts, craignant un peu qu’à sa porte, on ne m’apprenne qu’il habite maintenant des lambris dorés, en quelque coin ministériel. Non, le portier me laisse monter, et la petite bonne m’ouvre.

Me voici dans la salle à manger, aux vulgaires carafons d’eau-de-vie, aux corbeilles de pommes ridées, au milieu de la desserte presque ouvrière du dîner du dimanche.

Autour de la table, dans le brouillard des cigarettes, on aperçoit la grosse face de Prarond ; la mine superbe du député-caricaturiste Buisson, le profil du peintre Toulmouche, une barbe chinchilla que je ne connais pas, et que je vois toujours là, et trônant au centre, le bon et affaissé Chennevières, un bonnet de coton enfoncé jusqu’aux sourcils, et le menton touchant la table. L’intérieur est resté provincial, normand, chardinesque, et les grandeurs n’ont rien changé au train de la maison.

Et quand on passe dans la chambre à lit, qui sert de petit salon, on trouve telle qu’elle était autrefois, la simple madame de Chennevières, et Bébé, emplissant plus que jamais de son bruit, de son mouvement, du caprice tyrannique, de son remue-ménage, le milieu bourgeois et familieux.

Quelques billets de théâtre, traînant sur la table, et des papiers à en-tête ministériel, mêlés à des croquis de Buisson, représentant Bébé avec un corps de petite chatte, de petite chienne, de poulette : c’est tout ce qu’il y a de changé, c’est tout ce qu’il y a de nouveau dans la maison.

Mardi 24 février. — Si j’étais encore peintre, je ferais un trait gravé à l’eau-forte de ce fond de Paris, que l’on voit du haut du pont Royal. De ce trait gravé, je ferais tirer une centaine d’épreuves sur papier collé, et je m’amuserais à les aquareller de toutes les colorations qui se lèvent des brumes aqueuses de la Seine, de toutes les magiques couleurs, dont notre automne, notre hiver, peignent cet horizon de plâtre gris et de pierre rouillée.

Aujourd’hui de la mouche, sur laquelle je suis venu d’Auteuil, je regardais. Dans la menace noire d’un orage d’hiver, sous la lumière blafarde d’un jour d’éclipse, le spectacle était merveilleux. On voyait, blanches d’une blancheur électrique, les deux piles du pont, on voyait les Tuileries de la couleur d’une eau jaune ensoleillée, et tout au fond, dans une nuée qui semblait la fumée rougeoyante d’un incendie, la masse de vieille pierre de Notre-Dame apparaissait violette, avec des transparences d’améthyste.

Mardi 3 mars. — Un joli mot de Paul de Saint-Victor, à propos de la mondanité de Renan : « Renan, c’est le gandin de l’exégèse ! »

Vendredi 6 mars. — Je déjeunais, ce matin, chez Claudius Popelin, d’où nous devions partir pour la répétition du Candidat. La répétition est remise, et nous voilà, tous les deux, — Giraud et Gautier fils partis — à fumer et à causer, dans l’expansion d’un bon déjeuner.

Il me confie que la princesse écrit des Mémoires, et que c’est lui qui l’a décidée, en lui disant que si elle n’en faisait pas, on en ferait de faux qui passeraient pour vrais.

Il ajoute : « Enfin elle s’y est mise. Quand elle a fait un petit bout, elle est très contente, elle s’admire presque enfantinement, d’avoir fabriqué un morceau de livre. Lorsqu’il y en a huit ou dix pages, je les recopie, car vous devez savoir ce que c’est que son écriture, et elle est incapable de se recopier. Je n’ai pas besoin de vous dire, que je ne suis absolument qu’un copiste, que je ne veux peser en rien sur la liberté de sa manière… Mais attendez. » Il se lève et va chercher un petit cahier relié, et nous nous renfonçons dans le divan, et il commence la lecture.

Les mémoires commencent à l’enfance de la princesse, mêlée à l’enfance du prince Napoléon. Il y a, dans ces premières pages, un portrait très saisissant de la vieille Lætitia, de la mère inconsolée du César disparu, cette figure d’aïeule antique, avec ses mains de cire, et le ronronnement incessant de son rouet dans le silence du grand palais.

La langue parlée de la princesse, sa manière de pourtraire les gens, en brouillant un détail physique avec un trait moral, cela est vraiment pas mal conservé dans le travail, assis et rassis, de la composition et de l’écriture.

Jeudi 12 mars. — Hier, c’était funèbre, cette espèce de glace tombant peu à peu, à la représentation du Candidat, dans cette salle enfiévrée de sympathie, dans cette salle attendant des tirades sublimes, des traits d’esprit naturel, des mots engendreurs de batailles. D’abord ça été, sur toutes les figures, une tristesse apitoyée, puis, longtemps contenue par le respect pour la personne et le talent de Flaubert, la déception des spectateurs a pris sa vengeance, dans une sorte de chûtement gouailleur, dans une moquerie sourieuse de tout le pathétique de la chose.

Après la représentation, je vais serrer la main de Flaubert, dans les coulisses. Je le trouve sur la scène déjà vide, au milieu de deux ou trois Normands, à l’attitude consternée des gardes d’Hippolyte. Il n’y a plus sur les planches, un seul acteur, une seule actrice. C’est une désertion, une fuite autour de l’auteur. On voit les machinistes, qui n’ont pas terminé leur service, se hâter avec des gestes hagards, les yeux fixés sur la porte de sortie. Dans les escaliers, dégringole silencieusement la troupe des figurants. C’est à la fois triste et un peu fantastique, comme une débandade, une déroute dans un diorama, à l’heure crépusculaire.

En m’apercevant, Flaubert a un sursaut, comme s’il se réveillait, comme s’il voulait rappeler à lui sa figure officielle d’homme fort : « Eh bien, voilà ! » me dit-il avec de grands mouvements des bras colères, et un rire méprisant qui joue mal le « Je m’en fous ! ». Et comme je lui dis que la pièce se relèvera à la seconde, il s’emporte contre la salle, contre le public blagueur des premières.

Dimanche 15 mars. — Je trouve Flaubert assez philosophe à la surface, mais avec les coins de la bouche tombants, et sa voix, tonitruante, est basse, par moments, comme une voix qui parlerait dans la chambre d’un malade.

Après le départ de Zola, il s’est échappé à me dire, avec une amertume concentrée : « Mon cher Edmond, il n’y a pas à dire, c’est le four le plus carabiné… » Et, au bout d’un long silence, il laisse tomber de ses lèvres : « Il y a des écroulements comme cela ! »

Au fond, cette chute est déplorable pour tout fabricateur de livres : pas un de nous ne sera joué d’ici à dix ans.

Mercredi 8 avril. — Quelle carrière suivie contre vents et marée, jusqu’aux années ultimes du dernier survivant. Il ne naît pas, tous les jours, pour écrire l’histoire d’une école de peinture, deux hommes ayant fait de sérieuses études de peinture, deux hommes qui, indépendamment de cette compétence, se trouvent être à la fois des érudits et des stylistes. Il se pourrait bien même, que cela fût arrivé pour la première fois.

Eh bien, pour le livre, sorti de cette collaboration, pour l’Art du dix-huitième siècle, les articles, sauf un article de Banville, d’ordinaire très lyrique à l’endroit de ses amis, tous les articles sont des appréciations fadement bienveillantes, et telles que le journalisme en consacre au livre d’un agent de change, qui dresse le catalogue de sa galerie de tableaux.

Mardi 14 avril. — Dîner chez Riche, avec Flaubert, Tourguéneff, Zola, Alphonse Daudet. Un dîner de gens de talent qui s’estiment, et que nous voudrions faire mensuel, les hivers suivants.

On débute par une grande dissertation sur les aptitudes spéciales des constipés et des diarrhéiques, en littérature, et de là, on passe au mécanisme de la langue française.

À ce propos, Tourguéneff dit à peu près cela : « Votre langue, messieurs, m’a tout l’air d’un instrument, dans lequel les inventeurs auraient bonassement cherché la clarté, la logique, le gros à peu près de la définition, et il arrive que l’instrument se trouve manié aujourd’hui par les gens les plus nerveux, les plus impressionnables, les moins susceptibles de se satisfaire de l’à peu près. »

Jeudi 16 avril. — Cette jolie petite tête d’Armand, je l’ai vue, il n’y a pas dix jours, si espièglement heureuse dans sa convalescence, si remueuse, si éveillée, sur son oreiller, de la vie qui revenait.

Aujourd’hui, à quatre heures, sur cet oreiller, à la lueur du grand cierge pascal peint et doré que le pape donna à son père, je revois la tête du pauvre enfant, avec de grands bleuissements sous ses yeux fermés, avec l’affreuse rétractation de ses lèvres violettes, sur le blanc des dents. Je la revois, à neuf heures, cette tête aimée, blanche de la pâleur d’un lys flétri, qui serait éclairé par un clair de lune.

L’enfant est mort d’une méningite, de cette inhumaine maladie, qui s’attaque aux mieux portants. Son délire, ce délire particulier aux maladies du cerveau, et qui fait, aux vieux comme aux jeunes, repasser, dans les dernières heures de l’agonie, les sensations de leur vie — son délire était à la fois doux et déchirant. Il ne parlait que de roses que ses petites mains cherchaient à rassembler en bouquet, pour sa bonne amie, la sœur qui le soignait, il ne parlait que de bouvreuils que ses petites mains s’efforçaient à attraper dans le vide, pour les mettre dans le giron de sa mère, et sa voix expirante répétait toutes les gaies chansons italiennes, que sa première enfance avait entendues, dans la baie de Naples.

Je ne crois pas aux maladies du cerveau ressemblant à des coups de foudre. Cet enfant n’était pas plus intelligent, pas plus spirituel qu’un autre, mais cet enfant avait une faculté que je n’ai jamais rencontrée, poussée à ce développement chez aucun autre : la faculté de la sensation. Je n’ai jamais vu un enfant jouir, comme lui, du parfum d’une fleur, de la vue d’une jolie femme bien habillée, du confort d’un bon fauteuil, du toucher d’une chose agréable. Et son toucher à lui était particulier, on peut dire que c’était une caresse. Non je n’ai jamais rencontré des sens procurant à un être, par le contact des choses, un épanouissement sensuel semblable, une félicité pareille. C’était la faculté supérieure de ce petit cerveau, une faculté anormale, et les facultés anormales d’un cerveau, quelles qu’elles soient, sont toujours menacées d’une méningite.

Le spectacle de cette mort est horrible. La mère, cette frêle femme, s’est donné pour tâche d’être forte pour elle et son mari, et, sans une larme, elle veille à tout, elle fait tout, elle touche à tout, avec un corps tout d’une pièce, et des gestes automatiques qui font peur. J’étais tout à l’heure dans sa chambre, devant son armoire à glace. Je n’oublierai jamais la douce voix artificielle, qu’elle a prise pour me dire de me déranger, et le haut-de-corps désespéré, avec lequel, l’armoire ouverte, elle a jeté sur ses bras, deux draps — les draps pour ensevelir son cher enfant.

Fin d’avril. — À l’heure qu’il est, en littérature, le tout n’est pas de créer des personnages, que le public ne salue pas comme de vieilles connaissances, le tout n’est pas de découvrir une forme originale de style, le tout est d’inventer une lorgnette avec laquelle vous faites voir les êtres et les choses à travers des verres qui n’ont point encore servi, vous montrez des tableaux sous un angle de jour inconnu jusqu’alors, vous créez une optique nouvelle.

Cette lorgnette, nous l’avions inventée, mon frère et moi, aujourd’hui je vois tous les jeunes s’en servir, avec la candeur désarmante de gens, qui en auraient dans leurs poches, le brevet d’invention.

10 mai. — Des journées de malaise, de détente morale, des journées passées au lit, dans une vague vie. Là-dedans, de temps en temps, la lecture d’un livre que je vais chercher, en chemise, sur la première rangée, à portée de la main : une lecture qui, dans le silence et le recueillement tiède du lit, approche les choses et les faits, comme dans une vision lumineuse. Puis revenant par là-dessus, la somnolence et l’enfoncement dans le vide. Des journées qui ont quelque chose du temps qu’il fait dehors et de ses coups de soleil rapides, dans la monotonie grise du ciel.

Ces jours-là, j’aime à lire de l’histoire, surtout de la vieille histoire : il me semble que je ne la lis pas, mais bien plutôt que je la rêve.

Mardi 12 mai. — Mes jeunes amis se marient l’un après l’autre. Aujourd’hui c’est le tour de Pierre Gavarni. Et à l’église, ma pensée va au souvenir du petit enfant qu’il était, quand son père l’a envoyé, la première fois, chez moi.

Après la cérémonie, Pierre m’a entraîné à l’hôtel Talabot, un hôtel au plafond dont j’ai reconnu les peintures. Voillemot, pendant qu’il les peignait pour Billaut, était venu nous chercher, mon frère et moi, pour les admirer. On a déjeuné autour de petites tables improvisées, toutes bruissantes du froufrou de robes heureuses. Le marié, charmant garçon, mais toujours un peu tombant de la lune, hannetonnait là-dedans, poussant l’un ou l’autre, dans quelque coin, avec des mains de caresse, vous disant des choses qu’il oubliait de finir, et qu’il terminait par un sourire heureux.

C’était le plus délicieux spectacle de l’ahurissement, produit par l’amour, chez un jeune homme distrait.

Dimanche 17 mai. — Ma vie se passe à descendre au jardin voir fleurir des roses, puis à remonter écrire des notes sur Watteau.

Mardi 26 mai. — Aujourd’hui j’ai 52 ans.

En l’honneur de cet anniversaire, la princesse m’a demandé à dîner. Comme toutes les princesses, elle trouve amusant de faire une fois, par hasard, un dîner très mal servi, où elle apporte la joie bruyante d’un enfant, au restaurant.

Après le dîner, on a fait, sur un tas de feuilles de papier, les plans d’un hôtel idéal, que la princesse ne construira jamais, mais qu’elle aime à bâtir en imagination, avec les imaginations de ses amis.

Dimanche 31 mai. — C’est maintenant comme un reproche, lorsqu’il m’arrive, par la poste, un volume d’un confrère.

J’ai jeté, aujourd’hui, dans un coin, la Conquête de Plassans de Zola, souffrant de voir sur ma table, ce joli volume jaune, à la couverture toute neuve, à l’impression toute fraîche, qui semblait me dire : « Toi, tu es donc complètement fini ? »

Vendredi 5 juin. — Hier, Alphonse Daudet est venu déjeuner avec sa femme chez moi. Un ménage qui ressemble à celui que je faisais avec mon frère. La femme écrit, et j’ai lieu de la soupçonner d’être un artiste en style.

Daudet est ce joli garçon chevelu, aux rejets superbes, à tout moment, de cette chevelure en arrière, aux coups de monocle à la Scholl. Il parle spirituellement de son impudeur à fourrer dans ses livres, tout ce qui lui fournit des observations littéraires, et se dit déjà presque brouillé avec une partie de sa famille.

Puis l’on cause des uns et des autres… Daudet s’avoue beaucoup plus frappé du bruit, du son des êtres et des choses, que de leur vue, et tenté parfois de jeter dans sa littérature des pif, des paf, des boum. Et, en effet, il est d’une myopie qui touche à l’infirmité, et semble lui faire traverser les milieux de la vie, ainsi qu’un aveugle — pas mal clairvoyant tout de même.

Lundi 22 juin. — Jules Janin a eu ce qu’il a ambitionné toute sa vie : un bel enterrement.

Derrière sa dépouille ont emboîté le pas, du militaire, du civil, de l’académique, avec la populace des lettres. Sa gloire, quoiqu’il ait eu, à un moment, un certain talent, sa gloire sera celle d’un agréable et loquace causeur. Elle ne durera guère plus que le JJ. en fleurs, calligraphié au milieu du gazon de son jardin.

Le malheureux ! on va l’enterrer à Évreux. C’est, cruel pour des os aussi parisiens que les siens, d’attendre, en province, le Jugement dernier.

Mardi 30 juin. — Quand on vit quelque temps en communion avec les femmes de Prud’hon, ces portraits ne vous restent pas dans la mémoire, comme des portraits. Elles flottent et sourient en votre pensée rêveuse, ces effigies vagues et noyées dans la demi-teinte, ainsi que des types poétiques, des incarnations idéales de la femme du Directoire, de l’Empire, de la Restauration.

Mercredi 1er juillet. — D’où venez-vous, comme ça, disais-je, aujourd’hui, à Mlle *** rentrant du dehors, au moment, où je poussais la petite porte battante du parc : « Je viens de faire des acquisitions. » Puis, en riant : « Je viens d’acheter de la potasse chez l’épicier. »

Il y a dans le moment chez toutes les Parisiennes brunes, une passion de devenir blondes, et toutes travaillent, non sans succès, à obtenir cette coloration, en se lavant les cheveux avec de la potasse, dissoute dans de l’eau.

Donc, nous nous sommes mis à causer toilette, et, elle me conte l’origine de cette mode, elle m’apprend que le docteur Tardieu, ayant été visiter une fabrique de potasse, avait été frappé du ton de la chevelure des ouvriers et des ouvrières. C’était le blond flamboyant vénitien. Et le maître de l’établissement disait à Tardieu, que les cheveux de tout son monde devenaient comme cela, au bout de dix-huit mois. La chose racontée à Paris, devant un cercle de femmes, avait fait faire d’abord secrètement, puis ouvertement, des essais, et la potasse était entrée, d’une manière officielle, dans la toilette de la Parisienne, de ces années.

Mercredi 8 juillet. — Je vais passer ma journée chez Alphonse Daudet, à Champrosay, le pays affectionné par Eugène Delacroix.

Il habite une grande maison bourgeoise bâtie dans un petit parc minuscule à la dix-huitième siècle. La maison est égayée par un enfant intelligent et beau, sur la figure duquel, se trouve, joliment mêlée, la ressemblance du père et de la mère. Il y a encore là, le charme de la mère, une femme lettrée, toute effacée dans une ombre de discrétion et de dévouement. On dirait que tout s’est réuni, pour enfermer entre ces quatre murs, cette bienheureuse sérénité bourgeoise des bourgeois, et cependant transperce, par moments, sous la gaîté et la gentille griserie des paroles, un peu de la mélancolie qui habite tout atelier de la pensée.

La journée est accablante de chaleur. Les persiennes fermées, on esthétise dans la pénombre, on cause, procédés, cuisine de style. Là-dessus, Daudet se laisse aller à me parler de la prose, des vers de sa femme. Mme Daudet veut bien me lire une pièce de vers, où des fils dispersés d’un col, qu’elle vient de broder en plein air, la poétesse imagine un nid, fait par les oiseaux du jardin. Cela est tout à fait charmant. Une femme seule pouvait le faire, et je l’engage à écrire un volume, où sa préoccupation soit de faire avant tout, une œuvre de femme.

Elle est vraiment très extraordinaire, Mme Daudet. Je n’ai jamais rencontré un être, homme ou femme, qui ait si bien lu qu’elle, un lecteur qui connaisse aussi à fond les moyens d’optique et de coloration, la syntaxe, les tours, les ficelles de tous les militants de l’heure présente.

Le soleil tombé, l’on monte en canot, et le long de la rive, une ligne à la main, l’on disserte et l’on esthétise encore, dans les menaces d’un orage et les roulements du tonnerre.

Samedi 11 juillet. — L’envie, et l’envie du haut en bas de la société, c’est la grande maladie nationale. J’ai eu un parent très riche et très avare, qui aurait donné de son argent, et pas mal, pour voir tomber du ministère Lamartine, qu’il ne connaissait pas du tout.

Ce parent, était le représentant de la grande bourgeoisie française, qui souffre des poèmes créés par le poète, des victoires gagnées par le général, des découvertes mises au jour par le savant. Car, en effet, toute la notoriété, tout le retentissement, tout le bruit glorieux qui se fait en France autour d’un nom français, semble se faire au détriment de tous les Français.

À toute affirmation d’une supériorité, chacun en France jaunit un peu, et chacun sent l’ictère rongeur, mordre à son foie jaloux.

Mercredi 15 juillet. — Je pars pour le lac de Constance, pour Lindau, où de Béhaine m’a offert l’hospitalité, dans la villa Kallenberg.

Je suis dans un compartiment britannique, et je vois, au même moment, sept Anglais remonter leurs montres. C’est fait d’une manière si mécanique, si automatique, que cela me fait presque peur, et que je me sauve dans un autre compartiment.

Samedi 18 juillet. — Villa Kallenberg. Ce pays est vraiment charmant. C’est au milieu de montagnes bleues, une petite mer ayant le clapotement des vagues et la brise du soir d’un océan, — d’un océan en miniature, que les Allemands appellent la mer de Souabe. L’eau est claire d’une clarté légèrement savonneuse, et la terre est l’amie des essences rares, des arbustes à fleurs, des arbres au feuillage pourpre, au feuillage panaché, et cette verdure et cette floraison poussent dans l’eau.

Puis ici, le paysage a une luminosité particulière. Des reflets de cette étendue immense d’eau, comme des reflets d’un miroir frappé de soleil, la rive, les arbres, la villa, sont tout brillantés des éclairs d’une lumière courante.

Dimanche 19 juillet. — Hier, le comte de Banneville prenait sa place, à l’Hôtel de Bavière de Lindau, pour le souper. Deux Allemandes surviennent. Le garçon d’hôtel leur indique leurs places, à côté du jeune secrétaire d’ambassade : « Près d’un Français, nous ne voulons pas être empoisonnées ! » s’écrie tout haut, l’une d’elles en français. Et ces femmes étaient des femmes de la société.

Cette brutalité, peut mieux que toute chose, indiquer l’exaspération haineuse de l’Allemagne pour la France.

Mardi 11 août. — Le jeune comte de Balloy est venu passer deux ou trois jours ici, avant de se rendre en Perse, où il est nommé second secrétaire. Il a passé trois ans en Chine, et en cause très intelligemment.

Il est quelque peu bibeloteur, et très amusant à entendre raconter la fabrication toute primitive des émaux cloisonnés. La carcasse de la pièce faite, les cloisons soudées, l’ouvrier, sur le pas de sa porte, a devant lui un plat de feu, une espèce de four de campagne, dans lequel il cuit et recuit l’émail, une trentaine de fois, soufflant son feu, à grands coups d’éventail. La fabrication se fait presque avec les doigts, aidés de deux ou trois petits méchants instruments, et sans plus d’appareil et de dépense d’établissement que cela.

Il dit que la lucidité des cloisonnés chinois tient à ce que tout l’intérieur des cellules, avant que l’émail y soit versé, est argenté : les arêtes extérieures étant dorées après la finition de la pièce.

Il me donne ce détail curieux, que les collectionneurs chinois n’exposent jamais leurs objets d’art.

Là, l’objet d’art est toujours enfermé dans une boîte, dans un étui, dans un fourreau d’étoffe, et presque caché dans quelque coin du logis. Le collectionneur chinois le possède, pour en jouir, et s’en délecter, lui tout seul, la porte fermée, dans une heure de repos, de tranquillité, de recueillement amoureux. S’il le fait voir, cela se passe à peu près ainsi : il invite un ami, un collectionneur comme lui, à prendre une tasse de thé. Et tout en humant l’eau odorante, il s’échappe à dire : « Au fait, je me suis procuré un beau morceau de jade ! » Et le voilà, tirant lentement de sa boîte, son bibelot, le faisant tourner et retourner sous les yeux de son ami, lui en détaillant les beautés.

Et après que tous deux l’ont admiré longuement et secrètement, notre collectionneur fait rentrer le bibelot dans sa boîte, et la boîte dans sa cachette.

――――――― L’abbé de Lansac parlait hier d’un prêtre, d’un chanoine de Notre-Dame, — je crois que c’est l’auteur de l’Homme d’après la révélation — qui, ennuyé du temps qu’il fallait donner au manger, et un peu dégoûté de la matérialité de la chose, s’était fait fabriquer des sucs de viandes, des essences de légumes, du sublimé d’aliments, dont il se nourrissait, sous la forme immatérielle de quelques gouttes prises dans un flacon. Malheureusement, au bout de quelques années de ce régime, l’estomac et les entrailles de ce mangeur spiritualiste, se resserrèrent de telle sorte, qu’il manqua mourir.

Lundi 17 août. — Le caractère des heures de découragement, c’est de vivre rencogné dans l’heure présente, la pensée comme ramenée sur elle-même, et retirée du champ de l’avenir, où elle est toujours à prendre le galop.

――――――― Il est des maris de ce temps, qui traitent leurs femmes comme des filles. Ils combattent leur répulsion par des cadeaux, et triomphent à la longue de l’antipathie de ces pauvres et faibles créatures, en développant et encourageant chez elles, des désirs de cocottes qu’ils satisfont, à l’instar des riches entreteneurs.

Mardi 18 août. — Lucerne. Rien de douloureux, dans ces pays limitrophes de la France, comme un dîner de table d’hôte, ce dîner jusqu’à ce jour, où régnait le Français par le droit de la grâce, de l’esprit, de la gaîté ! Aujourd’hui, à peine notre langue se susurre-t-elle tout bas, et au haut bout, l’on voit, comme ce soir, un Prussien en uniforme, tout militaire et tout raide, à cette place d’honneur. Le Français en est à regretter ces files de muets gentlemen et de caricaturales ladies, qui ont cédé la place à l’invasion des touristes allemands, et à leur grossière émancipation par le monde.

Mercredi 19 août. — Dans le voyage en bateau à vapeur, le long des berges du lac des Quatre-Cantons, à chaque crique, à chaque débarcadère, toutes ces estacades, tous ces balcons, toutes ces avances, toutes ces balustrades, que peuplent au milieu de plantes grimpantes, des voyageuses accoudées dans des mouvements de grâce, — toutes ces légères architectures de bois, le pied dans l’eau, portant des fleurs et des femmes, me semblaient dérouler devant moi, les images d’un album japonais, les représentations de la vie au bord de l’eau de l’Extrême-Orient.

 

Par ces altitudes sans arbres et sans herbes, par la nuit qui commençait à tomber, par ces ténèbres éclairées de la blancheur de l’écume des gouffres, ce sentier d’abîmes, avec ses ponts du Diable, avec ses tours et ses détours sans fin dans les anfractuosités du rocher plein d’horreur, me donnait la sensation d’une terre finissante, à l’entrée d’un monde inconnu.

Jeudi 20 août. — La Furca, le Grimsel. Sur ces hauts sommets, le voyageur jouit de la pureté de l’air, comme un gourmet d’eau, jouit à Rome, de la bonté de l’aqua felice.

Vendredi 21 août. — Le Handeck, Meyringen, sept heures de marche.

Giessbach. Une création de génie, et du génie le plus moderne. Un hôtel où l’on est servi par de jolies prostituées travesties en virginales Suissesses, et où, après dîner, l’on vous gratifie d’une vraie cascade, illuminée de feux de bengale.

Samedi 22 août. — Ce matin, l’embarcadère de Giessbach s’offrait aux regards, comme le plus charmant tableau de genre, comme un tableau digne de la touche spirituelle de Knaus. Une montagne de malles et de sacs de nuit, une vieille calèche au velours rouge passé, des chaises à porteurs sur lesquelles étaient renversées des fillettes en robe blanche, les mollets à l’air : tout un capharnaüm de choses accidentées de jolis petits détails linaires, de jolis petits tons.

Au poing, le bâton à la corne de chamois, et dans le harnachement de cuir soutenant à la ceinture, la lorgnette, l’album, l’éventail, l’ombrelle, de jeunes voyageuses se tenant debout, tout aériennes dans le voltigement de leur voile de gaze, autour de la figure.

Il ne faut pas oublier, en un coin, un groupe de Suissesses, au corsage de linge blanc, silencieuses, les bras croisés sur la poitrine. Elles formaient un cercle de femmes, se regardant avec des regards vagues, et un peu exaltés, — les regards qu’elles ont à l’église.

Soudain du milieu d’elles, un chant s’est élevé, un chant triste, comme une mélancolie de montagne. Et sans s’occuper de ceux qui étaient là, et comme pour se faire plaisir à elles-mêmes, toutes à leur chant, ces femmes ont continué à vous remuer douloureusement l’âme, avec leurs voix. Leurs chants, peu à peu, je ne sais comment, ont fait renaître le souvenir, et m’ont rappelé que là, où j’allais passer aujourd’hui, j’y avais passé, il y a vingt ans, avec mon frère.

Alors pendant que, la tête basse, les yeux roulant des larmes, je tracassais, de mon bâton, les cailloux, j’entendais de Béhaine, éclater en un long sanglot. Ces chants, ces modulations, ces plaintes musicales avaient fait, tout à coup, remonter à la surface de nos cœurs saignants et vides, des douleurs enterrées, — lui, son Armand, moi, mon Jules, — et tous deux, nous repleurions nos bien-aimés.

Dimanche 23 août. — Sur le bateau de Romanshorn à Lindau, j’étudiais une Allemande dînant, dont le profil, à tout moment, se penchait, de bas en haut, vers un voisin, en de bestiales coquetteries. C’était une créature blonde et bovine, avec des tons d’ambre dans le lait de sa chair, des sourcils fauves, de longs cils roux, faisant comme un battement d’ailes de guêpes, au-dessus de la pâmoison de son regard. J’ai vu rarement un appel à la braguette, avec une telle cochonnerie de l’œil, une telle appétence suceuse des lèvres.

Le sensualisme de la femme allemande a quelque chose, en style noble, du rut de Pasiphaé.

 

Décidément les voyages, ne sont qu’une suite de petits supplices. On a, tout le temps, trop chaud, trop froid, trop soif, trop faim, et tout le temps, on est trop mal couché, trop mal servi, trop mal nourri, pour beaucoup trop d’argent et de fatigue.

En raison du pittoresque prévu, que l’Europe peut vous offrir, ça n’en vaut vraiment pas la peine.

Lundi 24 août. — Ce soir, Mme de Béhaine définissait admirablement le goût de toilette de l’ancienne parisienne. « Être bien chaussée, bien gantée, avoir de jolis rubans : la robe n’était qu’un accessoire » disait-elle.

J’ajouterai que c’était aussi une toilette, dans les nuances douces, dans une tonalité discrète. Le voyant, le coup de pistolet dans l’habillement de la femme, est une victoire du goût étranger, du goût américain sur l’ancien goût français.

――――――― Dans le monde, il y a tout à redouter des hommes aux idées libérales et aux habits de coupe cléricale.

Mercredi 2 septembre. — L’anniversaire de la défaite de la France prend, cette année, en Bavière, un caractère religieux. En ce jour, nous rappelant Sedan, j’ai vu, avec le soleil levant, arriver dans le jardin, le père et la mère Kallenberg, qui, avec des gestes de pontifes, ont hissé le pavillon aux couleurs allemandes. Puis cela fait, ils ont fait joindre religieusement leurs mains à leurs trois petits enfants, qui ont entonné un hymne de guerre contre nous.

Pendant que l’exécration de notre pays devient un culte, qu’elle se glisse dans la prière de l’enfant d’outre-Rhin, en France qui se souvient ? qui prévoit ce que nous réserve cette jeune génération ?

Jeudi 3 septembre. — Départ de Lindau pour Paris, par Constance, Schaffouse, Bâle.

J’ai vu peu de femmes si studieusement occupées du bonheur de leurs maris, que la femme de mon ami. La préoccupation de faire à son pauvre homme la vie douce, d’écarter tout ce qui peut mettre un nuage sur son front, de lui donner le plat qu’il aime, de lui sauver le désagréable d’une nouvelle, de défendre enfin, à toute heure, son système nerveux des mauvaises choses physiques et morales, dépasse tout ce qu’on peut imaginer. Il y a là, certes, une qualité délicate de dévouement particulière à la femme, et que l’homme ne possède jamais d’une manière si réglée, si continue, si persistante.

Je pensais, en vivant au milieu de ce ménage, que l’amour d’une honnête femme pour son mari, est encore ce qu’il y a de meilleur en fait d’amour.

Dimanche, 13 septembre. — Auteuil. Je vague au milieu de mes livres, sans les ouvrir, de mes dessins et de mes fleurs, sans les regarder. Les attaches qui existaient en moi pour toutes ces choses, me font l’effet d’être cassées. Ma maison même ne me semble plus être pour moi, ce qu’elle était, il y a six mois. Je ne jouis pas d’y être. Je ne sais quelle indifférence de mourant m’est venue, avant l’heure. Autrefois un désir, une ambition, une espérance me sortaient, un jour, violemment de cet état d’âme.

Aujourd’hui, je sens qu’il n’y plus rien au monde, que je me donnerais la peine de désirer, d’ambitionner, d’espérer, de rêver. J’en suis arrivé à ce détachement de la vie militante, où dans le dernier siècle, un homme, comme moi, s’enterrait dans un couvent : un couvent de Bénédictins.

Mais le régime de la liberté a tué ces retraites pour les blessés de la vie.

Lundi 14 septembre. — Exposition nationale de nos manufactures. La tapisserie, on peut le déclarer à la stupéfaction de bon nombre de gens, la tapisserie est un art perdu. Ce n’est plus qu’une laborieuse imitation terne et noire de la peinture.

Dans les tapisseries modernes, exposées là, il ne se trouve plus rien de cet art particulier, de cette création conventionnelle, qui faisait des tableaux de laine et de soie, d’après des lois et une optique, qui ne sont ni les lois ni l’optique de la peinture à l’huile.

Mardi 15 septembre. — Départ pour Bar-sur-Seine.

Pendant les heures lentes du voyage, je pense qu’il y a, cette année, quarante ans que je viens, tous les automnes, passer un mois dans cette maison de famille. Je me revois à mon premier voyage. J’avais douze ans, quand mon cousin, le père de celui-ci, à la descente de la diligence de Troyes, m’acheta une blouse blanche, pour mettre sur mes vêtements de petit parisien. Quel mois accidenté, que ce mois ! Tout d’abord pour mes débuts, je tombai à la Seine, où je pensai me noyer, et quelques jours après, je me faisais éclater dans les mains, une poudrière, — heureusement en carton, — et mille autres imprudences.

C’est curieux, tout ce feu, toute cette exubérance, tout ce diable au corps, toute cette activité violente, s’étaient envolés de mon individu, quand je revins, l’année suivante. J’étais devenu un jeunet sérieux, très peu remuant, presque triste, et qui, couchant dans la bibliothèque, passait ses nuits à lire les éditions stéréotypées avec les bons yeux de l’enfance, passait ses journées à rêvasser.

――――――― Un mot de curé d’ici, parlant d’une femme qui accouche tous les ans : « Cette femme est comme un confessionnal, il y a toujours du monde. »

Lundi 28 septembre. — Aujourd’hui, toute la journée, nous l’avons passée chez un machabée. C’est le nom que le lieutenant de gendarmerie donne aux vignerons du pays.

Une journée de course, en plein soleil, après des perdreaux rouges, dans les côteaux de vigne, à la pierraille croulante sous les souliers de chasse. Et le soir, presque endormi de fatigue, avec beaucoup de vague dans la cervelle, je suis couché au fond d’une barque, que mon machabée fait glisser, sans bruit, au milieu de la nuit et des ombres étranges des deux bords. De temps en temps, un bruit à la fois crépitant et mouillé : ce sont des écrevisses qui tombent des balances dans un seau.

Les sensations dans cette barque, par les heures crépusculaires, n’appartiennent plus, pour ainsi dire, aux sensations du jour et de l’éveil. C’est, comme si j’allais en un rêve, conduit par mon frère sur une eau morte, dans un paysage de l’autre monde.

Mardi 29 septembre. — La vieille Marguerite, la cuisinière épiscopale de mon oncle de Neufchâteau, est ici, et, ses vieux doigts de soixante-dix ans, font réapparaître, pour la dernière fois, les fricassées de poulets au beurre d’écrevisse, les salmis de bécasses, parfumés de baies de genièvre, tous ces fricots sublimes, que n’a jamais goûtés un Parisien.

Je songe, en dégustant ces succulences, avec le respect qu’on a pour ces choses d’art, quelle nation nous avons été, quel paradis est la France, et quels sauvages sont nos vainqueurs.

Il y a vraiment dans cette vieille cuisine provinciale de la France, comme l’exquisité d’une civilisation, que les nations nouvelles ne referont plus !

Jeudi 1er octobre. — Il y a des jours où la fatigue, au sortir du lit, est écrasante, où ma vie se traîne comme dans une courbature. Cette fatigue-là, serait-ce la vieillesse ? Il me semble aussi parfois que je n’ai plus l’acuité humaine des perceptions, et que la somnolence des Limbes m’envahit. Ces impressions, je les éprouve au milieu d’un grand vent d’automne, et des grondements d’une meute, qui digère, colère, les quatre membres d’une pauvre vache, morte d’une péritonite.

――――――― À la bonne, à la mauvaise humeur d’un homme, il y a toujours un motif. Chez la femme rien de pareil. Elle est subitement traversée par un courant de gaieté ou de tristesse noire, sans cause.

――――――― Les ambitieux de province ne sont, la plupart du temps, que les machinistes de l’ambition de leurs femmes : la carrière d’un mari, son élection au conseil général, étant à peu près toute la distraction, que peut se donner une femme intelligente.

Lundi 5 octobre. — Hier, pendant que je cherchais un carambolage par les quatre bandes, sur le billard du casino, j’ai entendu de mes oreilles, cette phrase prononcée par un gros bourgeois de la localité : « Eh monsieur je ne veux pas revenir à des temps où l’on me forcera à battre les étangs ! » Il répondait, ce gigantesque imbécile, à un monsieur qui lui disait : « Qu’est-ce que ça vous fait, au fond, le retour du comte de Chambord ? »

La phrase de ce Prudhomme est bien grave, elle condamne la France irrévocablement à la République.

――――――― À propos d’élections, et des statistiques fournies, ces jours-ci, par de simples gendarmes, j’ai été frappé de la certitude, pour ainsi dire, de la prophétie du renseignement sur les votes. C’est d’autant plus merveilleux, que ces hommes reçoivent la défense d’aller au café, de se mêler à la vie de leurs concitoyens, et qu’il leur est ordonné, en même temps, de savoir ce qu’ils font, ce qu’ils disent, ce qu’ils pensent.

Samedi 10 octobre. — Tout de mon long sur la terre, la joue sur le bras, c’est pour moi un des plaisirs de la chasse au bois, de somnoler, à demi éveillé par le fourmillement de la terre, le susurrement de l’air ensoleillé, les jappements lointains de la meute, dans les profondeurs de la forêt.

――――――― En province, toute puissance de travail se perd, au bout de quelque temps, dans le farniente plantureux de la vie matérielle. Il est arrivé ici un ingénieur, travailleur, grand liseur, qui fût devenu quelqu’un, s’il était resté à Paris. Dans deux ans, il ne fera plus que sa besogne, ne lira plus un livre, perdra la curiosité des choses de l’esprit, deviendra un estomac.

Lundi 26 octobre. — Hier, je suis tombé à dîner, à l’improviste, à Saint-Gratien. La princesse faisait, demi-couchée sur un grand divan, l’espèce de sieste réfléchissante, qu’elle a l’habitude de faire, tous les jours, à la tombée de la nuit. Elle s’est tout à coup dressée sur les pieds, et m’entraînant dans le grand salon, qu’elle m’a fait plusieurs fois parcourir d’un bout à l’autre, dans une promenade, au pas hâté, presque militaire, elle s’est mise à me parler des déceptions que la vie vous apporte : « Ça donne presque envie de rire, dit-elle, quand il arrive une seule de ces choses, à la fois, mais lorsqu’il y en a beaucoup, à la suite l’une de l’autre, cela fait réfléchir tristement ! »

Vendredi 30 octobre. — Ce matin j’ai été prendre Burty, et nous avons été inspectionner l’arrivage de deux envois du Japon. Nous avons passé des heures, au milieu de ces formes, de ces couleurs, de ces choses de bronze, de porcelaine, de faïence, de jade, d’ivoire, de bois, de carton, de tout cet art capiteux et hallucinatoire. Nous avons passé des heures, tant d’heures, qu’il était quatre heures quand j’ai déjeuné. Ces débauches d’art — celle de ce matin m’a coûté beaucoup de cents francs — me laissent comme la fatigue et l’ébranlement d’une nuit de jeu. J’emporte de là une sécheresse de bouche, que l’eau de mer d’une douzaine d’huîtres peut seule rafraîchir.

J’ai acheté des albums anciens, un bronze si gras qu’il semble la cire de ce bronze, et la robe d’un tragédien japonais, où sur du velours noir, des dragons d’or aux yeux d’émail, se griffent au milieu d’un champ de pivoines roses.

Dimanche 1er novembre. — Paris. Une lettre de Zola me convie, aujourd’hui, à aller voir la répétition de sa pièce (les héritiers rabourdin).

Cluny : une salle de spectacle qui, en plein Paris, trouve le moyen de ressembler à une salle de province, comme peut-être, par exemple, la salle de Sarreguemines. C’est navrant, pour un homme de valeur, d’être interprété dans une telle salle. Et je ne pense pas sans tristesse à Flaubert, dont le tour va venir dans un mois.

Au fond, une répétition a toujours de l’intérêt pour moi. C’est le seul milieu, où un semblant de fantastique se mêle à la vie réelle. Et je regardais dans cette lumière indescriptible, dans cette lumière faite de la clarté mourante d’un crépuscule et du flambement flave du gaz, mal allumé, je regardais la petite Charlotte Bernard, passer des coulisses sur la scène, avec sur sa peau des colorations et des glacis d’une créature de clair de lune.

Lundi 2 novembre. — Au milieu de la matérialisation et de l’utilitarisme moderne, un seul sentiment immatériel et désintéressé subsiste en France : le culte des morts.

Je ne crois pas qu’il y ait ce jour, dans les cimetières des autres pays de l’Europe, tant de robes noires, tant de couronnes, tant de fleurs. En sortant du cimetière, je me suis croisé à la porte, avec Dubois de l’Estang qui, en me donnant la main, m’a dit : « Vous revenez de chez votre frère ? » Cette phrase qui me faisait revenir d’auprès d’un mort, comme de chez un vivant, m’a fait plaisir toute la journée.

Mercredi 4 novembre. — La princesse m’a fait des reproches tendres, sur ce que je séjournais chez tout le monde, excepté chez elle. Donc je pars aujourd’hui pour Saint-Gratien, quittant avec un certain regret mon chez-moi, dans lequel je n’étais pas fâché de me réinstaller après tant de mois d’absence.

Ce soir, on lit, à haute voix, le volume de Daudet, que j’ai apporté : Fromont jeune et Risler aîné. Au milieu de la lecture, Popelin se met à prendre de petits morceaux de papier, et sur leur surface mouillée, fait tomber des taches de couleur, imitant les marbrures du papier peigne. La princesse, d’un œil à demi entr’ouvert, regarde un moment faire, puis tout-à-coup, avec un vrai coup de patte de chat, elle ramène à elle la boîte d’aquarelle, arrache une feuille du bloc de Whatman, et la voilà à barbouiller, à barbouiller. Une feuille couverte, elle passe à une autre, puis à une autre, inventant les ficelles les plus extraordinaires pour faire des éclaboussures épatantes.

Toute heureuse de cochonner, elle fait cracher, sur le papier, sur sa robe de cachemire blanc, le carmin et la cendre verte. Et comme je lui raconte la manière dont les peintres décorateurs font les veines du bois, je lui vois arracher son peigne de son chignon, et de son peigne faire des stries sur son coloriage.

Elle est toute éveillée, ne s’occupant pas de l’heure que marque la pendule, et coloriant et marbrant avec l’appassionnement fièvreux du plaisir de l’enfance.

Samedi 7 novembre. — C’est le jour où Giraud et les intimes de la maison viennent déjeuner. Ce petit monde dîne, couche, et ne repart que par le train de dix heures, du dimanche soir.

Autour de la table, il y a ce matin, Jalabert, Philippe Rousseau, au noir de la physionomie auréolé du blanc de ses cheveux. Parmi les femmes c’est Mme Guyon, l’actrice à moustaches, l’excellente femme, qui a l’air d’une garde-malade rébarbative.

Dimanche 8 novembre. — Des promenades courantes, au milieu de causeries violentes, tout-à-coup interrompues par « Dick, Dick, Dick ! »

C’est la princesse qui se retourne, et rassemble toute sa meute de petits chiens : Mie, la petite chienne paralysée, Nina, la chienne gymnaste, Miss l’impotente : hippopotamesque petit animal, — et enfin Dick, abruti par les grandeurs, et qui se perd toutes les cinq minutes.

Lundi 9 novembre. — … La causerie d’après déjeuner s’assoupit peu à peu, on parcourt les journaux.

Enfin il est deux heures, la princesse se met à sa table, et commence mon portrait. Peu à peu le silence se fait dans l’atelier. L’on n’entend plus que le bruit de l’effacement du morceau de gomme élastique du général Chauchard, le bruit de la taille du crayon de Popelin, le bruit du coucou, les gloussements des petits chiens, les rires étouffés des demoiselles, ainsi que dans le coin d’une classe. La princesse travaille appliquée, absorbée.

De temps en temps, la tête de diable du vieux Giraud apparaît derrière l’épaule ou le gant de Suède de la princesse, et jette « le nez d’un dessin plus fin… le collet n’a pas d’épaisseur ». Et aussitôt il disparaît, et retourne aquareller, à sa place, des costumes de fantaisie pour La Haine de Sardou.

La princesse travaille toujours. Le jour baisse, elle continue.

Enfin la séance est levée. La princesse se rejette de suite, sans prendre une minute de repos, à sa broderie, et tout en tirant l’aiguille, elle dit : « Apportez-moi ce morceau de satin blanc qui est là… je voudrais y broder quelque chose, avec les soies qui sont ici. » Et le morceau de satin blanc et les soies apportés, il faut que Popelin fasse instantanément une fouille dans les armoires, et retrouve ses cartons de dessins de fleurs, parmi lesquels la princesse choisit une tulipe. C’est vraiment chez cette femme une activité merveilleuse.

La lampe a été apportée. La princesse travaille à sa tapisserie, en combinant dans sa tête sa broderie. Mlle Julie Zeller fronce les 75 mètres de garniture de sa robe, Mlle Abbatucci soutache un corsage de jais, Mme de Galbois tricote un bonnet pour le vieux Giraud. Les hommes se sont rassemblés autour de l’atelier de confection. Giraud, qui a fait une sieste, se réveille tout émerillonné, et adresse des drôleries à Mme de Galbois.

Jeudi 12 novembre. — Saint-Gratien s’embarque, aujourd’hui, pour visiter l’émaillerie du Bourget. Toute la journée, dans ces ateliers de magie, où l’on voit couper du verre, comme du beurre, et faire avec ce verre, des rosettes, ainsi que l’on en ferait avec du ruban.

Je suis toujours frappé des énergiques dessins, que donne la trituration de l’industrie, dessins que personne n’a tenté de faire. Quel dessin que le jeune homme monté sur un escabeau, soufflant un abat-jour, les joues gonflées.

Dans la partie de l’émaillerie où l’on prépare les plaques pour les rues de Paris, le pittoresque ajustement de l’homme et de la femme, semant l’émail sur la fonte rouge : l’homme avec son mouchoir lui couvrant le bas de la figure : la femme avec ce cache-bouche, terminé par ce long serpent s’enroulant autour de sa ceinture. Et la belle gravité de style que donne aux mouvements, aux attitudes, le danger du métier !

Vendredi 13 novembre. — À déjeuner, à propos de Zola, dont le nom a été prononcé par moi, et qu’on abîme comme démocrate, je ne puis pas m’empêcher de m’écrier :

« Mais c’est la faute de l’Empire. Zola n’avait pas le sou. Il avait une mère, une femme à nourrir. Il n’avait pas d’abord d’opinion politique. Vous l’auriez eu avec tant d’autres, si on avait voulu. Il n’a trouvé à placer sa copie que dans les journaux démocratiques. Eh bien, en vivant tous les jours avec ces gens, il est devenu démocrate. C’est tout naturel… Ah ! princesse, vous ne savez pas quel service vous avez rendu aux Tuileries, combien votre salon a désarmé de haines et de colères, quel tampon vous avez été entre le gouvernement et ceux qui tiennent une plume… Mais Flaubert et moi, si vous ne nous aviez achetés, pour ainsi dire, avec votre grâce, vos attentions, vos amitiés, nous aurions été tous deux des éreinteurs de l’Empereur et de l’Impératrice. »

Samedi 14 novembre. — Fin de journée assez grise. La princesse un peu enrhumée, et qui éternue à se faire sauter le crâne, est chez elle, comme retirée dans la fourrure de son veston bleu. Benedetti souffrant d’un rhumatisme garde la chambre. Mme Guyon et Mme Gautier ont la migraine. Mlle Abbatucci qui a voulu faire des papiers granités, à souffler de l’encre verte dans un pulvérisateur, prise de mal de cœur, a été se coucher.

Dans l’atelier, je suis seul, désœuvré, et un blanc soleil d’hiver éclaire si joliment toutes les choses qui sont là, qu’il me prend la tentation de les décrire. Je veux laisser un souvenir de cette pièce, qui fut vraiment pendant l’Empire, l’aimable domicile du gouvernement de l’art et de la littérature, le gracieux ministère des grâces. Je veux laisser un souvenir ressemblant à la fois à une peinture et à un inventaire de commissaire-priseur, quelque chose qui, dans les temps futurs, permette à ceux qui aimeront la mémoire de la princesse, de la retrouver, de la voir, comme s’ils poussaient la porte de cet atelier, gardé dans la cendre d’une Pompéi.

L’atelier est une grande annexe contre le salon de droite, dont les fenêtres latérales qui n’ont pas été bouchées, forment des niches. Les deux façades dont l’une regarde Catinat, dont l’autre regarde le parc et Montmorency, sont pour ainsi dire deux grandes baies vitrées, par lesquelles le soleil et la lumière entrent à flot. La façade parallèle au salon est percée seulement d’une porte-fenêtre, d’où l’on descend dans l’allée menant au lac d’Enghien.

On entre du salon dans l’atelier, comme par une espèce de petit corridor, fait et resserré entre de grands meubles de marqueterie couronnés d’oiseaux empaillés, de bassins de cuivre orientaux, de cabinets de laque rouge, de petites tables de nacre et d’écaille, de tout un monde de choses, où brillent les reflets des métaux, où éclatent les couleurs des plumages exotiques. Tout à l’entrée, une fontaine émaillée verte et bleue, pour le lavage des doigts salis par le maniement du crayon.

Le passage s’élargit entre des paravents, sur lesquels sont drapées des étoffes de la Chine, des étoffes du Maroc lamées d’or, et contre lesquels sont entrouverts des cartons, laissant voir des bouts de dessins et des papiers de toute couleur.

Si l’on tourne à droite, on trouve dans la baie de l’ancienne fenêtre du salon, un petit canapé vert rayé de blanc, surmonté des médailles, des diplômes que la princesse a reçus aux expositions. Au milieu, figure posée sur le rebord de la fenêtre, une grande photographie représentant le prince impérial. Puis, au mur, dans l’encoignure, un cadre contenant d’immenses papillons du Brésil qui semblent des morceaux d’azur, et une reproduction photographique du tableau du fils Giraud : « le Charmeur. »

Et nous voici devant la grande baie qui regarde Catinat, et devant un amoncellement de meubles et de porcelaines encombrant le vide, avec la profusion qu’aime la princesse. C’est d’un côté une table en marqueterie, surmontée d’une corbeille en porcelaine, de l’autre une table portant un vase jaune impérial, fabriqué par Decker, duquel s’élance un palmier. Entre les deux tables est placé un grand divan, couvert de la perse qui garnit tout le rez-de-chaussée, et met aux plafonds et aux murs son vert d’eau, fleuri de fleurs roses et bleues. Un grand tapis de Perse, tout gai, tout riant, et où dans la pourpre de petits morceaux de blanc ressemblent à des morceaux de papier semés sur la laine, couvre le parquet et tout ce côté de l’atelier.

En avant du divan, une chaise en sparterie, brodée de soie jaune et bleue, et devant le métier à tapisserie de la princesse, où la bande commencée est cachée sous un mouchoir de soie brodé de fleurettes violettes. À côté monte, sur son haut pied, un grand panier en vannerie, orné de nœuds de rubans, contenant les soies de la princesse, dans un fazzoletto rouge, rayé d’or.

Ce coin est le coin du travail de la femme chez la princesse, et le coin de son repos. Là, est le métier à tapisserie, où elle se jette au sortir du dessin et de l’aquarelle. Là, est le grand divan de perse, où, à la tombée de la nuit, à cette heure qui l’attriste, elle fait sa petite sieste mélancolique. Là, est la corbeille des chiens, dormant leur sommeil recroquevillé ! Là, est le petit divan vert rayé de blanc, se tiennent les colloques intimes de la politique, les entretiens d’affaires, les duos de la sollicitation et de la protection, petit canapé qu’elle affectionne, et d’où ses pieds frileux vont chercher, tout à côté, le souffle tiède d’une bouche de calorifère, qui ventile le poil remuant des petits chiens dans leur corbeille.

Dans le grand panneau qui fait face au salon, il y a d’abord dressé contre le mur un immense meuble de marqueterie hollandaise, aux tiroirs en tombeaux, portant sur sa corniche des vases argentés, dans lesquels sont ouverts des parasols japonais.

Puis, c’est un bureau Louis XV, sur lequel la princesse écrit un billet pressé, inscrit un renseignement, une adresse, le nom d’une plante en latin. Sur ce bureau se voient un buvard en maroquin blanc, dont se détache le relief d’un M en bronze doré ; un encrier formé par une boule en cuivre, porté par un aigle argenté ; un coupe-papier en bois de santal, aux incrustations de nacre ; de grands ciseaux dans une gaine de maroquin blanc ; un petit agenda disant la date du mois ; un petit chronomètre disant l’heure du jour. La galerie du bureau porte, entre deux bouquets de violettes artificielles, un minuscule bronze du grand Empereur en César romain.

Devant la porte qui mène au lac d’Enghien, un vrai capharnaüm. Au milieu se dresse dans un vase, imitant le jaspe sanguin, une fougère arborescente, dont la mousse du pied est becquetée par des oiseaux. D’une flûte de verre bleu monte dans la verdure grêle de la fougère, un bouquet de chrysanthèmes, aux tons foncés de fleurs de velours.

Tournant autour des deux vases, se déroule devant, un petit paravent de poche, où Popelin, sur une toile écrue, a peint des oiseaux et des fleurs, se déroule un porte-photographies en maroquin rouge, contenant les portraits de Popelin, de l’abbé Coquereau, de Benedetti, de Mme Benedetti, de Victor Giraud, du vieux Giraud, du docteur Puysaye. Sur un coin de la table, un petit pupitre en laque, montre exposée, la photographie du tableau de la « Fête-Dieu » de Rousseau, au bas duquel Augier a crayonné des vers.

Et il y a encore sur cette table un petit miroir de poche en ivoire, une gaine à ciseaux de plusieurs grandeurs, un petit panier à franges d’or, un petit sac en maroquin blanc, une pelote à épingles, des paires de gants salis par le fusain, une carafe à demi remplie de limonade, un voile noir plié, — le voile de la promenade — et j’oubliais un petit pot, où trempent dans l’eau des feuilles de sauge, dont la princesse use pour une inflammation de gencives.

Après la porte recommence le panneau, et c’est un bahut hollandais faisant pendant à l’autre, dans son assez vilaine tonalité jaune. Sur sa corniche, entre deux paons la queue déployée, se renverse un amour tenant un miroir, derrière lequel sont deux harpes dorées, aux fines sculptures Louis XVI. Puis, c’est un enchevêtrement de petites tables, de tabourets, d’une toilette dont des rouleaux de papier de toutes couleurs cachent la glace ; d’un chevalet Bonhomme, sur lequel pose une aquarelle, représentant un coucher de soleil dans le parc, qu’on a admiré, il y a deux ou trois jours ; d’un fauteuil-balançoire viennois ; d’une petite étagère portant à tous les étages, des Bottin, des Dictionnaires, des Almanachs de Gotha.

Seulement deux grands tableaux dans l’atelier. Ces deux grands tableaux, placés aux deux côtés de la porte de sortie, représentent tous deux des paons : l’un est de Philippe Rousseau, l’autre de Monginot.

Maintenant c’est le panneau vitré de la façade du parc. Contre le vitrage monte un rideau vert, qui au milieu de la lumière ensoleillée de tout l’atelier, met une grande ombre sur tout ce côté, sur les liseurs de livres et de revues, assis sur le grand divan du milieu. C’est ordinairement sur ce divan, que prend place le lecteur, quand une lecture est faite à haute voix. Ce côté de l’atelier est le côté de la peinture, du dessin. Dans l’encoignure, dans l’angle de la façade du parc et du mur mitoyen du salon, sur une table est posé le petit pupitre, sur lequel la princesse crayonne ses portraits aux trois crayons. À côté du pupitre, à portée de la main, les crayons, la sanguine, la craie, la gomme élastique employés par la princesse, tous objets qu’elle n’aime pas qu’on touche, disant que les autres sont des sales.

Au-dessus de sa tête, est un cartel Louis XVI, à la sonnerie grave. Derrière elle un second petit divan vert, rayé de blanc, remplit la niche de la fenêtre du salon, qui est comme une petite chapelle des dessins d’Hébert.

Sur le rebord, il y a, enveloppé dans un mouchoir de soie à pois blancs, une copie à l’aquarelle d’un Tiepolo de sa galerie, et sur le Tiepolo, plié et noué par la princesse, avec l’art d’une demoiselle de magasin de chez Boissier, est un petit tablier de soie noire, qu’elle met les jours où elle fait du lavis.

Tout le mur en retour jusqu’au plafond et jusqu’à la porte d’entrée de l’atelier, est garni d’étagères algériennes, d’œufs d’autruches aux pendeloques de perles, de lanternes vénitiennes, de gargoulettes orientales, d’instruments de musique sauvages, encastrés dans les immenses rinceaux que dessinent les palmes de la Semaine Sainte, envoyées par le pape à l’Altesse Impériale, et d’où s’élance de son bâton d’empaillement, un lophophore, cet oiseau de velours noir au collier d’émaux translucides.

Et dans le fouillis des choses, la presse des objets, la confusion des formes et des couleurs, l’on entrevoit encore des photographies de l’Empereur Napoléon III, dans toutes les phases de sa bonne ou de sa mauvaise fortune ; on entrevoit les éclairs de rubis et d’émeraude de toute une collection d’oiseaux-mouches dans l’ombre d’une armoire ; on entrevoit des aquarelles drolatiques de Giraud représentant des scènes de l’intérieur de la princesse ; on entrevoit d’élégiaques têtes d’études d’Amaury-Duval ; on entrevoit de vieilles gravures représentant Napoléon Ier en costume troubadouresque ; on entrevoit des mécaniques en bronze doré pour tenir horizontalement une branche, on entrevoit par l’entrebâillement des panneaux, des tiroirs, des albums, des blocs de papiers à aquarelle, des cornets de cristal hérissés de pinceaux, des tubes, des vessies, une armée de bouteilles d’encres de couleur avec leurs floquets de ruban rouge : tous les ustensiles et tous les outils de la peinture à l’huile, de l’aquarelle, du pastel, du crayonnage, — à l’état de provisions.

Lundi 16 novembre. — La princesse a une qualité charmante, une certaine grâce de cœur à regretter les amis qui partent. Elle parle en phrases douces, et non comédiennes, du désagrément de se séparer, de l’ennui de ne pas toujours continuer cette vie commune, et elle bâtit bientôt dans le rêve et l’impossible humain, une espèce de phalanstère, où l’on mêlerait ses existences jusqu’à la mort. Puis sa parole meurt, et sa figure s’assombrit dans une moue mélancolique, dont il est très difficile au partant de n’être pas touché.

Elle avait dit, il y a quelques instants, à propos de chaussettes de soie, dont elle m’avait demandé la commande, à propos de gardes de livres, que Popelin devait me fabriquer, après mon départ : « Oui, les gens qui partent doivent toujours laisser quelques petites commissions derrière eux… avec cela on se souvient mieux et plus d’eux… Il semble qu’ils ne vous ont pas quitté tout à fait. »

Elle se lève tout à coup, et quoiqu’il giboule au dehors, elle me parle, dans le vent et la pluie, d’aller passer quinze jours à Nice, de voir en famille d’amis, ce pays de fleurs et ce ciel bleu pendant l’hiver.

Nous rentrons. Un domestique annonce que la voiture est avancée. À mon adieu, la princesse riposte, presque brutalement : « Pas ce mot, je ne l’aime pas, dites au revoir ? »

Vendredi 20 novembre. — Par le vent froid qu’il fait, ce matin, en montant vers Saint-Cloud, pour gagner Versailles, — dans l’excitation d’une marche presque courante, mon roman (la Fille Élisa) commence à prendre une apparence de dessin dans ma cervelle. Je me résous à mettre dans le renfoncement, et le vague d’un souvenir, toutes les scènes de b…, et de cour d’assises, que je voulais peindre dans la réalité brutale de la mise en scène, et les trois parties de mon roman se condensent en un seul morceau.

Pourquoi au milieu de cette incubation, me suis-je mis à penser à un empereur d’Allemagne, je ne sais plus lequel, qui, ayant demandé à son chapelain, si vraiment Dieu était dans l’hostie, en fit scelles une dans un coffret. Des années, des années se passèrent, au bout desquelles l’empereur fit ouvrir le coffret. On y trouva le cadavre d’un ver. Cela ferait une assez belle image, dans un bouquin supérieur.

Mais à propos de ver, j’ai trouvé, hier, mon ami Burty désolé. Il avait découvert, dans ses albums japonais, un ver de l’Extrême-Orient, un ver tout enveloppé de poils blancs, comme de la soie, un ver charmant, un petit animal d’art enfin, et comme il était vivant, il l’avait mis avec le plus grand soin dans une boîte, et comptait le présenter à la Société d’acclimatation. Mais, oh malheur ! cette bête de Julie, en faisant le salon, n’a-t-elle pas jeté la bestiole dans la cheminée.

Samedi 24 novembre. — Ce matin, je vais au Bon Marché.

J’avais appris par Bracquemond que le Bon Marché avait reçu, dans un envoi de tapis d’Orient modernes, quelques vieux tapis de Perse. On me les montre et devant ce ras velouté, devant ces surfaces givreuses et miroitantes, devant ces laines qui ont le micacé de crins coupés, devant cette fonte de couleurs, entrant les unes dans les autres, ainsi que les tons d’une aquarelle trempant dans l’eau, devant ces jaunes qui ont le pâlissement de l’or vert, ces roses qui semblent le rose de la fraise écrasée dans de la crème, devant ces bleus, ces verts, qui sont si peu les bleus, les verts de l’Occident, devant cette palette de couleurs doucement souriantes, qu’on dirait la palette inventée pour jouer autour du corps nu d’une femme, je me sens pris d’une passion d’amateur de tableaux pour ces tapis, et une indescriptible horreur me vient subitement pour tous les Sallandrouze quelconques.

――――――― Les hommes de l’imprimerie ont quelque chose à la fois de l’hallucination et de l’hébétement. Il semble que, dans leur cervelle, dansent toutes les corrections de toutes les épreuves, jetées sur la table du portier.

Lundi 30 novembre. — Le bonheur de rentrer dans son chez-soi de banlieue, de s’enfermer au milieu du dos de ses livres, des reflets de ses bronzes, des éclairs de ses porcelaines, du chatoiement de ses tapis, et de ses portières ; le bonheur, à la clarté d’un feu de bois, à la lumière douce donnée par une lampe de l’ancien système, de corriger des épreuves, en remuant des bouquins, en ouvrant des cartons, en feuilletant des gravures : — cela à la fois dans le silence et la plainte d’un vent de campagne.

Mardi 1er décembre. — Les anciens dîners de Magny deviennent assommants. Il n’y a pas plus de cohésion entre les messieurs disparates qui les composent actuellement, qu’entre des gens descendant de diligence pour dîner à table d’hôte. Plus d’intérêt des uns et des autres, pour ce que chacun fait, tente, espère.

Aujourd’hui, à propos de Mme de Sévigné, ce brutal de Charles Blanc s’emporte à froid, et proclame que la femme contemporaine de Vauban, et qui a médit des paysans dans un alinéa de ses lettres, ne peut pas avoir de talent. Il ajoute que toutes les femmes écrivent aussi bien qu’elle, et qu’il apportera, la prochaine fois, cent cinquante lettres de femmes qui valent les lettres de la très célèbre épistolière.

Renan, qu’on est sûr de voir opiner du bonnet, à tous les paradoxes littéraires qui se débitent, dodeline de la tête, en signe d’acquiescement : « C’est déplorable, cette réputation », laisse-t-il à la fin tomber de ses lèvres, et longtemps il répète dans le silence : « Ce n’est pas un penseur !… puis ce n’est pas un penseur ! »

Et les mépris bruyants des penseurs du dîner pour la pure littérature, empêchent d’entendre la légère parole moqueuse d’Ernest Picard racontant à ses voisins, qu’il était au moment de demander le vote des lois constitutionnelles, quand Dufaure, qui se trouvait derrière lui, lui a jeté dans l’oreille : « Ne parlez pas de cela, la Chambre va se mettre à rire ! »

Mercredi 2 décembre. — Ce soir, chez la princesse, en mangeant ma soupe, je dis à Flaubert, placé près de moi : « Je vous fais mon compliment d’avoir retiré votre pièce. Quand on a eu un échec, comme nous en avons eu, tous les deux, il faut, pour la revanche, être sûrs d’être joués par de vrais acteurs. »

Il me paraît un peu embarrassé, et puis, après un silence, il accouche de : « Je suis au Gymnase, maintenant… ce n’est pas moi, c’est Peregallo qui a voulu la présenter. » Et il ajoute : « Il y a cinq robes dans ma pièce, et là, les femmes peuvent en acheter. »

Il y a cinq robes dans ma pièce… Ô fascination du théâtre !… Flaubert dit cela ! — et moi, peut-être j’en dirai autant demain.

 

Du sang, on n’en trouve point, — c’est Claude Bernard qui parle — on ne saigne plus du tout. De mon temps, il y en avait des baquets dans les hôpitaux… J’en ai eu besoin dernièrement, pour mon cours, je n’ai pu m’en procurer… Et sans un vieux médecin, vous savez Pasteur ?… celui qui suit mon cours, je n’en aurais pas eu… Il s’est saigné… Lui c’est un ancien élève de Broussais. Il continue la tradition. Il se saigne, à tout bout de champ… Ne me disait-il pas : « Moi je me saigne, tous les jours, et j’en arrose mes fleurs. »

Il est intéressant à entendre et agréable à regarder, ce Claude Bernard ! Il a une si belle tête d’homme bon, d’apôtre scientifique. Puis il a encore un : « On a trouvé » un on si distingué, pour parler de ses propres découvertes.

Vendredi 4 décembre. — Aujourd’hui, après avoir déclaré de Lindau à Chennevières, que je n’entendais nullement travailler pour sa commission, je trouve poli d’y faire acte de présence, pour lui rendre une visite. Je tombe au milieu de ce monde commissionnant, rangé autour d’une table verte, sous laquelle mon ami disparaît presque dans l’affaissement de son corps. Il est question d’une exposition à Paris des principaux tableaux des musées de province, et voilà qu’en pensant que les importants tableaux de l’École française du XVIIIe siècle qui sont à Angers et ailleurs, pourraient bien être oubliés, je me laisse fourrer dans la sous-commission de l’Exposition.

En sortant de là, je vais dîner chez Pierre Gavarni. C’est gentil un jeune ménage, dans un appartement qui n’est pas complètement meublé, dans un intérieur où le tapissier n’a pas posé le dernier clou, et où le premier enfant apparaît à l’état de ronde bosse. Ce petit ménage a le débraillé et la grâce d’un ménage d’étudiant.

Pierre Gavarni me raconte qu’il a vendu mille francs ses aquarelles du salon, me montre des croquis de la vie élégante parisienne, qu’il est en train d’exécuter pour un journal, qui doit de se fonder, me parle avec une certaine fièvre de son désir de faire de l’eau-forte.

Mardi 8 décembre. — Dans ce moment, c’est pour moi un intérêt de voir se métamorphoser en livre, ma laide et incorrecte écriture, d’assister à la jolie et proprette matérialisation d’une chose intellectuelle.

Ce sont d’abord des placards, encore humides, et à la fois recroquevillés et boursoufflés, se répandant sur toute ma table, au sortir de l’enveloppe : de grands morceaux de papier noircis d’un vilain imprimé, et n’ayant encore rien d’un volume. Puis viennent les premières feuilles, où ma pensée est dans le cadre d’une page, mais encore dansante, et toute pleine de maculatures et de grosses fautes bêtes, puis enfin se succèdent les secondes, les troisièmes feuilles, où peu à peu, dans le nettoyage spirituel et matériel, m’apparaît le livre qui sera mon livre.

Mercredi 9 décembre. — Ce soir, en fumant, les invités de la princesse causent d’une actrice de la Comédie-Française, quand tout à coup le vieux Giraud dit :

« C’est drôle, moi, j’ai manqué d’être son père ! »

Ah bah ! s’écrie-t-on, racontez-nous ça ?

« J’étais tout jeunet, faisant déjà le portrait de tout le monde, quand le grand-père de ladite actrice — il était régisseur d’un théâtre du boulevard — me dit : “Tu devrais faire le portrait de ma fille !” » J’étais élève de l’École, elle était élève de la Danse, j’avais seize ans, elle en avait peut-être dix-huit, vous voyez ça d’ici… À l’Opéra elle faisait de la pantomime avec un maître de ballet… Ne s’amusa-t-elle pas à vouloir se faire mon professeur dans cet art… Moi, qui étais mime dès l’enfance, vous pensez si ça m’allait, et me voilà, le portrait abandonné, à tourner autour d’elle avec des ronds de jambe, et des mains sur le cœur, me voilà à m’agenouiller, en simulacre de déclaration… Elle trouvait ça très drôle, et moi en arlequinant, vous vous doutez que je pelotais fort… Un jour, que nous arlequinions ainsi, le père entre tout à coup, et me voit serrer sa fille de très près. Il ne dit pas un mot, mais m’indique, d’un bras théâtralement tendu, la porte… Je ramasse mon carton, tout en me disant à moi-même : puisqu’il la fait à la noblesse, il faut la continuer… Et le père me voit, une main devant les yeux, la colonne vertébrale, secouée de mouvements de désespoir, sortir de la pièce, avec la marche de Levassor, dans la parodie de Lucie de Lammermoor.

« Depuis, je ne l’ai revue qu’une fois, il y a quelques années, dans un dîner chez Bressant. C’était alors, en termes d’atelier, un vieux plumeau, mais sa fille marchait derrière elle, et je l’ai reconnue dans la jeunesse de sa fille. J’ai voulu lui rappeler le petit jeunet, si blond, mais elle a fait semblant de chercher dans ses souvenirs, sans le retrouver. »

Lundi 14 décembre. — J’avais fait demander, indirectement, au duc d’Aumale la permission d’étudier pour mon Catalogue de Watteau, les « Singeries » de Chantilly, le duc m’a répondu par une invitation à déjeuner, et ce matin, je suis à sa table, au milieu de seize personnes que je ne connais pas du tout. Je pourrais tout au plus nommer le comte de Paris, la comtesse de Paris, Mme de Saint-Didier, le vieux duc d’Hérouville, bonhomme étrange, qui déjeune avec une barbe de trois jours, Mlle Jacquemart, la peintresse, en amazone et en chapeau de cheval.

Le duc d’Aumale, il n’y a qu’un mot pour le peindre : c’est le type du vieux colonel de cavalerie légère. Il en a l’élégance svelte, l’apparence ravagée, la barbiche grisâtre, la calvitie et la voix cassée par le commandement. Le teint un peu orangé, un œil qui a la couleur grise d’un œil d’oiseau, et dans les moments d’attention, sur son front, au-dessus du nez, des rides dessinant comme un if lumineux.

La conversation, qui va de la cuisine milanaise, du risotto au polichinelle napolitain, lui donne l’occasion de montrer une science, une érudition que n’ont pas d’ordinaire les princes.

Sauf le vieux duc d’Hérouville, la table ne compte pas de personnalités originales : ce sont des officiers en bourgeois, des députés, du tout le monde.

On se lève de table. Le prince me mène dans le salon de la « Grande Singerie », et s’en fait le cicerone aimable et intelligent. Puis il me fait descendre, traverse sa chambre, dont le lit, à la militaire, est surmonté d’une reine Marie-Amélie après sa mort, et où il y a, dans des vitrines de pieuses défroques, des haillons aimés et révérés, débarrasse, à coups de pied, les grandes bottes de chasse, fermant l’entrée de la « Petite Singerie », et me la fait voir, en détail.

Le prince est simple, grand seigneur bon enfant, et malgré mon peu de sympathie pour les d’Orléans, il me force à rendre justice à la distinction de ses manières, au charme vivant de son accueil.

  1. Le récit a un caractère de vérité, mais quelle est cette sœur, dont les biographes ne parlent pas ? Est-ce une sœur naturelle ? Ne serait-ce pas plutôt une belle-sœur ? — La véracité de mon récit a été confirmée par un article d’Arsène Houssaye, dans le Figaro et l’Écho de Paris.