Jours d’Exil, tome II/El Prado

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Jours d’Exil, tome II
El Prado


EL PRADO.




Madrid, Julio 1853.


« L’aigle qui plane sur les eaux aspire à un
autre air et regarde, inquiet, le vieil Océan. Il
en est de même de l’homme qui se trouve au
milieu de la foule où il a peu d’amis. »
Le chant suprême. — Poésie d’Islande.


I


189 Ce soir, comme tous les autres, le firmament prendra sa plus belle robe d’azur, les étoiles se presseront dans les cieux, la foule me fatiguera de son bruit monotone, la lune éblouira mes yeux comme un vivant soleil.


Mais jusqu’à la venue de ces heures de repos, le froment grille dans le sillon, le ciel est brûlant comme du plomb fondu, les bêtes des champs hurlent la soif, la cigale appelle au feu, le bois se fend, la sève est tarie, le sable et la poussière s’embrasent, la vigne-vierge se meurt sous les transports de soleil. Et le Mançanarès roule à peine un filet d’eau pour pleurer la stérilité de ses rives. Et la fleur s’incline sur les ruisseaux. Et du fond de ses abîmes la terre crevassée crie : de l’eau ! de l’eau !

Inexorable marâtre, nature avare, seras-tu sourde aux prières 190 du laboureur, aux mugissements des taureaux, au désespoir des oiseaux et des plantes ? N’entendras-tu pas ma voix ?


Je respire du soufre et de la braise. Je donnerais ma vie pour une goutte de pluie, pour un roulement de tonnerre. Vents tout-puissants, ne pouvez-vous rompre vos chaînes ? Orages et tempêtes, n’éteindrez-vous pas cette averse de feu ?

Heureux les pêcheurs, qui vivent sur les flots ! Heureux l’Anglais, le Norwégien aux yeux bleus, tous les hommes blonds qui travaillent sous des cieux assombris ! Ici le crâne est vide, la pensée difficile, le sommeil interdit, le bras sans force ; ici le cœur engourdi semble près de défaillir !


Quand je feuilletais les premières pages du livre de l’existence, quand je les dévorais avec la même avidité que l’étudiant met à parcourir l’introduction de l’ouvrage qu’il maudira plus tard, quand j’étais enfant, jamais je n’aurais cru qu’on se fatiguât des caresses du soleil.

Jamais je n’aurais pensé qu’on pût adresser à la nature ces reproches amers : tu es toujours trop belle, trop parée, courtisane sans pudeur, avide des flatteries du public. Prends le deuil, parce que je suis triste, moi seul qui sais t’aimer. Plus vite, plus vite blanchis mes cheveux, rends terne ma prunelle, et toi-même, pour en finir, penche-toi, penche-toi sur tes volcans en feu ! Afin que nous nous embrassions dans le sein de la mort ! À quoi bonnes ma jeunesse et ta beauté ?… L’exilé n’est pas de ce monde !

Enfant, j’aurais traité d’insensé qui m’aurait tenu ce langage. Et maintenant que je suis homme, je ne puis me le reprocher.

Ô Fatigue, petite fille dormeuse qui te frottes les yeux comme s’ils étaient pleins de sable, qui t’accroches par la robe à toutes les épines de mon chemin, Fatigue, que tu es lourde à traîner après soi !


II


Nous voyons les objets au microscope de nos sentiments intimes. La douleur légitime le blasphème. Quand notre âme est 191 triste, les joies de l’univers ne parviendraient pas à nous arracher un sourire ; elles ne servent qu’à nous irriter.

Aussi dirai-je : à chaque climat ses fruits. Que le spleen grisonnant reste dans l’Angleterre brumeuse ; il n’a pas besoin de soleil, de fêtes et de consolations. — Que viens-je donc faire ici ?


Depuis cinq ans, l’Ennui s’attache à moi, la Solitude dort à mes côtés, la Médiocrité me traverse l’âme à coups d’épingle. J’apprends chaque jour à maudire ; mon œil et ma pensée s’accoutument à lire à la lumière sombre, dans les ténèbres qui m’effrayaient tant autrefois.

Et de même que la pupille des oiseaux aveugles se dilate dans la nuit, de même l’âme de l’homme se détend par l’adversité. Je ne suis pas joyeux, j’aime les tableaux tristes. Qu’on me montre les côtes de l’humide Bretagne, les criques déchirées de la Suède, les steppes de Russie, des déserts, des tombeaux, des églises, une exécution à mort, le choléra, la famine… mais pas le grand soleil, le soleil glorieux !


L’avouerai-je ? Je me prends bien souvent à regretter les brouillards de Londres, les nuages qui lèchent les toits de leurs langues grises, la maison de briques enfumées, la fenêtre sans horizon, la pauvre chambre de travail.

Là du moins je pouvais à l’aise caresser mes blessures. Là les astres et les gens ne sont pas curieux. Confortables partisans du libre at home, ils se garderaient bien de se réjouir en public ou de déranger, dans l’exécution de ses projets, l’exentric insulaire qui a résolu de se couper la gorge pour se délivrer du soin de faire sa barbe.


Tandis qu’à Madrid tout brille d’un éclat qui fatigue, tandis que les Espagnols déploient des joies et un luxe plus impudent que celui de l’éternel dans les cieux. Ah ! maudits soient les pays du soleil ! Maudites leurs beautés et leurs pompes, maudite la gaité de leurs habitants !

… Ainsi je parlais tout haut en marchant, lorsqu’à mes côtés une voix fraîche et moqueuse dit ainsi : Qui donc se plaint que la nature soit trop belle dans les belles Castilles ? Un étranger sans doute, un homme au foie trop plein, aux cristallins de loutre ? — Peut-être, señorita ! mais puissiez-vous ne jamais 192 éprouver ce que j’éprouve ? Sur ce, vaya V. M. con Dios, allez-donc avec Dieu !


III


Cette voix cependant me tira de ma rêverie. J’étais au Prado, au Prado de Madrid, la promenade féerique si convoitée par les Parisiens !


Ici le public attend de moi quelque description frappée du coin national français, un de ces récits que lui servent chaque jour les feuilletonistes-amateurs qui voyagent à ses frais, de ce bon public.

Rien de semblable ne se trouvera dans ces pages, et pour plusieurs raisons. La première, c’est que les romanciers français, les plus ingénieux des hommes, ont assez débité de mensonges à ce sujet. La seconde, c’est que je ne suis plus Français et tiens à le prouver. La troisième, celle qui me dispenserait de toutes les autres, c’est que le Prado n’a pas de cachet. — Non, vraiment, pas tant que la barrière de la Chopinette. —


J’entends les lamentations des plus intrépides lecteurs de la Revue des Deux-Mondes : « mais c’est une hérésie bien abominable, c’est un sacrilège de soutenir un tel paradoxe ! Mais tout le monde sait, mais nous qui n’avons pas visité l’Espagne, nous tenons de source certaine qu’il se trouve au Prado une collection très variée d’hidalgos, de toreadores, de contrebandiers, de mantilles, de muletiers, de castagnettes et de sombreros. Nous savons que, sous les balcons voisins, on entend résonner les guitarres et les mandolines ; que les deux plus grandes rues du monde conduisent à cet Éden enchanté ; que les plus délicieux costumes y rivalisent d’éclat ; que les danses de caractère s’y balancent au souffle de la brise ; que les arbres y sont verts, la lune pâle, le ciel bleu, les étoiles brillantes. Nous savons beaucoup d’autres choses encore qu’on ne dit pas devant les dames. — Telles sont 193 nos convictions puisées dans les autorités les plus recommandables, celles qui font notre gloire aux yeux de l’univers lettré. »


Estimables abonnés, gardez vos convictions, dévorez dans vos soirées littéraires les illustres écrivains qui vous en préparent de bien plus cocasses encore. Quant à moi, pour l’expiation de mes péchés, j’ai foulé bien longtemps le sol du Prado tant vanté par le monde, et je n’y ai rien vu que la criarde parodie des Champs-Élysées.

De loin en loin quelques mantilles, pas une veste brodée, pas de sérénades, pas le moindre bolero. La manola, l’asturien, le majo, les derniers espagnols des romanceros meurent sur ce sol usé par les bottes de la fashion aux formes britanniques.

Deux fois l’an seulement, lorsque la vile multitude envahit la place, refoulant de sa joie la plate cohue des gens au bel esprit, deux fois l’an seulement, au carnaval et dans les vervenas, on peut encore retrouver au Prado les mœurs castillanes. Mais il faut se hâter de les voir, car elles disparaissent chaque jour.

À Madrid, comme partout, j’ai vécu parmi les travailleurs. Car j’aime l’homme dont la langue est paresseuse et le bras diligent ; j’aime celui qui n’a pas double pensée, double parole, double face, et deux tables, et deux verres, et deux poignées de main ; celui qui reconnaît ses amis dans l’adversité comme dans la fortune ; celui qui ne calcule pas, n’épargne pas, ne cache pas, ne vole pas ; celui qui vit grandement dans sa pauvre sphère ; celui qui s’habille, danse et chante comme le veut la nature. Il n’est plus d’Espagnols que ceux-là, les autres sont des singes. Ce qu’on peut apprendre en les observant ne vaut guère la peine d’aller les voir.


Toutes les promenades des capitales se ressemblent. Je n’entends pas dire que la configuration du terrain soit la même dans toutes. Chacun sait qu’à Londres c’est une grande rue fort régulière, à Vienne un jardin anglais, à Paris une grande route, à Madrid une large allée sans ombre. Mais dans une promenade les découpures du sol sont chose très accessoire. Ce qu’il faut observer, ce sont les promeneurs, ces acteurs sans entrain qui répètent chaque soir le petit bout de rôle qu’ils réciteront le lendemain sur la scène du monde. Or, 194 à ce point de vue, le Prado ne diffère pas des autres promenades bourgeoises.


Venez-y plutôt voir, ceux qui croient le contraire. Cela ne fera pas le compte de MM. Gautier, Dumas et autres farceurs qui vous font part d’impressions de voyage recueillies en quelques jours des fenêtres de leur hôtel, intimement persuadés que vous n’irez pas vérifier leurs assertions menteuses.


IV


Voici ce que l’on trouve au Prado, rien de plus, rien de moins :

De la poussière, de la foule ; — des gardes municipaux qu’on appelle civils, ce que je ne crois pas ; des sergents de ville et des cantonniers ; — des équipages pressés les uns sur les autres qui promènent lentement la finance, la noblesse, l’illustration et le désœuvrement de première classe de toutes les Espagnes ; — deux magnifiques fontaines qui pourraient avoir de l’eau, sur lesquelles râlent sans merci l’infortuné Neptune, comme un poisson sur la paille, et Cybèle, notre divine mère, qui tire la langue aussi longue qu’une louve stérile, ardente au jeu d’amour. Vous y verrez encore beaucoup de chevaux anglais, d’andalous point, parce qu’ils sont plus gracieux mais infiniment moins chers.

Quelques pâles becs de gaz étincellent sur des milliers de têtes extérieurement entretenues avec un soin qui témoigne beaucoup plus en faveur des perruquiers que des jésuites chargés de l’instruction publique. Les corps qui supportent ces chefs frisés et pommadés s’entassent dans une allée longue de cinq cents pas, large de dix au plus, et là cuisent, étouffent, se pâment, par une chaleur de trente-six degrés, pour la suprême gloire de la Civilisation.

C’est cette cohue, cette poussière, cette sueur, le bourdonnement indescriptible qu’on est convenu de nommer le Prado. En dehors de ce salon du goût achevé et des belles manières, où les gens comme il faut luttent de salutations et de réparties ricanantes, 195 le vulgaire espace, la lune mesquine et l’air vagabond sont abandonnés à la plèbe des Castilles.


Quoi de plus ? Au Prado poudreux afflue le soir, de toutes les parties de la ville, cette société monotone et cérémonieuse qu’on rencontre par tous pays et qui, morfondue par le travail de comptoir, vient prendre là quelque peu d’exercice. Il s’y bâcle des alliances, des intrigues et des affaires véreuses ou non. La mère y cherche un parti pour sa fille ; docile aux leçons maternelles, la fille répond d’un air indifférent aux fades politesses qui lui sont adressées. La vieille demoiselle s’épuise en efforts désespérés pour faire valoir ses charmes de seconde fraîcheur. La femme mariée se penche tristement sur le bras conjugal. L’époux débonnaire songe aux prochaines émotions du domino glorieux. La demi-vertu tourmente sa prunelle. Le collégien se croit le point de mire du sexe enchanteur. L’officier traîne son grand sabre, arrondit militairement la hanche et cherche un grain de sable où puissent résonner ses éperons brillants. Les hidalgos se promènent par bandes nombreuses, cigarres en bouche, cannes à la main, courant dédaigneusement aux conquêtes vénales.


— Pauvre jeunesse d’Espagne, comme toutes les autres atrophiée de cœur, déprimée d’intelligence ! Elle se croit virile parce qu’elle porte moustaches brunes et visages bronzés. La race du Cid devait-elle donc si misérablement finir ? —


Que de robes traînantes, de fard, de dentelles, de blanches plumes, d’habits bleus à boutons de cuivre ! Que d’éventails gracieusement balancés ! Que de petits pieds serrés comme des plantes précieuses dans un jardin royal ! Que de mains blanches, de cous élancés, de seins tentateurs, de flancs voluptueux ! Que de rires forcés, que de mots inutiles, que de compliments hypocrites appréciés à leur juste valeur ! Pas un pan d’habit qui dépasse les autres, pas une taille de femme qui n’ait été réduite à tours de bras avant d’affronter les regards du public !

Pour briller un instant sur cet étroit théâtre, que de gens ont jeûné bien des jours ! Que de privations a coûté ce flamboyant havane, précieusement fumé ! Que de nettoyages a subis cette paire de gants ! Combien de calculs économiques il a fallu pour devenir propriétaire de ces breloques ! Que d’impatiences pour 196 la pose correcte de ce faux-col et la coupe irréprochable de ce pantalon !


— J’ai toujours vivement désiré me rendre compte, par examen direct, de la quantité de cervelle que pourrait bien contenir la première venue de ces boîtes à futilités qu’ils appellent des têtes. Mais le moyen de se procurer un bourgeois mort ?! De nos jours on échappe à la dissection comme aux autres misères, avec l’argent ! À l’amphithéâtre des hôpitaux, le bourgeois est inconnu, comme le lapin de garenne, sur les tables classiques des empoisonneurs du Quartier-Latin. —


Mon Dieu ! si elle pouvait penser, comme elle se ferait honte cette société parcimonieuse et mendiante dont la parure s’achète aux dépens de l’estomac. Imbéciles, serrez-vous le ventre pour donner du foin au cheval qui vous cassera le cou ! Rampez chaque jour pour vous redresser le dimanche dans quelque voiture de louage ! Que vos femmes se montrent nues aux vieillards afin qu’ils aient pitié d’elles et couvrent de soieries leur misère effrontée.

Marionnettes vivantes ! voyez cet homme étendu dans le fossé ; il vaut mieux que vous, car il est fier. Partout où le songe le berce, il s’allonge ; partout où le sommeil le prend, il s’endort. Quand vous passez près de son auguste personne en haillons, il continue tranquillement à rouler son tabac dans un papier de fil, et pour admirer votre costume, jamais il ne lui arrive de détourner de ses yeux sa capa brune. Il vous méprise et il en a le droit. À lui l’espace, les prairies, les forêts, les danses nationales sous les feux du soleil. Ses mouvements sont libres ; ses habits et sa peau ne craignent pas les rudes caresses des climats du Midi. Il est fils de la nature et vous êtes fils de la Civilisation du dix-neuvième siècle, étroite de sentiments comme de costumes.


Bourgeoisie ! race prostituée, va jeter des impôts et des couronnes sur la route des rois ; use tes genoux dans leurs anti-chambres, sur les dalles des églises ; mens, prie, courbe-toi, misérable vendue qui ne crois ni à Dieu ni à Diable, et cracherais sur la figure du Christ si l’on te jetait un sou ! !..


V


197 Terre de feu, patrie des amours et des jalousies qui tuent, Espagne aimée du ciel : de tous les pays du monde celui que l’artiste regrettera le plus ! Tu vas disparaître sous l’inévitable étreinte de la Révolution !

Que tes sierras indomptées inclinent donc leurs fronts sous les rails de fer ; que tes filles superbes soient humiliées par les baisers infâmes de la prostitution ; que tes coursiers aux longues crinières, que tes taureaux mugissants et tes fruits de pourpre soient livrés à toutes les convoitises sur les marchés de l’univers !

Il le faut. Avant quelques années aura disparu tout ce qui reste encore des Espagnes. Enfants, vos brillants costumes seront déchirés par le souffle de la mode. Madrid la batailleuse, Madrid la joyeuse, prison de François Ier, remords de Napoléon, tu deviendras comme tes sœurs d’Occident, un repaire de marchands qui vendront ta gloire, ton honneur et ton nom. Ardente Andalousie, tu valseras gravement sur tes castagnettes brisées, et le Guadalquivir n’entendra plus rebondir sur ses rives les divins accords du fandango !

Romps les cordes de ta guitare, vieille Espagne ! Pleure sur l’or des Amériques, sur tes moines pieux, sur Domingo de Guzman, le saint fondateur de la Santa-Hermandad, sur Carlos-Quinto le maître du monde, sur Felipe-Secundo, l’homme bilieux, et sur Torquemada, son aimable compère ! Pleure ton théâtre, tes chevaliers errants et tes vierges brunes ! Encore pleine de vie, te voilà condamnée à mort, accroupie dans les cendres de ta glorieuse tradition !

C’est la loi du Progrès. Que son lourd niveau s’abaisse donc rapidement sur toi. Du sein de la mort relève-toi quelque jour plus puissante qu’aux temps célèbres de ton histoire ! — Et bienheureux ceux qui vivront pour te voir alors !


VI


198 Pour d’autres que pour moi sont tressés les crins des coursiers noirs, pour d’autres les jeunes filles crêpent leurs cheveux, pour d’autres les fêtes de nuits retentissent. Pour d’autres pétille le généreux Jerès, pour d’autres est chaussé le pied mignon des sorcières de Séville. Ici comme ailleurs, je suis de trop.

L’exilé n’est pas de ce monde.

Sous des cieux moins splendides me suffisait un misanthropique orgueil ; enfant de vingt ans, j’étais fier d’être plus sage que les vieillards. À Londres je me réchauffais bien pendant toute une nuit, les pieds contre la grille en feu, la tête sur la page qui marquait d’un fer rouge les épaules bourgeoises. Je prenais la fièvre en chantant :

L’exilé n’est pas de ce monde.

Aujourd’hui, j’écris que la vie, c’est la recherche du bonheur, et j’en suis altéré…

Et j’en suis altéré. Et quand, sous les balcons, frémit la sérénade, je siffle de dépit, je m’habille et la suis. Et volontiers je ramasserais la poussière qui porte l’empreinte d’un escarpin de soie. Je me console ainsi.

L’exilé n’est pas de ce monde.

Hier j’étais philosophe, aujourd’hui je suis sage. Hier je consumais ma vie sur des livres et des cadavres, aujourd’hui j’ai le cigare à la lèvre et des rêves de bonheur en tête. — Des rêves seulement !

L’exilé n’est pas de ce monde.

Aujourd’hui je suis vraiment sage, mille fois plus que les compilateurs des bibliothèques, les révolutionnaires de la tradition et les bigots du socialisme, tous ces pédants cafards qui font détester l’étude, la liberté, l’amour. J’aime la science et la Révolution, mais je ne m’approche d’elles que quand mon cœur tressaille d’allégresse. Je travaille sans prendre de peine : c’est le fond qui manque le moins.

L’exilé n’est pas de ce monde.

199 Si j’étais riche et puissant, j’aurais des palais de cristal, je prendrais des bains de lait et des fumigations d’encens, je me reposerais sur des fleurs d’oranger, je monterais des coursiers pleins de sang et ferais retentir les bois du concert de mes meutes. Des houris et des bacchantes me verseraient le Chypre brûlant dans des coupes d’or. Quand j’écrirais, je voudrais être entouré de toutes les merveilles du luxe et des arts. Aux portes de ma royale demeure j’élèverais à Fourier et à Épicure des statues de diamant dont la nudité ferait rougir les phalanstériens officiels.

L’exilé n’est pas de ce monde.


Et m’adressant aux hommes je m’écrierais :

« Dans les premiers âges du monde, sur le trône le plus élevé de la terre était assis un grand monarque. Il avait nom Sardanapale. Jamais jeune guerrier ou vieux philosophe ne posséda la science de la vie comme la possédait cet homme. Vos pères cependant le laissèrent détrôner par un prêtre artificieux et un soldat brutal. Si j’avais vécu dans ce temps-là, j’aurais défendu le royal Sardanapale.

» Fils d’Adam ! depuis six mille ans que vos générations fatiguent la terre, vous n’avez pas vécu seulement un jour. S’il vous convient de souffrir, cessez de vous plaindre, car votre misère est votre ouvrage. Il dépend de vous d’être heureux.

» Allons ! la vie est courte, et le bonheur est bon. Les épines sont de toutes les saisons, les fleurs de quelques-unes : hâtons-nous de les cueillir. En avant ! la hache au pied des banques, la torche aux autels, la mine dans les entrailles du sol accaparé ! Chacun a droit aux richesses du globe. La terre est assez féconde pour nourrir tous ses enfants. »

Mais je ne suis ni puissant ni riche :

L’exilé n’est pas de ce monde.


Et seuls les riches, les puissants ont le droit de parler aux hommes. Ils ne leur disent pas ce que je leur dirais et s’en font écouter. — Malédiction !

Eh bien ! il était pauvre, il était seul aussi ce Diogène dont l’humeur noire s’égayait tant de la comédie de ce monde. Il était pauvre, il était seul aussi ce Dante dont l’âme poétique souffrait tant en composant la comédie divine. Comme eux je rirai, je 200 pleurerai de rage, puisque je ne peux ni rire de joie, ni pleurer d’amour.

L’exilé n’est pas de ce monde.

Dans ce monde la femme la plus mignonne trouve délicat, gracieux le négociant affairé qui dépose à la hâte une pièce d’or sur le coin de son étagère.

Dans ce monde, l’artiste le plus chevelu martèle son cerveau pour trouver la place d’une étoile sur le front étroit du Bonaparte-Mulet !

Dans ce monde, une tragédienne renommée déclame la Marseillaise ou la clémence d’Auguste, selon les temps et les lieux, proportionnant son inspiration à son salaire. Et la foule l’admire et couvre de couronnes ses pieds gonflés d’orgueil !

Dans ce monde, ô profanation ! les poètes se ravalent à mendier les éloges des têtes royales. Plus eunuques que l’esclave antique, ils chantent leur servitude et leur honte !

L’exilé n’est pas de ce monde.

Dans ce monde les rameaux des lauriers et des chênes sont cueillis par les mains brutales des valets de prétendants. Et ceux-là sont proscrits qui ne sont ni bouffons ni lâches, qui ne portent pas à la boutonnière l’infamante livrée des hommes vendus.

L’exilé n’est pas de ce monde.

Dans ce monde je vivrai, puisqu’il le faut, mais je l’attaquerai, le harcèlerai sans trêve. Comme le contrebandier, comme le pauvre dont la misère arme le bras vengeur, j’opposerai ma revendication courageuse au pillage des lois.

L’exilé n’est pas de ce monde.

Société qui me poursuis, je te rendrai mépris pour mépris, injures pour injures, proscription morale dans l’avenir pour la proscription physique que tu m’imposes dans le présent. Œil pour œil, dent pour dent, c’est parole d’Évangile, c’est la loi des révolutions, c’est le cri des opprimés.

L’exilé n’est pas de ce monde.

Société, tu as peur des squelettes. Eh bien ! moi qui passe au milieu de toi comme un mort dans un bal, j’apparaîtrai dans tes orgies, agitant des pages sanglantes, et je te montrerai, du bout de ma plume, l’abîme de fange où tu disparaîtras bientôt.

L’exilé n’est pas de ce monde.

La haine, la haine ! je n’ai que cet amour. Je la respire et la renvoie. Je suis la poudre qui rend mille morts pour une étincelle. 201 Je suis une semence d’ellébore qui produit une coupe de poison. Ah ! tous les outrages que vous m’avez prodigués, hommes de parti, vous retomberont sur la tête ; tous les levains de colère que vous avez déposés dans mon sein sont dans la bonne terre. Car je suis le précurseur du Temps, le suprême Vengeur !

L’exilé n’est pas de ce monde.