Jours d’Exil, tome II/Encore le Mont Blanc

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Jours d’Exil, tome II
Encore le Mont Blanc


ENCORE LE MONT BLANC.


LE CULTE DU SOLEIL.


— DANS LES NUAGES.


« Alpes immenses, mères des fleuves,
fiancées des tempêtes, souveraines des abîmes,
Mes reines aux diadèmes d’argent,
je vous salue ! »
Ernest Cœurderoy. — Hurrah ! ! !


I


104 Le Dieu du jour, l’ardent Phœbus, connaît sa beauté. Quand il se lève, quand il se couche, il se regarde aux miroirs de glace étendus sur le dos des hautes montagnes, à ces grands miroirs dans lesquels il peut compter tous ses rayons.

Merveilleux spectacle, splendide mystère que celui de tes amours, ô Roi des Cieux, avec les plus jeunes filles de la Terre, les vertes montagnes voilées de blanc.

Entre l’immense firmament et notre pauvre globe tu parais comme un messager de joie, comme un ange de promesses, comme un anneau d’alliance, anneau d’or et de feu !

Dans ces régions sublimes les éléments obéissent à des puissances surnaturelles et invisibles. Les nuages déchirés inclinent 105 leurs têtes vers les crevasses des monts ; l’air devient plus dense, la matière plus légère ; la terre se fait ciel, et le ciel se fait terre.

Et toi Soleil, tu rassembles leurs baisers comme un aimant vivace. Car tu participes de leurs deux natures ; ton impalpable lumière est des cieux, ta chaleur brûlante de la terre. C’est toi qui vaporise les glaces limpides, c’est toi qui condense les pures vapeurs ; c’est toi que la Révolution toute puissante utilise sans cesse pour faire et défaire son grand travail de Pénélope.


À toutes les heures de ta glorieuse carrière je t’ai regardé, Soleil, j’ai voulu pénétrer les terribles secrets qui dévorent ton âme embrasée. Mais chaque fois a faibli ma vue, chaque fois j’ai ramené honteusement mes yeux vers la terre. Et alors les objets m’ont paru changés de rapports, roulant, tombant, tournant, tourbillonnant, se choquant, s’embrassant dans un désordre affreux. Et chaque fois j’ai fait un triste retour sur le mélange d’argile et d’esprit, de faiblesse et d’orgueil qui constitue mon être. Et chaque fois je me suis adressé ces réflexions humiliantes :

À quoi bonnes ta peine, ta passion, ta curiosité, ton intelligence ? Où marches-tu sans trêve ? Où te conduit ta course à perdre haleine ? Quels monts peux-tu gravir, quels cours d’eau traverser ? Insecte, vermisseau, fragment imperceptible de la poussière des mondes, qu’apprends-tu, que sais-tu ? Tu t’agites, tu souffres, tu changes une ignorance contre une autre ignorance : tu t’en vas explorant, les unes après les autres, toutes les impasses du labyrinthe de la vie ; tu couvres de paroles et de titres ta science vaniteuse qui ne sait rien des faits. Mais quelle est ton origine, quelle est ta destinée ?…


N’auras-tu point pitié de moi, magnifique Soleil ? Tu tiens tant de mystères dans les plis de ta robe ; n’en laisseras-tu pas tomber un seul, avec un trait de feu, sur la pénible voie que poursuit mon courage ?

Irai-je ainsi jusqu’à la fin, aveugle de tes lumières comme le hibou de nos demi-ténèbres ? Irai-je ainsi jusqu’à la tombe, la sueur au front, l’angoisse à l’esprit, dormant un mauvais sommeil, haletant, rêvant sans cesse, épris de vains mirages ? Ne découvrirai-je jamais que la place où avancer mon pied droit, quand j’aurai posé le gauche ? Descendrai-je au fond de la nuit sépulcrale 106 avec l’âme myope comme les yeux, recevant sur mon front l’ironique adieu de ta gloire, l’éternelle clarté qui resplendit sur les créations.


Dis-moi, dis-moi, Soleil ! Sont-elles là depuis bien des années, les Alpes géantes ? Les notions que nous avons sur le temps suffiraient-elles pour évaluer le nombre des siècles qui les séparent de nous ? Et ces glaces que nous appelons éternelles, quand leur as-tu permis de se former sous tes regards jaloux ? Quand te plaira-t-il de les dissiper avec un sourire ? Sont-elles comme le souvenir de ces révolutions constantes qui secouent les éléments, les confondent et les séparent alternativement ? Sont-elles restées là comme la barrière, la barricade, le signe, le clou, le caillou faste apposés par la main de la nature aux parois de son temple, le splendide univers ? D’où viennent-elles, où vont-elles, s’arrêteront-elles jamais ? Ont-elles fait bien du chemin depuis qu’elles se traînent, comme de grands vers blancs, sur l’écorce du globe ? Combien de sources, de ruisseaux, de fleuves, de rivières, d’éblouissantes cataractes, de soudaines avalanches, d’épouvantables tremblements de terre renferment-elles dans leurs entrailles, ces machines de Troie ? Que d’horreur et de fécondité répandues sur leur existence !


Quand tu souris au pôle de tes rayons obliques, Soleil, quand tu le fais reluire comme un bouclier d’or, ne découvres-tu pas dans ses flancs glacés des promesses d’avenir, des terres fertiles, de vastes forêts ? Ne soulèveras-tu point quelque siècle le blanc linceul qui les recouvre, ne les ressusciteras-tu point en les fixant en face de ton regard terrible ?


Soleil, que vois-tu quand tu plonges dans les mers profondes ? Y dort-il d’autres Alpes prêtes à dégager de l’Océan les diamants de leur couronne ? Les îles, ces corbeilles de fleurs qui se conservent dans l’eau des mers, ne sont-elles pas comme les images réfléchies de nos vertes montagnes ? Et les écueils désolés qui menacent les audacieux navires dans leurs courses lointaines, ne reproduisent-ils pas, dent pour dent, crevasse pour crevasse, les pics arides de nos plus hauts rochers ? Ne les voit-on pas rares, aigus, isolés, sombres, menaçants comme eux ? N’y a-t-il pas la même différence entre les écueils et les îles qu’entre les hautes aiguilles rocheuses et les crêtes plus basses chevelues de 107 sapins ? Les lacs, les oasis, les plaines, les déserts ne représentent-ils pas les immenses bassins qui formaient autrefois les abîmes des mers ? Tout ce qui fait relief sous les cieux n’est-il pas comme l’avant-garde de la terre ? Tout ce qui forme creux n’est-il pas comme l’arrière-garde de l’eau ? La pierre, l’os du globe, deviendrait-elle sol sans les baisers de l’eau ? L’eau, le sang du globe, deviendrait-elle île sans le contact des rochers toujours prêts à recevoir ses embrassements ? Les plantes, les animaux, les poissons, les reptiles, les cétacés monstrueux ne naissent-ils pas de cet accouplement fécond ? Ne se complètent-ils pas l’un l’autre, ces deux éléments qui nous entourent, nous comprennent et nous produisent ? N’assistons-nous pas chaque jour aux noces magnifiques de Thétis et du Dieu suprême, antérieur, supérieur à tous les autres, complète expression de la puissance créatrice infinie ? Et nous, et notre terre, que sommes-nous autre chose que les résultats de cette union, que des manifestations momentanées, transitoires, dissolvables de l’éternelle et toute puissante transformation ?

D’où il suit que la pierre et l’eau, comme l’os et le sang, sont les deux éléments antinomiques d’une création ; — que leurs derniers ouvrages sont la terre actuelle et l’homme qui l’habite ; — que la terre et l’homme sont naissables, périssables, temporaires : la première comme le furent les êtres agglomérés antérieurs que nous confondons sous la désignation collective de chaos, de mondes lymbiques ; le second comme le furent les êtres individuels antérieurs que nous appelons ver, insecte, oiseau, mammifère et singe.


L’île n’est-elle pas au continent ce qu’est la muqueuse à la peau ? De même qu’on appelle muqueuse la peau interne, ne puis-je pas appeler l’île un continent maritime ? Et de même que la muqueuse se change en peau sous l’influence de l’air, et la peau en muqueuse sous l’influence des humeurs : de même l’île ne se transforme-t-elle pas en terre au contact de l’atmosphère, et la terre en île à mesure que l’envahissent les eaux ?


En sorte que c’est une trame toujours la même, produite par le contact des éléments pierre et eau, qui sert de base à toute existence. — En sorte que la formation de l’humus, par le rapprochement du sable et des matières organisées, n’est qu’un des 108 mille phénomènes accessoires d’une révolution bien plus infinie. — En sorte que la grande découverte de Pierre Leroux, renouvelée de Pythagore, se réduirait en définitive à l’observation d’un tout petit circulus dans l’orbe universel de gravitation.


Voyez, en effet, comme la végétation de l’île est plus primitive, plus tendre, plus verte, plus fraîche, plus aqueuse, plus mucilagineuse, plus muqueuse enfin que celle du continent ; comme elle présente à sa naissance tous les caractères de la végétation sous-marine. Suivez-la plus tard dans ses développements, elle se rapprochera successivement de la flore continentale. Réciproquement, à mesure qu’on arrive au bord des eaux, on peut remarquer des signes de plus en plus analogues entre la flore continentale et les végétations insulaire et sous-marine.


Que conclure de tout cela ? Que la terre est la moitié de notre univers en relief, que l’eau est sa moitié en creux ; — qu’au milieu des mers la terre commence et finit par l’île ; — qu’à la surface des continents l’eau commence et finit par le lac ; — que l’île réduite à l’extrême par la pensée, c’est l’atome de pierre ; — que le lac infinitésimal, c’est la goutte d’eau ; — que la substance basique des univers accessibles à nos investigations, du plus petit au plus grand, du grain d’humus au globe résulte toujours du contact de deux éléments antinomiques ; — que la Révolution jette à volonté la robe verte des eaux ou la robe grise de la terre sur cette substance élémentaire plastique ; — que pour y parvenir, elle incline plus ou moins les astres l’un sur l’autre ; — qu’elle retourne notre univers comme un gant, faisant venir à la surface ce qui était dans les profondeurs, mettant à nus alternativement les vertèbres de la terre et les abîmes des océans ; — que l’Harmonie résulte de la transformation incessante, de l’action et de la réaction qu’exercent l’une sur l’autre les deux substances primitives de tout organisme.


… Pour le moment, je m’arrête sans tirer d’autres conclusions ; ce n’est pas ici le lieu, j’achèverai plus tard. Ce qu’on vient de lire m’a été révélé par la contemplation fréquente de la nature quand l’astre de lumière la fait étinceler sous son divin sourire. Je ne suis point assez érudit pour savoir si cette révélation a frappé d’autres esprits que le mien, et pas assez patient 109 pour en faire la recherche. Ce dont je suis certain, c’est qu’elle n’a jamais apparu sous la même forme à une autre pensée, et que personne n’en tirera les conséquences que je me propose d’en déduire par la suite.


II


Merci, merci Soleil ! source d’inspiration, père d’amour et de force, amant de la beauté, de la franchise, de l’abondance et de l’allégresse, ami du pauvre, du libre et du prophète, mon grand ami, mon Dieu, ma vie, toi qui, du haut du ciel, laisses tomber chaque jour en passant tes bénédictions sur ma tête !

— Ma religion est celle qui doit assurer le bonheur de l’homme ; elle a pour principe la Révolution, pour dogme l’Attrait, pour appui la Justice, et la Liberté pour règle. Par elle, j’en ai la foi, l’Humanité doit accomplir ses destins au milieu de la Nature. — Mais il me faut un culte pour exprimer mon allégresse en présence des merveilles de l’univers étalées sous mes yeux. Car il est des moments où la société de l’homme, l’amour de la femme, l’étude de mon être fini ne sauraient me suffire. Dans ces heures de contemplation sublime je m’élance de tous mes rêves dans l’espace, dans l’avenir, dans l’immensité, dans l’éternité. —


Alors, vers toi Soleil, monte ma prière fervente. C’est toi que j’adore à l’exemple des plus beaux peuples, des bergers de Chaldée, des rois d’Orient, de la reine de Saba, de Cléopâtre, de Zénobie, de Sardanapale, du voluptueux Salomon, des enivrantes filles du sérail et des sages de l’Inde au culte glorieux ! Rien n’est grand, rien n’est pur, rien n’est divin comme ta face auguste. C’est toi qui fais éclater l’argile, le bois et le marbre avec lesquels les pygmées de ma race élèvent des statues à leurs Dieux mensongers ; c’est toi qui réduis en poussière leurs momies, leurs reliques et leurs temples obscènes.


Chaque heure de ta marche triomphale est marquée sous les cieux par des bienfaits sans nombre, d’abondantes productions et des hymnes de gratitude.

110 C’est toi qui, le matin, sur la cime des monts, sur la mer infinie, sur les prés et les lacs, dans les larmes de rosée, dans la corolle des fleurs, sur les blancs châlets, sur les brillants clochers des églises rustiques, secoue les rayons d’or de ta robe enflammée.

Tu réveilles les grands troupeaux avec leurs pâtres. Et les bœufs, les génisses, les agneaux, les chèvres brâment. Et les bergers chantent. — Et le grand Univers te salue, Roi des Cieux !

Tu dores les ailes du chardonneret, tu rougis la gorge du bouvreuil, tu dilates la poitrine de l’alouette bienheureuse. Et les petits oiseaux sautent de branche en branche dans les arbres touffus. Et chaque feuille qu’ils agitent semble gazouiller tes louanges. — Et le grand Univers te salue. Roi des Cieux !

Tu troues les rideaux de la demeure champêtre, tu chatouilles la paupière du chasseur endormi ; tu traverses les bois de tes traits sidérants, tu te mires dans la soyeuse prunelle des biches et des chevrettes. Tu reluis sur les canons du fusil, tu dégages des herbes humides la piste trahissante que recueillent les chiens de leurs ardents naseaux. Et la meute vorace découvre, poursuit la bête surprise, et lui hurle sa mort. Celle-ci bondit effarée, haletante, dans les clairières. Et le point de mire étincèle, et l’œil perçant de l’homme s’enfonce avec le plomb jusqu’au cœur de l’animal qui tombe sur la terre et s’y tord en expirant. Et le sang ruisselle à l’éclat du jour. Et de sa voix d’airain tremble le cor de chasse. — Et le grand Univers te salue, Roi des cieux !

La terre est ton amante. Et quand des nuages épais te dérobent ses charmes, tu les disperses, les déchires, pareil à un fiancé plein d’ardeur. Et les êtres joyeux entonnent un chant de victoire. Et les oiseaux de nuit sont aveuglés de fureur. Et tu poursuis ta course en versant sur tout ce qui respire des torrents de lumière. — Et le grand Univers te salue, Roi des Cieux !


À ces heures matinales, bienheureux le poète quand il peut s’arracher aux tièdes plumes de sa couche ! Qu’il s’égare dans les sentiers des montagnes, dans la silencieuse solitude des bois ! Qu’il touche de sa main fiévreuse la main ferme du travailleur des champs, le nez frais des troupeaux ! Qu’il admire le chevreuil bondissant, l’oiseau qui lave ses plumes sur les branches mouillées ! Qu’il prête l’oreille au chœur des chiens courants dans les gorges profondes ! Qu’il respire l’air si pur qui court sur les campagnes ! Ou bien qu’il déploie les voiles de son bateau sur la mer 111 phosphorique : qu’il étende ses membres sur les eaux ! Qu’il parcoure la plaine au pas de son cheval ! Qu’il se couche dans l’herbe ou le long des ruisseaux !…

Partout il trouvera remède à ses peines, repos, tranquillité, bien-être, inspiration, félicité, santé. — Et plein de reconnaissance, il élèvera sa voix avec l’Univers pour célébrer ta gloire, ô puissant Roi des Cieux !


À l’heure bénie qui divise le jour, quel est l’astre vivant qui couvre la terre d’or ? Qui jaunit les beaux blés ? Qui mûrit sur la treille les raisins blancs et noirs ? Qui dépose aux joues des fruits des baisers fécondants ? Qui prépare des bains chauds dans les lacs, les rivières et les golfes limpides ? Qui rend le poisson joueur, l’homme bienveillant, la fourmi paresseuse ? Qui vernit l’aile des libellules, des papillons et des navires ? Qui brille sur les guérets comme sur des peaux de tigre sous le ciel étendues ? Qui réchauffe l’insecte imperceptible, le fragile lézard, le faible, le malade, le ratero, le contrebandier, le vieillard et le petit enfant ? Qui rassemble tous les êtres dans une lumineuse enveloppe d’allégresse et de vie ?

C’est encore toi, Soleil, que l’Univers salue, Roi tout-puissant des Cieux !


Oh que la terre est triste quand tu l’abandonnes pour la mer, sa rivale, qui te reçoit la nuit dans son lit d’algues vertes ! Comme la jalousie la fait rougir d’abord, puis pâlir, s’assombrir ainsi qu’une veuve en grand deuil ! Comme elle te supplie de rester sur son sein ! Un instant de plus, une caresse encore ! s’écrie-t-elle par la voix si douce des êtres les plus humbles qui murmurent en s’endormant. Mais pour attendrir ta pitié, c’est en vain qu’elle étend ses beaux bras vers son dédaigneux amant.

Toi, Soleil, du haut des monts tu lui souris une dernière fois en heureux vainqueur. Et tu la quittes, plus étincelant, plus séduisant, plus fier que jamais, rougissant dans les haies vives, comme des gouttes de sang, les baies des fruits sauvages, incendiant les arbres, empourprant l’air et l’eau, rieur, tapageur, grand seigneur, insultant par l’éclat de ta magnificence à l’amère douleur de la pauvre délaissée.


Alors accourt la Lune, la femme sage et prudente, mystérieuse, sentencieuse, silencieuse, pleureuse, pieuse, accoucheuse, 112 qui jamais ne se montre que quand le mal est fait. Elle cherche à consoler son amie d’une perte que rien ne répare et ne réussit guère qu’à se rendre importune. Car tu ne réponds, ô Terre, qu’en ronflant à ses soins empressés, et tu t’endors, boudeuse, dans ses bras qui te bercent jusqu’au retour de ton inconstant ami. — Ah que la Bienfaisance, que l’Amitié sont tièdes, ternes comme des cendres comparées à tes flammes, ô tout-puissant Amour !


Mais avant de disparaître dans les profonds abîmes, l’astre voluptueux s’arrête une seconde encore pour baiser sa chère maîtresse sur ses belles dents blanches, sur les glaciers frissonnant, scintillant de tendresse.

Voyez-le passer sa langue de feu sur l’émail transparent ! Comme il pénètre partout : dans les grottes de cristal, dans les mille vagues de la mer de glace, parmi les innombrables stalactites suspendus aux rochers, dans leurs cavernes grises, sur le tartre et le calcaire, jusqu’au fond des gorges et des vallées. Tout est si beau, si délicieux, si suave dans l’objet qu’on aime.

Voyez la belle languissante rouvant ses grands yeux éteints, serrant entre ses dents les rayons qui la caressent, les noyant dans les cascades et les avalanches qui pleuvent de sa bouche altérée !

Ô Soleil, Soleil, un sourire de ton beau visage, et la voilà consolée, radieuse, heureuse, prête à s’entr’ouvrir encore pour étancher ta soif inextinguible de jouissance et d’amour !

Soleil toujours actif, toujours jeune, éternellement amoureux, éternellement ennemi du sommeil, tu la fascines, cette pauvre terre, la tentes, la prends dans le filet de tes séductions, la transportes, la plonges dans une nappe de flamme, l’attires à toi, la fais fondre, s’abîmer, s’anéantir dans l’infini des passions. Alors délirante, béante, pantelante, hors d’elle, elle déploie tous ses charmes pour te plaire, elle te presse étroitement entre ses mamelles. Et toi, tu te mires dans ses yeux pendant qu’elle expire sous tes transports !


Es-tu bien vieux, Soleil ? — As-tu vu bien des globes s’abîmer dans les flots ? As-tu vu bien des vagues se dresser contre les terres surprises ? — Sont-ils tout jeunes pour toi, nos hémisphères qui te sourient de loin ? Est-il rien de nouveau sous ton auguste face ? — Es-tu le foyer d’éternelles discordes entre les 113 électricités contraires ? — N’es-tu rien qu’un portrait, un grand cadran vermeil, un grand œil plein de feu, une fenêtre céleste, un soupirail d’enfer ! — Es-tu vide comme une fournaise ? Es-tu peuplé comme un palais ? — Qui t’attire, te repousse, te promène, te meut, te pend, t’étale, t’allume et t’éteint si régulièrement ? — Te ressens-tu parfois de la terrible chute que tu fis dans la mer avec Phaëton, le présomptueux cocher ? — Combien as-tu de frères régnant sur d’autres mondes ? — Préfères-tu la Suisse à l’Espagne, l’Orient à l’Italie ? Préfères-tu l’air à l’eau, l’Océan à la Terre, l’homme aux autres vivants ? — Prends-tu garde aux grands rois, à leurs armées nombreuses qui brûlent tant de poudre pour faire si peu d’éclat ? — M’as-tu vu seulement une fois, moi qui te contemple tous les jours, émerveillé comme un enfant, lorsqu’il voit passer un brillant général ?…


III


Grande Helvétie, que je t’aime, terre favorite du divin Soleil ! Que de fois enfoncé parmi les grandes herbes qui croissent sur tes rives, ô Léman, ô beau lac ! que de fois j’ai contemplé les Alpes gigantesques étincelant sous les adieux du flambeau du jour !

D’abord ces aiguilles et ces dents de neige sont légèrement rosées. Elles ressemblent à ces beautés de l’Inde qui consacrent leur verte jeunesse aux autels du Soleil ; — ou bien aux vestales romaines ; — ou bien aux pauvres filles qui prennent le voile de célibat et de deuil ; — ou bien encore aux boutons naissants sur le sein des vierges et les rameaux mousseux du rosier. — Ou bien même, quand toutes ces cimes sont rassemblées dans la robe diaphane, on dirait la nymphe des solitudes glacées étendue sous une couche de gaze et de feuilles de roses.


Puis toute la chaîne se colore d’un rouge sombre. On la prendrait pour le toit qui protège la terre ; — pour un guerrier sanglant qui s’étend après le combat sur son lit de repos ; — pour un 114 brasero d’argent qui laisse échapper mille langues flamboyantes ; — pour un immense incendie qui mord dans la neige et que fouette le vent de ses lanières stridentes.


Elle prend ensuite une teinte d’or comme si elle avait été passée par le procédé Ruolz, comme si elle était le casque, la couronne, le bouclier, le trône du Dieu des solitudes.


Tout à coup l’Alpe entière devient blanche comme un lit nuptial, comme un pain de sucre colossal que lèchent les nuages de leurs langues rougeâtres. — Souvent alors le Mont-Blanc ressemble à un coursier pommelé, et sur son ensellure on croirait qu’un archange a jeté quelque pièce de satin blanc. — Bien d’autres fois encore, il m’a paru voir une jeune vierge couchée sous son linceul ; — ou bien l’une des saintes femmes qui gardèrent si pieusement le tombeau du grand martyr.


Quelques minutes après, l’Alpe est verte et morne comme si l’Éternel des chrétiens, fatigué des psalmodies de ses adorateurs, était venu s’étendre sur ces montagnes pour s’y donner la mort et laisser son cadavre en spectacle aux hommes effrayés.


Tantôt les nues de toutes couleurs s’élèvent autour des pics comme des vagues houleuses. En sorte qu’on jurerait des écueils répandus sur la vaste mer ; — ou bien des mausolées dans un ancien champ de carnage ; — ou bien des pyramides, des temples, des palais grecs au milieu de campagnes arides ; — ou bien des nécropoles, de lugubres assemblées tenues par des peuples morts ; — ou bien des moines qui chantent matines dans leur chapelle remplie de fumée sainte.


L’homme est sans contredit le plus esclave des animaux. Qu’un être signale son passage sur la terre en lui faisant du mal, il le choisira bien certainement pour le sacrer son Dieu. — Sacer esto !

Savez-vous à qui les humains imbéciles donnent le Mont-Blanc pour trône et piédestal ? Au soldat qui dépensa leur vie comme une monnaie vulgaire, au despote qui les pressura, les hacha, les saigna, les humilia le plus, au parasite qui leur laissa de ses 115 héritiers, de ses collatéraux suffisamment pour dépeupler un monde, au plus assassin des Corses, au plus célèbre des assassins : à Napoléon Ier ! — Sacer esto !

Les anciens, dans leurs fables, avaient figuré sur le Caucase un géant enchaîné. Mais Prométhée subissait sa torture pour avoir essayé de dérober le feu du ciel, non pas comme toi, Napoléon maudit, pour avoir allumé l’incendie sur la terre ! — Sacer esto !

Ah que ce nom fatal a déjà coûté de pleurs aux femmes, de sang aux hommes, de bruit, de colères, d’épouvantables batailles ! Et qu’il en doit coûter plus encore maintenant qu’il est porté par la plus hideuse des faces humaines, par la plus scélérate des âmes politiques, par un jésuite misérable couronné sur un holocauste de bourgeois ! — Sacer esto !


IV


Sur les flancs du géant des monts dorment, flânent, rêvent, se balancent, rampent, grimpent et voltigent les nuages aux formes variées, fantastiques, insaisissables.

Qu’êtes-vous ? Qui vous disperse, vous rassemble, vous colore, vous anime, beaux nuages rapides ? Beaux nuages des cieux, à quoi nous servez-nous ?… Qui le sait ?


Êtes-vous les écharpes des fées alpestres ? Vous accrochent-elles, quand elles reposent, aux grises dentelures du rocher ? Êtes-vous leurs collerettes, leurs dentelles d’argent ou d’or ?… Qui le sait ?


Êtes-vous la mantille de la lune, le voile des étoiles qu’elles laissent tomber à terre pour nous sourire ? — Êtes-vous la chemise des montagnes que Phœbé rabat, que son blond frère déchire ? — Êtes-vous leurs berceaux ou leurs cercueils ? — Êtes-vous les ombrelles, les éventails, les parasols de la terre ? — Êtes-vous les robes soyeuses, bleues, rosées, écarlates et gorges de pigeon 116 dont la riche nature change tous les jours comme une sultane d’Orient ?… Qui le sait ?


Êtes-vous les dragons, les griffons, les tigres, les panthères, les aigles, les vautours gigantesques qui remplissez l’air de terreurs ? — Êtes-vous la formidable armée des esprits rebelles qui tentez de nouveau l’escalade des cieux ? — Êtes-vous les traînées de poudre, les ruisseaux de sang destinés à rappeler aux hommes les ravages de la guerre, à faire naître eu leur cœur des regrets, des remords ? — Êtes-vous les mains impalpables, les fines toiles de lin étendues sur le globe pour guérir ses blessures ?… Qui le sait ?


Jouissez-vous, souffrez-vous, quand Apollon, Diane, vous passent en revue, quand les éclairs vous sillonnent, comme des flèches ardentes, faisant jaillir le feu de vos tissus brisés ? — Suez-vous, frissonnez-vous quand vous trempez vos pieds dans les fleuves, matin et soir ?… Qui le sait ?


Êtes-vous les pleurs des forêts, des rosées et des gelées blanches bus par l’astre des jours ? — Êtes-vous, comme de secondes Alpes entre le ciel et la terre, comme la faveur qui les lie, comme l’iris messagère d’unions indissolubles ?… Qui le sait ?


Êtes-vous l’image de la Terre, de ses hautes montagnes, de ses vallées creuses, de ses ruisseaux d’argent, de ses vertes rivières, de ses plaines fertiles ? — Êtes-vous l’image du Ciel, des astres et de l’immensité ? — Pourrions-nous connaître leurs secrets si nous savions lire dans votre livre ouvert ? — Avez-vous, comme l’homme, deux faces et deux âmes : l’une, la bienheureuse, qui regarde le firmament, l’autre, l’infortunée, dont les yeux sont fixés sur notre petit monde ? — Êtes-vous le reflet de la neige qui se mire dans les cieux, ou le reflet des cieux qui se mirent dans la neige ?… Qui le sait ?


Êtes-vous les chaleurs du jour, les soupirs de la nuit, le murmure des êtres ou la voix des échos, sublimés, condensés ? — Êtes-vous le corps des âmes, le souffle des tempêtes, l’haleine d’Atlas pliant sous le poids des rochers ? — Êtes-vous la flamme 117 et la fumée des volcans, les réservoirs de l’électricité, les sources de lumière et de pluie ?… Qui le sait ?


Ce que je sais, moi, c’est que, laissant mon corps à la terre meurtrissante, bien souvent je m’envole sur vos ailes légères. Et je monte, et je monte tant que je puis souffler.

Ce que je sais encore, c’est que tout ce qu’on touche est souillure, malheur et désillusion. Et que les vraies joies, la pureté, l’extase et l’oubli de tout mal ne sont pas ici-bas.

Oublier ! Oublier le présent, oublier l’injustice, oublier qu’on existe, qu’il faut marcher, écrire et sourire et manger ! Allumer le Havane, l’aspirer, le caresser des lèvres, s’envelopper d’une auréole de bleus parfums ! Dans sa main assoupie prendre une main de femme, se pencher sur son cou, se perdre en ses cheveux, sentir battre son cœur ! Et n’avoir conscience de rien autre en ce monde ; ne pas ouvrir les lèvres, ne pas remuer d’un souffle ! Dire à la Mort : tu peux me prendre ! Dire à l’Amour : je suis à toi ! Dire au Passé : j’aimerais te revoir ! Dire à l’Instant : je voudrais te garder ! Dire au Futur : accours !… Qui le sait ? Qui le peut ?

C’est là ce qu’on appelle dédaigneusement vivre dans les nuages, vivre de poésie, songer creux, s’égarer, délirer, devenir fou.

Ah ! poseurs de chiffrailles, tortureurs de chicanes, tâteurs de pouls, traîneurs de sabredaches, porteurs de goupillons, avaleurs de bons-Dieux, courtiers de politique, chaufourniers de querelles, usuriers, traitants, charlatans, gouvernants, écorcheurs de latin, percepteurs, pressureurs, dévaliseurs du peuple, misérables coureurs d’argent !… je vous plains, vous qui calculez toujours et vivez en moyenne soixante printemps au moins.


V


Ô Mont Blanc, c’est de loin qu’il faut contempler ta grandeur. Si l’on te touche du pied, de trop près apparaissent tes rides, tes cicatrices et les plaies profondes qui sillonnent tes flancs. Alors 118 tu nous montres des vallées de pierres grises semblables à celles que laissent les déluges, les trombes, les averses de feu. Que John Bull, le gros bête vaniteux, et son frère Jonathan se cassent le cou pour escalader tes pics, moi je ne veux plus jamais te voir ainsi.

Non je ne veux plus voir étalés sur la neige comme les débris des villes maudites de tous les temps ! Non je ne veux plus voir ces horizons désolés, ces sombres cieux, ces solitudes dépeuplées comme la nuit, froides comme la mort et décharnées comme elle ! Non je ne veux plus voir ces éventrations de la nature comblées de cailloux, de blocs de rochers et de poussière de neiges ! Non je ne veux plus voir le royaume lugubre des Épouvantements et le trône de la Désolation tremblant sur l’aile des tempêtes !

Entendez la Raffale soûle battre de ses grands bras les têtes des Alpes ! Voyez-la, suivez-la, roulant de monts en monts son vieux corps en lambeaux, heurtant sur tous les pics sa couronne de fer semée de clairs glaçons !


À genoux ! Vous êtes dans la vallée remplie de larmes, de lamentations et d’anathèmes, dans la vallée dernière que les Écritures appellent Josaphat. — Écoutez ! Des milliers d’avalanches réveillent par leurs fracas les ossements des générations mortes ! Les vents s’élèvent des abîmes et soufflent, triomphants, dans les trompettes de fureur. Les Cataclysmes, les Tremblements de terre, les Mondes, les Peuples, les Rois et les Esclaves, les Pauvres et les Riches, mal éveillés encore, s’avancent en trébuchant jusqu’aux pieds de leur Juge qu’apportent les nuées de deuil et de sang !

Il faut mourir, crient-ils, et puis ressusciter ! Et puis tourbillonner, s’élever, descendre, disparaître dans les sphères infinies parsemées de grands mondes ! Courons, fuyons, flottons comme des grains de poussière balayés par la bise ! À la Mort ! À la Vie ! Pour l’éternelle joie, pour l’éternel travail relevons-nous !


Il vole comme l’éclair : l’avez-vous vu passer ? L’avez-vous vu passer l’oiseau des solitudes, le bel oiseau de feu qui se plaît sur la glace, l’âme de ces déserts, le chant de ces tombeaux ? C’est 119 l’emblème de la Prédiction, la toujours jeune, la vaillante qui survit aux empires. Son cri perçant, strident, rapide comme son vol domine le tonnerre des éléments hurleurs. — Salut ! petit oiseau qui sais construire ton nid et trouver le bonheur au milieu des ruines. Puissé-je t’imiter, ô bel oiseau de feu !