Jugement sur Sénèque, Plutarque et Pétrone

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Jugement sur Sénèque, Plutarque et Pétrone



JUGEMENT SUR SÉNÈQUE, PLUTARQUE ET PÉTRONE.
(1664.)

Je commencerai par Sénèque, et vous dirai avec la dernière impudence, que j’estime beaucoup plus sa personne que ses ouvrages. J’estime le précepteur de Néron, l’amant d’Agrippine, l’ambitieux qui prétendoit à l’empire. Du philosophe et de l’écrivain, je ne fais pas grand cas : je ne suis touché ni de son style ni de ses sentiments. Sa latinité n’a rien de celle du temps d’Auguste, rien de facile, rien de naturel : toutes pointes, toutes imaginations, qui sentent plus la chaleur d’Afrique ou d’Espagne, que la lumière de Grèce ou d’Italie. Vous y voyez des choses coupées, qui ont l’air et le tour de sentences, mais qui n’en ont ni la solidité, ni le bon sens ; qui piquent et poussent l’esprit, sans gagner le jugement. Son discours forcé me communique une espèce de contrainte ; et l’âme, au lieu d’y trouver sa satisfaction et son repos, y rencontre du chagrin et de la gêne.

Néron, qui pour être un des plus méchants princes du monde, ne laissoit pas d’être fort spirituel, avoit auprès de lui des espèces de petits maîtres fort délicats, qui traitoient Sénèque de pédant, et le tournoient en ridicule. Je ne suis pas de l’opinion de Berville, qui pensoit que le faux Eumolpe de Pétrone1 fût le véritable Sénèque. Si Pétrone eût voulu lui donner un caractère injurieux, c’eût été plutôt sous le personnage d’un pédant philosophe, que d’un poëte impertinent. D’ailleurs, il est comme impossible d’y trouver aucun rapport. Sénèque étoit le plus riche homme de l’empire, et louoit toujours la pauvreté : Eumolpe, un poëte fort mal dans ses affaires, et au désespoir de sa condition ; il se plaignoit de l’ingratitude du siècle, et trouvoit, pour toute consolation, que bonæ mentis soror est paupertas. Si Sénèque avoit des vices, il les cachoit avec soin, sous l’apparence de la sagesse : Eumolpe faisoit vanité des siens, et traitoit ses plaisirs avec beaucoup de liberté.

Je ne vois donc pas sur quoi Berville pouvoit appuyer sa conjecture. Mais je suis trompé, si tout ce que dit Pétrone du style de son temps, de la corruption de l’éloquence et de la poésie ; si les controversiæ sententiolis vibrantibus pictæ, qui le choquoient si fort ; si le vanus sententiarum strepitus, dont il étoit étourdi, ne regardoient pas Sénèque ; si le per ambages deorumque ministeria, etc., ne s’adressoit pas à la Pharsale de Lucain ; si les louanges qu’il donne à Virgile, à Horace, n’alloient pas au mépris de l’oncle et du neveu.

Quoi qu’il en soit, pour revenir à ce qui me semble de ce philosophe, je ne lis jamais ses écrits, sans m’éloigner des sentiments qu’il veut inspirer à ses lecteurs. S’il tâche de persuader la pauvreté, on meurt d’envie de ses richesses. Sa vertu fait peur, et le moins vicieux s’abandonneroit aux voluptés, par la peinture qu’il en fait. Enfin, il parle tant de la mort, et me laisse des idées si noires, que je fais ce qui m’est possible pour ne pas profiter de sa lecture. Ce que je trouve de plus beau dans ses ouvrages, sont les exemples et les citations qu’il y mêle. Comme il vivoit dans une cour délicate, et qu’il savoit mille belles choses de tous les temps, il en allègue de fort agréables, tantôt de César, d’Auguste, de Mécénas : car après tout, il avoit de l’esprit et de la connoissance infiniment ; mais son style n’a rien qui me touche ; ses opinions ont trop de dureté, et il est ridicule qu’un homme qui vivoit dans l’abondance, et se conservoit avec tant de soin, ne prêchât que la pauvreté et la mort.

Sur Plutarque.

Montaigne a trouvé beaucoup de rapports entre Plutarque et Sénèque2 : tous deux grands philosophes, grands prêcheurs de sagesse et de vertu ; tous deux précepteurs d’empereurs romains. L’un, plus riche et plus élevé ; l’autre, plus heureux dans l’éducation de son disciple. Les opinions de Plutarque (comme dit le même Montaigne) sont plus douces et plus accommodées à la société ; celles de Sénèque, plus fermes selon lui, plus dures et plus austères selon moi. Plutarque insinue doucement la sagesse, et veut rendre la vertu familière dans les plaisirs même. Sénèque ramène tous les plaisirs à la sagesse, et tient le seul philosophe heureux. Plutarque, naturel, et persuadé le premier, persuade aisément les autres. L’esprit de Sénèque se bande et s’anime à la vertu ; et comme si ce lui étoit une chose étrangère, il a besoin de se surmonter lui-même. Pour le style de Plutarque, n’ayant aucune connoissance du grec, je n’en saurois faire un jugement assuré : mais je vous avouerai que parmi les traités de sa morale, il y en a beaucoup où je ne puis rien comprendre, soit par la grande différence des choses et des manières de son temps à celles du nôtre, ou que véritablement ils soient au-dessus de mon peu d’intelligence. Le démon familier de Socrate, la création de l’âme, le rond de la lune3, peuvent être admirables à qui les entend. Je vous dirai nettement que je n’en connois pas la beauté ; et s’ils sont merveilleux, c’est une merveille qui me passe.

On peut juger par les bons mots des anciens qu’il nous a laissés, par ses dits qu’il ramasse avec tant de soin, par ses longs propos de table, combien il étoit sensible à la conversation. Cependant, ou il y avoit peu de délicatesse en ces temps-là, ou son goût n’étoit pas tout à fait exquis. Il soutient les matières graves et sérieuses, avec beaucoup de bon sens et de raison ; aux choses qui sont purement de l’esprit, il n’y a rien d’ingénieux ni de délicat.

À dire vrai, les Vies des Hommes illustres sont le chef-d’œuvre de Plutarque, et, à mon jugement, un des plus beaux ouvrages du monde. Vous y voyez ces grands hommes exposés en vue, et retirés chez eux-mêmes ; vous les voyez dans la pureté du naturel, et dans toute l’étendue de l’action. On y voit la fermeté de Brutus, et cette réponse fière au mauvais génie qui lui parla : on voit qu’il lui restoit malgré lui quelque impression de ce fantôme, que le raisonnement de Cassius eut de la peine à bien effacer. Peu de jours après, on lui voit disposer ses troupes, et donner le combat si heureux de son côté, et si funeste par l’erreur de Cassius. On lui voit retenter la fortune, perdre la bataille, faire des reproches à la vertu, et trouver plus de secours dans son désespoir, que chez une maîtresse ingrate qu’il avoit si bien servie4. Il y a une force naturelle dans le discours de Plutarque, qui égale les plus grandes actions ; et c’est de lui proprement qu’on peut dire : facta dictis exæquata sunt. Mais il n’oublie ni les médiocres, ni les communes ; il examine avec soin le train ordinaire de la vie. Pour ses Comparaisons, que Montaigne a trouvées si admirables5, elles me paroissent véritablement fort belles ; mais je pense qu’il pouvoit aller plus avant, et pénétrer davantage dans le fond du naturel. Il y a des replis et des détours en notre âme qui lui sont échappés. Il a jugé de l’homme trop en gros : il ne l’a pas cru si différent qu’il est de lui-même : méchant, vertueux, équitable, injuste, humain et cruel ; ce qui lui semble se démentir, il l’attribue à des causes étrangères. Enfin, s’il eût défini Catilina, il nous l’eût donné avare ou prodigue : cet alieni appetens, sui profusus, étoit au-dessus de sa connoissance, et il n’eût jamais démêlé ces contrariétés, que Salluste a si bien séparées, et que Montaigne lui-même a beaucoup mieux entendues.

Sur Pétrone.

I. Pour juger du mérite de Pétrone, je ne veux que voir ce qu’en dit Tacite6 ; et sans mentir, il faut bien que c’ait été un des plus honnêtes hommes du monde, puisqu’il a obligé un historien si sévère de renoncer à son naturel, et de s’étendre avec plaisir sur les louanges d’un voluptueux. Ce n’est pas qu’une volupté si exquise n’allât autant à la délicatesse de l’esprit qu’à celle du goût. Cet erudito luxu, cet arbiter elegantiarum7, est le caractère d’une politesse ingénieuse, fort éloignée des sentiments grossiers d’un vicieux : aussi n’étoit-il pas si possédé de ses plaisirs, qu’il fût devenu incapable des affaires. La douceur de sa vie ne l’avoit pas rendu ennemi des occupations. Il eut le mérite d’un gouverneur, dans son gouvernement de Bithynie ; la vertu d’un consul, dans son consulat. Mais, au lieu d’assujettir sa vie à sa dignité, comme font la plupart des hommes, et de rapporter là tous ses chagrins et toutes ses joies, Pétrone, d’un esprit supérieur à ses charges, les ramenoit à lui-même ; et pour m’expliquer à la façon de Montaigne, il ne renoncoit pas à l’homme en faveur du magistrat. Pour sa mort, après l’avoir bien examinée, ou je me trompe, ou c’est la plus belle de l’antiquité. Dans celle de Caton, je trouve du chagrin et même de la colère. Le désespoir des affaires de la République, la perte de la liberté, la haine de César, aidèrent beaucoup sa résolution ; et je ne sais si son naturel farouche n’alla point jusqu’à la fureur, quand il déchira ses entrailles.

Socrate est mort véritablement en homme sage, et avec assez d’indifférence : cependant il cherchoit à s’assurer de sa condition, en l’autre vie, et ne s’en assuroit pas. Il en raisonnoit sans cesse, dans la prison, avec ses amis, assez faiblement ; et pour tout dire, la mort lui fut un objet considérable. Pétrone seul a fait venir la mollesse et la nonchalance dans la sienne. Audiebatque referentes, nihil de immortalitate animæ et sapientium placitis, sed levia carmina et faciles versus8. Il n’a pas seulement continué ses fonctions ordinaires : à donner la liberté à des esclaves, à en faire châtier d’autres ; il s’est laissé aller aux choses qui le flattoient, et son âme, au point d’une séparation si fâcheuse, étoit plus touchée de la douceur et de la facilité des vers, que de tous les sentiments des philosophes.

Pétrone, à sa mort, ne nous laisse qu’une image de la vie : nulle action, nulle parole, nulle circonstance qui marque l’embarras d’un mourant. C’est pour lui proprement, que mourir est cesser de vivre. Le vixit des Romains lui appartient justement.

II. Je ne suis pas de l’opinion de ceux qui croyent que Pétrone a voulu reprendre les vices de son temps, et qu’il a composé une Satire avec le même esprit qu’Horace écrivoit les siennes. Je me trompe, ou les bonnes mœurs ne lui ont pas tant d’obligation. C’est plutôt un courtisan délicat qui trouve le ridicule, qu’un censeur public qui s’attache à blâmer la corruption. Et pour dire vrai, si Pétrone avoit voulu nous laisser une morale ingénieuse, dans la description des voluptés, il auroit tâché de nous en donner quelque dégoût. Mais c’est là que paroît le vice, avec toutes les grâces de l’auteur ; c’est là qu’il fait voir avec plus de soin l’agrément et la politesse de son esprit.

Davantage, s’il avoit eu dessein de nous instruire, par voie plus fine et plus cachée que celle des préceptes, pour le moins verrions-nous quelque exemple de la justice divine ou humaine sur ces débauchés. Tant s’en faut, le seul homme de bien qu’il introduit, le pauvre Lycas, marchand de bonne foi, craignant bien les dieux, périt misérablement dans la tempête, au milieu de ces corrompus qui sont conservés. Encolpe et Giton s’attachent l’un avec l’autre, pour mourir plus étroitement unis ensemble, et la mort n’ose toucher à leurs plaisirs. La voluptueuse Tryphène se sauve dans un esquif avec toutes ses hardes. Eumolpe fut si peu ému du danger, qu’il avoit le loisir de faire quelque épigramme. Lycas, le pieux Lycas9, appelle inutilement les dieux à son secours ; et à la honte de leur providence, il paye ici pour tous les coupables. Si l’on voit quelquefois Encolpe dans les douleurs, elles ne lui viennent pas de son repentir. Il a tué son hôte, il est fugitif, il n’y a sorte de crime qu’il n’ait commis. Grâce à la bonté de sa conscience, il vit sans remords ; ses larmes, ses regrets ont une cause bien différente ; il se plaint de l’infidélité de Giton qui l’abandonne. Son désespoir est de se l’imaginer dans les bras d’un autre, qui se moque de la solitude où il est réduit. Jacent nunc amatores obligati noctibus totis, et forsitan mutuis lubidinibus attriti, derident solitudinem meam.

Tous les crimes lui ont succédé heureusement, à la réserve d’un seul, qui lui a véritablement attiré une punition fâcheuse ; mais c’est un péché, pour qui les lois divines et humaines n’ont point ordonné de châtiment. Il avoit mal répondu aux caresses de Circé, et à la vérité son impuissance est la seule faute qui lui a fait de la peine. Il avoue qu’il a failli plusieurs fois ; mais qu’il n’a jamais mérité la mort qu’en cette occasion. Enfin, sans m’attacher au détail de toute l’histoire, il retombe dans le même crime, et reçoit le supplice mérité, avec une parfaite résignation. Alors il rentre en lui-même, et connoît la colère des dieux :

Hellespontiaci sequitur gravis ira Priapi.

Il se lamente du pitoyable état où il se trouve : funerata est pars illa corporis, quâ quondam Achilles eram10 ; et pour recouvrer sa vigueur, il se met entre les mains d’une prêtresse de ce Dieu avec de très-bons sentiments de religion, mais en effet les seuls qu’il paroisse avoir dans toutes ses aventures. Je pourrois dire encore que le bon Eumolpe est couru des petits enfants, quand il récite ses vers : mais quand il corrompt son disciple, la mère le regarde comme un philosophe ; et couchés dans une même chambre, le père ne s’éveille pas, tant le ridicule est sévèrement puni chez Pétrone, et le vice heureusement protégé. Jugez, par là, si la vertu n’a pas besoin d’un autre orateur, pour être persuadée. Je pense qu’il est du sentiment de Bautru11 : « Qu’honnête homme et bonnes mœurs ne s’accordent pas ensemble. » Si ergo Petronium adimus, adimus virum ingenio vere aulico, elegantiæ arbitrum, non sapientiæ.

III. On ne sauroit douter que Pétrone n’ait voulu décrire les débauches de Néron, et que ce Prince ne soit le principal objet de son ridicule : mais de savoir si les personnes qu’il introduit, sont véritables ou feintes, s’il nous donne des caractères à sa fantaisie, ou le propre naturel de certaines gens, la chose est fort difficile, et on ne peut raisonnablement s’en assurer. Je pense, pour moi, qu’il n’y a aucun personnage, dans Pétrone, qui ne puisse convenir à Néron. Sous Trimalcion, il se moque apparemment de sa magnificence ridicule, et de l’extravagance de ses plaisirs. Eumolpe nous représente la folle passion qu’il avoit pour le théâtre : Sub nominibus exoletorum fœminarumque, et novitate cujusque stupri, flagitia principis perscripsit12 ; et par une agréable disposition de différentes personnes imaginées, il touche diverses impertinences de l’Empereur, et le désordre ordinaire de sa vie.

On pourra dire que Pétrone est bien contraire à soi-même, d’en blâmer les vices, la mollesse et les plaisirs, lui qui fut si ingénieux dans la recherche des voluptés : Dum nihil amœnum, et molle affluentia putat nisi quod ei Petronius approbavisset13. Car, à vrai dire, quoique le Prince fût assez corrompu, de son naturel, au jugement de Plutarque, la complaisance de ce courtisan a contribué beaucoup à le jeter dans toute sorte de luxe et de profusion. En cela, comme en la plupart des choses de l’histoire, il faut regarder la différence des temps. Avant que Néron se fût laissé aller à cet étrange abandonnement, personne ne lui étoit si agréable que Pétrone ; jusques-là, qu’une chose passoit pour grossière, quand elle n’avoit pas son approbation. Cette cour étoit comme une école de voluptés recherchées, où tout se rapportoit à la délicatesse d’un goût si exquis. Je crois même que la politesse de notre auteur devint pernicieuse au public, et qu’il fut un des principaux à ruiner des gens considérables, qui faisoient une profession particulière de sagesse et de vertu. Il ne prêchoit que la libéralité à un Empereur déjà prodigue, la mollesse à un voluptueux. Tout ce qui avoit une apparence d’austérité, avoit pour lui un air ridicule.

Selon mes conjectures, Thraséas eut son tour, Helvidius le sien ; et quiconque avoit du mérite sans l’art de plaire, n’étoit pas fâcheux impunément. Dans cette sorte de vie, Néron se corrompoit de plus en plus ; et comme la délicatesse des plaisirs vint à céder au désordre de la débauche, il tomba dans l’extravagance de tous les goûts. Alors Tigellin, jaloux des agréments de Pétrone et des avantages qu’il avoit sur lui dans la science des voluptés, entreprit de le ruiner : quasi adversus semulum et scientia voluptatum potiorem14. Ce ne lui fut pas une chose mal aisée, car l’Empereur, abandonné comme il étoit, ne pouvoit plus souffrir un témoin si délicat de ses infamies. Il étoit moins gêné par le remords de ses crimes, que par une honte secrète qu’il sentoit de ses voluptés grossières, quand il se souvenoit de la délicatesse des passées. Pétrone, de son côté, n’avoit pas de moindres dégoûts ; et je pense que dans le temps de ses mécontentements cachés, il composa cette Satire ingénieuse, que nous n’avons malheureusement que défigurée.

Nous voyons dans Tacite l’éclat de sa disgrâce ; et qu’ensuite de la conspiration de Pison, l’amitié de Sévinus fut le prétexte de sa perte.

IV. Pétrone est admirable par tout, dans la pureté de son style, dans la délicatesse de ses sentiments ; mais ce qui me surprend davantage, est cette grande facilité à nous donner ingénieusement toute sorte de caractères. Térence est peut-être l’auteur de l’antiquité qui entre le mieux dans le naturel des personnes. J’y trouve cela à redire, qu’il a trop peu d’étendue : tout son talent est borné à faire bien parler des valets et des vieillards, un père avare, un fils débauché, une esclave, une espèce de Briguelle15. Voilà où s’étend la capacité de Térence. N’attendez de lui ni galanterie, ni passion, ni les sentiments, ni les discours d’un honnête homme. Pétrone, d’un esprit universel, trouve le génie de toutes les professions, et se forme comme il lui plaît à mille naturels différents. S’il introduit un déclamateur, il en prend si bien l’air et le style, qu’on diroit qu’il a déclamé toute sa vie. Rien n’exprime plus naturellement le désordre d’une vie débauchée que les querelles d’Encolpe et d’Ascylte sur le sujet de Giton.

Quartilla ne représente-t-elle pas admirablement ces femmes prostituées, quarum sic accensa libido, ut sæpius peterent viros, quam peterentur ? Les noces du petit Giton et de l’innocente Pannychis, ne nous donnent-elles pas l’image d’une impudicité accomplie ?

Tout ce que peut faire un sot ridiculement magnifique dans un repas, un faux délicat, un impertinent, vous l’avez, sans doute, au festin de Trimalcion.

Eumolpe nous fait voir la folie qu’avoit Néron pour le théâtre, et sa vanité à réciter ses ouvrages ; et vous remarquerez, en passant, par tant de beaux vers dont il fait un méchant usage, qu’un excellent poëte peut être un malhonnête homme. Cependant comme Encolpe, pour représenter Eumolpe, un faiseur de vers fantasques, ne laisse pas de trouver en sa physionomie quelque chose de grand, il observe judicieusement de ne pas ruiner les idées qu’il nous en donne. Cette maladie qu’il a de composer hors de propos, même in viciniâ mortis ; sa volubilité à dire ses compositions, en tous lieux et en tous temps, répondent à son début ridicule : Ego, inquit, poeta sum, et ut spero, non humillimi spiritus, si modo coronis aliquid credendum est, quas etiam ad imperitos deferre gratia solet16. Sa connoissance assez générale, ses actions extraordinaires, ses expédients en de malheureuses rencontres, sa fermeté à soutenir ses compagnons dans le vaisseau de Lycas, cette cour plaisante de chercheurs de successions qu’il s’attire dans Crotone, ont toujours du rapport avec les choses qu’Encolpe s’en étoit promises : Senex canus, exercitati vultus, et qui videretur, nescio quid magnum promittere.

Il n’y a rien de si naturel que le personnage de Chrysis : toutes nos confidentes n’en approchent pas ; et, sans parler de sa première conversation avec Polyénos, ce qu’elle lui dit de sa maîtresse, sur l’affront qu’elle a reçu, est d’une naïveté inimitable : Verum enim fatendum est, ex qua hora accepit injuriam, apud se non est. Quiconque a lu Juvénal connoît assez impotentiam matronarum, et leur méchante humeur : si quando vir aut familiaris infelicius cum ipsis rem habuerat. Mais il n’y a que Pétrone qui eût pu nous décrire Circé si belle, si voluptueuse et si galante.

Œnothéa, la prêtresse de Priape, me ravit avec les miracles qu’elle promet : avec ses enchantements, ses sacrifices, sa désolation sur la mort de l’oie sacrée, et la manière dont elle s’appaise, quand Polyénos lui fait un présent dont elle peut acheter une oie et des dieux, si bon lui semble.

Philumène, cette honnête dame, n’est pas moins bonne, qui, après avoir escroqué plusieurs héritages, dans la fleur de sa jeunesse et de sa beauté, devenue vieille, et par conséquent inutile à tout plaisir, tâchoit de continuer ce bel art, par le moyen de ses enfants, qu’avec mille beaux discours elle introduisoit auprès des vieillards qui n’en avoient point. Enfin, il n’y a naturel, il n’y a profession, dont Pétrone ne suive admirablement le génie. Il est poëte, il est orateur, il est philosophe, quand il lui plaît.

Pour ses vers, j’y trouve une force agréable, une beauté naturelle : naturali pulchritudine carmen exsurgit ; en sorte que Douza17 ne sauroit plus souffrir la fougue et l’impétuosité de Lucain, quand il a lu la Prise de Troye, ou ce petit essai de la Guerre civile, qu’il assure aimer beaucoup mieux

Quam vel trecenta Cordubensis illius
Pharsalicorum versuum volumina.

Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que Lucrèce n’a pas traité si agréablement la matière des songes que Pétrone :

Somnia, quæ mentes ludunt, volitantibus umbris,
Non delubra Deûm, nec ab æthere numina mittunt ;
Sed sibi quisque facit. Nam, cum prostrata sopore
Urget membra quies, et mens sine pondere ludit ;
Quidque luce fuit, tenebris agit. Oppida bello
Qui quatit, et flammis miserandas sævit in urbes,
Tela videt, etc.18

Et que peut-on comparer à cette nuit voluptueuse, dont l’image remplit l’âme de telle sorte, qu’on a besoin d’un peu de vertu, pour s’en tenir aux simples impressions qu’elle fait sur l’esprit ?

Qualis nox fuit illa, Dî, Deæque !
Quam mollis torus ! Hæsimus calentes,
Et transfudimus hinc et hinc labellis
Errantes animas. Valete Curæ !
Mortalis ego sic perire cœpi19.

« Quelle nuit, ô bons dieux ! Quelle chaleur ! Quels baisers ! Quelle haleine ! Quel mélange d’âmes, en ces chaudes et amoureuses respirations ! »

Quoique le style de déclamateur semble ridicule à Pétrone, il ne laisse pas de montrer beaucoup d’éloquence en ses déclamations ; et pour faire voir que les plus débauchés ne sont pas incapables de méditation et de retour, la morale n’a rien de plus sérieux, ni de mieux touché, que les réflexions d’Encolpe sur l’inconstance des choses humaines, et sur l’incertitude de la mort.

Quelque sujet qui se présente, on ne peut ni penser plus délicatement, ni s’exprimer avec plus de netteté. Souvent, en ses narrations, il se laisse aller au simple naturel, et se contente des grâces de la naïveté ; quelquefois il met la dernière main à son ouvrage, et il n’y a rien de si poli. Catulle et Martial traitent les mêmes choses grossièrement ; et si quelqu’un pouvoit trouver le secret d’envelopper les ordures avec un langage pareil au sien, je réponds pour les dames, qu’elles donneroient des louanges à sa discrétion.

Mais ce que Pétrone a de plus particulier, c’est qu’à la réserve d’Horace, en quelques odes, il est peut-être le seul de l’antiquité qui ait su parler de galanterie. Virgile est touchant dans les passions : les amours de Didon, les amours d’Orphée et d’Eurydice ont du charme et de la tendresse ; toutefois, il n’a rien de galant, et la pauvre Didon, tant elle avoit l’âme pitoyable, devint amoureuse du pieux Énée, au récit de ses malheurs. Ovide est spirituel et facile, Tibulle délicat, cependant il falloit que leurs maîtresses fussent plus savantes que Mlle de Scudéri. Comme ils allèguent les dieux, les fables et des exemples tirés de l’antiquité la plus éloignée, ils promettent toujours des sacrifices ; et je pense que M. Chapelain a pris d’eux la manière de brûler les cœurs en holocauste20. Lucien, tout ingénieux qu’il est, devient grossier, sitôt qu’il parle d’amour. Ses courtisanes ont plutôt le langage des lieux publics, que les discours des ruelles. Pour moi, qui suis grand admirateur des anciens, je ne laisse pas de rendre justice à notre nation, et de croire que nous avons sur eux en ce point un grand avantage. Et sans mentir, après avoir bien examiné cette matière, je ne sache aucun de ces grands génies, qui eût pu faire parler d’amour Massinisse et Sophonisbe, César et Cléopâtre, aussi galamment que nous les avons ouï parler en notre langue21. Autant que les autres nous le cèdent, autant Pétrone l’emporte sur nous. Nous n’avons point de roman qui nous fournisse une histoire si agréable que la Matrone d’Éphèse22. Rien de si galant que les poulets de Circé et de Polyénos23; toute leur aventure, soit dans l’entretien, soit dans les descriptions, a un caractère fort au-dessus de la politesse de notre siècle. Jugez cependant s’il eût traité délicatement une belle passion, puisque c’étoit ici une affaire de deux personnes qui, à leur première vue, devoient goûter le dernier plaisir.




NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Voy. Pétrone, Satyr., cap. xc, et seq., de l’éd. de Burmann. — Quel est ce Berville dont il est ici parlé ? Ni Des Maizeaux, ni personne après lui, n’a cherché à l’éclaircir. Je crois que Berville, cité par notre auteur avec une estime familière, n’est autre que Bardouville, gentilhomme normande et fort bel esprit, nommé dans la Conversation du maréchal d’Hocquincourt, et qui possédoit la seigneurie de Berville, dont il avoit probablement porté le nom, avant ou en même temps que celui de la seigneurie de Bardouville, laquelle en étoit voisine. Voyez l’ouvrage indiqué par le P. Le Long, t. III, n° 35 281 ; et notre tome I, pages 38 et 39.

2. Voy. les Essais de Montaigne, liv. II, ch. x.

3. Plutarque a fait trois petits traités, intitulés, selon la traduction d’Amyot : Du démon ou esprit familier de Socrate ; de la création de l’âme, que Platon décrit dans son Timæus ; de la face qui apparoît dedans le rond de la lune. (Des Maizeaux.)

4. Voy., dans le Dictionnaire de Bayle, l’article Brutus ; et, dans la Biogr. univers., de Michaud, au même mot.

5. Essais, liv. II, ch. xxxii.

6. Tacite, Annal., lib. XVI, cap. xviii-xix. Saint-Évremond a cru que le Pétrone, dont Tacite parle ici, est l’auteur du Satyricon ; mais l’identité n’est pas démontrée, et de très-bons critiques en ont nié la vraisemblance. Voy. l’article Pétrone, de la Biogr. univers.

7. Expressions de Tacite, loc. cit.

8. Tacite, loc. cit.

9. M. Nodot a critiqué cet endroit dans ses notes sur Pétrone ; mais mal à propos. Il a cru que M. de Saint-Évremond appelloit Lycas pieux, à cause que Pétrone lui donne la qualité de verecundissimus. Ce n’est point cela. M. de Saint-Évremond accuse Pétrone de protéger l’impiété et le vice, pendant qu’il fait opprimer la vertu et la piété ; et il le prouve par l’exemple de Lycas, qui étant le seul dans la tempête qui craignît la colère des dieux, et mît tout en usage pour l’apaiser, fut aussi le seul de la troupe qui périt misérablement. Ce n’est donc que par rapport à ces mouvements de dévotion qu’il l’appelle le pieux Lycas ; c’est à cause de l’empressement qu’il a de faire rendre le voile et le sistre d’Isis, et des instances réitérées qu’il fait à Encolpe sur ce sujet. Tu, inquit, Encolpi, succurre periclitantibus ; id est, vestem illam divinam, sistrumque redde navigio. Per fidem, miserere, quemadmodum quidem soles. Et illum quidem vociferantem in mare ventus excussit, repetitumque infesto gurgite procella circumegit, atque hausit. (Des Maizeaux.) Satyr., 114.

10. Voy. Pétrone., Satyr., cap. 127 à 129.

11. Le même dont il est question dans la lettre au comte d’Olonne, qui précède. Bautru étoit un fort bel esprit. Quelques vers de lui, ou à lui attribués, ont été imprimés dans le Cabinet satirique. Voy. la Biogr. univ.

12. Tacite, loc. cit.

13. Tacite, ibidem.

14. Tacite, loc. cit.

15. Le premier qui fit les intrigues de la comédie italienne, étoit provençal, et s’appelloit Briguelle. Il y réussit si bien, qu’on a donné depuis le nom de Briguelle au valet fourbe, qui conduit les intrigues. (Des Maizeaux.)

16. Pétrone, Satyr., 83.

17. Jean Van der Does, en latin Douza, gentilhomme hollandois et bon philologue du seizième siècle ; auteur des Præcidanea Petron., lib. II, cap. xii.

18. Satyric., cap. civ.

19. Satyric., cap. lxxix. Quelques philologues lisent : Valete curæ mortales ! Voy. ibi., Burmann, et Antonius sur Pétrone, édit. de 1781.

20. Chapelain fait parler le comte de Dumois (amoureux de la Pucelle d’Orléans), en ces termes :

Pour ces célestes yeux, et ce front magnanime,
Je sens un feu subtil, qui surpasse l’estime :
Je n’en souhaite rien ; et si j’en suis amant,
D’un amour sans désir je le suis seulement.
De ce feu toutefois, que me sert l’innocence,
Si tout sage qu’il est, il me fait violence ?
Hélas ! Il me dévore, et mon cœur embrasé,
Déjà par sa chaleur est de force épuisé.
Et soit ! consumons-nous d’une flamme si belle,
Brûlons en holocauste au feu de la Pucelle ;
Laissons-nous pour sa gloire en cendres convertir,
Et tenons à bonheur d’en être le martyr.

La Pucelle, Liv. II, à la fin.

21. Voyez la Sophonisbe, et la Mort de Pompée, de Pierre Corneille.

22. On trouve, dans les Œuvres de Saint-Évremond, publiées, soit à Paris, soit en Hollande, une traduction en prose de ce conte de la Matrone d’Éphèse. Mais cette traduction est fort différente, dans les éditions données d’après Des Maizeaux, et dans les éditions de Barbin, ou on la trouve très-altérée. — L’imitation de la Fontaine ôtant tout intérêt à cette prose, je me suis abstenu de la reproduire ici.

23. Voy. les chapitres cxxix et cxxx du Satyricon.