Jules Faubert, le roi du papier/18

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Pierre R. Bisaillon, engr. (p. 142-152).
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XVIII


La partie, en effet, n’est pas finie.

Outre sa propre compagnie, Faubert contrôle la « North American Pulp ». Il vient d’entendre dire que le président de la Compagnie de Pulpe du Lac Saint Jean, qui a fusionné ses intérêts avec les siens, entend liquider ses affaires, étant déjà sur le déclin de l’âge.

Il entreprend le voyage de Chicoutimi, passe une semaine sur les lieux, et revient, possesseurs de tous les titres et certificats voulus.

Encore une ou deux transactions de ce genre. Il est le maître incontesté du papier.

Par un désir qui peut paraître puéril, il entend ne former qu’une seule firme, qui portera son nom.

Il va voir les actionnaires les plus influents, fait approcher les directeurs, et bientôt toutes ses entreprises diverses n’en forment qu’une, connue sous ce nom « Jules Faubert, Limitée ». Le capital-actions est de $10,000,000.

De voir son nom imprimé sur tous les papiers officiels, libellés sur tous les chars, répandu dans les deux hémisphères, lui cause une satisfaction d’amour propre intense.

« Partout, pense-t-il où l’on fait affaire avec nous, l’on saura que j’existe. Mon nom sera répandu : je l’aurai associé, selon mon rêve, à quelque chose de colossal, pas aussi colossal que je le voudrais, mais qui en approche. »


C’est l’été ; en plein mois de juillet.

« Chabogama » est terminé, prêt à fonctionner à l’automne. Les premiers milles de rails de l’embranchement d’Amos sont posés ; le tracé terminé partout ; des locomotives et des wagons déjà rendus sur les lieux. Un bureau d’immeubles installé à Amos, chargé de la vente des lots dans Lamorandière et Rochebeaucourt, reçoit des demandes de renseignements de la province et de l’étranger, résultat d’une campagne de publicité, systématique et intelligente. Des ventes s’opèrent chaque jour ; c’est un « boom » sur cette région.

L’agence des Terres d’Amos est assaillie de colons qui se disputent les lots de Dalquier, de Montgay et d’ailleurs assurés d’un débouché pour leur bois.


Pendant ce temps, Coulter fait sillonner la région par ses agents. Au prix qu’ils offrent, personne ne s’engage à leur livrer de marchandises.

Jusqu’ici, l’Abitibi était son principal champ d’action, et c’est là que Faubert le frappe.

Partout où Coulter a passé, ses hommes suivent, offrant à ceux, très rares cependant, qui ont signé des contrats avec l’adversaire, une piastre la corde plus cher que les prix garantis. Le bruit court, devance les agents, et au bout de deux semaines la maison rivale doit porter ses activités ailleurs.

Avec les nouvelles générales, les détails de ce petit duel ne manquent pas d’arriver à Montréal, saluées différemment dans l’un ou l’autre bureau.

Faubert s’en réjouit ; Coulter en rage.

Le premier rencontre parfois le second à des dîners d’hommes d’affaires, ou dans la rue.

Ironique, il s’informe toujours de la tournure des choses, comme s’il n’était au courant de rien.

Coulter, quand ils ne sont pas seuls se borne de répondre : « Pas mal » — et « Darn’it we’ll see the end », quand il n’y a pas de témoins.


Le récent voyage en Europe a rapporté de bons résultats. Des bateaux partent chargés à plein bord de pâte à papier, à destination de Liverpool et du Havre. Les chargements s’effectuent sans répit. Le marché européen déséquilibré est à la merci de l’Amérique.

Partout, pour Faubert, il y a un surcroît de bénéfices ; ses exportations au-delà des mers lui rapportent plus que ses transactions avec les américains. Les moulins qu’il possède déjà, ont doubler leur production pour suffire aux demandes de plus en plus grandes. Avec les clients habituels, ils en ont d’autres, en plus, que le nouvel acquéreur a amenés avec lui.

Coulter, étonné d’abord, puis exaspéré, puis exacerbé, puis, enfin, s’étant fait à la situation, a perdu un peu de sa confiance en l’issue de la lutte.

Il a côtoyé la banqueroute. Sans un achat avantageux, au Nouveau-Brunswick, peut-être lui aurait-il fallu fermer ses portes, et liquider ses affaires. Avec son flegme et sa patiente ténacité, il décide de n’attaquer plus, de demeurer sur la défensive jusqu’à l’instant où l’autre, absorbé totalement par le nombre grandissant de ses entreprises, ne s’inquiétera plus de ses coups.

Mais en attendant il est talonné par un ennemi présent partout et qui, implacablement, le poursuit.

À chaque nouveau coup, Coulter plie l’échine… et, lentement, se redresse.

Il refrène en lui le désir qu’il aurait de riposter, gardant toutes ses forces pour le coup suprême, qu’il veut, définitif. Faubert n’en a cure.

Depuis plusieurs mois, son étoile lui sourit. Une chance inespérée le sert admirablement. Tout ce qu’il touche se change en or.

Cette chance, cette veine, elle se produit infailliblement dans la vie de tout homme. Elle est fugitive. Il s’agit de la capter, de la décupler en l’exploitant, comme les ingénieurs décuplent au moyen de turbines, la force des eaux rapides.

La chance lui sourit : son sourire est prometteur de succès. Il la courtise, il la dompte, il en fait sa maîtresse.

Ce lui est une maîtresse, jusqu’ici fidèle. Elle devance même ses moindres souhaits.

Mais aussi, il la dorlote ; il a pour elle des empressements jaloux ; il la chérit. Il travaille à l’aider pour qu’elle le trouve digne d’elle et de ses faveurs.

Opiniâtre dans son travail, envisageant chacun de ses projets d’un coup d’œil qui les embrasse tout entier, avant de s’y lancer en galopade ; une fois décidé, ne se laissant arrêter par rien ; brisant les difficultés par un effort de tout l’être pensant tendu ; piétinant les obstacles, il va droit au but, sans dévier.

…Et Jules Faubert, maintenant bien en selle, n’ayant plus seulement un pied dans l’étrier, chevauche dans le sentier du succès.

Au loin, mais se rapprochant toujours, le but à atteindre. Il est encore indistinct, enveloppé dans une fumée qui serait comme de la poussière d’or soulevée par le vent. C’est la Gloire qui l’auréole.

La Gloire ! Mot sonore, étrange, grisant, mot qui renferme dans ses quelques lettres toutes les fanfares éclatantes des rêves.

La gloire lui apparaît, nimbant le but, s’y incorporant.

…Et Faubert chevauche, les yeux fixés sur ce but qui le fascine.

Le rival qu’il voulait écraser ne le gêne plus ; il n’a devant lui qu’une avenue droite, bien pavée, et qui s’illumine à mesure qu’il avance.

De la fumée se dissipe un peu ; elle se concentre ; les molécules se recherchent, les atomes se reforment.

Une figure se dessine… une couronne…

…Et Faubert la voit cette couronne… il avance la main… il va pour la saisir et s’en ceindre la tête… Il est Roi du Papier.

Les fanfares du Rêve, plus joyeuses, éclatent dans l’air plus sonore…

Mais non ! Le but n’est pas encore atteint.

Il est à portée de la main.

…Et Faubert se retourne. Sur le chemin laissé derrière lui, et qui se rétrécit, personne.

Le financier tout à coup se sent seul.

Une sensation d’ennui l’oppresse.

Au moment d’arriver, — ultime fin — quelque chose manque pour satisfaire ce besoin de l’âme que tous les orgueilleux éprouvent et aussi tous les hommes.

…Et tout à coup, Faubert pense que son rêve est moins beau qu’il lui paraissait… et il ralentit…

Les fanfares plus impérieuses éclatent à nouveau ; elles sont vibrantes d’énergie.

…Et Faubert se dresse, éperonne son coursier, et, tête baissée…

Le « merger » qu’il voulait former est fait accompli. Depuis quelques semaines, Faubert, le « Devil », est bien le roi du papier. Sa compagnie est peut-être à l’heure actuelle la plus puissante au monde. En plus, il est propriétaire de deux chemins de fer, intéressé dans presque toutes les usines à pâte de Shawinigan, des Trois-Rivières, ainsi que de quelques autres dans l’Ontario.

C’est lui qui à la Bourse fait le beau et le mauvais temps. C’est le Napoléon de la finance, le conquérant dont l’ascension rapide vient de se couronner.

Il est au summum des honneurs !

Ce soir, un grand banquet au Viger, banquet en l’honneur de son trente cinquième anniversaire, coïncidant avec la formation du merger, a réuni, avec ses amis intimes, les hautes personnalités de la finance auxquels se sont joints quelques représentants du monde parlementaire.

Ç’a été l’apothéose, la consécration officielle, définitive de sa souveraineté d’homme d’affaires.


Il est quatre heures du matin. Énervé, le financier se promène dans son cabinet de travail grillant cigare par dessus cigare. Ses yeux fatigués par la nicotine, sont comme remplis de cendre ; la langue et le palais brûlés lui donne la sensation d’avoir la gueule emportée.

Qu’importe !

Il fume sans relâche, noyant la pièce d’une fumée si dense qu’on la pourrait trancher avec un couteau.

De temps à autre il s’assied sur le divan ou sur une chaise ; il n’y reste que quelques minutes, et recommence sa même promenade, interminablement.

À l’intérieur de sa tête de minuscules marteaux frappent à coups réguliers, sur les parois du crâne, à l’endroit des tempes. Il sent dans tout son être physique un malaise indécis, quelque chose qui le fait étouffer.

Ses nerfs à fleur de peau, l’agacent.

Est-ce la réaction de la fête de tantôt ? La dépression qui suit les émotions trop fortes ?

Il y a un peu de cela.

Des bribes d’air lui reviennent à la mémoire, qu’il ne peut chasser et qui le poursuivent comme une obsession. Des bouts de phrases, des extraits de discours…

Ah ! comme il l’a vécu cette minute, depuis si longtemps attendue !

Cette foule de gens, personnalités marquantes dans la société, réunis autour de lui, à cause de lui, pour lui !

Il revoit la scène du banquet. Les tables multicolores encadrées d’êtres en habit sombre, où le noir de la chevelure se mêlait au gris et au blanc ; le parfum des fleurs ; les notes de l’orchestre, la lumière crue des candélabres. Puis ce furent les discours… et les convives entonnant, quand il s’est levé à son tour, ces deux refrains populaires : « Il a gagné ses épaulettes » et « For he is a jolly good fellow ».

Et pourtant !… Oui et pourtant ! Quand il a parlé au milieu du silence, les reporters enregistrant chacune de ses paroles pour les resservir toutes chaudes à leurs lecteurs, il lui a semblé qu’il parlait devant des choses. Tous ces êtres humains qui étaient là, presque à ses pieds, lui étaient indifférents !

Un besoin de sympathie, un tel besoin criant d’amour était en lui, qu’en parlant, ce n’était qu’à Pauline Dubois qu’il s’adressait par delà les reporters.

Maintenant que le but tant rêvé était derrière lui, son esprit de combativité, ce « fighting spirit » qui le brûle, n’a plus aucun aliment !

Il est arrivé… c’est vrai ! A-t-il atteint le bonheur ?

Non ! le bonheur n’est pas où il l’a cru.

Ce soir, il donnerait tout, fortune ! gloire ! honneur ! pour avoir pu associer…


Non ! ce n’est pas vrai ! Il ne l’aime pas ! La fatigue, l’émotion…

La lutte la plus dure est accomplie… elle est terminée, chose du passé. Il n’a plus qu’à conserver ce qu’il a. Il n’a plus à monter. Il est au sommet. Il n’a qu’à s’y maintenir.

Ah ! comme il est seul !

Il va s’écraser dans un fauteuil et demeure la tête dans les mains ! C’est la crise sentimentale, la crise de la trente cinquième année. Ce n’est pas celle que Bourget a décrite dans son « Démon du Midi », mais une autre plus puissante. Elle participe de toute la fougue de la jeunesse qui n’est pas morte et de la force de l’âge mûr.

Son cœur qui n’a pas eu le temps de battre et de vivre, son cœur qu’il a meurtri, essayant de l’anéantir, réclame ses droits.

Il envisage l’avenir. Il en a le frisson.

Seul depuis sa dix-huitième année, n’ayant jamais connu de mère, il a toujours vécu d’une vie cérébrale sauf quelques rares moments.

Ces rares moments se dressent devant lui.

Et Faubert qui vient de remporter la grande victoire de sa vie, et Faubert qu’on a fêté tout à l’heure, et Faubert, l’homme puissant, maintenant qu’il a réalisé son rêve, se rend compte pleinement qu’il n’est pas satisfait de la vie.

Son orgueil a épuisé jusqu’à la lie la coupe de ses plaisir ; il est repu. Il se tait.

Et c’est le cœur qui domine. Il prend la place de l’autre. À son tour, il veut sa part.


Le soleil frappe dans la fenêtre. La lampe électrique pâlit.

Le roi du papier se redresse. Avec le jour, il commence à faire clair en lui.

Il aime Pauline Dubois. Il l’aime par toutes les fibres de son être physique et moral. Elle est l’unique objet de son ambition. S’il a voulu être « quelqu’un » c’est pour elle.

…Et Faubert revoit les yeux noirs aux cils longs, les lèvres minces contre lesquels il voudrait écraser les siennes.

Oui, il l’aime avec violence, avec frénésie. Sans elle la vie ne vaut pas d’être vécu. Sa poitrine sous l’empire de ce sentiment qu’il vient enfin de s’avouer, s’élargit.

Le monde entier n’est rien. Il n’y a qu’elle ! Elle… Elle seule.

Ah ! qu’il était fou de s’être menti à lui-même si longtemps !


Le jour augmente d’intensité. Les coins reculés de la pièce sortent de l’ombre.

Il sonne son valet.

— François, fais-moi préparer un café, très fort, avec du cognac.

Une douche froide le stimule. Les fatigues de la nuit ne paraissent presque plus.

Il fait seller son cheval et avant de reprendre son travail, file à bride abattue vers la montagne. Dans les sentiers qui courent sous bois, il va, au grand galop de sa monture, laissant l’air frais lui fouetter le visage et lui calmer le sang.