Jud Allan, roi des gamins/p1/ch12

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Jules Tallandier (14p. 185-207).

CHAPITRE XII

LE JOURNAL DE JUD


Qu’est-ce que Jud ?

Où a-t-il vu le jour ?

Quels parents l’ont abandonné à l’instant où ses yeux s’ouvraient sur la vie ?

Quels êtres ont recueilli tout d’abord le petit être et lui ont conservé le souffle ?

Cela, Jud n’en sait rien lui-même. Il est une fleur du pavé, une hirondelle du ruisseau, comme disent les gens heureux, dotés d’une famille.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un profond soupir de Lilian ponctua la phrase. Mais Grace ne parut pas l’entendre et poursuivit :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Avait-il quatre ans, Jud, ou cinq, ou moins, quand la faculté d’observer naquit chez lui ? Cela ne saurait être élucidé.

Toujours est-il qu’à cette époque, il appartenait à une troupe d’enfants, abandonnés comme lui, qui trouvaient le vivre et le couvert dans une grande bâtisse, située à Oakland, en face de San-Francisco.

Le chef et nourricier de la troupe était un industriel de la rue qui, selon les aptitudes de ses « pupilles », les dressait à la mendicité ou au vol.

Or, Jud ne voulut s’adonner à aucun de ces « métiers », ainsi que l’on désignait ces occupations, à Oakland. Mais, par contre, il se montrait robuste, adroit, audacieux. Le « patron » le loua à une compagnie de gymnastes ambulants, avec lesquels il parcourut le territoire des États-Unis. Il grandit, et, sept ou huit ans plus tard, la dislocation, le trapèze, le bâton, la boxe n’avaient plus de secrets pour lui.

Pour son malheur, Jud avait conservé un certain don quichottisme inné. L’injustice le révoltait… à ce point qu’il cherchait à la combattre partout où il la rencontrait. Cette tendance décida de sa vie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le 15 septembre 1802. le jeune Jud, âgé de douze ans environ, ainsi que l’établit l’instruction avec autant d’exactitude qu’en comporte l’état civil d’un orphelin, sans répondants d’aucune sorte et sans domicile fixe, le jeune Jud, dit Allan, fut condamné à deux mois de détention dans la prison moralisatrice d’Alb-Point, établie par un philanthrope sur la hauteur de Fall-Hill, à quelques milles de San-Francisco.

Le délit qui motivait sa condamnation provoqua la gaieté de l’auditoire rassemblé autour du tribunal.

Jud avait rossé deux policemen, coupables, selon lui, d’avoir tenté d’arrêter arbitrairement une petite marchande de fleurs. Celle-ci s’était enfuie à la faveur de la bagarre, et Jud avait obstinément refusé d’apprendre à ses juges le nom, l’adresse de la fugitive.

À toutes leurs questions il avait répondu :

— Vous êtes juges. Votre métier est de condamner. Vous me tenez, condamnez-moi ; mais ne me demandez pas d’être votre pourvoyeur de victimes.

Durant trois jours, tout San-Francisco s’était entretenu du « Chevalier vagabond », ainsi qu’on le désignait, avec une nuance de bienveillance ; puis, le tribunal, impressionné par l’inconsciente sympathie publique, avait fait bénéficier le prévenu des circonstances atténuantes… Ci, deux mois d’emprisonnement.

Donc, Jud fut interné à Alb-Point.

La prison, édifiée sur la pente de la colline de Fall, se compose de deux « quartiers distincts ».

Celui des mineurs, celui des condamnés ayant dépassé leur seizième année.

Le premier est moins élevé d’une quinzaine de mètres que le second. Une haute muraille à pic le borne, muraille dont le sommet marque le niveau du « quartier supérieur ».

Sur ce mur est fixé un long tuyau de zinc, qui fait descendre les eaux des rigoles de la cour d’en haut, dans celles de la cour inférieure, à l’extrémité de laquelle un déversoir les conduit au dehors.

Or, le surlendemain de son emprisonnement, Jud, au moment de la récréation accordée aux jeunes détenus, s’était étendu au pied du grand mur et se laissait, avec un plaisir évident, baigner par les rayons du soleil. Le petit vagabond semblait vouloir faire provision de chaleur et de lumière pour l’hiver tout proche.

Ses compagnons de captivité l’avaient déjà reconnu comme chef, grâce à quelques coups de poing appliqués avec maestria. Aussi l’avaient-ils laissé seul, évitant de troubler sa sieste.

Jud avait fermé les yeux, non pour dormir, mais pour regarder en dedans de lui-même. Au fond de sa juvénile pensée, il voyait des choses étranges souvent entrevues déjà, et entre autres l’iniquité d’une société qui le retenait prisonnier, uniquement pour avoir accompli un acte de justice.

De justice, parfaitement.

Qu’avait-il fait, en somme ? Il avait défendu une enfant inconnue, coupable seulement de vendre des fleurs afin de gagner sa nourriture. De quel droit les policemen, qu’il avait prestement jetés à terre, prétendaient-ils empêcher la fillette de gagner les quelques cents nécessaires à sa subsistance ?

Quel tort la pauvrette causait-elle à la société ?

Est-ce que les misérables devaient renoncer au droit de vivre ?

Soudain, une phrase articulée tomba au milieu de ses pensées.

Tout près de lui, une voix avait prononcé :

— Enfin, décide-toi, Tom, tu es bien dégoûté… Cinq cents dollars à gagner,

la clef des champs… et de l’avenir… Tout cela pour ramasser une gamine de deux ans et la laisser tomber dans le rio (rivière) le plus proche.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Grace s’arrêta net. Elle échangea un regard anxieux avec Lilian.

Toutes deux, sans s’être consultées, avaient ressenti la même commotion.

Tantôt, au Sénat, on avait aussi parlé d’une fillette de deux ans, arrachée à sa famille. Était-ce la même ?

Pas un mot ne fut prononcé… Grace reporta les yeux sur le manuscrit et poursuivit sa lecture.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les phrases étaient claires. L’être le plus naïf eût compris qu’il s’agissait d’un crime.

Jud regarda autour de lui. Dans un rayon de vingt mètres, nul être vivant ne se montrait.

Le gamin se frotta les yeux, scruta les alentours sans découvrir celui qui venait de parler. Et comme, il cherchait encore, la voix reprit :

— Est-ce dit ?

Un organe assourdi répliqua :

— Va bien, Jetty ; tu en es, j’en serai.

Jud resta médusé. Les paroles semblaient jaillir du tuyau de zinc amenant les eaux de la prison supérieure.

Et, en petit « chevalier de la belle étoile », accoutumé à observer, il comprit aussitôt.

Il avait choisi comme lieu de sieste un point de la muraille voisin du conduit ; celui-ci fonctionnait comme un tube acoustique, lui apportant la conversation de deux inconnus se croyant à l’abri de toute indiscrétion dans la cour la plus élevée.

Toute la petite âme du gamin fut bouleversée. Il ne raisonna pas, ne discuta point avec lui-même ; mais le désir d’empêcher l’attentat l’envahit. Après avoir battu les policemen, il se sentit disposé à rosser les bandits !

Comment s’y prendrait-il, lui, petit prisonnier, gardé par d’épaisses murailles et par une armée de geôliers ?

Il ne se le demanda pas tout de suite. Mais avec une confiance peut-être excessive en lui-même, il se déclara sans hésiter :

— Je suivrai Tom et Jetty… et je leur arracherai leur victime.

Cependant, la conversation continuait, en haut du mur.

Les complices, ne soupçonnant pas l’auditeur invisible pour eux, exposaient complaisamment leur plan.

Et, penché sur l’orifice du tuyau de zinc, Jud ne perdait pas un mot de l’entretien.

— Alors, reprit Tom, ce sera pour quand ?

— Pour la nuit prochaine.

— Mais si l’on se fait pincer ? Tentative d’évasion… On double notre peine…

— On ne doublera rien du tout, attendu que l’on ne nous prendra pas.

Sans doute, Tom ne fut pas convaincu, car il grommela :

— Ça, ça n’est pas sûr, mon vieux Jetty.

Il y eut un court silence. Enfin, l’organe de Jetty reprit :

— Mon vieux garçon… Il n’y a jamais de risque à travailler pour le « Crâne »… Il a dit que la corde serait ici pour descendre dans la cour des boys (enfants) ; elle y sera… Il assure que les geôliers seront aveugles… Ils le seront… Donc, à minuit, je viendrai ici, et, avec ou sans toi, je passerai dans le quartier des « petits », puis hors d’Alb-Point.

— Parbleu ! repartit Tom, je ne suis pas plus bête qu’un autre… et si le « Crâne » a réellement promis ces choses, je suis de la partie.

Sans doute, les causeurs s’éloignèrent de l’orifice du tuyau, car le gamin n’entendit plus rien.

Au surplus, son parti était pris.

À minuit, les inconnus descendraient dans la cour, et, de là, gagneraient la campagne. Il lui suffirait de les suivre pour être libre, pour sauver l’enfant ignorée contre laquelle les malfaiteurs se proposaient d’exercer leurs talents.

Or, le plus pressé, pour mener à bien ses projets, était de se trouver dans la cour, à minuit.

Seulement, la difficulté était d’y arriver, à cette cour.

Chaque soir, en effet, les jeunes détenus gagnaient leur dortoir que fermait une porte solidement verrouillée. Et comme si cet obstacle matériel ne rassurait point la surveillance, la partie du dortoir la plus voisine de l’entrée était isolée par une grille de fer mobile, derrière laquelle des gardiens se relayaient d’heure en heure, prêts à donner l’alarme au moindre mouvement insolite des prisonniers.

Une fois enfermé, il devenait impossible de sortir jusqu’au matin.

Ces réflexions traversèrent l’esprit de Jud en l’espace d’un éclair. De suite, il se répondit :

— Il ne faut donc pas pénétrer dans le dortoir.

Le signal annonçant la fin de la récréation ayant été donné, il se mit en rang avec ses codétenus pour se rendre ainsi à « l’atelier », où les prisonniers travaillaient à la fabrication de boîtes de fer-blanc destinées aux grandes usines de conserves de Chicago.

Le vagabond avait son idée.

De par son numéro d’écrou, la direction l’avait affecté a un atelier de soudure. Au plus fort du travail, un grand cri bouleversa tous les jeunes ouvriers.

Jud venait de renverser un godet contenant du métal en fusion, et cela si malheureusement que son bras gauche avait reçu une forte part du contenu.

C’était une brûlure horrible.

Vite, un surveillant conduisit le blessé à l’Infirmerie. Après un pansement provisoire, le gamin demeura sous la garde de l’infirmier de service, sa blessure devant entraîner sans aucun doute une incapacité de travail de plusieurs jours.

Chose étrange, l’enfant, qui n’avait cessé de gémir tant qu’avait duré le pansement, s’apaisa dès qu’il demeura seul dans l’un des petits dortoirs affectés aux malades. Bien plus, un sourire passa sur ses traits.

— Cela fait mal, murmura-t-il, mais ici les portes ne sont point cadenassées, je pourrai plus facilement filer dans la cour.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Quel courage ! murmura Lilian, exprimant son sentiment sans en avoir conscience.

— Oui, approuva Grace.

Et, taquine :

— Trembles-tu encore, à cette lecture ?

— Oui, pour lui.

— Ah ! ah ! ma chérie, il paraît que l’origine… nébuleuse de ton… défenseur est peu de chose, auprès de ce que les réticences de Mr. Allan t’avaient fait craindre.

Une teinte rosée se répandit sur les joues de l’interpellée.

— Le malheur n’est point une honte, prononça-t-elle…

Mais la pétulante Grace lui coupa la parole :

— Je suis absolument de ton avis. Et puisque Jud Allan, confiant en ma connaissance du monde, m’a déléguée pour te… diriger, je te déclare que dans tout ceci je ne vois rien dont il ait à rougir.

— Oh ! dis plutôt que son caractère chevaleresque…

— La… là… ne t’exalte pas.

— Quoi de plus admirable que cet enfant de douze ans qui, pour voler au secours d’un bébé inconnu, s’impose une horrible brûlure ?

L’horloge de l’institution Deffling sonna un coup qui vibra longuement dans la nuit.

— Huit heures et demie, clama miss Paterson… À dix heures, Margaret viendra nous apporter le thé et éteindre les lumières… Si nous marchons de ce train, nous n’aurons jamais fini.

Mais à peine eut-elle jeté les yeux sur le manuscrit qu’elle s’écria :

— Ce n’est plus la même écriture.

Et après un examen attentif, elle reprit :

— Je vois, ici, sur un feuillet : « Notes mises en ordre par Jetty Falb ». Un secrétaire, sans doute…

Et, sa compagne se taisant, elle lut.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Le soir vint. Jud connaissait une nouvelle inquiétude. Son bras blessé avait enflé ; une intolérable souffrance engourdissait le gamin.

Est-ce qu’au moment d’agir, il allait se trouver sans force pour réaliser le plan conçu d’enthousiasme ?

« Voilà où conduit l’ignorance, se disait-il. Plus instruit, j’aurais mesuré, dosé la brûlure, de façon à obtenir l’infirmerie, tout en conservant la vigueur nécessaire. »

Ce fut, ce soir-là, récompense sans doute d’une pensée de justice, que le chevalier vagabond comprit la nécessité de l’instruction. C’est de ce moment que lui vint la volonté de savoir.

Vers huit heures, l’infirmier renouvela le pansement du blessé. Il fit la grimace en constatant la poussée de la fièvre. Le thermomètre accusait chez Jud une température de 39°9. Aussi obligea-t-il le gamin à se coucher immédiatement.

Jud ne résista aucunement au brave homme. Il se glissa dans sa couchette entourée de rideaux blancs, ferma les yeux.

Et le veilleur, qui effectua la ronde de onze heures, le jugea profondément endormi. Il regagna donc son propre lit, avec la satisfaction d’un mortel assuré de pouvoir prendre trois heures de repos, avant de procéder à une tournée d’inspection nouvelle. Quelle eût été sa surprise, s’il avait pénétré un peu plus tard dans la chambre du malade !

Jud s’était levé sans bruit. À tâtons il s’habillait. Parfois, un mouvement du bras blessé lui arrachait un soupir d’angoisse, mais le gamin n’en continuait pas moins ses préparatifs.

Un quart d’heure avant minuit, le prisonnier se trouva prêt.

Il quitta la salle, sortit sans encombre de l’infirmerie et parvint dans la cour inférieure.

Son bras pesait lourdement à son épaule, ses tempes battaient avec force, sous la poussée de la fièvre croissante. Il n’en avait cure. Il fallait marcher, il marcherait.

Une crainte vivait en lui, décuplant ses forces, exacerbant sa volonté.

Celle de manquer les bandits Tom et Jetty, en face desquels il allait se trouver pour la première fois.

À pas furtifs, se maintenant dans l’ombre protectrice des bâtiments, il arriva près du tuyau d’écoulement dont le tube l’avait mis dans la confidence des projets de ses « associés d’évasion », ainsi qu’il les nommait déjà.

La grande horloge du pénitencier sonna douze coups, s’envolant au loin sur la campagne endormie en vibrations semblables à des battements d’ailes.

Minuit !

Une émotion intense étreignit le gamin. S’il avait mal compris ? Si les misérables avaient changé d’idée, modifié leurs plans ? L’agitation de la fièvre le portait aux doutes, aux imaginations pénibles.

Mais cette anxiété dura peu de minutes.

Une corde se déroule en raclant le mur. Son extrémité vient fouetter le bras blessé du petit guetteur, lui causant une douleur aiguë.

Sa bouche s’ouvrit pour un cri, mais, par un énergique effort de volonté, ce petiot de douze ans parvint à refouler l’exclamation prête à jaillir.

Et puis, la corde se balance de façon rythmique.

Évidemment, l’un des hommes a commencé sa descente.

C’est vrai, Jud n’y a pas songé. Ils ne doivent descendre que l’un après l’autre.

Qu’arrivera-t-il, si le premier aperçoit le gamin ? Il donnera l’alarme à son compagnon. Et alors ?

L’enfant s’applique contre le mur sombre, faisant corps avec lui, semblant vouloir s’y incruster.

Voilà le captif… glissant le long de la corde ainsi qu’une grosse araignée au bout de son fil. Il prend pied sur le sol de la cour, puis il agite le cordage en modulant un sifflement léger.

Sans doute le signal signifie que la route est libre, car le lien de chanvre se tend de nouveau. De nouveau, un corps noir descend au ras du mur.

Une minute s’écoule, un siècle pour Jud, qui tremble à chaque seconde d’être découvert. Mais les fugitifs sont trop occupés de leur manœuvre pour distinguer celui qui les espionne.

Tous deux sont à présent dans la cour inférieure. Ils chuchotent :

— Eh bien, Tom, vieux garçon, cela marche-t-il à vos souhaits ?

— Bien sûr, Jetty… bien sûr… Si cela continue, je serai comme vous-même.

— Que voulez-vous exprimer par ces mots ?

— Que je croirai au « Crâne » avec autant de dévotion qu’au vieux Nick (le diable).

Ils rient sans bruit.

— Et la corde ? reprend Tom.

— Laissons-la… Ce sera une consolation pour le manager (directeur, forme burlesque). Il perd deux bouches à nourrir, et il gagne un beau filin qui vaut trois dollars comme dix cents… C’est une superbe affaire.

Cependant, Jud se consulte. Chacun des bandits apparaît un hercule, auprès de lui.

Jetty est très grand, osseux. Sous la clarté de la lune, à laquelle il s’expose avec la tranquillité d’un homme assuré de n’être pas dérangé, l’enfant le voit bronzé, la moustache noire, souple d’allures, presque félin, sinistre, inquiétant.

Le misérable est coquet… Il a des prétentions à l’élégance. Ses cheveux sont bien coiffés, lissés avec soin sous la calotte de laine ; sa moustache se retrousse en pointes conquérantes.

Tom, lui, est énorme, trapu… Sa tignasse, sa barbe hirsutes cachent presque complètement la peau de sa face. Ses yeux brillent dans cette broussaille, comme des yeux de fauve dans un buisson.

Il n’y a pas à s’y méprendre : ce sont là de dangereux compagnons.

Et cependant, Jud comprend qu’il lui faut jouer un va-tout.

Brusquement, il sort de l’ombre où il s’est tapi jusque-là. À sa vue, les bandits se mettent en défense avec un grondement étouffé.

Mais le gamin a un sang-froid que rien ne saurait démonter… Puis, sa vie errante l’a sans doute blasé sur les rencontres semblables.

— N’ayez pas peur, gentlemen, ce n’est pas un ennemi, c’est un bon compagnon de plus.

Il s’est placé en pleine lumière. Sa taille, sa jeunesse rassurent ses interlocuteurs. Pourtant, Jetty grommelle d’un ton peu rassurant :

— Nous n’avons aucun besoin de ta compagnie, mon garçon…

— J’en suis certain, reprend aussitôt Jud ; mais, moi, j’ai besoin de la vôtre…

Tous deux ricanent à la réplique audacieuse de ce gamin, que chacun suppose pouvoir écraser d’une chiquenaude.

— Et tu prétends nous imposer ta convenance, peut-être ?

L’accent ferait frémir quiconque l’entendrait. Seulement, Jud sait qu’il joue un va-tout, et il riposte en souriant :

— Parfaitement…

— Prends garde… commencent Jetty et Tom d’une même voix…

— À quoi ? Si vous faites un pas vers moi… j’approche de mes lèvres le sifflet que je tiens à la main, et j’en tire une telle musique que j’attirerai tout le personnel de la prison… Vous n’avez pas acheté la complicité de tout le monde, n’est-ce pas ?… Alors, vous comprenez…

Les bandits sont stupéfiés par cette déclaration, faite avec le plus grand sang-froid. Et comme malgré lui, Jetty demande :

— Que veux-tu donc, entêté moucheron ?

— M’évader avec vous, c’est bien facile à comprendre.

— Et qu’est-ce qui te fait croire que nous pensons à nous évader ?

Du coup, Jud se met à rire de bon cœur.

— Je pourrais vous répondre qu’il n’est point d’usage de se laisser glisser au moyen d’une corde le long d’un mur de cinquante pieds, quand on souhaite simplement goûter les charmes de la promenade… Mais je ne veux pas tromper d’honorables gentlemen comme vous. Tantôt, à l’heure de la récréation, vous avez causé de vos petites affaires…

— Comment le sais-tu ? rugit Tom en faisant un pas en avant.

— Halte ! ou je siffle.

Et le bandit recula avec un grognement d’ours dompté.

— Donc, poursuit le gamin, vous causiez… Moi, j’étais couché auprès du tuyau qui déverse les eaux de la prison des hommes dans celle des mineurs… Ce tuyau m’apportait toutes vos paroles.

— Toutes ?… répétèrent les interlocuteurs de Jud, avec un geste de rage.

— Ne nous fâchons pas, gentlemen… Vous m’obligeriez à siffler… et je suis convaincu que nous allons parfaitement nous entendre, en employant uniquement la parole.

Rien ne maîtrise les bandits comme l’audace tranquille.

— Parle donc, consentit Jetty, tandis que Tom acquiesçait d’un geste rageur de sa tête embroussaillée.

— Ainsi fais-je. J’ai appris ainsi que le « Crâne » avait préparé votre évasion ; naturellement, je me suis dit : « Par le diable ! je m’ennuie, ici… Je partirai avec ces braves gentlemen. À l’atelier, je me suis blessé exprès pour être envoyé à l’infirmerie, d’où il était plus facile de vous joindre ici… Je vous ai attendus, et maintenant je veux deux choses…

— Deux ?… Le coquin ne doute de rien, bougonna Jetty.

— Et surtout, gentlemen, je ne doute pas de votre intelligence. Puis lentement, avec une assurance qui médusa ces interlocuteurs :

Primo… Je profiterai des dispositions prises en votre faveur, et le quitterai Alb-Point avec vous.

Jetty et Tom échangèrent un regard.

— Soit, fit le premier… jusque-là, c’est possible…

— Bien. Secundo : Je n’ai aucun moyen de gagner ma vie… Je veux entrer au service du « Crâne », qui s’occupe si bien de la liberté de ses amis.

— Au service du « Crâne » ?

Cette fois, les deux hommes éclatèrent de rire.

— Parbleu ! Voilà une recrue dont il ne nous saurait pas un gré considérable !

Mais le gamin interrompit leurs plaisanteries.

— Peut-être plus de gré que vous ne le supposez. Je suis jeune, mais notre rencontre vous démontre que je ne suis pas plus maladroit qu’un autre.

— Sans doute ! Sans doute ! grommela Jetty, s’intéressant peu à peu au petit… Seulement, le « Crâne » pense que la force seule est utile à ses gens… Il pense, lui ; ses hommes n’ont qu’à agir.

— Eh bien ! repartit Jud, le Crâne se trompe. La force est peu de chose… l’adresse vaut mieux.

Les interlocuteurs du gamin demeurèrent bouche bée devant l’affirmation.

Décidément, ce petit homme montrait une confiance déconcertante. Voilà qu’il critiquait le « Crâne », ce chef dont eux, des vétérans du crime, ne parlaient qu’avec déférence.

— Vous désirez des preuves ? poursuivit Jud… En voici. Savez-vous pourquoi je suis interné dans cette hôtellerie du gouvernement ?

— Ma foi non, garçon, tu t’en doutes bien.

— Alors, je vous le dis… On m’a logé ici parce que moi, un gamin, grâce à mon adresse, j’ai fait mesurer la terre à deux gros policemen, qui tracassaient une marchande de fleurs.

— Toi ? En vérité ?

Les bandits ne riaient plus. Le ton du gamin les troublait.

— Toi ? répéta Jetty.

— Moi-même… Une fois dehors, d’ailleurs, si tu doutes encore, je me fais fort de te tomber autant de fois qu’il sera nécessaire, pour te persuader que ta vigueur n’est rien, auprès de l’adresse.

Avec un homme quelconque, Jetty eût relevé le défi. Devant ce bizarre petit galopin, il ne trouva rien à répondre. Et définitivement dominé, il murmura :

— Enfin, viens avec nous. Je ne sais si tu es aussi habile que tu le prétends… Mais que je sois électrocuté à l’instant, si je ne crois pas que tu es un brave garçon !

Il s’approcha de Jud, la main tendue.

— Tope… Tu sortiras de prison avec nous, et, par l’orteil pointu d’Astaroth, je proposerai au « Crâne » de te mettre à l’essai.

Sans hésitation, le gamin plaça sa main dans celle de l’herculéen Jetty.

— Tout à fait brave garçon… répéta le bandit, flatté par cette marque de confiance.

Puis, s’adressant à son compagnon :

— Tope aussi, Tom, je le veux.

Et celui-ci ayant obéi, non sans faire la grimace :

— À présent, assez causé… En route !

Ni l’un ni l’autre ne remarqua l’éclair de triomphe qui brilla dans les yeux de Jud Allan. Aucun ne soupçonna qu’à cette minute même, le gamin murmurait :

— Allons !… Le baby de deux ans aura son défenseur.

À pas de loup, tous trois traversèrent la cour, s’engagèrent dans les corridors qu’eussent dû surveiller des gardiens enfermés dans des logettes vitrées, ménagées de distance en distance.

Non sans surprise, Jud remarqua que tous les veilleurs semblaient dormir.

Il les montra du doigt à Jetty. Le bandit inclina la tête en souriant, sans une parole.

— Le « Crâne » est un crâne chef, murmura le gamin.

Réflexion qui accentua encore la satisfaction de son interlocuteur.

Sans encombre, on parvint ainsi à la double porte, bardée de fer, accédant à l’extérieur.

À droite, la loge du gardien-concierge, éclairée par une ampoule électrique, indiquait un obstacle infranchissable en apparence.

Mais Jetty ouvrit la porte vitrée. Tournant le dos à l’entrée, le gardien, vautré dans un fauteuil, donnait l’impression d’un individu profondément endormi.

Il fut évident pour Jud que ses sinistres compagnons avaient la certitude de ne pouvoir réveiller le portier.

En effet, ils ne prirent aucune précaution pour étouffer le bruit de leurs pas. Ils marchèrent vers le fonctionnaire, s’emparèrent d’un trousseau de clefs, posé, bien en vue, sur la table à côté du dormeur, puis ils revinrent près de la porte.

Tranquillement, ils appliquèrent les clefs aux serrures compliquées, tirèrent les verrous, et firent enfin tourner sur leurs gonds les lourds vantaux qui les séparaient de la liberté.

La campagne s’étendait maintenant en face des fugitifs.

Abandonnant les clefs sur la dernière serrure ouverte, Jetty et Tom entraînèrent leur jeune compagnon dans une course éperdue.

À un mille de là, à l’abri d’un bouquet d’arbres, une automobile attendait.

Les évadés y prirent place sans que le mécanicien, immobile à la roue de direction, marquât le moindre étonnement de voir trois voyageurs, alors qu’il en devait recevoir deux seulement, et la machine, avec un ronflement sourd, s’ébranla, accéléra sa marche et s’enfonça à grande vitesse dans la nuit.

Durant deux heures, Jud fut emporté à travers la banlieue de San-Francisco, sans comprendre les mouvements de l’automobile.

À plusieurs reprises, on stoppa devant des maisons, villas ou autres.

Alors, l’un des bandits mettait pied à terre, disparaissait un moment, puis revenait, et le véhicule reprenait sa course.

Vers trois heures du matin, ainsi que le lui apprirent les sonneries des horloges de la ville, l’automobile fit halte pour la dernière fois sur le quai du grand port du Pacifique.

Au pied d’un escalier du pier, un canot se balançait sur l’eau.

— Embarque, ordonna Jetty à son jeune compagnon.

Celui-ci hocha la tête.

— Ah ! ah ! nous allons voir le Crâne.

— Non, je l’ai vu.

— Où cela ?

— Peu t’importe. Je l’ai vu cette nuit.

— Je devine, pendant un des arrêts…

— Si tu veux. Mais cela n’a pas d’intérêt. Ce qui doit te préoccuper seulement, c’est que le Crâne, sur ma recommandation, t’accepte dans la bande.

— Vrai ! s’écria Jud, affectant une joie que le mystère qui l’environnait ne justifiait pas complètement.

— Oui…

Et, se penchant vers le gamin, Jetty ajouta, d’un ton bourru :

— Souviens-toi que je suis responsable de ta conduite, garçon… et que j’aimerais mieux te faire avaler quelques pouces de fer qu’avoir des ennuis à cause de toi.

— Bon, vous n’en aurez pas.

Déjà, Jud prenait place dans la barque, avec un empressement qui dérida son répondant.

Celui-ci et Tom imitèrent le gamin. Puis, tandis que l’automobile, évoluant sur le quai, s’engouffrait dans la rue latérale, le canot s’éloigna du rivage.

Un quart d’heure plus tard, l’enfant prenait pied sur le pont d’un joli steamer de sept à huit cents tonneaux, et brisé, moulu, terrassé par la fièvre, il se laissait conduire à une petite cabine ornée d’une couchette, sur laquelle il s’étendit avec un soupir de volupté.

Ses yeux se fermèrent aussitôt. Cinq minutes ne s’étaient point écoulées qu’il s’était enfoncé dans un lourd sommeil que la fièvre peuplait d’imprécis cauchemars.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le jeune garçon dut dormir longtemps, car en rouvrant les yeux, il éprouva une sensation de bien-être merveilleux.

La fièvre l’avait quitté. Son bras blessé ne pesait plus à son épaule. Surpris, il y porta la main. Le contact n’occasionna aucune douleur.

Et comme il s’étonnait de cette guérison rapide, la porte de la cabine s’ouvrit, livrant passage a Jetty.

— Eh bien, mon garçon, fit-il gaiement, vous pouvez vous vanter d’être un dormeur intrépide.

— Moi ?

— Bon… allez-vous faire le modeste ?… Il est vrai que vous aviez le bras dans un vilain état. Qui vous avait donc brûlé ainsi ?

— C’était moi-même.

— Pristi ! Vous qui vantiez votre adresse !…

— Je m’étais brûlé exprès, afin d’être envoyé à l’infirmerie et de pouvoir vous joindre à minuit, dans la cour, ce que je n’aurais pu faire si je m’étais laissé enfermer dans le dortoir.

La figure du bandit exprima l’étonnement et l’admiration :

— Mâtin ! C’est le grillon qui mangerait l’ours ![1]

Puis, d’un ton adouci :

— Enfin, voilà… Le Crâne est un vrai chef. Il a consenti, à ma prière, à vous recevoir dans sa troupe ; mais il ne donne pas sa confiance comme cela, tout de suite…

— Bon ! Je la gagnerai, fit imperturbablement le gamin.

Jetty se prit à rire bruyamment :

— Il la gagnera… Par le diable, il la gagnera, comme il le dit, car c’est un grillon de la bonne cruche (un gaillard de la bonne race)… Et l’incident de la brûlure ne peut que faire bonne impression. Enfin… on vous a inspecté, mon vieux garçon, durant votre sommeil ; et en découvrant votre blessure, nous avons pensé : « Pour se tenir debout avec cela, le coquin n’est pas douillet. Et on vous a soigné comme un fils de famille… Voilà quatre jours qu’avec des doses d’opium, on vous tient dans le sommeil ; aussi, plus de fièvre, plus rien.

— C’est vrai, s’écria Jud, sans manifester le moindre étonnement, je me disais, à l’instant : je vais me lever, car je me sens frais et dispos.

— Et vous casseriez bien une croûte, fit Joyeusement son interlocuteur… Levez-vous donc, puis, votre estomac satisfait, vous viendrez sur le pont, où vous trouverez de bons compagnons.

Le gamin n’attendit pas qu’on lui répétât l’invitation.

Il se mit sur son séant. Mais, à ce moment, il eut une impression étrange. Il lui sembla éprouver un balancement analogue au roulis d’un navire en marche.

— Oh ! oh ! murmura-t-il, j’ai le vertige… On dirait que tout remue autour de moi.

De nouveau, Jetty emplit la cabine de son rire sonore :

— Pas du tout, mon garçon, pas du tout le vertige… Nous sommes en pleine mer. Vous pensez bien que, depuis quatre jours, nous avons quitté la rade de San-Francisco, et que la porte d’Or (entrée du port) franchie, on a labouré des milles sur l’océan Pacifique.

La déclaration du bandit surprit le petit ; mais il était naturel que les criminels, dont il avait découvert les projets, s’éloignassent rapidement de la prison d’Alb-Point.

— Et où allons-nous ?

Cette fois, Jetty appliqua son index sur ses lèvres.

— Nous allons où le Crâne a donné l’ordre de conduire le bateau. Vous saurez le but en arrivant. Aussi, ne vous en inquiétez pas, et venez prendre quelque nourriture. Je pense que vous en ressentez le besoin.

En cinq minutes, Jud Allan fut prêt à suivre son guide, qui le conduisit dans une sorte de grande cabine ménagée à l’avant. Des coffres fixés aux parois servaient de sièges, et des tablettes, mobiles autour de charnières de cuivre, remplaçaient les tables absentes.

Cette installation primitive n’empêcha pas le gamin de dévorer à belles dents quelques tranches de jambon fumé, accompagnées d’une copieuse ration de haricots rouges, le tout arrose d’un verre de vin rosé de Californie.

Son compagnon l’avait quitté et s’entretenait à voix basse, avec plusieurs hommes attablés à l’autre extrémité de la cabine-réfectoire. Tout en mangeant, le chevalier-vagabond les considéra.

Tous portaient sur leurs traits les stigmates du vice. Leurs yeux décelaient la fourberie et la cruauté.

Tous robustes, par exemple, ils constituaient, avec Tom et Jetty, une huitaine d’individus dont le voisinage eût pu épouvanter l’homme le plus courageux.

Jud, inconscient du danger, n’éprouva que de la curiosité.

Sans paraître prêter attention, il tendit l’oreille. Des mots sans suite lui parvinrent seuls. Les bandits causaient avec une sourdine prudente.

Toutefois, au bout d’un quart d’heure, le gamin savait que ses compagnons avaient vu le jour dans les contrées les plus diverses.

Tom et Jetty, les premiers en date dans ses relations, étaient : le premier, Américain ; le second, Irlandais.

Auprès d’eux se tenaient trois individus bruns, de taille moins élevée, mais dont les épaules développées annonçaient une vigueur équivalente. Ils répondaient, l’un au nom espagnol du Todero, les deux autres au vocable basque d’Elisalt et à l’appellation florentine de Zirini.

Puis venait un personnage long, sec, maigre, dont la face anguleuse montrait une teinte jaune, des yeux bridés, dénotant une origine chinoise, ce que confirmait, du reste, son nom bien célestial : Kan-So.

Enfin, deux individus, de haute stature, le teint coloré, adornés, qui de cheveux roux, qui d’une tignasse blonde. Le roux se déclarait Allemand et laissait entendre qu’il appartenait à une bonne famille de Silésie, les von Foorberg ; le blond accusait les mêmes prétentions nobiliaires par le « Van » dont il faisait précéder son nom, Reek, et se disait natif d’Anvers.

Le Von et le Van affectaient un dédain aristocratique pour les bandits roturiers avec lesquels ils opéraient. Il est certain que, bien qu’ils eussent mal tourné, ils n’en étaient pas moins bien nés.

En avalant sa dernière bouchée, Jud avait appris tout cela. Les noms de ceux auxquels il s’était volontairement mêlé, étaient classés dans son esprit, ainsi que la nationalité et le caractère de chacun.

Jetty s’aperçut que l’enfant ne mangeait plus.

— Eh ! mon jeune coq, votre faim est-elle apaisée ?

— Ma foi oui, et j’en suis surpris. J’aurais cru pouvoir dévorer infiniment, tant je sonnais creux.

Les bandits daignèrent sourire ; Jetty leur dit avec satisfaction :

— Vous le voyez, c’est de la bonne graine pour le métier.

Puis, se retournant vers le gamin :

— Approche, vieux petit grillon, je vais te présenter à ces honorables gentlemen.

— Bien volontiers, fit modestement l’interpellé ; tandis que je déjeunais, je me suis rendu compte qu’ils se sont réunis, ayant comme point de départ tous les coins du monde. Et je suppose qu’il est intéressant de travailler auprès de gens qui ont fait tant de chemin pour s’associer.

Jetty fit les présentations en règle, veillant à ce que Jud serrât la main de chacun des assistants.

La cérémonie terminée, Foorberg grommela :

— Dis donc, puceron, tu vas répondre à une question.

— Bien volontiers, seigneur tonneau, riposta sans hésiter le gamin.

L’Allemand fronça le sourcil, tandis que Jetty et Tom s’esclaffaient, entraînant au rire les autres assistants.

Sacrament ! gronda Foorberg ; est-ce ainsi que tu démontres ton respect pour des gens qui t’honorent en te recevant dans leur société ?

Avec un sourire, le petit riposta aussitôt :

— Le respect n’a rien à voir là dedans. Vous m’avez paru très glorieux d’être plus gros que moi. J’ai voulu vous montrer que je le voyais aussi.

— Eh bien, puisque tu as de bons yeux, je t’engage à voir que je suis un homme qui t’écraserait d’une pichenette.

S’il avait pensé terrifier son interlocuteur, Foorberg dut être désagréablement déçu par l’événement. Jud se prit à rire aux éclats. Et l’Allemand, irrité, lui ayant demandé rudement :

— Ah ! ah ! Qu’est-ce qui te fait rire ainsi, petite vermine ?

— C’est vous, bégaya son interlocuteur.

— Moi, tu oses le dire ?

— C’est votre faute aussi, avec cette idée de m’écraser d’une pichenette.

— En quoi cela est-il risible ? Douterais-tu de la possibilité de la chose ?

— Je pense bien que j’en doute… Pour m’écraser comme cela, il faudrait vraiment que j’y misse de la bonne volonté.

Tous les bandits regardaient, intéressés par l’aplomb du jeune garçon. Quant à von Foorberg, son visage était devenu cramoisi.

— Tu sais que le m’appelle Foorberg que la patience n’a jamais été mon fort.

— Moi non plus, jeta son interlocuteur avec indifférence… Je m’aperçois que, pour la conversation, vous n’êtes pas aussi malin que moi, il faut donc que je vous donne la satisfaction de vous battre contre moi.

À ce défi que tous considérèrent comme une plaisanterie, von Foorberg parut prêt à s’élancer sur le railleur. Jetty se jeta entre eux.

— Allons, Foorberg, vous n’allez pas brutaliser ce garçon. Souvenez-vous que c’est un pupille du Crâne qui veut essayer de faire des élèves…

Mais il ne continua pas. Jud Allan l’avait saisi par le bras.

— Ne vous occupez donc pas de ça, digne master Jetty ; ce gros gentleman a besoin d’une correction. Il l’aura. Venez sur le pont. On vous montrera comment cela se joue.

Il y eut un instant de tumulte, les uns riant, Foorberg, écumant, devant l’aplomb incompréhensible du petit bonhomme.

Vainement, Jetty, et même Tom, essayèrent d’apaiser les esprits. Leurs camarades, excités par les clameurs de von Foorberg, auxquelles van Reek faisait écho, ne voulurent rien entendre.

— Sur le pont ! Sur le pont ! Au diable le gamin… Il a trop d’audace… Au martinet, l’apprenti qui tente de se moquer du maître ouvrier.

Et Jud insistant de son côté, ses deux compagnons d’évasion durent se ranger au désir général.

Mais tandis que tous passaient par l’escalier du pont, l’Irlandais retint l’enfant en arrière.

— Vous savez, petite chose, il a la main lourde, Foorberg… Aussitôt que vous en aurez assez, appelez-moi… ; et les couteaux dussent-ils prendre l’air, je vous ferai lâcher.

— Bon, murmura Jud, je vous remercie, Jetty… Mais vous oubliez ce que je vous ai dit à Alb-Point ; la force n’est rien, l’adresse est tout.

— C’était donc sérieusement que vous me proposiez de me tomber ?

Jud affirma du geste.

— Seulement, vous êtes un bon vieux garçon, Jetty. Vous m’avez tiré de prison, vous m’avez fait embaucher par le Crâne… Cela m’aurait ennuyé de me battre avec vous !… Tandis que l’autre, ça m’amusera, et je vous prouverai tout de même que je vous disais la vérité.

Sur ce, le gamin escalada les marches de l’escalier accédant au pont. Jetty secoua la tête, murmura d’un air peu convaincu :

— Satané petit bonhomme, il va se faire mettre en bouillie.

Et à son tour, il gravit l’escalier, enjambant quatre marches à la fois.

Déjà, sur le pont, Jud et von Foorberg sont au centre d’un cercle de curieux. Les bandits, des matelots se sont groupés.

Ils rient, ils plaisantent, ne pouvant prendre au sérieux le défi de l’enfant au gigantesque von Foorberg.

Il faut être aveuglé par la colère comme l’Allemand, pour ne pas sentir le ridicule de la situation.

Jud excite son adversaire par d’incessants quolibets. Brusquement, le petit bondit en avant, applique une claque sur l’abdomen de Foorberg, et clame d’une voix de fausset :

— Premier engagement. Le gros gentleman est touché !

Un éclat de rire homérique accueille le geste, le mot. Foorberg y répond par un hurlement de rage. Ce coquin se moque trop de lui ! Il va le corriger une fois pour toutes ! Il s’élance sur son chétif adversaire.

Une anxiété étreint les assistants… Ce sont des bandits, ou des matelots s’adonnant à la contrebande à l’occasion. Et cependant tous sont choqués par la disproportion des forces des deux combattants.

Mais l’anxiété fait place à une véritable stupeur. Jud a sauté de côté, évite le choc de l’Allemand, et celui-ci, projeté comme une catapulte, s’est étalé rudement sur le plancher.

— Première touche, gouaille le gamin, le nez du gentleman a porté. S’il veut recommencer, nous lui ferons toucher les épaules.

La raillerie semble galvaniser von Foorberg. Il se redresse d’un bond, et affolé, le sang jaillissant de ses narines contusionnées, il se rue, le regard rouge, sur le gamin triomphant.

Cette fois, le petit lui passe entre les jambes, et de nouveau le géant silésien est à terre… mais sur le dos, comme l’a annoncé Jud.

Seulement, il ne se relève pas. Avec une audace qui fait trembler les rudes spectateurs du combat, Jud s’est approché de son ennemi, il lui a pris la main.

Ah ça ! Il veut donc se faire assommer par la brute affolée de courroux.

Non… Von Foorberg, se met à hurler lamentablement ; le gamin, avec une tranquillité stupéfiante, prononce :

— Allons, fais tes excuses, mon gros Foorberg ; sans cela, tu es si maladroit que tu m’obligeras à te détériorer.

Et à la stupéfaction générale, on entend l’Allemand geindre :

— Là !… Je m’excuse, mais lâche-moi.

— Comment donc, avec plaisir.

D’un saut, le petit bonhomme est à deux mètres de son ennemi, qui se relève, lui lance un regard rouge, parait hésiter un instant, puis s’engouffre dans l’escalier des cabines où il disparut.

Alors Jud s’approche de Jetty.

— Vous voyez… Croc-en-jambe et jujitsu rendent la force inutile. C’est comme cela que j’avais tombé les policemen ; seulement ils se sont mis une quinzaine sur moi, ce qui fait que vous m’avez rencontré à Alb-Point.

Enthousiasmé, l’Irlandais élève l’enfant à bout de bras, puis l’embrasse cordialement. Le bandit est fier de sa « recrue ». Jamais il ne se sentit autant de sympathie pour personne.

Tom, Kan-So, Elisalt, Todero, Zirini tiennent à serrer la main du vainqueur. Seul, van Reek, vexé sans doute de la déconfiture de la noblesse, s’abstient en maugréant.

Quoi qu’il en soit, depuis cet instant, Jud Allan jouit de la considération de ses sinistres compagnons.

Jetty et Tom s’enorgueillissaient de l’avoir découvert dans le pénitencier d’Alb-Point.

Ils oubliaient que l’audacieux gamin les avait un peu contraints à l’emmener avec eux. Et, vingt fois par jour, l’Irlandais grommelait à l’oreille de l’Américain :

— Hein, vieux Tom, le Crâne nous dira le grand merci pour le grillon.

— Je pense ainsi.

— Tu le peux… Le drôle vaut dix lourdes bêtes comme Foorberg.

— Et il les secouerait comme des plumes.

Observations qui déterminaient chez les deux camarades une douce gaieté.

Maintenant, Jud était admis dans les conciliabules des bandits, malgré l’opposition non dissimulée des inséparables Von et Van. Aux objections de ceux-ci, les autres répondaient invariablement :

— C’est une nature… Il ira loin… Pour le surplus, c’est au Crâne à décider comment il l’emploiera.

En attendant, et le petit ayant prouvé par ses paroles qu’il connaissait le but de l’expédition, on lui apprit sans difficulté que le bébé de deux ans, dont la disparition était décidée, se trouvait dans la presqu’île mexicaine de Californie, immense langue de terre qui s’étend, longue de plus de douze cents kilomètres sur une largeur variable de vingt-cinq à soixante, entre l’océan Pacifique et la mer Vermeille.

Et lui, restait impassible, ne trahissant par aucun geste, aucune inflexion de voix, la pensée de dévouement qui l’avait amené en si mauvaise compagnie.

On prolongeait la côte à vue. Il se faisait nommer les baies, les caps, les îlots aperçus.

Trois jours se passèrent ainsi. Le quatrième, Jud remarqua à bord une agitation insolite. Il en conclut que l’on était près d’arriver, ce que Jetty et Tom lui confirmèrent sans difficulté.

— La nuit prochaine, dirent-ils, le navire sera sur ses ancres dans la baie de Sébastian Vizcaïno, et nous descendrons à terre pour gagner les dollars, qui nous assureront du bon temps au retour.

Le soleil se coucha sur l’océan, jetant sur les vagues des traînées de pourpre et d’or. La nuit vint, nuit tiède, peuplée d’étoiles scintillant parmi le bleu profond du ciel.

Et soudain, le navire, qui courait parallèlement à la côte, se dirigea vers la terre, contourna à moins d’une encablure l’île Cerros et stoppa bientôt entre elle et le rivage rocheux de la baie Sébastian Vizcaïno.

Une heure plus tard, une chaloupe était signalée venant de terre.

Sans nul doute, c’était le Crâne qui la conduisait. Il venait prendre ses complices, et parmi les criminels se trouvait un gamin prêt à donner sa vie pour jouer le rôle de sauveur.

Bien vite, Jud descendit à sa cabine, s’arma d’un poignard qu’il avait pu dérober durant son séjour à bord, et le glissa dans sa poche.

Puis, prêt à toute éventualité, il songe à remonter sur le pont.

Mais qu’est-ce donc ? La porte de sa cabine résiste à sa poussée impatiente.

Il essaie encore d’ouvrir. Effort inutile. Le gamin pâlit. Qui donc, depuis qu’il est entré dans l’étroite pièce, a fermé à clef ?

On ne se défie pas de lui ; il est certain. Alors, c’est peut-être une niche de Foorberg ou de van Reek.

— Parbleu ! nous allons bien voir.

Ce disant, Jud se met à crier, à frapper l’obstacle à coups redoublés. Une voix l’appelle du dehors. Le vacarme a donc attiré du monde. On va le délivrer, car il a reconnu l’organe de Jetty.

Et brusquement il demeure stupide, atterré par ce qu’il entend.

— Ne vous fâchez pas, cher vieux garçon… Le Crâne, qui est prudent comme un grand chef, veut attendre encore avant de vous confier ses secrets.

— Quoi… Vous allez partir sans moi ?

— Nous reviendrons demain. Vous avez le meilleur lot ; ceux qui reposent ont plus de chance que ceux qui fatiguent.

Et le silence se fit.

  1. Locution américaine intraduisible en français. Elle signifie à peu près : Ce petit être a le cœur d’un héros.