Jours de famine et de détresse/11

La bibliothèque libre.
Éditions de la Toison d’or (p. 46-54).


CATÉCHISME
ET PREMIÈRE COMMUNION


Je suivais depuis deux ans le catéchisme de première communion et étais chaque fois renvoyée à l’année suivante, parce que je ne savais jamais ma leçon. Le tapage continuel de huit enfants dans notre unique chambre, me rendait toute étude impossible. Je voulais en finir : non pas que je croyais, la religion n’avait jamais eu aucune prise sur moi, mais je m’apercevais que je commençais à passer pour une bête et, cela, je ne le voulais pas. Puis, pour une fois au moins dans ma vie, je serais habillée de neuf des pieds à la tête.

Je m’étais donc juré de faire ma première communion cette année. Je choisis, pour étudier ma leçon, un perron sur un canal : j’en nettoyai une marche avec mon jupon et me mis à apprendre par cœur les questions et les réponses. Cela allait tout seul : moi qui me croyais incapable d’apprendre, je retenais, en les répétant deux ou trois fois, des réponses de six ou sept lignes ; j’étais sauvée.

La première fois que je me représentai au catéchisme, le vieux curé interrogea toutes les petites filles, excepté moi. Je finis par lever timidement le doigt, en disant :

— Vous m’oubliez, Monsieur le Curé.

— Non, mais tu ne sais jamais.

— Aujourd’hui je sais, Monsieur le Curé.

— Eh bien ! viens ici.

Je débitai ma leçon d’un trait. Quand j’eus fini, il me leva la tête sous le menton.

— Tu sais même très bien ta leçon, fit-il ; comment as-tu fait ?

— Je ne pouvais jamais l’apprendre chez nous à cause du bruit, et parce qu’on ne me laissait pas tranquille. Maintenant je vais sur un perron : là, je suis seule et à l’aise.

— Sur un perron ? tu apprends ta leçon sur un perron ! et quand il pleut ?

— Il n’a pas encore plu.

Il hocha la tête.

Quand la pluie vint, et même la neige, je me réfugiais aux latrines qui se trouvaient sous beaucoup de ponts d’Amsterdam.

Je devins bientôt une des premières du catéchisme et, quand le vieux curé voulait en avoir plus vite fini, il me choisissait souvent pour l’aider à interroger. Un jour, il me chargea de faire répéter quatre fillettes. Parmi elles était une métis indienne, du grand monde (les jours de pluie, elle arrivait en équipage). Elle me regarda avec une telle aversion que j’en restai tout interloquée. « Comment ! parlait son regard, cette pouilleuse va m’interroger, moi ! » Mais il fallait bien qu’elle obéît : le curé l’avait ordonné. Elle m répondait à voix si basse que je la comprenais à peine. Cependant, pour me faire bien venir d’elle, je lui dis :

— C’est parfait, jeune Demoiselle, je dirai à Monsieur le Curé que vous savez très bien votre leçon.

Elle retroussa ses lèvres de négresse et fit : « Pheu… », d’un air si dédaigneux que j’en bafouillai pour de bon.

Cet hiver-là, nous fûmes expulsés de notre impasse, et j’aurais dû suivre le catéchisme à l’église de notre nouvelle paroisse. Mais je voulais avoir l’image de Saint qu’on recevait au dixième bon point : j’en avais déjà sept et le vieux curé m’avait promis que mon image serait belle, parce qu’il voyait bien maintenant que j’étais une brave petite fille. Je continuai donc à me rendre à mon ancienne église.

Or, voilà que le jour du dixième point, ce fut le vicaire qui fit le catéchisme et, pour comble de malchance, je tirai la langue à l’Indienne à un moment où le vicaire se retournait. Il se fâcha et dit que c’était manquer de respect à Dieu d’oser tirer la langue dans sa maison. Pour me punir, il me fit agenouiller devant le maître-autel, les bras levés au-dessus de la tête et un tabouret dans chaque main. Quand tous furent partis, je déposai un tabouret, — car deux, c’était trop lourd, — et des deux mains, je soutins l’autre aussi haut que je pouvais. Mais vaincue par le chagrin d’avoir perdu mon dixième point, je finis par déposer aussi celui-là, et, pleurant à chaudes larmes et sacrant comme mon père, je me couchai tout du long devant le maître-autel, sans m’inquiéter de Dieu.

Ainsi me trouva une des servantes du curé, qui s’enquit pourquoi je pleurais. Je le lui racontai, en ajoutant que mes dix points étaient irrémédiablement perdus, puisque, pour faire ma première communion, je devais aller à ma nouvelle paroisse. Elle partit sans m’encourager ; mais, quelques instants après, le vicaire vint, cachant derrière sa soutane un rouleau de papier blanc. Il me demanda si je regrettais d’avoir manqué de respect à Dieu, et comme je répondais « Oui », il me donna l’image : un Saint Pierre avec les clés du ciel. J’aurais préféré une Ascension de la Vierge, pour les guirlandes de fleurs qui l’entouraient, mais enfin ceci était un prix que j’avais gagné.

À l’école, je n’en avais jamais eu, parce que j’étais très sale, toujours déchirée, et peu assidue. Nous devions continuellement déménager sous menace d’expulsion, à cause du loyer qu’on ne pouvait payer, et ma mère, négligente, attendait parfois six mois avant de faire la transcription d’une école à l’autre. Aussi étais-je toujours la dernière, comme du reste tous mes frères et sœurs. J’étais cependant capable d’apprendre ce qu’on aurait voulu, et j’avais des dons. Ma voix était si jolie qu’un des instituteurs ne manquait jamais de se mettre de mon côté, la tête penchée vers moi, quand on chantait en chœur. À la gymnastique, on faisait grimper aux échelles filles et garçons ; mais moi, qui étais souple comme un chat, je devais descendre dès le troisième échelon : l’instituteur de garde, voyant mes dessous en guenilles, n’osait pas me laisser monter, que n’aurais-je donné cependant pour grimper là-haut !

Et ainsi pour tout !

La première communion approchait. Le curé de notre nouvelle paroisse venait d’être nommé : il était plein de zèle et de délicate bonté, et s’occupait beaucoup de donner un grand éclat à cette cérémonie.

Au lieu de distribuer aux pauvres des uniformes qui les désignaient, il s’arrangea avec les dames patronnesses pour remettre aux mères l’argent des toilettes.

Depuis longtemps, ma mère et moi, nous parlions de cette robe qui allait me stigmatiser ; mais elle reçut dix florins, et nous pûmes acheter tout à notre goût. J’eus un chapeau blanc entouré de gaze, une robe grise à ruches effilées, raide comme une planche, qui m’encaissait au lieu de m’habiller, de hautes bottines à lacets de soie blanche avec deux petites floches sur le pied, et des gants de coton blanc.

Une dame me donna du linge de sa fille, si bien lavé et repassé que c’était plus beau que du neuf.

Mes cheveux bouclaient naturellement, mais l’avant-veille de la première communion, on me mit trois étages de papillotes, et, le matin même, on tourna chaque boucle sur un bâton, en la mouillant de café sucré pour la tenir raide : cela me faisait une chevelure toute brune, à moi qui étais blond épi.

Je m’habillai de grand matin et, frissonnante d’être aussi belle, je me rendis à la cure avec ma mère. Je la précédais de deux pas, tenant de la main gauche un petit mouchoir de mousseline déplié devant moi, et de la main droite mon livre de prières.

Toutes les fillettes étaient un peu pâles d’être à jeun ; moi, cela ne me faisait rien, j’étais entraînée. Nous nous montrâmes toutes, riches et pauvres, nos robes, nos souliers, jusqu’aux jupons : pour ma part, tout mon orgueil allait aux petites floches de mes bottines, et je relevais continuellement ma robe sur le devant pour qu’on les remarquât.

Le curé était parvenu à m’effrayer très fort. Il avait dit que celles qui n’étaient pas sincères auraient certainement une maladie le jour de la communion ou tomberaient mortes en s’approchant de la Sainte Table ; puis qu’il fallait laisser fondre l’hostie, car si on la mordait, le sang nous sortirait de la bouche.

Je ne pouvais prendre aucun goût à la religion. Comme contes de fées, je préférais Cendrillon et le Petit Poucet à ceux des Saints et des Saintes. J’avais néanmoins très peur. J’étais convaincue, comme malgré mes efforts, je me souciais peu de Dieu, qu’il m’aurait foudroyée et, m’approchant de l’autel, je le suppliais de me donner la foi et la sincérité.

— Dieu ! faites que je sois sincère quand je dis que je vous aime ! Donnez-moi la croyance, je vous en supplie !

Il m’était resté une dent de lait, et derrière celle-ci avait poussé une autre dent, très pointue, avec laquelle je me mordais souvent cruellement la langue. Or, au moment de la communion, je claquais tellement des dents qu’en fermant la bouche, j’incrustai l’hostie dans ma dent pointue : je me mis à chanceler et à zigzaguer comme ivre.

Je m’attendais à voir le sang jaillir de ma bouche, éclabousser toutes les toilettes des autres, et me gâter ma robe.

Et quel scandale ! je sentis littéralement le curé me chasser de l’église, et vis tous les assistants me livrer passage comme à une pestiférée.

Puis, si mon père nous quittait encore, on ne nous aiderait plus. On dirait :

C’est une des leurs qui a mordu le Bon Dieu : qu’ils meurent de faim !

J’eus toutes les peines du monde à suivre les autres et à regagner ma place. À la sacristie, on nous offrit des petits pains et du café ; une dame me prit dans ses bras, en disant :

— Ah ! la pauvre petite ! elle va s’évanouir de faim.

Mais non ! c’étaient les affres terribles par lesquelles je venais de passer.

Et voilà que rien n’était arrivé !