Journal des débats/20-01-1865/Variétés

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Journal des débats du 20 janvier 1865
Journal des débats (p. 3-28).


VARIÉTÉS.


Un Mariage scandaleux, par André Léo, un vol.  in-18, 2e édition, chez Achille Faure. — Une vieille Fille, id. — Les deux Filles de M. Plichon, id. — Le Roman d’un Homme sérieux, par Charles de Moüy, un vol. in-18, chez Hachette. — La Prédicante des Cévennes, par Mme Louis Figuier, un vol.  in-18, ibid. — Contes à Ninon, par Émile Zola, un vol. in-18, chez Hetzel et Lacroix.


Qui paye ses dettes s’enrichit… Je veux donc payer aujourd’hui les miennes, quelques unes du moins.

Voici d’abord trois livres, dont deux très remarquables, dus à la plume d’un auteur féminin, caché sous un nom masculin : — Un Mariage scandaleux, Une vieille Fille, les Deux Filles de M. Plichon.

Le mariage scandaleux dont il s’agit est celui d’une jeune demoiselle de la bourgeoisie de province avec un simple paysan. La famille de la demoiselle s’oppose à ce mariage aussi longtemps qu’elle peut, et finit par y consentir. Cette situation est développée avec beaucoup d’art et d’esprit.

C’est, dira-t-on, le thème de Paul et Virginie. Oui, si vous voulez ; cependant il y a plus d’une différence, et d’abord celle-ci, que la scène du roman nouveau n’est pas à l’Île-de-France, mais en France même, dans le Poitou. Le prétendu scandale est donc beaucoup plus grand ici que là, les convenances ou les conventions étant bien plus étroites dans la société soi-disant civilisée de certaines petites localités provinciales que loin du monde et de ses préjugés, au milieu d’une nature vierge.

Moralement égaux par le cœur et l’esprit, Michel et Lucie paraissent placés, socialement et d’après les idées reçues, à une distance infranchissable. Justement il s’agit de la leur faire franchir, et de faire accepter au lecteur cette situation et cette conclusion, en passant par tous les obstacles et par toutes les difficultés dont la peinture a fourni à l’auteur un tableau très varié et très vrai des mœurs de province. Les luttes prolongées des sentimens les plus naturels et les plus purs, aux prises avec les bienséances plus ou moins justes, les usages tout-puissans, et aussi avec la malignité, la sottise et l’envie, sont retracées dans ce livre avec finesse, avec vigueur, parfois avec une éloquence simple, courte, sans ombre de déclamation.

Si l’on peut noter, dans la forme, en ce qui regarde le langage rustique de Michel, quelque reflet des romans champêtres de George Sand, cela n’empêche pas qu’il ne faille reconnaître dans tout cet ouvrage un sentiment très vif et très personnel de la campagne et de ses habitans, avec un fonds très riche d’observations directes.

Sans prétendre signaler aucune imitation, on pourrait dire que cette œuvre rappelle plutôt Claude Tillier, l’auteur de l’Oncle Benjamin, ou Balzac dans les Scènes de la Vie de Province, que l’auteur de François-le-Champi.

Quoi qu’il en puisse être de ces parentés ou de ces analogies littéraires, un Mariage scandaleux est, bien évidemment, l’œuvre propre et naturelle de l’auteur. Les mœurs provinciales de la petite bourgeoisie pauvre, qui rougirait de se mésallier avec un paysan, même riche, intelligent et noble de cœur, y sont réellement saisies sur le vif et peintes avec une naïveté bien originale. Il y a des dialogues vrais, excellens, en très bon langage ; beaucoup de finesse et de malice dans un grand nombre de petits tableaux de mœurs ; toutes sortes de jolis croquis bien enlevés ; des épisodes variés et enchaînés avec adresse ; un vif intérêt, et des plus honnêtes ; une source jaillissante de passion vraie et pure, adroitement ménagée dans son cours ; des nuances délicates, des expressions justes et vives.

Ce Michel est aimé aussi d’une jeune et gentille paysanne, pour laquelle il n’a que de l’amitié, et qui est un caractère charmant.

Lucie a une mère romanesque, entichée de sa bourgeoisie, rêvant pour ses deux filles des aventures avec la caste au-dessus d’elles, plutôt qu’un honnête et bon mariage avec la classe au-dessous.

La sœur de Lucie, qui est dans les mêmes idées que sa mère, dépérit désespérée de devenir vieille fille, et meurt désolée de n’avoir pas vécu. Ce dernier caractère est peut-être le plus remarquable du livre.

Il semble que l’auteur en avait eu la première idée en commençant son autre ouvrage, Une vieille Fille, qui, publié en second lieu, a été, je crois, composé le premier. Puis l’idée se serait modifiée à mesure que l’œuvre avançait. Il se trouve, en définitive que celle qu’on nommait vieille fille ne l’était pas autant qu’on le croyait et qu’elle le croyait elle-même. Un amour vrai, honnête et partagé la rajeunit et la métamorphose. Il y a plusieurs pièces sur cette idée-là, qui n’en est pas plus régalante : la Vieille, la Douairière de Brionne, et d’autres encore. En un mot, la Vieille Fille est une œuvre indécise et faible, mais ornée de beaux paysages, ceux de Lausanne et du Léman. L’auteur a un don singulier pour sentir la nature et pour la peindre.

Les deux Filles de M. Plichon sont le troisième ouvrage du même écrivain. Ce roman-ci est par lettres, forme qui a ses inconvéniens et ses avantages : les inconvéniens, ce sont les longueurs ; les avantages, c’est l’agrément du naturel et de la fantaisie. Là encore, ce qui brille par-dessus tout, c’est le sentiment et la peinture vive et fraîche de la campagne. Nous sommes revenus dans le Poitou. Les paysans et la petite bourgeoisie fournissent encore presque tous les personnages de cette comédie, très variée dans ses développemens, très simple au fond.

Le jeune comte William de Montsalvan, fiancé à la plus jeune des deux filles d’un ancien notaire, se met, sans le vouloir et sans s’en douter, à aimer l’autre peu à peu. Il s’est aperçu que sa fiancée chérit surtout en lui son titre : cela l’écœure et le détache. Au contraire, il découvre en l’autre sœur un esprit plus libre de préjugés, une raison plus forte et plus élevée, un caractère décidé, courageux, une âme fière : cela séduit la sienne, qui n’est ni moins noble ni moins généreuse. L’auteur, j’imagine, s’est peint lui-même dans ces deux personnages très attachans. Les développemens coulent à grands flots de la source la plus haute et la plus pure, celle de la justice et de la bonté.

Ce livre-ci n’est pas moins remarquable qu’Un Mariage scandaleux ; on y trouve les mêmes qualités, encore mûries. Il faut qu’on me permette d’en détacher une page, comme spécimen de l’auteur :


« Le luxe de ces campagnes contraste avec la misère de leurs habitans. Les demeures des hommes ressemblent à des étables, et c’est une risée amère que de voir, à côté du vernis éclatant des feuilles et de la fine texture des herbes, les sales haillons du prétendu roi de la nature. Encore ne serait-ce rien que le vêtement ; ce qui m’indigne surtout, c’est l’abaissement moral et intellectuel de ces visages. Rien d’élevé, de noble, de viril ; nul éclair. Les traits sont gros, quelquefois ignobles, la face bestiale. Ils vous saluent humblement, ou vous regardent passer d’un air hébété. Entre les poulains gracieux et éveillés qui accourent pour vous voir, au bord de la route, et le petit berger stupéfait et les bras pendans, qui vous regarde, sans même répondre à votre bonjour, le choix n’est pas douteux, mais il est humiliant. Je te le dirai tout bas, de peur de contrarier l’éloge officiel du peuple français, il me paraît y avoir encore dans ces paysans plus du serf que du citoyen.

» Comme je revenais, j’atteignis une pauvre femme qui marchait courbée sous un fagot d’herbes, une faucille à la main ; elle me regarda curieusement, nous nous dîmes bonjour, et je lui demandai où elle allait. Elle venait d’un champ voisin, et se rendait à l’étable de sa chèvre ; elle avait fait cela la veille, elle ferait de même le lendemain ; et, dans ce visage flétri, je ne vis rien au delà. Les herbes coupées qu’elle portait, la plupart fleuries, se penchaient avec une grâce languissante ; mais elle, ce n’était que grossièreté, laideur, écrasement de tout. J’essayai de la faire parler ; ce fut une longue plainte : la vie dure, le mari brutal, les enfans ingrats. Puis, tout ce qu’elle avait pu faire cette année avait manqué, blé, chanvre, légumes. Il n’y avait que la chèvre et les poules qui donnassent quelque chose, mais c’était peu ; et les poules encore, à cause des gens riches et de leurs raisins (elle me lança un coup d’œil oblique), elle ne savait où les mettre, car les pauvres ont beau faire, ils ne peuvent réussir à rien.

» Je lui donnai quelque monnaie, et cette munificence, qui parut l’étonner, réveilla pourtant dans son œil terne une lueur de joie. J’étais attristé ; je ne voulus pas rentrer encore, et je me couchai derrière une haie, à l’ombre, car le soleil devenait chaud.

» C’était plein d’insectes qui fourmillaient là de tous côtés, chacun d’un air empressé, suivant son chemin et sachant très bien ce qu’il allait faire, tous propres, brillans, heureux. Je songeais, moi, à ce triste problème de la misère humaine, quand j’entendis marcher et parler dans le chemin. C’était la voix d’Anténor et une autre voix plus douce. En regardant à travers la haie, je vis mon futur beau-frère à côté d’une jeune paysanne assez jolie.

« — Non, vous n’êtes pas bonne pour moi, mignonne : ce n’est pas bien.

» — Je n’ai pas besoin d’être bonne pour vous, monsieur Anténor.

» — Mais j’en ai besoin, moi, que vous le soyez ! C’est gentil ce que vous dites ! Est-ce qu’une jolie fille devrait être si égoïste ? »

» Il voulut alors l’embrasser mais la fille le repoussa en s’écriant : « Finissez, monsieur Anténor, vous savez bien que je ne suis pas de celles qui jouent comme ça !

— » Oh ! parce que ce n’est pas Justin ! » répondit le jeune Plichon avec dépit. « Vous n’êtes pas si insensible pour lui, mademoiselle Mignonne ».

» Je n’en entendis pas davantage ; un peu plus bas la haie se brisa sous un effort, et Anténor, pénétrant dans le champ où je me trouvais, s’éloigna sans me voir, en écrasant sous ses pas le chaume des sillons et en sifflotant sur un ton aigu. »


J’ai voulu citer sans interruption toute cette page, parce qu’on y peut voir comment, dans ce livre, un joli tableau n’attend pas l’autre : il y en a là quatre ou cinq de suite, qui se succèdent avec une variété agréable et naturelle. Et cela ne s’arrête pas là : on en trouve d’autres encore, tout de suite après.

Mais, par-dessus tout, la beauté du livre, c’est la passion douce de l’amour naissant peinte avec une naïveté suave et pénétrante, ce sont les émotions élevées de deux âmes dignes l’une de l’autre qui se rencontrent dans l’ardeur, du bien, dans l’idéal de la justice et dans une généreuse émulation à en réaliser ce qu’on peut ici-bas.

Homme ou femme, l’auteur est une âme généreuse, un esprit libre et un talent déjà très grand, qui est en train de croître encore.


Une idée analogue à celle d’un Mariage scandaleux a inspiré M. Charles de Moüy, lorsqu’il a écrit le livre qui a pour titre : le Roman d’un Homme sérieux. C’est la lutte entre l’amour désintéressé et le calcul égoïste, en présence de la question du mariage. L’idée du livre est dans ces trois lignes « La raison commande de n’épouser qu’une femme qu’on aime et de chercher un bonheur plus élevé et plus pur que celui dont l’argent dispose. » C’est là sans doute pour les gens raisonnables une vérité si évidente qu’elle ne paraît pas avoir besoin de démonstration mais M. de Moüy l’a très bien démontrée, en cas que les gens raisonnables ne fussent pas en majorité dans le public de notre temps.

Savinien, le héros du roman, se considère comme un homme sérieux parce qu’après avoir étudié la question du mariage sous toutes ses faces il a pris la résolution de n’épouser qu’une grosse dot ; mais, en dépit de cette belle résolution, son cœur, naturellement honnête, finit par se laisser charmer aux qualités aimables et élevées d’une jeune fille sans fortune ; tel est le fond du sujet.

Peut-être la composition dans son ensemble n’est-elle pas arrivée à un degré suffisant de maturité. Il en résulte quelques situations un peu invraisemblables, non pas au fond, mais dans la manière dont elles sont amenées.

En revanche, des descriptions agréables, des dialogues naturels, des scènes bien menées, recommandent ce nouvel ouvrage d’un écrivain déjà distingué par les suffrages du public et par ceux de l’Académie Française.

Deux caractères sympathiques dominent l’œuvre : la mère de Savinien, pleine de sens, d’honneur, de délicatesse ; la jeune fille aimée, belle, modeste, avec une dignité charmante et les plus nobles sentimens.

Cet ouvrage respire l’honnêteté. Il peut (éloge bien rare par le temps qui court) être laissé entre les mains d’une jeune fille. Le dénoûment satisfait la raison, prouvant que l’homme vraiment sérieux est celui qui sait trouver le bonheur intime, quand même sa femme ne lui apporterait en dot que l’esprit, la vertu et la bonté.


Après M. Charles de Moüy et M. André Léo ou Mme de C…, voici Mme Louis Figuier.

Mme Louis Figuier est du Midi, et l’on sait qu’elle excelle à peindre les contrées et les mœurs de son pays natal. Elle a trouvé là une mine abondante, qu’elle continue d’exploiter avec art. Tout le monde a dans la mémoire les scènes pittoresques et caractérisées du Gardian de la Camargue, et tant d’autres charmans récits. En voici un nouveau qui se recommande par les mêmes qualités que ses aînés ; il a pour titre la Prédicante des Cévennes. Je l’ai lu au milieu, de ces montagnes mêmes qui lui servent de cadre, et j’ai pu contrôler à chaque instant la fiction par la réalité. Les paysages sont aussi vrais que les caractères.

Il y a dans ce récit trois personnages principaux. D’abord une vieille prédicante ou prêcheuse, nommée Marinesque. Pour les Protestans, c’est une femme inspirée du Saint-Esprit ; pour les Catholiques, c’est une sorcière vendue au Diable. Elle va, de hameau en hameau, réchauffer le zèle des fidèles. Prêchant les vivans, enterrant les morts, baptisant les nouveau-nés, elle fait, dans les Cévennes, l’office de pasteur.

Toutefois elle-même a choisi et installé dans le village de Lestréchure un jeune pasteur. Il s’appelle Samuel.

D’autre part, une petite fille, nommée Maïa, a été trouvée dans le village catholique de Saint-Martin et adoptée par la paroisse entière. La petite fille est devenue grande ; le jeune pasteur se laisse émouvoir à sa vue. On pressent que Maïa est née de parens catholiques, qui se retrouveront. Samuel, le pasteur, sera donc pris entre sa foi et son amour. De là, des péripéties émouvantes, où ne manque pas d’intervenir la vieille prédicante Marinesque.

Ce personnage respire une grandeur farouche, qui contraste avec la douceur du jeune pasteur Samuel.

Chacun des deux partis religieux se dispute l’âme de la jeune Maïa, en attendant que sa destinée et sa famille se révèlent. Le curé de Saint-Martin a ondoyé l’enfant. De son côté, la femme-pasteur Marinesque l’a baptisée avec la cendre des martyrs protestans : « Reçois ce baptême, a-t-elle dit, c’est celui que tout enfant du siècle devrait demander aux temps passés. Puisse cette cendre bénie des prophètes et des martyrs te donner la foi ardente qui anima leur cœur ! »

Mais Marinesqùe se dit à part « Si Maïa se trouve être un enfant de nos bourreaux, je puiserai dans ma foi la force de sacrifier le bonheur de Samuel pour faire mon devoir de protestante. »

Pour le dénoûment, lisez le livre. Le fond, un peu sévère, est égayé, çà et là par de piquantes peintures de mœurs ou de costumes. Voulez-vous savoir, par exemple, ce que c’est que la cagnotte ? C’est le petit bonnet national des femmes cévenoles, « bonnet sans rubans ni dentelles, qui rappelle par sa forme le bonnet phrygien. Lilas, rose, vert ou bleu, ce petit bonnet d’indienne a pour tout ornement de grands cordons blancs qui le serrent à volonté et se nouent sur le sommet de la tête. Les Cévenoles ont un tel tact pour approprier la nuance et l’arrangement de cette coiffure à leur physionomie, qu’au lieu d’être uniforme, elle présente autant de variétés qu’il y a de types dans les visages. La cagnotte trahit les secrets du caractère aussi bien que ceux de la beauté. De couleur vive et posée comme un casque vainqueur, sur deux bandeaux bouffans, elle indiquera une brune impérieuse ; d’un ton pâle et de forme modeste, elle accompagnera un pudique visage aux blonds cheveux. Une cagnotte, dont de fréquens lavages ont altéré l’éclat, révèle une misère profonde ; des cordons noués symétriquement sur une étoffe sombre montrent une ménagère économe et soigneuse. Avancée sur le front, la cagnotte appartient à une dévote ; chamarrée de plusieurs couleurs, à un esprit prétentieux ; ornée d’un nœud magistral, à une raisonneuse. Lorsqu’elle ne laisse dépasser qu’un mince filet de cheveux, elle pare une fille douce et sage ; mise sur le sommet de la tête, elle est l’emblème de l’étourderie et de la légèreté. Les avaricieuses ne changent de cagnotte que le dimanche, les coquettes en ont une pour chaque jour de la semaine. Il y a enfin la cagnotte hardie, qui se porte sans cordon ; la laborieuse, à laquelle on attache des mentonnières ; la timide, qui se baisse sur les yeux ; la colère, qui est toujours de travers ; les cagnottes gaies, les tristes ; celles qui ont un air rébarbatif, et celles qui plaisent et attirent. »

Je signale aussi de jolis et intéressans détails sur les vers à soie et les magnaneries.

Tout cela forme un ensemble adroit et séduisant, d’où l’on peut conclure que Mme Figuier doit très bien poser sa cagnotte.


M. Émile Zola est du même pays, fécond en inspirations poétiques et fantaisistes. Les Contes à Ninon sont sa première œuvre.

Quelle est cette Ninon ? Est-ce Ninon la belle, qui sut prolonger sa jeunesse jusqu’à près de quatre-vingts ans ? Est-ce la gentille Ninon d’Alfred de Musset dans ses comédies ? Ni l’une ni l’autre. Cette Ninon est une amie d’enfance du poëte ; je dis poëte, quoique M. Zola écrive en prose ; mais du poëte il a les qualités et les défauts. Cette Ninon est donc une amie, une amie de ce temps heureux où l’amitié, entre une adolescente et un adolescent, est quelquefois l’aube de l’amour. À ce souvenir, qui n’est plus qu’un rêve, il dédie ses premiers essais. C’est le livre d’un jeune homme et d’un amoureux, pour qui toute la nature n’est qu’amour. C’est Chérubin se faisant homme de lettres et ayant lu Victor Hugo, Alfred de Musset, Hoffmann, Henri Heine ; ce qui ne l’empêche pas de posséder en propre un grand talent de fantaisie humouriste et une vraie originalité.

Ces essais sont de toutes sortes : Simplice, le Carnet de danse, Celle qui m’aime, la Fée amoureuse, le Sang, Sœur des Pauvres, les Voleurs et l’Âne, Aventures du grand Sidoine et du petit Médéric. Il y a, dans ce dernier récit, pages 211 à 219, un discours qui vaut de l’or. J’aime mieux cette ironie à la Micromégas que les teintes un peu mélodramatiques des pages intitulées le Sang. La conversation de Georgette avec son Carnet de danse, le lendemain du bal, est plein de gentillesse et de grâce. Tel autre récit est lyrique, tel autre satirique. Il y a donc de tout dans ces pages ? Oui, de tout. Mais, par-dessus tout, il y a de la fantaisie et du caprice ; c’est la folle du logis qui est maîtresse. Ne demandez pas à la jeunesse d’être sobre et de savoir choisir. Pourquoi choisir, quand tout enchante ? M. Émile Zola nous donne tout, contes, allégories, rêves, réalités, espérances : il répand l’urne tout entière. Corinne disait à Pindare, son élève : « Prodigue ! au lieu de prendre seulement quelques grains, tu as répandu tout le sac ! » Eh bien Ninon pourrait dire la même chose à M. Émile Zola, si cette Ninon n’était pas la muse même du poëte. — Eh ! qu’importe ! répondrait-il à quiconque le lui dirait, qu’importe, si tous les grains doivent germer !

Ils ont germé déjà : ce livre est plein de fleurs, et la récolte sera belle, si chaque fleur nous donne un fruit. C’est surtout dans le style descriptif que l’auteur excelle. Il y a là un certain nombre de pages qui sont d’une fraîcheur exquise.

M. Émile Zola annonce, par ce livre, un talent très littéraire, qui mûrira. Et même certaines parties sont déjà mûres ; dans tel coin, on peut vendanger. Mais Ninon est pressée, et met tout dans la cuve ; la vendange alors est un peu mêlée. Pourtant, lorsque le vin aura coulé et qu’il se sera dépouillé, il aura du bouquet et une jolie couleur.

Émile Deschanel.