Jours d’Exil, tome I/Rois et Crétins

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Jours d’Exil, tome I
Rois et Crétins


ROIS ET CRÉTINS.




« J’ai vu tous les vivants qui marchent
sous le soleil autour d’un enfant qui
criait, et qui remplacera le roi. »
Ecclésiaste.

161 Les crétins sont des rois, et les rois sont des crétins.

Pitié sur vous, crétins du Valais, crétins pauvres ! Pitié sur vous, crétins royaux, crétins riches !

Les dernières des familles qui habitent le Valais et la vallée d’Aoste, comme les puissantes maisons de Bourbon et Hapsbourg, s’abâtardissent parce qu’elles ne renouvellent pas leur sang dans le sang des autres hommes. L’excès de privations et de travail épuise les premières ; l’oisiveté et la débauche consument les secondes. Les fils de rois, comme les fils de crétins, héritent de la contagion et de la débilité de leurs parents.

Les rois, comme les crétins, ne connaissent du monde que la classe d’êtres dégradés qui gravitent autour d’eux, les élèvent à leur façon, les marient comme ils l’entendent, et leur expliquent les sociétés selon leurs préjugés. Comment ces infortunés pourraient-ils connaître leurs propres intérêts et leurs propres besoins ?

Les rois, comme les crétins, sont placés, dès leur enfance, dans des circonstances hygiéniques qui détruisent le peu de santé que leurs parents leur laissent. Le luxe excessif dont on entoure les uns, l’extrême misère qui dévore les autres, leur sont également funestes. L’enfant royal étouffe dans un appartement qu’on chauffe jusqu’à le priver d’air respirable. L’enfant du pauvre se meurt dans une cave humide ou dans une soupente trop resserrée. On gorge le premier d’aliments trop succulents pour un estomac sans 162 forces ; la nourriture du second est insuffisante. La médecine tue l’un, le défaut de soins tue l’autre. Destinées malheureuses, mais également fatales ! L’homme n’étant fait ni pour être prince, ni pour être mendiant, ceux qui l’élèvent pour l’une ou pour l’autre de ces conditions le rendent également incapable de vivre comme les autres ; et les maladies les plus cruelles deviennent le partage des puissants et des infimes.

Pitié sur vous crétins du Valais, crétins pauvres ! Pitié sur vous crétins royaux, crétins riches ! — « poids et charge inutiles de la terre. »

Les rois, comme les crétins, sont des êtres arrêtés dans leur développement, de grands enfants, des avortons, des monstres, des essais d’homme. Ils n’ont pas de nom en propre ; ils s’appellent Pierre, Paul ou Jacques, parce qu’on n’a rien à faire d’eux. Un de leurs ancêtres a porté un nom ; celui-là était un homme. Depuis, on les distingue par des numéros d’ordre.

Les rois, comme les crétins, n’ont jamais rien su, n’ont rien oublié, n’ont rien appris. Ils ne tiennent pas de rang dans les sociétés, ils vivent à leurs dépends et en dehors d’elles. Et les hommes les adorent à l’Escurial et aux Tuileries, comme dans le Valais[1]. Le roi et le crétin sont les seuls fétiches qui restent à l’humanité.

Salut ! crétins du Valais. Salut ! crétins royaux. Vous tous qui naissez aujourd’hui, vous serez encore respectés par les peuples. Rois ! vous régnerez encore : voilà l’affreux malheur que je vous prédis.

Salut ! vous êtes les lumières des nations. On traduit dans toutes les langues les discours qu’ont préparés vos ministres ; on vous enseigne à les répéter ; on cite avec admiration vos réparties ingénieuses ; on célèbre vos vastes connaissances et votre science sublime !

Gloire ! vous êtes les maîtres du monde. On salue votre naissance à grands coups de canon ; vos ébats et vos accouchements sont annoncés à vos peuples ; les ambassadeurs fléchissent le genou devant vous ; quand vous paraissez, les assemblées se découvrent ; 163 tous vos valets sont de grands seigneurs ; vous avez droit de vie et de mort sur nous !

On se porte sur votre passage pour voir ces visages blancs et roses, ces grosses lèvres, ces physionomies muettes, ces regards indécis, ces fronts bas, ces masses de chairs flasques qu’on chamarre d’habits rouges et de colifichets, qu’on apprend à saluer tout le monde, et que l’on nomme des rois !

Salut ! vous êtes grands. On vous place sur des trônes, vous portez couronne en tête et guirlandes d’abcès froids au cou !

Salut ! majestés, altesses, grandeurs, trônes et puissances ! Épuisez la coupe des fades voluptés ; étourdissez-vous au bruit des fêtes et des spectacles ; dépensez, comme vous le pourrez, une vie qui vous pèse et que vous gagnent, avec tant de peine, les millions d’hommes qui travaillent !

À vous les châteaux crénelés au bord des grands fleuves, les serres chaudes et les jardins où fleurissent les plantes rares ! À vous les forêts sauvages, les coursiers légers, les meutes de chiens avides, et les fauves qui fuient devant eux ! À vous les poètes et les artistes qui vous prodiguent leurs leçons sans vous transmettre leur génie ! À vous les longs convois que la vapeur entraîne, et les télégraphes qui font courir la pensée dans l’air ! À vous les vaisseaux du haut bord dont la mer est sillonnée ! À vous les jeunes hommes armés en guerre ! Et les vierges tremblantes que leurs mères ont vendues aux mystères de vos nuits lubriques ! Et les sages conseils des vieillards, et les premiers mots des enfants ! À vous les champs, les blés, le vin des coteaux, l’herbe des prairies et la toison des troupeaux ! À vous les rochers, les mines, le fer, le marbre, le diamant et le charbon ! À vous l’argent et l’or sur lesquels vous faites frapper vos faces patibulaires ! Et les lions et les aigles que vous renfermez dans des cages de fer ! Et les hommes lâches qui s’agenouillent pour que vous les fouliez sous vos pieds !

Vous êtes tous illustres, tous frères : on vous dit éternels. Trois fois malheur cependant à qui voudrait entrer dans votre famille ! Car des maladies honteuses se sont abattues sur la famille des monarques ; tous les trésors de la terre ne sauraient leur rendre la santé !

Pitié sur vous, crétins du Valais, crétins pauvres ! Pitiés sur vous crétins royaux, crétins riches !

Vous êtes également infortunés, également malheureux, 164 scrophuleux, dartreux, écrouelleux, goîtreux, difformes ; également boîteux, cagneux, luxurieux, venimeux, crasseux, teigneux, strumeux, monstrueux et mendiants ; également cancéreux, crapuleux, chassieux, catarrheux, morveux, nerveux et malades ; également idiots, fantastiques, hyperboliques, antiques, romantiques, gothiques, rachitiques, étiques, phtisiques, scorbutiques, épileptiques, hystériques, cachectiques, cataleptiques, exstatiques, paralytiques et asthmatiques ; également fainéants, impotents, déments et dolents ; également pourris, récrépits, décrépits, accroupis, flétris, confits, déconfits, ramollis, démolis ; également tortus, obtus, bossus et cocus ; également impossibles, estropiés, fêlés, déjetés, ridés, parcheminés, tannés, éreintés, ruinés, édentés, percés, troués, froissés, écorchés, décharnés, déchirés, déchiquetés ; ficelés, reficelés, retapés, rapiécés, replâtrés, corrigés, réparés, diminués, altérés, désossés, décorés ; tortillés, priapisés et vérolés ; également hypochondriaques, maniaques, lypémaniaques, nymphomaniaques, érotomaniaques, monomaniaques, et démonomaniaques !

Néant des grandeurs, vanité des titres, mensonge des distinctions humaines, torture et désespoir ! Vous pouvez tout, et jamais vous ne trouverez de médecines royales pour guérir vos maux royaux ![2]

Au sein de la terre coulent des eaux bienfaisantes. Qu’on la fouille jusqu’aux entrailles, elle est votre domaine ; — et que sur vos ordres, jaillisse la source qui vous rendra la santé !

Les plus célèbres médecins sont vos courtisans. Appelez-les de tous les pays du monde ; rassemblez le froid anglais, le français inventif, le docte allemand et le dur espagnol : qu’ils échangent leurs lumières ; — et que leur consultation vous sauve !

Les facultés et les académies sont des institutions royales. Comblez-les de biens et d’honneurs ; ordonnez que leurs travaux soient uniquement consacrés à l’étude des ressources de votre organisation ; — et que leurs mémoires vous régénèrent !

Que pour vous on trouve des combinaisons de simples inconnues jusqu’ici ; qu’on pulvérise les métaux précieux dans des mortiers de porphyre ; qu’on vaporise les poisons subtils sur des 165 charbons de myrrhe ; — qu’on vous plonge dans l’écume des torrents, dans les eaux fortifiantes de la mer et dans les lacs d’azur ; — qu’on secoue, nuit et jour, vos membres morts avec l’électricité ; — qu’on torde dans les angoisses du magnétisme les filles les plus vaporeuses de vos royaumes ; — qu’on interroge les gitanas bronzées, les gypsies à l’œil perçant ; — choisies parmi les plus habiles, que mille sorcières de Bohême versent le venin des vipères et la bave des tigres enflammés dans des entrailles de chats noirs ; — qu’elles vomissent leurs imprécations infernales en vous faisant avaler leurs élixirs ;… Et que l’un de ces moyens vous rappelle à la vie !

Qu’il se lève, le mortel chéri des Dieux, qui pourra rendre la vigueur à vos corps, l’agilité à vos membres, l’imagination à vos âmes, des couleurs à vos joues, la beauté à vos filles, la virilité à vos garçons ! Qu’il se lève, et qu’il demande le diamant Koh-i-nor, et le choix parmi vos royales héritières ; qu’il demande les trésors de la terre : et les trésors de la terre lui seront accordés !

Mais il n’y a de science humaine qui puisse faire revivre le cadavre, rendre la jeunesse au vieillard, et la sève au rameau desséché. La vie repousse la mort avec horreur, tout ce qui est flétri se décompose, et le mouvement universel, qui jamais ne s’arrête l’emporte loin de nous. Le siècle, avant d’avoir terminé son cours, aura vu disparaître, l’une après l’autre, les royales familles qui commandaient aux nations.

Les dynasties n’échapperont pas au cataclysme qui confondra les hommes. Alors, dépouillés des privilèges qui les faisaient grands, les derniers descendants des rois s’uniront aux derniers descendants des crétins déchus, comme eux, de leur santé première. Heureux, s’ils peuvent revivre par ces croisements, épargnant aux autres l’affligeant spectacle de leur décrépitude. Ces dernières conséquences de l’injustice civilisée apprendront à l’humanité nouvelle ce qu’il en coûte pour souffrir une seule atteinte à la liberté !

Pitié sur vous crétins du Valais, crétins pauvres ! Pitié sur vous crétins royaux, crétins riches !



  1. Dans les gorges des montagnes où le crétinisme est endémique, la tradition populaire enseigne à respecter l’idiot et à lui rendre une sorte de culte. On dit qu’il porte bonheur à la maison. Quelle puissance la crainte exerce encore sur nous !
  2. « La durée de la vie des rois est d’un tiers moins longue que la durée de la vie commune. — (Newton.)