Jules César (Shakespeare)/Traduction Montégut, 1870/Avertissement

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Traduction par Émile Montégut.
Texte établi par Émile Montégut, Hachette (Œuvres complètes. Tome VIIp. 391-401).


AVERTISSEMENT.


La première édition connue de Jules César est celle de l’in-folio de 1623, et quelques éditeurs modernes ont remarqué, non sans malice à l’égard des honnêtes mânes d’Heminge et de Condell, que cette tragédie avait été imprimée avec une correction que n’offrent malheureusement pas les autres pièces publiées par eux pour la première fois. C’est sans doute au style de la pièce que nous sommes redevables de cette correction, style net, simple, sans surcharge d’ornements comme les pièces de la première période et de la période intermédiaire de Shakespeare, sans concision obscure et effort d’énergie comme les pièces de la dernière période. Ceux qui sur l’examen du style ont cru devoir rapporter cette pièce aux années comprises entre 1600 et 1603 sont à notre avis les plus voisins de la vérité. On peut en effet observer dans ce drame le passage d’un style à un autre ; jamais Shakespeare n’a écrit d’un style à la fois moins imagé et moins dense. La période poétique s’y développe avec une ampleur pleine d’aisance, et la pensée s’y sert de la parole non comme d’une esclave bonne à être torturée jusqu’à ce qu’elle ait satisfait aux plus excentriques exigences de l’imagination, mais comme d’une amie que l’on doit traiter avec déférence et respect ; Shakespeare l’emploie ici plutôt comme un orateur que comme un poète. Jules César en effet porte du commencement à la fin un caractère oratoire, et se distingue par là de toutes les autres pièces de Shakespeare. C’est probablement à ces particularités que nous devons la correction relative de cette pièce ; car elle n’offre rien qui puisse embarrasser même l’esprit le plus ordinaire et le moins sagace.

Ainsi la date de sa production devrait être comprise entre 1600 et 1603, si l’on en juge d’après l’examen du style, aucune des pièces qui précèdent cette époque n’étant aussi sobre d’images, et aucune de celles qui la suivent n’ayant une telle ampleur et une telle aisance de langage. Malone cependant conjecturait qu’elle avait pu être écrite vers 1607 ; mais la raison qu’il donne de cette opinion est assez peu satisfaisante. Cette raison, c’est qu’en cette année 1607 parut une pièce sur le même sujet par le comte de Sterline, et qu’il s’y rencontre une ou deux idées dont Shakespeare aurait fait son profit. Si Shakespeare a profité de la pièce de Sterline comme le croyait Malone, il faut avouer qu’il s’est bien dépêché de tirer avantage de cette publication, et que son chef-d’œuvre a suivi de bien près la production de son prétendu rival. Si l’opinion de Malone est fondée, ce n’est pas en 1607 qu’il faut rapporter la composition de Jules César, mais dans les années qui ont suivi. Malheureusement pour l’hypothèse de Malone, les érudits et bibliophiles modernes ont établi qu’avant l’édition de 1607 le drame de Sterline en avait eu une première en Écosse trois ans auparavant. Un critique moderne, M. Collier, a découvert un sentier détourné par lequel il s’est approché plus sûrement de la date probable. Il a été frappé de la ressemblance qui existe entre un passage d’un poëme de Drayton, les Guerres des barons, où le poëte résume le caractère de Mortimer, et le passage où par la bouche d’Antoine Shakespeare résume le caractère de Brutus : « Sa vie fut noble, et les éléments étaient en lui mêlés de telle sorte que la nature pouvait se lever et dire au monde entier, « c’était un homme. » La ressemblance est en effet frappante et aussi étroite que possible. L’édition du poëme de Drayton où se trouve ce passage est de 1603 ; mais cette date ne nous renseigne pas sur celle de Jules César, et nous laisse incertain de savoir qui de Drayton ou de Shakespeare a imité l’autre. Si c’est Drayton, Jules César est antérieur à 1603 ; si c’est Shakespeare, la date de Jules César peut se rapprocher beaucoup de celle de Malone. Mais avant l’édition de 1603, les Guerres des barons en avaient eu une première en 1596 sous ce titre : la Mortimeriade, et dans cette édition, le passage relevé par M. Collier n’existe pas. C’est donc Drayton qui est l’imitateur, et Jules César est antérieur à 1603.

La source où Shakespeare a puisé presque uniquement, c’est Plutarque. Cependant il est bon de dire pour mémoire qu’il existait sur ce sujet une vieille pièce anglaise dont l’auteur est inconnu, et qu’en outre il fut joué en 1582, au collège de Christ Church, Université d’Oxford, une pièce écrite en latin sous ce titre Epilogus Cæsaris interfecti, par un certain Richard Eedes. Jusqu’à quel point Shakespeare est redevable à ces productions antérieures, nous ne pouvons le dire, puisqu’elles ne sont pas venues jusqu’à nous, heureusement, et que le temps dans une heure de bon sens a bien voulu les jeter au gouffre des choses inutiles, service qu’il ne rend pas assez souvent à l’humanité.

Le docteur Johnson trouvait le Jules César plus froid que les autres pièces de Shakespeare ; peut-être y a-t-il quelque chose de vrai dans cette opinion ; mais cela tient à ce que cette pièce s’adresse à des facultés toutes différentes de celles que Shakespeare met d’ordinaire en mouvement. Cette fois il ne s’adresse ni à l’imagination, ni à la sensibilité, ni à la passion, il s’adresse aux facultés réfléchies et attentives, à la méditation du philosophe, à l’expérience du politique, à la conscience des hommes nobles et vertueux. Le spectacle qu’il présente est émouvant comme ceux que notre Corneille a mis si souvent au théâtre. Ici nous ne pouvons assez nous étonner que Voltaire qui a traduit en vers libres les trois premiers actes de Jules César pour mettre cette pièce en opposition avec le théâtre de Corneille, n’ait pas vu, malgré tout son esprit, que l’exemple est mal choisi pour établir un contraste, cette pièce étant de tout le théâtre de Shakespeare celle qui se rapproche le plus de la tragédie classique en général et de la tragédie de Corneille en particulier. Qu’est-ce que Shakespeare nous montre en effet dans cette pièce ? les sentiments des âmes de haute condition opprimées par la raison d’état : c’est à ces mêmes sentiments élevés et presque abstraits que Corneille demande son pathétique ; Brutus est un frère de l’Émilie de Cinna. Dans cette pièce Shakespeare n’ouvre pas non plus devant l’imagination les perspectives infinies et fantastiques de ses autres drames ; la scène est vaste, aussi vaste que possible, mais elle est circonscrite cependant ; elle a pour cadre Rome et pour horizon l’univers romain. Certes voilà un large espace, et pourtant on peut dire qu’étant données les exigences du génie de Shakespeare, cet espace est restreint.

Des trois pièces empruntées par Shakespeare à Plutarque, Jules César est celle qui nous paraît la plus réellement romaine. Les deux autres nous tirent de Rome et du monde romain et promènent notre imagination sur les personnages analogues aux leurs qu’ont produits les autres sociétés civilisées. Coriolan dans ses dédains, sa noblesse, sa hauteur aristocratique pourrait être un gentilhomme anglais aussi bien qu’un patricien romain ; Shakespeare a pu voir, observer auprès de lui le modèle de ce caractère. Antoine et Cléopâtre sont deux amants nobles de toutes les sociétés aristocratiques ; Antoine est un grand seigneur, Cléopâtre une belle et grande dame de tous les temps. Ajoutez que ce caractère de sirène voluptueuse qui est celui de Cléopâtre nous tire de l’Orient grec et de l’antiquité romaine par ce qu’il a d’ondoyant et de divers, par sa science du caprice, son art des grâces fugitives, sa tactique de fée mobile et insaisissable, toutes choses uniques dans l’histoire antique, et contraires à la netteté et à la précision que les anciens portaient dans tous leurs sentiments, même dans les plus pervers. Cléopâtre est une véritable exception dans le monde ancien, et placée comme elle l’est sur la limite de notre ère, on peut dire qu’elle prophétise et inaugure la sensualité et la sentimentalité romantiques, que la première elle révèle l’étendue des ressources de l’âme pour la passion, et ce qu’ajoutent à l’ivresse du corps les arts subtils de l’esprit. Mais Jules César nous prend à Rome et nous laisse à Rome. Les caractères sont strictement romains et sans analogues dans nos sociétés ; les sentiments sont exclusivement romains et sans ressemblance avec les nôtres ; l’émeute même est romaine, quoique la mobilité des foules populaires soit de tous les temps et de sous les pays, comme les girouettes sont de tous les clochers. Toutes les nuances de la haute société romaine à la fin de la république ont été observées par Shakespeare avec un soin admirable. Tous ces personnages sont romains, mais chacun d’eux est un Romain particulier.

Voici Brutus, le platonicien, âme noble et chimérique, vertueuse et étroite, dévouée à la liberté qu’il préfère à tout intérêt de caste et de condition, mais qui soit par le fait de l’habitude, soit par une erreur de jugement confond la liberté en elle-même avec la liberté de sa caste, et pour affranchir Rome donnerait des liens à l’univers ; modèle éternel des erreurs dans desquelles tombent les spiritualistes lorsqu’ils ne corrigent pas leurs convictions absolues par l’expérience empirique et l’adresse de l’esprit. Voici Cassius, l’athée sectateur des doctrines d’Épicure, le patricien égoïste et violent qui ne sacrifie pas à l’idéal comme Brutus, mais qui concentre le monde entier dans les intérêts de sa caste et dans la sécurité de sa liberté personnelle. Jaloux et envieux comme un démagogue par préjugé de race, soupçonneux comme un avare par esprit de caste, il considère toute supériorité naturelle comme une menace pour ses privilèges, toute mesure prise au nom du bien général comme un attentat contre son patrimoine, tout changement dans l’état comme un crime envers sa personne, et la trahison et l’assassinat changeant de nom apparaissent à son âme fermée à la justice comme de droit naturel. Voici Casca, le vrai Romain traditionnel, lourd, brutal, superstitieux, inaccessible à la pitié, sans vie morale, bête de proie organisée pour la force seule. Voici Antoine, le représentant de ce qu’on peut appeler la jeune Rome de l’époque, qui des traditions de l’aristocratie n’a gardé que l’élégance et les arts du commandement : celui-là ne demande pas mieux que d’entrer en accommodement avec les nécessités du temps et d’être le serviteur de l’avenir pourvu qu’il le gouverne. Voici Portia, type suprême de la matrone romaine dans les siècles de la république, héritière du nom et de l’âme de Caton, en qui brille la vertu romaine par excellence, la constance. Cicéron ne fait que traverser le drame, mais dans les quelques mots qu’il prononce, il trouve le moyen de laisser entrevoir un caractère, celui de l’homme éclairé, dégagé des erreurs du vulgaire, du sectateur de la philosophie grecque qui lui enseigne qu’un prodige est un phénomène dont la cause n’a pas encore été saisie ou soupçonnée.

Mais là où Shakespeare a montré toute l’étendue et toute la sûreté de son génie, c’est dans la peinture de l’âme de César. César n’est pas à proprement parler le héros de la pièce dont il porte le nom, et où il nous est présenté seulement pour mourir. C’est donc le César de la dernière heure qui nous apparaît seul, et c’est aussi le César de la dernière heure que Shakespeare nous a peint. Le voilà tel que nous le montrent les historiens dans les suprêmes années de ; sa vie, emporté pour ainsi dire au-dessus de la sphère de la terre par l’élévation naturelle de son âme et la volupté du triomphe. Les longues luttes ont pris fin, les obstacles ont disparu l’un après l’autre ; ce n’est plus un héros, c’est un Dieu, et il parle comme un être désormais exempt des servitudes de la condition humaine et pour qui l’apothéose a déjà commencé. « Les prières pourraient m’émouvoir si j’étais moi-même de nature à prier pour émouvoir : mais je suis constant comme l’étoile du Nord, qui pour l’immobilité et la fixité n’a pas son égale dans le firmament. Les cieux sont émaillés d’innombrables étincelles, toutes sont de feu et chacune d’elles est brillante ; mais de toutes il n’y en a qu’une seule qui garde sa place : il en est ainsi du monde, — il est amplement fourni d’hommes, et ces hommes sont de chair et de sang, susceptibles d’être émus ; cependant dans le nombre j’en connais un, mais un seul, contre lequel nul assaut ne peut prévaloir, et qui garde sa position sans être ébranlé par aucun mouvement, et cet homme c’est moi… » À vrai dire, dès l’origine il y eut toujours un Dieu dans César, ainsi qu’en témoignent ces paroles lorsque tout jeune encore il prononça l’éloge funèbre de sa tante Julie : « La famille de ma tante Julie, d’un côté remonte aux rois, de l’autre aux Dieux immortels. Ancus Marcius est la tige des rois Marcius et tel fut le nom de sa mère. C’est de Vénus que descendent les Jules, et notre famille est de leur race. Ainsi notre maison réunit à la sainteté des rois qui sont les maîtres des hommes, la majesté des Dieux qui sont les maîtres des rois. » Ce Dieu qui était en lui d’abord enveloppé dans l’homme s’était dégagé peu à peu, et restait à peu près seul, lorsque les simples fils de la terre, nouveaux Titans, osèrent se soulever contre le nouveau Jupiter. C’est à cette époque qu’il prononçait des paroles comme celles-là : « La république n’est qu’un nom sans réalité, Sylla en savait bien peu puisqu’il a abdiqué la dictature. Il faut désormais que l’on me parle avec plus de retenue et que l’on regarde mes paroles comme des lois. » On voit combien le langage que lui prête Shakespeare est d’accord avec celui que lui prête l’histoire. C’est Suétone qui rapporte les paroles que nous venons de citer, et il les fait suivre immédiatement de l’anecdote que voici. « Un jour il reçut devant le temple de Vénus Genitrix le sénat qui venait en corps lui présenter les décrets les plus honorifiques. Quelques-uns croient que Cornélius Balbus le retint comme il allait se lever ; d’autres disent qu’il ne l’essaya même pas, et qu’il regarda de mauvais œil Trébatius qui l’avertissait de le faire. Cela parut d’autant plus intolérable que lui-même avait été indigné que le tribun Pontius Aquila fût le seul membre de son collège qui ne se fût pas levé, lorsqu’il passait en triomphe devant les sièges des tribuns. Il lui cria : « Pontius Aquila, redemande-moi donc la république. » Et pendant plusieurs jours, il ne promit rien à personne qu’avec cette clause : « Si toutefois Pontius Aquila le permet. » Lorsque le plus récent historien de César arrivera à cette période de la vie de son héros, cette divinité lui fournira sans doute quelques réflexions éloquentes et profondes sur cette solitude morale qui est inhérente à la condition royale, et aussi, hélas ! inséparable des très-grandes âmes. Pour cela il n’aura qu’à consulter son expérience, et recueillant ses souvenirs se rappeler ces sept années gigantesques pendant lesquelles un moderne César marcha isolé, conversant avec ses voix intérieures, et regardant là où les dieux regardent seulement, vers le siège où trône l’impassible destinée qui seule est au-dessus des Olympiens.

C’est donc le Jupiter seul que Shakespeare a montré dans César, et c’est le Jupiter seul qu’il devait montrer ; et cela pour deux raisons : la première, c’est qu’à l’époque où il le présente le dieu s’était en effet séparé de l’homme ; la seconde, c’est que le Jupiter César est l’explication naturelle des Titans Brutus et Cassius. En ne présentant que cette peinture épisodique de l’âme de César, Shakespeare a donné du même coup deux preuves de génie, d’abord parce qu’il est resté ainsi plus fidèle à l’histoire que s’il avait essayé une peinture plus synthétique de César ; ensuite parce que ce personnage ainsi compris est le lien logique qui attache et soude les unes aux autres toutes les parties de son drame. C’est le Dieu qui explique le soulèvement des Titans de l’aristocratie, et c’est le Dieu qui explique aussi leur châtiment et leur chute. Antoine l’invoque pour soulever la guerre civile, et son âme errante apparaît à Brutus la veille de Philippes pour lui annoncer le châtiment inévitable qui attend les vertus assez présomptueuses et aveugles pour oser se révolter contre les ministres chargés d’exécuter sur terre les décrets promulgués dans le ciel. C’est donc avec un admirable génie que Shakespeare n’a montré dans César que le fils de la destinée.

Chose digne de toute méditation, et qui montre à quel point Shakespeare est grand, sa pensée rejoint directement celle de Dante, et pourtant pour comprendre l’importance de l’action de Brutus et de Cassius, le poëte anglais n’avait pas, comme le poëte italien, la tradition toujours vivante de l’empire et les sentiments du parti gibelin. Chez Dante, Lucifer, clef de voûte de l’enfer, broie éternellement entre ses mâchoires trois grands criminels, Judas Iscariote, et Brutus et Cassius. Ce sont les damnés suprêmes, car ils ont été criminels envers l’humanité tout entière, dans le passé et l’avenir, l’un en portant la main sur le représentant du pouvoir spirituel, les autres en portant la main sur le représentant du pouvoir temporel ; tous trois ont attenté pour l’éternité à l’ordre moral. César et Jésus, c’est en effet sur ces deux axes que le monde tourne depuis dix-huit cents ans. Voici comment parle Dante. Et de son côté que dit Shakespeare : quiconque ose attenter aux fils de la destinée, à ceux que les puissances métaphysiques désignent comme leurs ministres, quelque vertueux que soit son mobile, est criminel envers les Dieux. Lorsque Shakespeare fait dire à Cassius devant le cadavre de César : « Que de fois dans les siècles à venir cette scène sublime que nous venons de jouer sera représentée chez des peuples encore à naître et dans des idiomes encore inconnus ! » Shakespeare parle au fond comme Dante et attribue exactement la même importance capitale dans l’histoire générale de l’humanité à l’action de Cassius et de Brutus.

Voltaire a fait suivre son Commentaire sur Corneille d’une traduction en vers blancs des trois premiers actes de Jules César. Il s’est arrêté à la mort du dictateur sous le singulier prétexte que le reste de la pièce fait longueur et sort du sujet principal. Mais malgré son prodigieux esprit, Voltaire n’a compris ni la portée, ni le sens, ni le sujet véritable du drame de Shakespeare. Le héros de la pièce, ce n’est pas César, mais Brutus ; la tragédie qui se déroule devant nous, ce n’est pas la tragédie de la mort du grand Jules, c’est la tragédie de l’erreur et du châtiment du noble Marcus Brutus ; la portée véritable de l’œuvre est celle-ci : Les dieux ne pardonnent pas même à la vertu lorsqu’elle ne sait pas reconnaître les ambassadeurs et les ministres nécessaires de leurs volontés. Ô Marcus Brutus, c’est en vain que la noblesse de ton âme et la pureté de tes intentions plaident pour toi auprès de la postérité ; leur plaidoyer se change en accusation : car plus vertueux et plus pur tu apparais, et plus ta culpabilité éclate. C’est précisément aux hommes de ta trempe et de ton caractère qu’il appartient de ne pas commettre l’erreur dans laquelle tu t’es laissé tomber. Tu n’as pas su lire les exigences de ton temps, et cependant ces exigences étaient écrites en caractères grands comme l’univers ; tu n’as pas entendu les Voix des Dieux, et cependant ces voix grondaient comme la clameur de l’humanité tout entière. Ô platonicien, à quoi te servait d’avoir été instruit dans la doctrine par excellence de l’ordre et de l’harmonie, si c’était pour ne pas reconnaître qu’une vaste et large harmonie demandait à naître, que le règne de la cité était fini et que celui de l’univers commençait. Il est permis à un Cassius dont les regards sont tournés sur la terre, d’être aveugle devant de tels signes ; mais non à un homme tel que toi. Ce qui constitue ton crime véritable, ce n’est pas le coup de poignard que tu as donné, c’est l’erreur morale qui a dirigé ton bras. Ce coup de poignard, c’est le crime de Cassius, de Casca, de Cimber, de Ligarius ; la postérité ne va pas plus loin que cet acte matériel dans l’accusation qu’elle porte contre eux ; mais toi, tu as péché contre la métaphysique, contre l’ordre moral, contre le cours légitime des choses, contre les décrets du destin, et c’est pourquoi jusqu’à la fin des temps tu conserveras une mémoire équivoque, tu resteras un sujet de controverse ; ton nom prononcé n’éveillera jamais un transport d’enthousiasme, et ton souvenir, âme vertueuse, ne servira jamais d’aiguillon à la vertu.