Journal intime (Sand)/Journal

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Texte établi par Aurore SandCalmann-Lévy, éditeurs (p. 1-34).


JOURNAL INTIME


(POSTHUME)




NOVEMBRE 1834


I

DE SAMEDI À DIMANCHE, LA NUIT

Tu ne m’aimes plus, tu ne m’aimes plus ; c’est bien aisé à voir. J’étais bien malade, hier soir, quand tu es parti. Tu le voyais bien ; tu es parti cependant. Tu as bien fait. Tu étais fatigué. Mais aujourd’hui, pas un mot. Tu n’as pas seulement envoyé savoir de mes nouvelles. Je t’ai espéré et attendu minute par minute, depuis onze heures du matin jusqu’à minuit. Quelle journée ! Chaque coup de sonnette me faisait bondir. Grâce à Dieu mon cœur est physiquement bien malade. Oh ! si je pouvais mourir ! Tu m’aimes encore avec tes sens et plus que jamais ainsi, moi aussi : je n’ai jamais aimé personne et je ne t’ai jamais aimé de la sorte.

Mais je t’aime aussi avec toute mon âme et toi, tu n’as pas même d’amitié pour moi. Je t’ai écrit ce soir. Tu n’as pas répondu à mon billet. On a dit que tu étais sorti ; et tu n’es pas venu seulement passer cinq minutes avec moi ? Tu es donc rentré bien tard, et où étais-tu, mon Dieu ? Hélas, c’est bien fini ; tu ne m’aimes plus du tout. Je te deviendrais abjecte et odieuse, si je restais ici. D’ailleurs tu désires que je parte. Tu m’as dit, l’autre nuit, d’un air incrédule ; « Bah ! tu ne partiras pas ! » Ah, tu es donc bien pressé ! Sois tranquille, je pars dans quatre jours, et nous ne nous reverrons plus. Pardonne-moi de t’avoir fait souffrir, et sois bien vengé ; personne au monde n’est plus malheureux que moi !


Paris, mardi soir (25 novembre 1834).

J’ai été aux italiens, et j’ai fait connaissance avec le bonhomme Delécluze. Première représentation d’Ernani, stupide, embêtant[1]. Buloz dort aux Italiens comme dans son lit. On marche sur sa redingote, sur son chapeau, sur ses pieds. Il se réveille pour dire : « Sacré nom de Dieu » et il se rendort. Moi, puuvre garçon, on me regarde et puis on dit : « C’est George Sand ? — Voyons ? Voyons ? Où donc ? Ah ! » J’entendis une vieille femme qui disait : « Mais comme elle a un joli petit air décent avec ça ! » Un profond diplomate (à en juger par son gilet) m’a lorgnée et a dit : « C’est qu’elle est ma foi jolie ! » Eh bien, c’est possible, hélas ! Mais pourquoi ? À présent il n’y a plus personne qui me fasse plaisir en me le disant. Il y a huit jours cela me charmait.

Ce matin, j’ai posé chez (De) Lacroix. J’ai causé avec lui en fumant des cigarettes de paille délicieuses. Il m’en a donné. Si je pouvais te les envoyer, cher petit, cela t’amuserait un instant. Mais je n’ose pas. De Lacroix m’a montré le recueil de Goya. Il m’a parlé d’Alfred à propos de cela, et m’a dit qu’il aurait fait un grand peintre, s’il eût voulu. Je le crois bien. Il veut copier, lui, de Lacroix, les petits croquis de l’album d’Alfred. Moi, je vais m’amuser, m’amuser ? m’appliquer à copier servilement quelques-unes de ces jolies femmes de Goya. Je les enverrai à mon pauvre ange, quand je partirai. Il ne les refusera peut-être pas. Je sais qu’il aime ces femmes-là. Si je pouvais prendre la figure d’une de ces petites images, et aller le trouver la nuit ! Il ne reconnaîtrait pas le malheureux George, et il m’aimerait ne fût-ce qu’une heure !

Je ne guéris pourtant pas ! Eh bien, eh bien, comme vous voudrez, mon Dieu ! Faites de moi ce qui vous plaira. Je racontais mon chagrin à Delacroix ce matin, car de quoi puis-je parler, sinon de cela ? Et il me donnait un bon conseil : c’est de n’avoir plus de courage. « Laissez-vous aller, disait-il. Quand je suis ainsi je ne fais pas le fier ; je ne suis pas né Romain. Je m’abandonne à mon désespoir. Il me ronge, il m’abat, il me tue. Quand il en a assez, il se lasse à son tour, et il me quitte. »

Le mien me quittera-t-il ? Hélas ! il augmente tous les jours comme cette horreur de l’isolement, ces élans de mon cœur pour aller rejoindre ce cœur qui m’était ouvert ! Et si je courais, quand l’amour me prend trop fort ? Si j’allais casser le cordon de sa sonnette jusqu’à ce qu’il m’ouvrit la porte ? Si je m’y couchais en travers jusqu’à ce qu’il passe ? Si je me jetais — non pas à ses pieds, c’est fou, après tout, car c’est l’implorer, et, certes, il fait pour moi ce qu’il peut ; il est cruel de l’obséder et de lui demander l’impossible ; — mais, si je me jetais à son cou, dans ses bras, si je lui disais : « Tu m’aimes encore, tu en souffres, tu en rougis, mais tu me plains trop pour ne pas m’aimer. Tu vois bien que je l’aime, que je ne peux aimer que toi. Embrasse-moi, ne me dis rien, ne discutons pas ; dis-moi quelques douces paroles, caresse-moi puisque tu me trouves encore jolie malgré mes cheveux coupés, malgré les deux grandes rides qui se sont formées depuis l’autre jour sur mes joues. Eh bien, quand tu sentiras ta sensibilité se lasser, et ton irritation revenir, renvoie-moi, maltraite-moi, mais que ce ne soit jamais avec cet affreux mot : dernière fois ! Je souffrirai tant que tu voudras, mais laisse-moi quelquefois, ne fût-ce qu’une fois par semaine, venir chercher une larme, un baiser qui me fasse vivre et me donne du courage. Mais tu ne peux pas. Ah ! que tu es las de moi, et que tu t’es vite guéri, aussi, toi. Hélas, mon Dieu, j’ai de plus grands torts certainement que tu n’en as eu a Venise, quand je me consolai. Mais tu ne m’aimais pas et la raison égoïste et méchante me disait : « Tu fais bien. » À présent, je suis bien coupable à tes yeux ; mais je le suis dans le passé ; le présent est beau et bon encore. Je t’aime, je me soumettrais à tous les supplices pour être aimée de toi, et tu me quittes ! Ah. pauvre homme, vous êtes fou… C’est votre orgueil qui vous conseille, vous devez en avoir. Le vôtre est beau parce que votre âme est belle. Mais votre raison devrait le faire taire et vous dire : « Aime cette pauvre femme, tu es bien sûr de ne pas trop l’aimer à présent. Que crains-tu ? Elle ne sera pas exigeante, l’infortunée. Celui des deux qui aime le moins est celui qui souffre le moins. C’est le moment de l’aimer ou jamais. » Ah ! il a tort : n‘est-ce pas, mon Dieu, il a tort de me quitter à présent que mon âme est purifiée et que, pour la première fois, une volonté sévère s‘est arrêtée en moi. Est-ce une volonté ? Je ne sais pas. C’est mieux, car que sais-je de tous leurs raisonnements humains et de leurs principes sociaux ! Je sens, voilà tout. Je l’aime. Cet amour pourrait me conduire au bout du monde. Mais personne n’en veut et la flamme s’éteindra comme un holocauste inutile. Personne n’en veut !… Ah ! mois on ne peut pas aimer deux hommes à la fois. Cela m’est arrivé. Quelque chose qui m’est arrivé ne m‘arrivera plus. Ah ! insensé ! Quand tu dis elle le fera demain parce qu’elle l’a fait hier ! C’est, le contraire qu’il faudrait dire. Est-ce que je suis stupide ou insensible ? Est-ce que je ne souffre pas des folies ou des fautes que je fais ? Est-ce que les leçons ne profitent pas aux femmes comme moi ? Est-ce que je n’ai pas trente ans, est-ce que je ne suis pas dans toute ma force ? Oui, Dieu du Ciel, je le sens bien. Je peux encore faire la joie et l’orgueil d‘un homme, si cet homme veut franchement m’aider ! J’ai besoin d’un bras solide pour me soutenir, d’un cœur sans vanité pour m’accueillir et me conserver. Si j’avais trouvé cet homme-là, je ne serais pas où j’en suis. Mais ces hommes-là sont des chênes noueux dont l’écorce repousse. Et toi, poète, belle fleur, j’ai voulu boire ta rosée. Elle m’a enivrée, elle m’a empoisonnée et dans un jour de colère, j’ai cherché un autre poison qui m’a achevée. Tu étais trop suave et trop subtil, mon cher parfum, pour ne pas t’évaporer chaque fois que mes lèvres t’aspiraient. Les beaux arbrisseaux de l’Inde et de la Chine plient sur une faible tige et se courbent au moindre vent. Ce n’est pas d’eux qu’on tirera des poutres pour bâtir des maisons. On s’abreuve de leur nectar, on s’entête de leur odeur, on s’endort et on en meurt.

Ensuite, je hais ces hommes forts qui mentent et qui frappent grossièrement et lâchement dans leur colère, ces vantards qui bâtissent tout un système de vertu sur un crime. Mais le crime, quand on le commet, on ne sait pas ce que c’est. C’est le lendemain, c’est le hasard qui en fait une chose sainte ou une action détestable. J’ai vu une malheureuse fille qui s’est mise à genoux, après avoir tué son enfant, et qui s’écria : « Mon Dieu, je vous remercie de m’avoir donné le courage de tuer cette misérable petite créature destinée à tant souffrir si elle eût vécu. » Elle monta à l’échafaud avec les sentiments d’une martyre. Dites donc des grands mots et faites des phrases ! Fais-en toi-même, malheureuse femme qui écris sans savoir quoi, et qui ne sais rien, rien, sinon que tu aimes à en mourir !

vendredi

Liszt me disait ce soir qu’il n’y avait que Dieu qui méritât d’être aimé. C’est possible, mais quand on a aimé un homme, il est bien difficile d’aimer Dieu. C’est si différent. Il est vrai que Liszt ajoutait qu’il n’a eu de vive sympathie dans sa vie que pour M. de Lamennais, et que jamais un amour terrestre ne s’emparerait de lui.

Il est bien heureux, ce petit chrétien-là.

J’ai vu Henri[2] ce matin. Il m’a dit qu’on n’aimait qu’avec la tête et les sens et que le cœur n’était que pour bien peu dans l’amour. J’ai vu madame Allart [3] à deux heures. Elle m’a dit qu’il fallait ruser avec les hommes et faire semblant de se fâcher pour les ramener. Il n’y a que Sainte-Beuve qui ne m’ait pas fait de mal et qui ne m’ait pas dit de sottise. Je lui ai demandé ce que c’était que l’amour, et il m’a répondu : « Ce sont les larmes ; vous pleurez, vous aimez, »

Oh oui, mon pauvre ami, j’aime ! J’appelle en vain la colère à mon secours. J’aime, j’en mourrai, ou Dieu fera un miracle pour moi. Il me donnera l’ambition littéraire ou la dévotion. Il faut que j’aille trouver sœur Marthe.

Minuit.

Je ne peux pas travailler. Ô l’isolement, l’isolement ! Je ne peux ni écrire, ni prier. Sainte-Beuve dit qu’il faut me distraire. Avec qui ? Qu’est-ce que me font tous ces gens-là ? Quand ils ont parlé une heure de choses qui me sont à peu près indifférentes, ils s’en vont. Ce ne sont que des figures qui changent de place. Et moi seule, seule pour toujours, je veux me tuer ; qui donc a le droit de m’en empêcher ? Ô mes pauvres enfants, que votre mère est malheureuse !


II

PARIS. — SAMEDI MINUIT


J’arrive des Italiens. Je me suis profondément ennuyée. J’avais eu une journée assez doucement triste. Boucoiran[4] m’avait lu quelque chose de M. de Maistre. Je n’ai retenu que trois lignes : « Dans quelques provinces de l’Inde, on fait souvent le vœu de se tuer volontairement si l’on obtient telle ou telle grâce des Idoles du lieu. Ceux qui ont fait ce vœu se précipitent d’un rocher appelé… » Ô mon Dieu, mon Dieu, si vous vouliez m’accorder un seul jour de ce bonheur que vous m’avez ôté, je ferais bien ce vœu-là ; mais je mourrai sons l’avoir retrouvé !

Décidément la musique fait du mal, et c’est si bête, un théâtre. Que toutes ces figures-là sont stupides. Tout le monde a l’air tranquille, indiffèrent. Il y en a qui ont l’air content et moi j’ai une vipère qui me mange le cœur. Me voilà en bousingot, seul, désolé d’entrer au milieu de ces hommes noirs. Et moi aussi je suis en deuil. J’ai les cheveux coupés, les yeux cernés, les joues creuses, l’air bête et vieux. Et là-haut, il y a toutes ces femmes blondes, blanches, parées, couleur de rose : des plumes, des grosses boucles de cheveux, des bouquets, des épaules nues. Et moi, où suis-je, pauvre George ?

Voilà, au-dessus de moi, le champ où Fantasio ira cueillir ses bluets. Ah, pauvre jeune homme, pourquoi ne peux-tu pas m’aimer ? Je sais bien que cela est juste suivant la raison, suivant la justice humaine. Mais vous, mon Dieu, mon Dieu ! vous, savez-vous si quelqu’une d’elles l’aimera jamais comme je l’aime aujourd’hui !

Insensé, tu me quittes dans le plus beau moment de ma vie, dans le jour le plus vrai, le plus passionné, le plus saignant de mon amour ! N’est-ce rien que d’avoir maté l’orgueil d’une femme et de l’avoir jeté à tes pieds ? N’est-ce rien que de savoir qu’elle en meurt ? — Mais il ne le sait pas. — Tu mens, tu le sais bien, c’est toi qui mens, cœur sans pitié, quand tu dis que je joue une comédie. Pourquoi, pourquoi ? Ah, si je m embarrassais du monde, je serais déjà partie. Ne suis-je pas sûre de votre honneur ?

On dirait que j’ai fait un coup de tête et vous. Alfred, je sais bien que vous m’épargneriez. Cela serait moins humiliant sans doute que de faire dire à toutes ces belles dames que je me déguise en homme pour aller vous trouver la nuit ; et que je me traîne à genoux dans votre chambre. Mais, ô mon Dieu, qui donc leur dit cela si vite ? Ce n’est pas toi qui me railles devant elles ?… Non, le propos chez Delphine Gay ; mais ce mépris, un rire moqueur ! Toutes ces femmes qui disaient du mal de moi, et lui qui répondait : « Vous ne vous trompez peut-être guère ! » et tu m’écrivais en Italie : « Chantez, mes braves coqs ; vous ne me ferez pas renier Jésus ! » Oh, ces lettres que je n’ai plus, que j’ai tant baisées, tant arrosées de larmes, tant collées sur mon cœur quand l’autre ne me voyait pas ! oh, je les aimais tant, je ne les ai plus.

Il y en avait une où il me disait : « Je me rappelle bien la nuit de la lecture ; mais quand même tu m’aurais menti d’un bout jusqu’à l’autre, tu ne m’as pas trompé, tu ne m’as pas dit que tu m’aimais », et puis il y avait une distinction sur les femmes qui trompent et sur celles qui mentent. Mais depuis, il a trouvé à cela une explication qui le décharge de tonte indulgence envers moi. C’est parce qu’il aurait dit à l’autre : « Elle s’est redonnée à moi ! » Ah, Seigneur mon Dieu, vous savez si j’avais pensé à cela ! Vous savez si j’ai jamais fait cela de ma vie ! Vous savez si j’avais fait d’autres mensonges ! Aussi, pourquoi m’avez-vous jetée dans une position horrible, où il fallait mentir ou tuer ? Et pourquoi ne m’avez-vous pas préservée du danger, quand ma raison, ma conscience et ma vie m’abandonnaient. Vous savez bien ce que nous sommes, pourquoi nous laissez-vous nous perdre et nous suicider ? Il n’y u que vous qui puissiez m’absoudre sur bien des points, car l’interprétation humaine trouve tout ce qu’elle veut et, vous seul, vous savez ce qui est, que vous ! Il n’y a que vous qui puissiez me consoler et me relever ! ah, tuez-moi donc vite, maître cruel ! N’ai-je pas assez expié ? Ne voilà-t-il pas assez de semaines de terreur et de frisson, de mensonges qui passaient sur mes lèvres, comme un fer rouge et des prières insensées pendant que mes dents claquaient de froid dans les églises ? Et ce soir, à Saint-Sulpice, quand je vous ai crié : « M’abandonnerez-vous ? Me punirez-vous à ce point ? N’y a-t-il pas autre chose qui puisse vous désarmer ? » il y avait une voix au fond de mon cœur qui répondait : « Confesse, confesse et meurs. » Hélas, j’ai confessé le lendemain, mais il était trop tard, et je n’ai pu mourir, car on ne meurt pas, on vit ; on souffre tout cela, on boit son calice goutte à goutte, ou se nourrit de fiel et de larmes, et, le matin, on s’assoupit avec des rêves affreux ! Ah ! l’autre nuit, j’avais rêvé qu’il était auprès de moi, qu’il m’embrassait, et je me suis réveillée dans la pâmoison du plaisir. Quel réveil, mon Dieu ! Cette tête de mort auprès de moi et cette chambre sombre où il ne remettra plus les pieds, ce lit où il ne dormira plus ! Je n’ai pus pu me retenir de crier. Pauvre Sophie[5], quelles nuits je lui procure !

Je ne peux pas souffrir tout cela ! Et tout cela pour rien ! J’ai trente ans, je suis belle encore, du moins je le serais dans quelques jours si je pouvais m’arrêter de pleurer. J’ai autour de moi des hommes qui valent mieux que moi et qui pourtant, à me prendre telle que je suis, sans mensonges, sans coquetterie aucune et faisant l’aveu le plus rigide de mes fautes, m’offriraient hardiment leur appui. Ah ! si je pouvais me mettre à aimer quelqu’un ! Mon Dieu, rendez-moi ma féroce vigueur de Venise, rendez-moi cet âpre amour de la vie, qui m’a prise comme un accès de rage, au milieu du plus affreux désespoir. Faites que j’aime encore ! Ah ! l’on s’amuse à me tuer, l’on y prend plaisir, on boit mes larmes en riant ! Eh bien, moi, je ne veux pas mourir. Je veux aimer, je veux rajeunir, je veux vivre ! Mais cela est tombé ! Dieu, tu le suis, comme tu m’as abandonnée après ! C’était donc un crime ? L’amour de la vie est donc un crime ? L’homme qui vient dire à une femme : « Vous êtes abandonnée, méprisée, chassée, foulée aux pieds ; vous l’avez peut-être mérité. Eh bien, moi, je n’en sais rien ; je ne vous connais pas, mais je vois votre douleur et je vous plains et je vous aime. Je me dévoue à vous seule pour toute ma vie. Consolez-vous, vivez. Je veux vous sauver. Je vous aiderai à remplir vos devoirs près d’un convalescent ; vous le suivrez jusqu’au bout, mais vous ne l’aimerez plus et vous reviendrez. Je crois en vous, » un homme qui disait cela, pouvait-il me sembler coupable à ce moment-là ? Et si, après avoir conçu l’espérance de persuader cette femme, emporté, lui, par l’impatience des sens, ou bien par le désir de s’assurer de sa foi avant qu’il fût trop tard, il l’obsède de caresses, de larmes ; il cherche à surprendre ses sens, par un mélange d’audace et d’humilité ? Ah, les autres hommes ne savent pas ce que c’est que d’être adorée et persécutée, et implorée des heures entières ? Il y en a qui ne l’ont jamais fait, qui n’ont jamais tourmenté obstinément une femme. Plus délicats et plus fiers ils ont voulu qu’elle se donnât. Ils l’ont persuadée, attendue et obtenue. Moi je n’avais jamais rencontré que de ces hommes-là. Cet Italien vous savez, mon Dieu, si son premier mot ne m’a pas arraché un cri d’horreur ! Et pourquoi ai-je cédé, pourquoi, pourquoi ? Le sais-je ? Je sais que vous m’avez brisée ensuite, et que si c’est un crime involontaire, vous ne m’en avez pas moins punie comme les juges humains punissent l’assassinat prémédité, plus encore, car le parricide n’est tué qu’une fois, et moi, voilà dix semaines que je meurs jour par jour et à présent minute par minute. C’est une agonie trop longue. Vraiment toi, cruel enfant, pourquoi m’as-tu aimée, après m’avoir haïe ? Quel mystère s’accomplit donc en toi chaque semaine ?

Pourquoi ce crescendo de déplaisir, de dégoût, d’aversion, de fureur, de froide et méprisante raillerie, et puis, tout à coup, ces larmes, cette douceur, cet amour ineffable qui revient ? Tourment de ma vie ! Amour funeste ! Je donnerais tout ce que j’ai vécu, pour un seul jour de ton effusion ! Mais jamais, jamais ! C’est trop affreux ! Je ne peux pas croire cela. Je vais y aller. J’y vais — non — crier, hurler, mais il ne faut pas y aller.

Sainte-Beuve ne veut pas.

Enfin, c’est le retour de votre amour, à Venise, qui a fait mon désespoir et mon crime ? Pouvais-je parler ? Vous n’auriez plus voulu de mes soins, seriez-vous mort de rage en les subissant. Et qu’auriez-vous fait sans moi, pauvre colombe mourante ? Ah Dieu, je n’ai jamais pensé un instant à ce que vous auriez souffert à cause de cette maladie et à cause de moi, sans que ma poitrine se brisât en sanglots. Je vous trompais, et j’étais là entre ces deux hommes, l’un qui me disait : « Reviens à moi, je réparerai mes torts. Je t’aimerai, je mourrai sans toi ! » Et l’autre, qui disait tout bas dans mon autre oreille : « Faites attention ; vous êtes à moi, il n’y a plus à en revenir. Mentez, Dieu le veut. Dieu vous absoudra ! » Ah, pauvre femme, pauvre femme ! C’est alors qu’il fallait mourir !


III[6]


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mais ce malheureux amour-propre masculin ! Au premier mot comme tu m’as traitée ! Tu voulais me souffleter, m’appeler c… devant tout le monde, et tu mourais de colère si je n’avais menti. Et quelques jours plus tard, tu serais mort de douleur si je n’avais continué à mentir. Crois-tu donc que ce soit agréable de mentir ? Ô mon Dieu, vous savez que vous n’avez pas inventé de plus grand supplice pour les coupables. C’est leur enfer en ce monde.

Et puis, et puis, sais-tu que c’est horrible de perdre l’estime de celui qui vous aimait la veille, quand on l’estime soi-même ? Je me souciais bien de l’estime de l’autre quand il est parti ! Lui ai-je fait un mensonge, à lui ? Me suis-je donné la peine de feindre un instant pour ne pas avoir en lui un ennemi ? Ne m’a-t-il pas fait tout le mal qu’il pouvait me faire ?

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plein de toi ! Si tu veux que je guérisse, fais-moi encore une méchanceté demain ! Après-demain je serai consolée. Mais comme te voilà, ô mon pauvre roseau, luttant contre ta colère et ta bonté, me faisant du mal, et puis m’en consolant ; me traitant avec injustice, et puis te rétractant, parce que tu ne peux pas te nier à toi-même ta vérité d’aujourd’hui. Eh bien, je vois que tu es bon comme un agneau avec tes colères de lion. Je vois bien que tout le monde est entre nous, et que tu ne peux pas ôter de devant tes yeux l’injure qui t’a été faite par moi. Mais tu ne peux pas ôter de ton cœur la compassion et l’amitié.

Pauvre Alfred, si personne ne le savait, tu me pardonnerais. Mais il y a M. Tattet, qui dirait d’un air bête : « Dieu ! quelle faiblesse, » lui qui pleure quand il est saoul dans le giron de mademoiselle Déjazet. Il y a messieurs tel ou tel, et ces dames du salon esthétique qui diraient : « C’est bien pitoyable, c’est bien ridicule. » Et on aime mieux être malheureux et fou, car, qu’est-ce donc de pardonner quand on est sûr d’être aimé ! Ah, si j’avais été sûre que tu dusses m’aimer réellement quand tu as quitté Venise, que tu dusses souffrir ce que je souffre aujourd’hui, je me serais coupé une main, je te l’aurais présentée en te disant : « Voilà une main menteuse et sale. Jetons-la dans la mer et que le sang qui en coulera lave l’autre. Prends-la et mène-moi au bout du monde. » Si tu devais accepter cette main ainsi lavée, je le ferais bien encore. Veux-tu ?

Mais à qui s’adresse tout cela ? Est-ce à vous, murs de ma chambre, échos de sanglots et de cris ? Est-ce à toi, portrait silencieux et grave ? À toi, crâne effrayant, plein d’un poison plus sûr que tous ceux qui tuent le corps, cercueil où j’ai enseveli tout espoir ? À toi, Christ sourd et muet ? J’aurai beau dire, beau pleurer et me plaindre, il n’y a que vous qui me pardonnerez. Mon Dieu ! Que votre miséricorde commence donc par donner l’oubli et le repos à ce cœur dévoré de chagrin, car tant que je souffre, tant que j’aime ainsi, je vois bien que vous êtes en colère.

Ah, rendez-moi mon amant, et je serai dévote et mes genoux useront les pavés des églises !


MERCREDI MATIN

Qu’est-ce que Buloz me disait donc hier de M. Liszt ? Est-ce qu’Alfred lui en aurait parlé ? Est-ce qu’il a pensé sérieusement un instant que j’allais aimer M. Liszt ? Est-ce qu’il le penserait encore ? Ah ! mon cher bien, si tu pouvais être jaloux de moi, avec quel plaisir je renverrais tous ces gens-là ! Mais vous n’êtes pas jaloux de moi. Vous avez fait semblant de croire une chose que vous n’avez pas crue, pour vous débarrasser de moi plus vite, et cela est mal, et si j’avais pu aimer M. Liszt, de colère je l’aurais aimé. Mais je ne pouvais pas. Faites des raisonnements là-dessus, M. Tattet. Je serais bien fâchée d’aimer les épinards, car si je les aimais, j’en mangerais, et je ne les peux souffrir. À Nohant, l’autre jour, étant grise, Je disais au « Gaulois[7] » qui parlait d’assassiner Louis-Philippe : Cela est affreux ; je suis bien contente de te connaître bon, car si je ne te connaissais pas bon, je te croirais méchant, et si je ne t’aimais pas, je te haïrais. » Voilà qui est logique, soyez-le si vous pouvez vous autres. Moi, je souffre et je pleure. Si je pouvais faire autrement, je ne souffrirais pas, je ne pleurerais pas. Croyez-vous que les principes soient la meilleure sauvegarde d’une femme ? Demandez à l’amour si les cœurs qu’il garde sont mal gardés. — Oui, disent-ils, mais, s’il s’en va, adieu la fidélité ! — Propos de mari ! Eh bien, mon amant, qu’aurais-tu à faire de la fidélité d’une femme qui ne t’aimerait plus ?

Mettre Liszt à la porte à présent, quelle bêtise chez Buloz ! Pourquoi ? À cause de qui ? Je me suis figuré pendant une ou deux entrevues qu’il était amoureux de moi, ou disposé à le devenir. Peut-être que si j’avais pu je l’aurais agréé.

Mais par la grande raison des épinards, je me sentais obligée de lui dire — c’est-à-dire de lui faire comprendre — qu’il fallait n’y pas penser, lorsque tout à coup après la jolie réception que je lui ai faite devant vous, chez Buloz, je me suis clairement convaincue, à la troisième visite, que je m’étais sottement infatuée d’une vertu inutile et que M. Liszt ne pensait qu’à Dieu et à la Sainte Vierge qui ne me ressemble pas absolument, Bon et heureux jeune homme ! Certes, s’il est ainsi, je l’estime et l’aime beaucoup, si c’est une affectation, cela m’est fort égal, car je ne le connais pas. Et quel besoin de le renvoyer dans tout cela ? Comment m’y prendrais-je, et quelle singulière raison lui donnerais-je ? D’ailleurs, j’ai une idée fixe, une seule et dernière espérance, bien modeste, pauvre George, pour toi qui fus si ambitieuse d’être aimée et que voici bien humble. Magdeleine sans cheveux, mais non pas sans larmes, sans croix et sans tête de mort ! Ce crâne que vous méditiez tristement, ô pauvre pécheresse, ne vous donnait certes pas une aussi rude et profonde leçon que celui qui est là sur ma table. Vous aimiez Jésus et il vous disait : « Il te sera pardonné parce que tu as aimé ! » Moi, j’aime, et on ne me pardonne pas. Ah, que je changerais bien ma chambre tapissée et ma robe de chambre pour votre désert et vos haillons, s’il m’était permis d’emporter la parole d’espoir et de pardon que votre Christ laisse tomber en vous souriant ! Le mien ne dit pas seulement :« Laissez approcher cette femme, laissez-la me laver les pieds !… »

Je vous disais, Buloz, que j’avais une idée fixe. Je veux ravoir son amitié, et un peu de son estime. Mais, pour cela, il me faut du temps, six mois peut-être au moins, peut-être encore plus. N’importe, fût-ce toute la vie ! Mais c’est la seule choie qui me soutienne, le seul espoir qui ait réussi à entrer dans cette pauvre télé. C’est pour cela que je ne peux pas me décider à partir, car, quand je serai loin, — il me l’a dit, — que saura-t-il de moi ? Il pourra supposer que je fais des folies et qu’il les ignore. En restant ici, je me ferai bien rendre justice, cl, pour cela, je ne veux pas m’isoler, me cacher, me cloîtrer, ce serait, à ses yeux, un coup de tête, une idée romanesque, dont la durée lui semblerait douteuse. Il penserait qu’au premier pas que je ferais dehors, j’aurais une tentation et j’y succomberais. D’ailleurs, qui sait s’il n’en serait pas ainsi ? La claustration, l’ascétisme, la mortification, exaltent les sens, et pourquoi exalterais-je les miens par une solitude dangereuse, lorsque au milieu des hommes ils me laissent fort tranquille ? Ce serait par trop bête. S’il venait m’y trouver dans ma cellule, s’il venait m’y donner seulement un baiser tous les jours, oh, comme j’y courrais ! Mais il n’y viendrait pas, ou il y viendrait avec cette méfiance continuelle du lendemain. Il faut que je mette entre nous un temps et des faits qui pourront s’appeler hier et qui lui prouveront que je peux aimer, souffrir et subir. Je veux m’entourer d’hommes purs et distingués. Loin de moi les forts, je veux voir des artistes. Liszt, Delacroix, Berlioz, Meyerbeer. Je ne sais qui encore. Je serai homme avec eux et on jasera d’abord ; on le niera, on en rira. Alfred entendra ces mauvaises plaisanteries, et il jugera mal ; il se détachera de moi. Il prendra une maîtresse alors, si ce n’est fait déjà. Mais la vérité triomphe, ô mon Dieu ! qui le sait mieux que moi ! Ce qui est mensonge se révèle, hélas ; mais qu’on fasse de bonnes actions, et cela se révèle par le même principe de fatalité qui m’a perdue. Ces hommes-là mêmes qui m’entoureront, me défendront et me justifieront. S’ils ne sont pas des forts et des gredins. Et s’ils le sont, ils seront connus pour tels et leur parole ne fera pas foi. C’est à moi d’ailleurs de les bien choisir et de les bien examiner. Je rétablirai ma cuisine aussitôt que j’aurai de l’argent. Je donnerai à dîner comme je faisais tous les jours u deux ou trois personnes. Je travaillerai, je sortirai, je tâcherai de me distraire, de me fortifier contre le désespoir qui est le plus funeste conseiller qu’il y ait et quand j’aurai mené cette vie honnête et sage assez longtemps pour prouver que je peux la mener, j’irai, il mon amour, te demander une poignée de main. Je n irai pas le tourmenter de jalousies et de persécutions inutiles. Je sais bien que quand on n’aime plus, ou n’aime plus. Mais ton amitié, il me la faut, pour supporter l’amour que j’ai dans le cœur et pour empêcher qu’il tue lue. Oh, si je l’avais aujourd’hui, hélas ! Que je suis pressée de l’avoir ! Quelle me ferait du bien ! Si j’avais quelques ligues de toi de temps en temps, un mot, la permission de l’envoyer de temps en temps une petite image de quatre sous achetée sur le quai, des cigarettes faites par moi, un oiseau, un joujou, quelque chose pour tromper ma douleur et mon ennui, pour nie figurer que tu penses un peu à moi en recevant ces niaiseries ! Oh, ce n’est pas du calcul, de la prudence, la crainte du monde ! Sacredieu, ce n’est pas cela ! Je dis mon histoire à tout le monde. On la sait, on en parle, on rit de moi, cela m’est à peu près égal. C’est une contrariété bien petite auprès de la douleur qui est en moi ! Que mes ennemis se réjouissent ; je souffre, je ne pense guère à eux et, quand j’y pense, je les plains à trouver là leur joie. Je ne demande pas que tu viennes chez moi, que tu fasses des démarches pour prouver que je ne suis pas une malheureuse chassée à coups de pied. Tu m’as offert encore le dernier soir où je t’ai vu, de me rendre ces services-là. Ai-je accepté, dis-moi ? Rends-moi enfin justice, quand je la mérite. Mais, hélas, mon Dieu, tu dors, car il est onze heures du matin et tu ne m’entends guère ! Oui, je voudrais ton amitié. Mais je n’ai pas encore le droit de te faire croire à quelque chose de bon de mu part. J’irais maintenant te la demander que ce serait des orages à n’en plus finir et cela te fait du mal. Pour moi, mon Dieu, j’aimerais mieux des coups que rien. Rien. C’est ce qu’il y a de plus affreux nu monde, mais c’est mon expiation Ah ! Qu’on ne m’en demande pas d’autre ! Un cilice, le jeûne et des coups de fouet, voilà tout ce que les pénitents ont su inventer. Ils n’ont pas imposé à des gens qui aimaient de demeurer à trois pas de l’objet de leur amour, et de se tenir tranquilles et de rire et de manger ! Et d’ailleurs il faudra du temps avant que j’aie la fermeté et le courage de n’être pas jalouse. Oh, mon Dieu, vous me faites sentir des tortures dont je n’avais que l’idée ! Mais ceci sera éternellement refoulé au plus profond de mon cœur. J’ai senti, l’autre jour, en dînant avec lui chez Pinson, combien la jalousie peut rendre vil, injuste et sot, si l’on s’y abandonne. J’aurais voulu rabaisser la femme dont il disait du bien au-dessous des plus viles créatures. Et pourquoi ? Cela est aussi laid que stupide. Non, non. Seigneur Dieu, ne me laissez pas m’abrutir et me perdre.

La passion est un don sévère, mais divin. Les souffrances de l’amour doivent ennoblir et non dégrader. C’est ici, mon orgueil, que vous êtes une sainte et digne chose. Que cette femme l’aide et le console ; qu’elle lui apprenne à croire. Hélas, moi, je ne lui ai appris qu’à nier. Mea culpa. Alfred, je vais faire un livre. Tu verras que mon âme n’est pas corrompue, car ce livre sera une terrible accusation contre moi. Saints du Ciel, vous avez péché, vous avez souffert !



IV


L’heure de ma mort est en train de sonner. Chaque jour qui s’écoule frappe un coup, et dans quatre jours, le dernier coup ébranlera encore l’air vital autour de moi. Alors s’ouvrira une tombe où ma jeunesse et mes amours descendront pour jamais. Et que serai-je ensuite ? Triste spectre, sur quelle rive vas-tu errer et gémir ? Grèves immenses, hiver sans fin !

Il faut plus de courage pour franchir le seuil de la vie des passions et pour entrer dans le calme du désespoir, que pour avaler la ciguë. Ô mes enfants, vous ne saurez jamais combien je vous aime.

Pourquoi m’avez-vous réveillée, ô mon Dieu, quand je m’étendais avec résignation sur cette couche glacée ? Pourquoi avez-vous fait repasser devant moi ce fantôme de mes nuits brûlantes, ange de mort, amour funeste, ô mon destin, sous la figure d’un enfant blond et délicat ? Oh que je l’aime encore, assassin ! Que tes baisers me brûlent donc vite, et que je meure consumée ! Tu jetteras mes cendres au vent. Elles feront pousser des fleurs qui te réjouiront !

Quel est ce feu qui dévore mes entrailles ? Il semble qu’un volcan gronde au dedans de moi, et que je vais éclater comme un cratère. Ô Dieu, prends donc pitié de cet être qui souffle tant ! Pourquoi les autres meurent-ils ? Pourquoi ne puis-je succomber sous le fardeau de mes peines ? On dit que la douleur s’épuise et qu’à force de saigner, le cœur se dessèche et devient insensible. Quand sera-ce, mon Dieu, que je ne le sentirai plus frémir et se déchirer ?

Ô mes yeux bleus, vous ne me regarderez plus ! Belle tête, je ne te verrai plus t’incliner sur moi et te voiler d’une douce langueur ! Mon petit corps souple et chaud, vous ne vous étendrez plus sur moi, comme Élisée sur l’enfant mort pour le ranimer ! Vous ne me toucherez plus la main, comme Jésus à la fille de Jaïre, en disant : « Petite fille, lève-toi ! » Adieu mes cheveux blonds, adieu mes blanches épaules ; adieu tout ce qui était à moi. J’embrasserai maintenant, dans mes nuits ardentes, le tronc des sapins et les rochers dans les forêts en criant votre nom, et, quand j’aurai rêvé le plaisir, je tomberai évanouie sur la terre humide !

Pourquoi cette idée fixée dans le cerveau ? Pourquoi après toutes les révoltes de la raison, tous les conseils de la vérité, toutes les agitations de l’égoïsme souffrant, pourquoi, après tous les discours humains, ce profil divin vient-il se dessiner entre mon œil et la muraille ?

Pourquoi ceux qui me parlent s’enveloppent-ils d’un nuage tout à coup, et pourquoi vois-je sur leurs épaules une tête qui n’est pas la leur ? Pourquoi suis-je obligée d’étouffer dans ma poitrine des sanglots, des cris de joie ou de frayeur ? Et quels rêves passent donc autour de mon chevet pendant la fièvre ? L’Être qu’on aime renferme-t-il un démon qui nous domine et nous torture tout le temps que dure l’amour ?

Quelle fièvre avez-vous fait passer dans la moelle de mes os, esprits de la vengeance céleste ? Quel mal avais-je fait aux anges du ciel pour qu’ils descendissent sur moi et pour qu’ils missent en moi, pour châtiment, un amour de lionne ? Pourquoi mon sang s’est-il changé en feu, et pourquoi ai-je connu, au moment de mourir, des embrassements plus fougueux que ceux des hommes ? Quelle furie t’anime donc contre moi, toi qui me pousses du pied dans le cercueil, tandis que ta bouche s’abreuve de mon corps et de ma chair ? Tu veux donc que je me tue ? Tu dis que tu me le défends et cependant que deviendrai-je loin de toi, si cette flamme continue à me ronger ? Si je ne puis passer une nuit sans crier après loi et me tordre dans mon lit, que ferai-je quand je t’aurai perdu pour toujours ? Pâlirai-je comme une religieuse dévorée par le désir ? Deviendrai-je folle et réveillerai-je les hôtes des maisons par mes hurlements ? Oh, tu veux que je me tue ?

Et pourquoi ne le ferais-je pas ? Je ressens tant de douleur à l’idée d’abandonner mes enfants, que le déchirement de mon cœur en consommant ce sacrifice, m’absoudrait devant Dieu de la faute pour laquelle il m’a châtiée. Ma fille souffrira-t-elle de ma mort ? Bien peu. Mon fils… Oh toi, pauvre enfant, tu pleureras bien fort, et ton âme sera blessée pour toujours. Un enfant sans mère est si malheureux ! Et pourtant je vais partir pour longtemps et il faudra bien que tu te passes de moi. Mais ces pleurs, ces sanglots de mon enfant, quand on viendra lui dire : « Ta mère est morte, » pourquoi m’en inquiéter ? Je ne les verrai pas, je ne le saurai pas. Mais ils me tombent d’avance sur le cœur : je les sens déjà, comme si ces larmes me roulaient toutes chaudes sur le visage. Pauvre petit ! Je me souviens des larmes de mon enfance ; elles n’étaient pas moins amères que celles d’aujourd’hui. Et quand un étranger sera venu t’annoncer doucement que tu n’as plus de mère, tu t’en retourneras seul, dans ces grands corridors froids, retrouver un pédagogue qui te punira si tu pleures. Non, je ne me tuerai pas à moins que le délire ne s’en mêle encore, comme tant de fois où j’en ai été bien près. Mais l’ange d’Abraham étendait son épée pour sauver l’enfant… Protège-moi donc, Dieu des orphelins ! Détourne de moi ces affreuses tentations ! Réveille-moi à ces heures d’oubli où il me semble que mes enfants n’existent plus, où je ne sais plus rien que mon amour, et mon désespoir, heures féroces où je voudrais arracher mon cœur et le dévorer. L’autre nuit, je rêvais que je l’enterrais sous un pavé. Pauvre cœur, vous allez être enseveli tout vivant, et combien vous souffrirez jusqu’à ce que la pierre du sépulcre vous ait anéanti à force de peser sur vous. Ô mon fils ! mon fils ! Je veux que tu lises ceci un jour et que tu saches combien je t’ai aimé. Ô mes larmes, larmes de mon cœur, signez cette page, et que les siennes retrouvent un jour vos traces auprès de son nom !


SAMEDI

J’ai rencontré ce matin Jules Sandeau chez Gustave Papet. Il m’a abordée sans embarras, avec beaucoup de franchise, d’affection et de respect. Nous sommes entrés en explication tout de suite. Pour l’engager à se confesser, je me suis confessée la première, et j’ai commencé par lui dire qu’entendant dire des méchancetés qu’on lui attribue sur mon compte, j’en avais été blessée, irritée, et que j’avais exprimé ma colère à quelques personnes seulement, qui ne le répéteraient jamais, ou qui étaient en position de le défendre, notamment Papet. J’ai ajouté que je croyais bien ces accusations exagérées, mais que, probablement, il y en avait de méritées. Je n’ai pas voulu lui dire lesquelles. Elles sont malheureusement trop convaincantes. Il n’a rien voulu avouer et s’est défendu obstinément d’avoir dit jamais un mot contre moi. En disant cela il a été emphatique et peu sincère. Ensuite, il se défend d’avoir jamais fait cause commune avec Planche, ou avec Frémy, Pyat, etc., contre moi. Il ne les voit pas. Il est très blessé des articles qu’ils écrivent. Tout cela est vrai. Il m’en a donné des preuves et nous avons parlé d’autre chose. Je me suis chauffé les pieds en fumant une cigarette, pendant que Gustave Papet faisait des calembours comme à l’ordinaire. Jules a été très circonspect, tout en étant très franc de manières et très naturel dans ce qui est vrai de lui. Je lui ai donné une poignée de main et je lui ai dit que nous ne pouvions pas nous revoir, à cause des propos qui en résulteraient, mais que quand nous nous rencontrerions, je le priais de ne pas m’éviter et de venir me dire bonjour amicalement. Il m’a demandé la permission d’aller voir Solange à sa pension, ce que je lui ai accordé de bon cœur.

Je suis bien aise de cette rencontre. Il est affreux de s’en vouloir quand on s’est aimé. Bien ou mal, on s’est aimé. Ah, Dieu, qu’est-ce donc que l’amour pour changer ainsi de nature, et pour entrer dans l’âme, sous une forme si divine, avec un objet nouveau ? Peut-être n’y a-t-il qu’un vrai, qu’un fort amour dans tout cela. Lequel est-ce dans ma vie ? Aurélien[8] ? C’est le plus beau dans mon cœur. Mais un amour sans union des corps est mystique et incomplet. Ah, le premier, oui, c’est le plus beau et le plus pur, et le dernier, c’est le plus involontaire, le plus inguérissable. C’est celui-là qui me tue.

Ah, faudra-t-il donc mourir si jeune ! Mon Dieu, est-ce que vous ne viendrez pas à mon secours ? Ah, si je pouvais aimer Jésus comme les religieuses l’aiment !

  1. Ernani, opéra italien, paroles de Rossi, musique de Vincenzo Gabussi. Delécluze a raconté sa rencontre avec G. Sand dans ses Souvenirs de soixante ans, p. 472 (Michel Lévy, 1862)
  2. Heine ?
  3. Hortense Allart de Méritens
  4. Jules Boucoiran, précepteur des enfants de George Sand.
  5. Sophie Cramer, sa bonne.
  6. La moitié de cette page est déchirée et manque. Cette copie est donc incomplète du début de ce fragment et de toute la partir écrite au revers du morceau manquant.
  7. M. Alphonse Fleury.
  8. M. Aurélien de Sèze.