Jules Faubert, le roi du papier/06

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Pierre R. Bisaillon, engr. (p. 48-57).
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VI


Depuis le matin la neige tombe, une neige lente, fine, monotone et grise.

La ville, comme enveloppée de ouate, repose dans un silence morne que troublent par intervalles les sonneries de grelots et le ronflement des moteurs quand les taxis s’aventurent par les rues recouvertes.

Il y a de la tristesse d’épandue, une sorte d’anéantissement des choses qui se communique aux êtres, les ankylosant d’une lassitude déprimante.


Dans le living room de sa demeure, sous la lumière tamisée d’une lampe unique placée derrière le divan où elle est étendue, Pauline Dubois parcourt le journal d’une façon distraite, plutôt pour faire quelque chose que pour le plaisir qu’elle y trouve.

Tantôt elle a essayé de se distraire à la lecture d’un roman.

En vain.

Elle n’a pas trouvé ce qu’elle y cherchait : l’absorption de ses pensées sur un sujet autre que celui qui la fascine.

Elle lit les titres, machinalement.

Elle est légèrement amaigrie et ne possède plus son air de jeune fille heureuse. Les yeux toujours aussi grands sous les cils longs sont moins vifs, moins rieurs mais sans avoir rien perdu de leur charme. Ils ont quelque chose de plus grave, de plus profond, de plus humain. Ils ont déjà pleuré.

L’insouciance d’autrefois, cette insouciance occasionnée par des causes multiples dont l’une et non la moindre, fut l’absence de toute peine vraiment sérieuse, n’existe plus.

Une chose, une seule existe pour elle. Le revoir et aussi Le ravoir, avoir son amour avec sa confiance, l’amour entier qu’il lui a donné, qu’il lui a retiré. Elle est prête à s’offrir, à offrir épurée par l’attente d’un bonheur problématique son âme et sa pensée.

Cet été à la campagne, la tranquillité latente, épandue partout apportait le calme à ses nerfs et à son esprit.

Mais il a fallu rentrer, regagner la cité de névrose, recommencer cette vie mondaine, autrefois un plaisir, aujourd’hui une corvée. Elle a rencontré beaucoup de jeunes gens. Elle les a comparés. C’étaient des pantins qui l’ennuyaient.

Et le désir qu’elle avait demeura le même, chargé de passion sentimentale.

De songer qu’il vivait dans le même air qu’elle, mais d’une vie différente sans que jamais, par caprice de volonté de sa part, leurs chemins ne se croisent, lui causait une sensation indéfinissable où s’emmêlait la volupté cruelle de souffrir par lui.

Combien de fois au sortir d’un bal où des jeunes hommes nombreux, comme des phalènes qu’attire la lumière, avaient tourné autour d’elle, lui était-t-il arrivé d’être la proie d’hallucinations, où lui, toujours lui, apparaissait dans sa supériorité complète.

Pendant que futilement elle dansait avec des gens futiles, il y avait un homme, quelque part, pas très loin d’elle, qui employait ses loisirs à rêver d’un avenir grandiose et à y travailler.

Elle aurait voulu associer sa pauvre petite vie à la vie magnifique de Jules. Drapé dans l’exaltation continue d’un rêve fou de grandeur, il préparait dans le labeur opiniâtre, ses destinées splendides. Tout cela, elle le savait, et qu’il y arriverait.

Par hasard, sur le journal qu’elle lit, elle vient d’apercevoir son nom. Un entrefilet sous la rubrique — déplacement — annonce qu’en ce moment, Jules Faubert est au Lac Masson pour une quinzaine, en repos.

Cette nouvelle lui fait battre le cœur.

Demain elle sera au Lac Masson, prétextant elle aussi un besoin de repos. Qu’il croit cette raison plausible ou non peu lui importe.

Ce qui importe c’est qu’elle arrive à ses fins !

Une chance inespérée vient de surgir !

En ce mois tranquille d’hiver, les campagnes du Nord, l’été, fourmillantes de touristes, deviennent vides et silencieuses.

Forcément il la rencontrera…

…Ses yeux se ferment pendant que par anticipation elle vit les promenades lentes et douces…

…Les premiers jours il la fuira peut-être. Puis malgré lui, il faudra bien, à l’heure du bureau de poste ou au hasard la route qu’ils se rencontrent.

…La gaieté qu’elle commence à ne plus connaître est revenue.

Pour la première fois depuis longtemps une éclaircie dans les broussailles de sa vie lui permet de mieux voir l’avenir.

Un plan de campagne s’ébauche qu’il lui tarde d’entreprendre.


En se levant du lit, ce jour-là, Faubert est loin de songer que dans quelques instants sa solitude sera profanée.

Après avoir accompli les différents exercices de culture physique auxquels chaque matin il se livre, dont une randonnée en raquette sur le lac jusqu’à la baie du Désespoir, il arrête à l’hôtel déjeuner et retourne à son chalet pour la balance de l’avant-midi. Étendu dans un rocking chair, il grille un cigare.

Depuis quelques mois, il avait travaillé avec un acharnement incroyable, dépensant quotidiennement, au moins quinze heures à la gestion de ses affaires. Il lui fallait à tout prix remplir ses obligations et il s’aperçut qu’il avait beaucoup entrepris, surtout ces derniers temps. Son énergie lui faisait tout surmonter et il se plaisait à la perspective d’une somme de travail à fournir allant à la limite de ses forces. Pas plus loin. Jamais entamer la réserve.

Ce fut cette raison, qui le décida à s’accorder un sursis.

Il voulait être en possession de tous ses moyens pour continuer son ascension vers les cimes de la puissance.

Le proverbe latin : « Otiare quo melius labores » « repose-toi afin de mieux travailler » est son axiome journalier.

Il lui reste suffisamment à faire pour que son but soit atteint qu’il lui faut conserver intactes et scrupuleusement ses forces physiques et intellectuelles. Jamais il n’attendait d’être terrassé par la fatigue.

Ces mois d’automne, ces mois qui ont suivi le jour où dans son bureau de la rue Saint Jacques, bien seul avec lui-même, il avait fait le projet de dominer la foule des hommes d’affaires montréalais et d’imposer son nom, il les avait vécus fiévreusement.

À ce désir, à cette rage de puissance, de s’élever, bien des causes se rattachaient, causes multiples, obscures qui avaient opéré sans laisser de traces mais profondément comme l’eau, qui, sournoisement, ronge le bord des falaises.

L’orgueil, cet orgueil qui était sien, orgueil unique et démesuré en était une, des moins avouables. D’autres venaient après : la hantise d’être quelqu’un, d’égaler, lui, canadien-français, dans le domaine de l’argent, ses compatriotes d’autres langues ; un amour de sa race sans ostentation, sans jactance, qui le faisait souffrir du préjugé de notre infériorité commerciale ; un besoin d’action, d’action violente qui le faisait presque se pâmer d’aise dans l’accomplissement de choses difficiles ; une force impatiente de se dépenser ; le pouvoir de créer quelque chose d’utile à la collectivité avec l’argent irrésistible, de développer le niveau moral et intellectuel des siens parce que sa fortune qu’il veut immense lui permettra des dons onéreux… Tout cela constituait le faisceau des causes de son ambition, et ce faisceau était lié solidement par ceci, qu’il cherchait, en concentrant ses efforts sur un autre but, à oublier le seul déboire de sa vie : son expérience avec les femmes.

Au fond de lui-même s’il avait bien voulu s’étudier, il aurait vu qu’il aimait encore Pauline Dubois. Mais cela jamais on ne le lui ferait admettre. Un meneur d’hommes, un capitaine de dollars, soumis au charme d’une femme ! Impossible ! Bebète ! Bon pour d’autres !

La température froide du matin s’est adoucie. Un soleil d’hiver, un de ces soleils clairs dont la lumière baigne le paysage, brille dans un ciel absent de nuage. L’air est sec. Le Mont Tranquille tout blanc autour des taches sombres qu’y font les chicots calcinés et les sapins repoussés semble un immense diamant dans l’écrin bleuâtre des montagnes, au loin.

Sur le lac quelques hommes scient de la glace ; un autre à genoux sur ses larges mitaines pêche à la ligne dans un petit trou qu’il a creusé. Le village est calme ; quelques enfants dans les côtes glissent en ski ; de loin en loin le jappement d’un chien ; une voiture chargée de glace qui passe tirée par deux chevaux dont les naseaux fument.

Faubert revêt son manteau court d’étoffe épaisse et se rend chez le bedeau louer pour la journée son cheval et sa carriole. Il veut profiter de cette température exceptionnelle, se saturer les yeux des beautés de ce pays de montagnes, et emmagasiner, dans ses poumons l’air que douze cents pieds d’altitude a rendu plus pur.

Devant l’hôtellerie du Belmont, une femme se promène sur la vérandah. Les lignes sont élégantes de même que la démarche. Un chandail mauve, une jupe écossaise à carreaux, des bas anglais de grosse laine et une tuque de même couleur que le chandail en composent l’accoutrement. Le chandail serre la taille et moule les formes au galbe harmonieux.

Il est trop loin pour distinguer les traits, mais cette démarche, mais ce port ne lui semblent pas inconnus.

Tout à coup, une pensée comme un éclair… foudroyante, lui traverse le cerveau : Elle… ici…

C’était bien Pauline.

En passant auprès il fait mine de ne la pas connaître.

Elle, feint la surprise :

— Bonjour Monsieur Faubert.

— Bonjour mademoiselle.

Il s’est arrêté et la regarde, à la fois interdit et flatté.

— Depuis quand êtes-vous dans le Nord, demande-t-elle ?

— Depuis trois jours.

— Vous y êtes pour longtemps ?…

— Je ne sais pas… je vais peut-être repartir demain…

Mademoiselle… ajoute-t-il en saluant… je dois rencontrer quelqu’un à l’instant… Et il continue sa route la laissant seule.

Elle le regarde s’éloigner de son pas nerveux et murmure en elle-même : « Jules Faubert ce n’est pas votre dernier mot. »

Cette intrusion dans le village solitaire a gâté le plaisir que se proposait le financier.

Il ne vit rien de la campagne grandiosement belle, dévalant chaque côté du chemin qui mène au lac Charlebois ; il fut insensible aux féeries des jeux de la lumière sur la neige, dans la plaine et les monts. Les vastes étendues que, sur les hauteurs, son regard embrassait, montagnes dentelées, lacs enneigés, perspectives troublantes, rien ne l’émut.

À l’hôtellerie, il soupe maussadement adressant à peine la parole à ses hôtes. Immédiatement, il fait réatteler son cheval et s’en revient au clair de lune, la tête lourde, fumant d’interminables pipes de tabac fort pour s’engourdir le cerveau. Chez-lui pendant que dans la cheminée flambent les bûches de merisier il est en proie à l’ennui morne de la solitude.

Incapable de lire, il arpente sans répit la pièce… Parce qu’il a vu tantôt un profil de femme, son voyage au lieu du repos et d’un redoublement d’énergie qu’il y espère ne lui apportera qu’une lassitude déprimante. Et c’est bien vrai qu’il est las !

L’horloge sonne onze heures. Il devrait être au lit depuis une heure.

À quoi bon puisque le sommeil va le fuir.

Il n’a plus pour l’occuper, le distraire, des affaires énormes à administrer. En partant il a juré de n’y pas penser pendant deux semaines pour revenir à Montréal avec un cerveau renouvelé. Cette inaction forcée en le laissant à lui-même l’a amolli un peu. Et l’ennemi, la femme d’autrefois est là, tout près, à deux arpents à peine. Demain il la reverra… et après demain… et les jours suivants… Et chaque fois dans la lutte il s’épuisera un peu plus. Céder ?… mais son orgueil le voudra-t-il ?

Renouer les relations ? Avec elle ? Elle, la jeune fille légère, proie du premier venu…

Devant ses yeux la scène de la rupture finale, apparaît ; un homme l’embrasse qui n’est pas lui.

— Allons Faubert de l’énergie !

— Après tout, durant ces deux semaines, pourquoi pas s’accorder des plaisirs moins âpres que ceux du « struggle for domination. » Ce sera un changement, une distraction…

Et après ? Après, il n’aura plus le temps d’y penser. Le tourbillon va le reprendre, irrésistible. Après ? Il aura suffisamment à faire pour que la tentation ne l’effleure même pas de lui rendre visite. Après ? Il deviendra celui qu’il est : Jules Faubert le financier, l’homme de fer, le dompteur de dollars.

De déduction en déduction ou plutôt de défaite en défaite, il finit par se convaincre que s’il veut se reposer le moyen le meilleur est de se débarrasser du moins pour un temps de sa personnalité.

— Ah Jules Faubert lui crie une voix, tu vas jouer avec le feu !

— Peut-être. Je saurai en sortir indemne.

— Prends garde. Tu risques trop.

— Tant mieux ! la résistance vaudra plus.


C’est pourquoi maintenant, souventes fois, un homme et une femme se promènent ensemble en raquettes, sur la neige feutrée qui recouvre le lac, où le soir en des tête-à-tête silencieux écoutent chanter en eux la chanson toujours vieille et toujours rajeunie d’une sympathie mutuelle.