Jours de famine et de détresse/25

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Éditions de la Toison d’or (p. 110-112).

JE FAIS PIPI DANS MES JUPES


Un soir, je devais aller au Bureau de bienfaisance chercher un florin. On nous le donnait en rouleaux de pièces d’un « cent », tout en y glissant des pièces étrangères, dont on savait pertinemment que nous ne pouvions rien faire. Plus d’une fois je fus jetée à la porte par des boutiquiers à qui j’essayais de les passer.

Il neigeait et gelait à pierre fendre ; je longeais le Canal des Princes où, chemin faisant, je rencontrai deux garçons et une fille de mon âge, qui se rendaient également au Bureau de bienfaisance.

Nous nous mîmes à courir en nous jetant des boules de neige, et à sonner aux portes en nous sauvant. Mais voilà que je fus prise d’un petit besoin pressant, et impossible de me soulager, à cause des garçons.

Nous arrivâmes à la Westerkerke, autour de laquelle nous jouâmes à cache-cache, en nous couvrant de neige. J’aurais voulu me retirer sous une charrette ou dans un recoin, mais les autres couraient après moi.

J’étais au supplice : je devins tranquille et ne pouvais plus jouer ; je dis à mes camarades que le froid me figeait.

Au retour, devant cette même église, l’accident m’arriva. Cela me coula chaud jusque dans les sabots, et à l’instant même, des hanches à la pointe des pieds, mes vêtements se gelèrent sur mon corps : je fus brûlée et lacérée jusqu’au sang. Je me mis à pleurer ; la neige tombait drue ; elle me collait à mes sabots en une masse compacte et pointue, qui me faisait clopiner péniblement. En arrivant chez nous, j’eus à peine le temps d’ouvrir la porte, et je tombai.

Mon père me déshabilla, essuya doucement le sang, en répétant :

— Ma pauvre petite « Poeske », elle est toute crevassée, ma pauvre petite « Poeske » !

Il m’assit sur une chaise devant le poêle, et me donna une tasse de café aux trois quarts remplie de marc ; mais je ne voulais rien dire, car quand l’intention de mon père était bonne, il se fâchait si on ne l’acceptait pas telle quelle. Puis mon père était si beau, me semblait-il, et sa bonté si exquise que pour rien au monde, je ne l’aurais froissé. Je dis donc :

— C’est bon, père, du café chaud, après avoir eu si froid et si mal.

— N’est-ce pas, « Poeske » ? je l’avais gardé pour toi. Je me disais : Keetje va rentrer ; elle aura froid, et du café bien chaud lui fera plaisir.

— Oui, père, c’est bon, très bon !

Et j’avalai bravement ce résidu boueux.