Jude l’Obscur/1/3

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Traduction par Firmin Roz.
Ollendorf (p. 17-22).



III


Pas une âme sur la route blanche, qui semblait monter et se perdre dans le ciel. Une ancienne voie romaine la croisait à angle droit, allant de l’est à l’ouest sur un espace de plusieurs milles. Jamais Jude ne s’était hasardé si loin, vers le nord, hors du hameau où le courrier d’une petite station l’avait déposé, par un soir très sombre, quelques mois auparavant. Il ne soupçonnait pas qu’une aussi vaste, plate et basse région s’étendit si près de lui, aux confins de son plateau. La contrée septentrionale s’étendait devant lui, en demi-cercle, sur une largeur de quarante à cinquante milles ; et l’atmosphère semblait plus bleue et plus humide que celle où il respirait.

Il y avait, au bord de la route, une vieille grange bâtie en briques et en tuiles et que les gens du pays appelaient la Maison-Noire. Jude aperçut une échelle appuyée, au bord du toit où deux hommes réparaient les tuiles. Il grimpa sur l’échelle, et, arrivant près des ouvriers il leur demanda où était Christminster.

— Christminster est par ici, dans la direction de ce bouquet d’arbres. Vous ne pouvez pas le voir par un temps comme celui d’aujourd’hui… Il faut choisir un temps clair. Moi, quand je l’ai vu, c’est à l’heure où le soleil descend dans une auréole de flammes… Alors on croirait voir… je ne sais pas quoi…

— La Jérusalem céleste ? dit le grave bambin.

— Oui… quoique je ne me sois jamais avisé de penser à cela…

Jude abandonna donc le projet de voir Christminster et se mit à errer çà et là en observant toutes choses. Quand il repassa près de la grange, il vit que les tuiliers étaient partis, mais que l’échelle était encore à sa place. Le soir tombait. Il y avait toujours un léger brouillard. Jude songea à Christminster et désira n’avoir pas marché inutilement pendant deux ou trois milles, sans apercevoir la ville qui l’attirait. Il monta jusqu’au sommet de l’échelle et s’assit sur le dernier barreau, parmi les tuiles… Au bout de dix ou quinze minutes, le brouillard s’évanouit à l’est, et un quart d’heure après, les vapeurs du couchant disparurent ; les rayons filtrèrent entre deux barres de nuages gris. À l’extrême limite du paysage, l’enfant vit briller des points de topaze, qui devinrent peu à peu des girouettes, des fenêtres, des toits d’ardoise, des clochers, des dômes… C’était Christminster ou son mirage. Le petit spectateur regarda jusqu’à ce que les fenêtres et les girouettes eussent perdu leur éclat, comme des flambeaux brusquement éteints. La vague apparition se voila de brume. Se tournant vers l’ouest, Jude vit que le soleil avait disparu. Le premier plan du paysage s’assombrissait d’une manière funèbre, et les objets les plus proches prenaient des formes et des couleurs chimériques. Il descendit l’échelle, plein d’anxiété, et s’en alla par la route, essayant de ne pas penser aux géants, à Herne le chasseur, à l’Apollon qui tend des pièges, à Christian[1], au capitaine qui porte un trou sanglant au milieu du front et chaque nuit lutte contre des cadavres ressuscités et révoltés à tord du vaisseau maudit. Il savait bien qu’il avait passé l’âge de croire à ces horreurs, mais, néanmoins, il fut charmé quand il vit le clocher et les lumières aux fenêtres de la chaumière, quoique cette maison ne fût pas son foyer natal et que sa grand’tante ne se souciât guère de lui.


À travers la solide barrière de froides collines crétacées qui s’étendait au nord, Jude contempla toujours une cité merveilleuse, ce lieu qui avait semblé à son imagination la nouvelle Jérusalem. Pendant la morne saison humide, il savait qu’il pleuvait à Christminster, mais il pouvait à peine croire que la pluie y fût aussi triste qu’ailleurs. Souvent il allait jusqu’à la Maison-Noire, fasciné par la vue d’un dôme, d’un clocher ou d’une petite fumée qui lui semblait mystique comme un encens.

Il rêva de s’y rendre après la tombée du jour, et même d’aller un peu plus loin pour voir les lumières nocturnes de là cité. Malgré son appréhension de rentrer seul, il s’arma de courage et mit son projet à exécution. Il n’était pas bien tard quand il arriva à la Maison-Noire, juste à l’heure du crépuscule; mais le ciel sombre au nord-est, d’où soufflait le vent, paraissait favoriser son entreprise, n fut récompensé : sans distinguer Ira lumières, il apercevait un halo de brouillard lumineux. Dans ce rayonnement, Jude crut voir Phillotson se promener, comme dans la fournaise de Nabuchodonosor. Il offrit ses lèvres au vert du nord-est qu’il savoura comme une douce liqueur. Et il crut entendre le son des cloches, la voix de la cité, faible et musicale, murmurant : « On est heureux ici. »

Un bruit le tira de son extase. Il aperçut une voiture de charbon conduite par deux hommes et un gamin. Celui-ci plaça une grosse pierre contre les roues et donna aux bêtes haletantes le loisir de se reposer. Jude s’adressa aux deux hommes, demandant s’ils venaient de Christminster.

— À Dieu ne plaise !… Avec ce chargement !…

— L’endroit dont je parle est là-bas.

Jude était si romanesquement épris de Christminster qu’il n’osait prononcer ce nom : tel un amant parlant de sa maltresse. Il montra la lumière dans le ciel; elle était à peine visible pour des yeux un peu figés.

— Oui, il y a au nord-est un point brillant. Cela doit être Christminster. Ici, un petit livre de contes, que Jude portait sous son bras, glissa et tomba sur la route. Le charretier l’examina pendant qu’il le ramassait et arrangeait les feuillets.

— Ah ! jeune homme, dit-il, il vous faudrait une autre caboche pour lire ce qu’on lit là-bas.

— Pourquoi ? demanda l’enfant.

— Oh ! les gens de Christminster ne s’occupent jamais de rien que nous puissions comprendre. Ils étudient les langues étrangères, les langues d’avant le déluge, quand il n’y avait pas deux familles, qui parlaient la même. Et ils lisent ces sortes de choses aussi vite que vole un engoulevent… Oh ! c’est une ville grave… Vous savez, je pense, qu’ils élèvent les pasteurs comme des radis de couche. Il leur faut cinq ans pour faire d’un lourdaud bredouillant un prêcheur solennel, à la longue figure, à la longue redingote noire, que sa propre mère ne reconnaîtrait pas toujours… Voilà ; c’est leur métier : chacun le sien.

— Mais comment savez-vous ?…

— N’interrompez pas, mon garçon, n’interrompez jamais vos anciens… Je ne suis point allé à Christminster, mais j’en ai entendu parler, ici et là, en allant par le monde et en fréquentant toutes les classes de la société. J’ai été renseigné par un de mes amis qui cirait les bottes à l’hôtel Crozier, à Christminster, dans sa jeunesse.

Jude remercia chaleureusement le charretier, disant qu’il aurait désiré pouvoir parler de Christminster, la moitié seulement aussi bien que lui.

Il continua seul sa route vers la maison; et sa méditation était si profonde qu’il en oublia d’avoir peur. L’enfant se transformait soudain. C’était le vœu de son cœur de s’attacher, de se vouer à quelque chose d’admirable. Trouverait-il à Christminster cet objet d’admiration ? Y avait-il un endroit où sans crainte des fermiers, des empêchements; du ridicule, il pourrait veiller et attendre, et se préparer à quelque haute entreprise, comme ces hommes d’autrefois dont il avait entendu parler ? Pareil au halo lumineux qui avait paru devant ses yeux un quart d’heure plus tôt, le lieu idéal rayonnait dans son esprit pendant qu’il poursuivait sa route ténébreuse.

« C’est une ville de lumière, » se disait-il.

« C’est là que croit l’arbre de la science, » ajouta-t-il quelques pas plus loin.

« C’est de là que viennent et c’est là que vont ceux qui parlent aux hommes.

« On peut dire que c’est un château gardé par la science et la religion. »

Après cette métaphore, il resta silencieux quelque temps, puis il ajouta :

« C’est là ce qu’il me faut. »



  1. Héros du fameux poème : Pilgrim’s Progress.