Jours de famine et de détresse/23

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Éditions de la Toison d’or (p. 100-105).


BAÂTJE


Dirk jouait à la toupie sur la glace de notre canal. Il aurait donné son dîner pour une paire de patins, ou un petit traîneau dans lequel il nous aurait tous entassés et traînés jusqu’au soir. Mais ne pouvant avoir ni l’une ni l’autre, il se contentait de sa toupie, qui tournait merveilleusement sur la glace en décrivant des arabesques.

Les mouvements violents m’ont toujours mise hors de moi et, sur la glace, il fallait s’en donner trop si on voulait ne pas se figer : je suivais donc du quai les ébats de mon frère. Il devint bientôt tout bleu de froid et, las de ce jeu qui ne le réchauffait pas assez, il l’abandonna pour faire des glissades.

Sur l’autre rive, une femme s’approchait du canal, portant quelque chose dans son tablier. Arrivée au bord, elle y prit un objet qu’elle jeta dans une baie pratiquée à travers la glace. Cinq fois, elle plongea sa main dans le tablier, et cinq fois, lança un objet. Dirk, qui s’était approché, attrapa le dernier au vol, et se sauva en le dissimulant sous son chandail. Il remonta sur le quai de notre côté, et me montra un petit chat gris, au ventre blanc, de quelques, semaines.

— J’ai sauvé celui-ci, bégayait-il. Allons vite le réchauffer et lui donner du lait.

À la maison, Dirk, prit le pot au lait sur le poêle, et en donna un peu au petit chat. Ma mère réclama :

— Écoute, non : du lait, nous en avons trop rarement nous-mêmes.

— Voyons, mère, pour le remettre de son émotion d’avoir été jeté de si haut !

— C’est bien, si c’est pour l’émotion ; mais je ne veux pas de commensal.

— Je lui donnerai de ma tartine, et l’impasse est remplie de souris, et le canal de rats.

Le petit chat but précieusement en montrant une languette rose ; puis il se mit sur ses quatre pattes, s’étira, et le dos bombé, la queue dressée, il marcha sur la table en donnant de délicats coups de tête dans la figure de Dirk. Les yeux de celui-ci brillaient d’orgueil.

— Tu vois, il est reconnaissant, il sait que je l’ai sauvé : c’est mon chat !

Il me demanda si c’était un matou ou une chatte. Mais comme l’inspection ne nous révélait rien, nous jugeâmes, d’après la physionomie, que c’était une chatte.

Et Baâtje, comme il l’appela, resta chez nous. Mais elle était à Dirk : elle coucha avec lui, et aussi longtemps qu’elle fut petite, il la porta dans sa casquette ; il la nourrissait de petits morceaux mordus de sa tartine, et d’un peu de lait chipé derrière le dos de ma mère.

Il la prenait aussi sous son habit, les samedis après-midi, quand il n’y avait pas de classe et que Mina nous chassait de la maison, parce qu’elle ne pouvait faire son nettoyage avec cette marmaille dans les jambes. Alors Dirk m’accompagnait sur les grands canaux où j’aimais à flâner, et nous choisissions une maison, pour « si nous avions été riches », où nous jouions à monter et à descendre les hauts escaliers des perrons jusqu’à ce que les domestiques nous fissent déguerpir.

Dans une de ces pérégrinations, nous fûmes attirés vers une fenêtre derrière laquelle était assis, sur un coussin de velours bleu, un énorme angora roux. Il suivait, d’un regard tranquille, une grosse mouche sur la vitre ; puis, se dressant sur les pattes de derrière, de ses pattes de devant il agrippa l’insecte.

Debout ainsi, il nous stupéfia : son ventre fauve clair étincelait au soleil ; sa queue, qu’il déployait à droite du corps et dont le bout frétillait, était grosse comme un cabillaud.

Dirk prit Baâtje de dessous son habit, et lui montra ce congénère merveilleux :

— Tu vois, Baâtje, c’est un chat ; mais il est trois fois comme toi, et puis tout autre. Toi, tu aurais dévoré la grosse mouche ; lui l’a seulement tuée. Il garde sa faim pour les têtes de harengs saurs, dont on le bourre sans doute : pour sûr que, sans cela, il l’aurait bouffée ! Toi et moi, nous n’attendons jamais pour escamoter ce qui est devant nous. Sa peau, Baâtje, sa queue, et ses yeux comme deux billes d’or, ne ressemblent pas aux tiens : il est tout autre, tout autre, tu vois.

À ce moment, une servante sortit de la maison, portant une assiette de pommes de terre froides, qu’elle déversa contre un arbre, pour les pauvres chiens. Quand elle fut rentrée, nous allâmes à l’arbre, pour mettre Baâtje près de ce repas imprévu. Mais, comme les pommes de terre étaient propres, Dirk les mit une à une dans sa casquette, et plus loin, sur un autre perron, à nous trois, nous fîmes un excellent goûter.

Vers le printemps, Baâtje devenait grosse et grasse que c’était un charme. Dirk l’attribuait à nos promenades sur les canaux (depuis les pommes de terre, nous étions à l’affût de ces aubaines).

— Puis, tu comprends, les souris, elles lui courent entre les pattes !

Un soir, en se couchant dans l’alcôve, mes parents y trouvèrent Baâtje, commodément installée dans la paille, avec cinq petits. Dirk en devint muet de surprise. Mon père voulait se débarrasser de toute la nichée dans les égouts ; Mina, qui n’aimait aucune bête, proposa de les jeter dans le canal. Alors, devant les lamentations de Dirk, ma mère dit, en faisant des clignements d’yeux aux autres, qu’il pouvait les garder.

Il fit un nid de ses vêtements dans un coin par terre, et coucha dessus la chatte et ses petits ; mais le lendemain, sans que mes parents eussent rien senti, elle se trouvait installée à l’ancienne place.

Quand nous rentrâmes de l’école, Baâtje vint à la rencontre de son maître, et raconta, en un langage net, qu’un grand malheur lui était arrivé :

— Boûbeloûbeloûbeloûû !!! Leuêleuêleuêleuêueu !!! Mâwâwâwâââw !

Puis elle sauta dans l’alcôve, et Dirk et elle se mirent à fouiller la paille et à mettre tout sens dessus dessous : mais plus de petits chats !

Il bondit à terre, pâle, et les deux poings levés vers Mina, il bégaya :

— C’est c’est toi, Sosododomite, Sososododomite !

Elle l’écarta de la main, en riant sournoisement de sa figure camarde.

En automne, Baâtje engraissa de nouveau. Dirk lui caressait son ventre blanc, ce qu’elle acceptait en ronronnant. Un jour, on ne la retrouva pas. Dirk et moi, nous remuâmes toute l’impasse, mais Baâtje avait disparu. Le nez en pied de marmite de Mina frémissait. Alors Dirk ne chercha plus.

— Sosodododomite, c’est, c’est toi ! Sososododommite, c’est tttoi !!!

Pendant tout un temps, Dirk bégaya péniblement.