Jules Faubert, le roi du papier/08

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Pierre R. Bisaillon, engr. (p. 70-77).
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VIII


La salle de rédaction de « l’Espoir » n’est plus la petite chambre garnie des débuts. C’est un local spacieux dans un immeuble de la rue Saint Denis, loué à cette intention et qui occupe tout le rez-de-chaussée.

La circulation a centuplé sous l’impulsion de l’argent et de l’initiative. On commence à se rendre compte de son influence. Il est répandu dans tous les milieux à la ville comme à la campagne que des agents d’abonnement ont inondés.

Il est devenu une force qu’il est bon de ménager, une puissance avec qui il faut compter.

Bien rédigé, avec une mise en page soignée, il intéresse, par la variété de ses articles, toutes les classes de la société. On le sait indépendant des clans, coteries ou partis politiques, et les confrères de la presse indépendante citent souvent ses idées.

Lucien Noël est heureux depuis que sa revue est établie solidement. Il a un personnel relativement nombreux. Il n’a pas à s’occuper de l’administration ni des mille et un détails ennuyeux qui composent la cuisine d’un journal. Un rédacteur voit au gros de la copie, reçoit les collaborateurs, s’occupe de la correction des épreuves et de la mise en page.

Quant à lui, tel que son nom apparaît au bas du titre, en première page, il est le « Directeur ».

Il donne le ton, trace les grandes lignes à suivre, reçoit les visiteurs.

Quiconque passerait une journée dans l’antichambre de son bureau serait étonné du nombre et surtout de la qualité de ceux qui lui viennent rendre visite. Un journal est une arme à deux tranchants utile ou dangereuse selon qu’il est pour ou contre soi. Surtout un journal libre dans un pays où la majorité de la presse est vénale.

C’est ce qu’ils avaient compris les quémandeurs de Noël, politiciens de tout acabit voulant acheter ses services ; financiers véreux, son silence ; hommes d’action sociale, son concours.

Mais lui, tout entier à sa mission d’apôtre laïque, comprenant la grandeur de son rôle de journaliste les écoutait, fixant sur eux ses petits yeux noirs pour y lire le fond de leur pensée. Quand ils avaient parlé, il les laissait sortir avec une phrase équivoque qui ne promettait ni ne refusait rien.

Il prenait en note ce qui dans leurs discours concordait avec ses idées pour s’en servir au besoin. Sa ligne de conduite n’en était que rarement modifiée.

Pour le numéro de samedi, première escarmouche de la lutte de Faubert contre le gouvernement, on avait fait imprimer et distribuer des milliers de circulaires.

La rédaction était plus soignée que d’habitude et le directeur, sous sa signature, avait écrit un Premier-Montréal retentissant sur « l’abandon du patrimoine national aux étrangers. » Des noms étaient cités ; des personnalités mises en scène. Il déplorait ce fait absurde que nos ressources naturelles nous aient glissé des mains. Il accusait des ministres. Ses accusations étaient nettes, précises, appuyées sur des faits irrécusables. Ce qu’il avançait, il en avait les preuves en mains : limites à bois immenses vendues ou plutôt données « pour une piastre et d’autres considérations », pouvoir d’eau détenus par de grosses compagnies et tenus inexploités pour nuire à la concurrence, cela au vu et au su du gouvernement.

Les pieds sur la table, pose qu’il affectionne lorsqu’il est seul, Noël relit son article avec un sentiment apparent de satisfaction.

Le rédacteur entre :

— Il est venu deux personnes pour vous ce matin. L’une doit revenir.

— Le courrier est-il rentré ?

— Oui. Un journal de Québec vous reproduit. Vous avez lu la critique acerbe de la « Nation. »

— Je l’ai parcouru à la hâte. La « Nation » n’a pas grand influence. C’est le journal créchard par excellence que personne ne prend au sérieux… Il est bon de cogner un peu sur nos bonzes politiques. Ils sont tous en train de devenir millionnaires au détriment de la province. Si nous nous laissons faire, quelque beau matin, nous nous lèverons pieds et poings liés, vendus aux Américains et aux Anglais. J’ai eu d’autant plus de plaisir à écrire mon article que j’ai frappé deux coups d’une pierre. J’ai servi l’intérêt public et l’intérêt privé. Il est assez difficile de concilier les deux que pour une fois…

Quelqu’un frappe à la porte. Le rédacteur s’esquive et un homme très grand et très gros entre, le chapeau sur la tête.

— C’est vous Lucien Noël.

— Moi-même.

— Je n’ai pas à vous féliciter de votre dernier article.

— Je le regrette, mais ça ne lui enlève rien de sa portée.

En regardant son interlocuteur, Noël, reconnaît pour en avoir vu la photo dans la « Presse » un des coulissiers les plus intrigant du monde parlementaire, Léon Pélissier, conseiller législatif et un des principaux personnages de son parti.

Léon Pélissier parle fort, est toujours d’humeur maussade. Personne ne lui résiste. Du moins il s’en vante. Il passe pour très fort en psychologie et connaître le point faible des individus. Cela lui a permis de faire le beau et le mauvais temps à Québec. Quand quelqu’un tire au flanc, son parti le charge de régler l’affaire. C’est lui qui confiait à son ami un soir :

— Tous les députés s’achètent. Le prix varie depuis un verre de scotch au Château jusqu’à dix mille piastres.

Il représente les intérêts de plusieurs grosses firmes anglaises qui se servent de lui comme de truchement.

Il ne recule devant rien pour arriver à son but qui est de maintenir son parti au pouvoir, parce qu’il le contrôle. Il en est l’éminence grise. Au pis aller il achète les consciences. Il a recours à la corruption politique. Le patriotisme est un mot dont il se sert parfois pour abriter ses convoitises. À part cela il en ignore le sens comme il ignore celui de « civisme. » Pour peu qu’on le laisse agir il dira prochainement : « l’État c’est moi. » Il est devenu directeur sans que l’on sache comment de grosses compagnies qui transigent avec la province, directement. Il s’affiche comme tel sans vergogne, et se sert de son influence pour éviter toute concurrence.

L’article de « l’Espoir » l’avait visé. Il fallait éclaircir la situation, immédiatement. Jouant cartes sur table, et regardant son interlocuteur droit dans les yeux pour juger de l’effet de ses paroles :

— Qu’est-ce qu’il vous faut pour vous taire ?

Pour toute réponse le journaliste hausse les épaules, en souriant d’un sourire où la pitié côtoie le dédain.

Le politicien reprend :

— Faites pas votre vertueux. J’en ai mâté d’autres que vous.

— Si c’est tout ce que vous avez à me dire, vous vous êtes trompé d’adresse.

Pélissier réfléchit une seconde, il approche un fauteuil et sans attendre d’invitation s’y installe. Il décide de changer de tactique.

— Vous avez attaqué mon parti injustement. Depuis que nous sommes au pouvoir, nous avons fait plus pour le développement de la province que tous nos prédécesseurs.

— Je n’en suis pas sur cela. Ce que j’ai dit est vrai. Prouvez-moi le contraire et je me rétracterai.

— Vous avez compromis des gens respectables, des financiers honnêtes qui ont eu le talent de s’enrichir…

— Au détriment de la justice et de l’honnêteté… en volant le peuple… en le trompant. Dans vos séances de cabinet noir où vous siégez, M. Pélissier, vous vous disputez la dépouille publique comme des voleurs de grand chemin leurs proies de la nuit. Et vous pensez que nous, journalistes, lorsque nous serons au courant de vos intrigues, nous allons les passer sous silence…

— Mon pauvre ami, vous êtes bien naïf. Vous ne savez donc pas ce qu’est la politique…

— Non… Pas comme vous l’entendez… Mon temps est précieux. Que puis-je faire pour vous être utile ?

— Cessez votre campagne. D’abord vous n’y gagnez rien. Ensuite vous vous aliénez de grosses influences. Vous avez beaucoup de talent ; il est malheureux que vous l’employiez mal. En retour de votre silence, le ministère vous confiera à des prix très avantageux, l’impression de quelques uns de nos périodiques… C’est ce que nous faisons pour nos amis « La Nation », l’« Astre » et « La Plateforme »…

M. Pélissier je ne suis ni vendu ni à vendre. Je sais que vous vous faites fort d’obtenir le silence de tous ceux qui ne veulent pas se taire. Pour une fois, vous vous êtes trompé… Non… Non… Ça ne sert à rien de continuer je sais où vous vous voulez en venir. Vous perdez votre temps et vous me faites perdre le mien.

Ce disant, il se lève et ouvre la porte d’un geste significatif. Pélissier le toise du haut en bas et sort en grommelant.

Sans avoir eu le temps de déployer ses qualités de conciliateur il vient de rater son coup. Il s’est buté à une résistance solide. Ni promesses ni menaces ne réussiront à amadouer Noël.

En réintégrant son bureau, il arrête aux quartiers généraux du parti.

Il n’y trouve que l’organisateur en chef, homme un peu insignifiant dont le visage ressemble étrangement à un museau de chien anglais.

— J’ai vu le directeur de « l’Espoir ». Rien à faire.

— Il faut à tout prix empêcher sa campagne. L’effet de son article est désastreux sur l’opinion publique.

— Est-il seul intéressé dans sa revue ?

— Non, il est en société avec Faubert le courtier en bois.

— Celui qui veut bâtir une usine à la Rivière Bell ?

— En plein cela !

— Pourtant on lui a octroyé un pouvoir d’eau et des limites à bois l’automne dernier.

— Si vous vous souvenez il a eu un peu de difficulté. Il a y mettre le prix.

— Écoutez Cousineau. Je vois clair maintenant. Faubert a autre chose en tête. Cette campagne de presse n’est qu’un préliminaire… Croyez-vous qu’il serait bon à faire approcher ?

— Pas lui-même. Par son agent Beaudry on saura mieux ce qu’il veut. Je vais y voir.


Une semaine après, Faubert se présente chez Noël. Il a obtenu ce qu’il désirait. Le ministère pris de peur s’est montré conciliant. À la suggestion du secrétaire de la province, il a voté une subvention, concédé les terrains de Lamorandière et de Rochebeaucourt, à condition de construire d’ici trois ans, l’embranchement projeté.

— Après la visite de Pélissier, je n’ai plus douté du résultat.

— Comment l’as-tu reçu ?

— Plutôt froidement.

— Tu as bien fait. C’était la seule façon.

— Qu’entends-tu faire maintenant ?

— Présenter un bill et lancer ma nouvelle compagnie… Est-ce que je t’ai dit que nous avions eu notre charte ?

— Quand cela ?

— Avant hier. Nous commençons à faire souscrire le stock. Cet après-midi, à trois heures, réunion du bureau des directeurs…