Joyeusetés galantes et autres/XXIV. — Le Revenant

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Joyeusetés galantes et autresA l’Enseigne du Beau Triorchis (Mlle Doucé) (p. 86-89).

XXIV

LE REVENANT

Journaux veufs, vos désirs là-haut sont exaucés !
Dieu, qui tient dans sa main les rédacteurs passés,
Rend parfois, pour qu’un autre abonné lui sourie,
Le même Limayrac à la même Patrie.

Le journal dont je vais vous parler possédait
Guéroult pour directeur. Devant lui tout cédait.

Je le connus ami du père Delamarre,
Et ses bureaux touchaient à ceux du Tintamarre.
il avait tous les gens dont le ciel fait cadeau
À ses élus : Mornand, Sauvestre, Azevedo ;
Il eut About.

Ce fut une ineffable joie !
Ce jeune rédacteur chercha longtemps sa voie.
La Grèce l’allaitait. Il avait fait un four
Au Théâtre Français. Il s’égayait autour
De Taine ; mais Guéroult adorait ses chroniques
Et trouvait tous ses mots, à la Voltaire, uniques !
Pauvre Adolphe ! souvent, les besicles à l’œil,
Il s’allongeait, heureux, dans un large fauteuil,
Les pieds enveloppés en des pantoufles neuves,
Son bureau surchargé d’une masse d’épreuves,
Et souriait au gros About, et l’appelait
Montaigne, Siraudin, Pascal, comme il voulait !
Oh ! comme il savourait sa prose opiacée !
About riait, charmant, et, du rez-de-chaussée,
Joyeux, prenait son vol jusqu’au premier-Paris.

Dans la presse il poussait de jolis petits cris ;
Il eut six feuilletons ; il fit jouer Risette ;

On le laissait courir dans la maison Hachette,
Et Guéroult lui disait : « Edmond ! » et reprenait :
« Voyez comme il est fort, mon About ! Il connaît
Ses auteurs. On ne peut jamais le faire taire.
Bon jeune homme ! Il voudrait que je lusse Voltaire ! »
Et publiciste heureux, que nous admirions tous,
Il donnait des romans aux journaux à deux sous !

Un jour, nous avons tous de ces choses fâcheuses !
Une feuille, grincheuse entre les plus grincheuses,
Le journal de Legendre, attaqua cet About,
Et l’exemple, aussitôt, fut imité partout.
Diogène, Gaulois, tout s’en mêla ; nouvelles
À la main, faits divers, hélas ! quelles cervelles
Résisteraient au bruit qui se faisait alors ?

About qui n’était pas dans le camp des plus forts,
Se retira.

Le vieux Guéroult, sombre et farouche,
Resta seul. Aucun mot ne tombait de sa bouche,
Un numéro faillit se trouver en retard.
En vain on lui donna Deschamps et Villetard ;
Rien ne put arrêter la source lacrymale

De ses yeux. Il disait à l’École Normale :
« Rends-le moi ! »

Quelqu’un dit : « Pour consoler son cœur,
Mettons, au lieu d’About, un autre chroniqueur. »

Le Temps survint. Soudain un nouveau bon jeune homme
Parut, continuant Biéville. Mais comme
Il s’avançait, Guéroult s’écria vite non : « Non !
Je ne veux même pas qu’on me dise son nom !
Mais, tout à coup, pendant que pareil à la borne,
Immobile, il songeait, pâle, pensif et morne,
Moins au Sarcey présent qu’à l’About disparu,
Et demeurait plongé dans son chagrin accru.
Ô doux miracle ! ô feuille au bonheur revenue !
Guéroult, en relisant une prose connue,
Entendit le Sarcey qui lui disait tout bas :
« Tu regrettes About ! C’est moi ; ne le dis pas ! »