Jules Faubert, le roi du papier/Texte entier

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Pierre R. Bisaillon, engr. (p. cov-).

Jules Faubert
LE ROI DU PAPIER
ROMAN
par
UBALD PAQUIN
MONTRÉAL

PIERRE R. BISAILLON, ENGR.
1923

JULES FAUBERT
ROMAN

DU MÊME AUTEUR

Pour paraître bientôt :
Contes bizarres — (contes et nouvelles).
En préparation :
La voix dans le désert (roman).
Écoles et Cénacles (études critiques).
Droits de reproduction et de traduction réservés.
Jules Faubert
LE ROI DU PAPIER
ROMAN
par
UBALD PAQUIN
MONTRÉAL

PIERRE R. BISAILLON, ENRG.
1923
il a été tiré de cet ouvrage

25 exemplaires sur papier du Japon — numéroté de 1 à 25.

75 exemplaires sur papier byronic — numéroté

de 25 à 100.

Justification du tirage.


ERRATA
Au lieu de, Page
justificatoin lire : X Justification
un potiche X une potiche 1
prespue X presque 2
l’air accrue X l’air accru 4
qu’elle n’en a l’air X qu’elle en a l’air 8
“stuggle for domination” X struggle for… 57
ordres reçues X ordres reçus 99
les changements X les chargements 144
la musique crue des candelabres X la lumière crue des candélabres 149
il avait brand besoin X avait grand besoin 157

JULES FAUBERT

ROMAN


I


Le regard dur, le front barré d’un pli, Jules Faubert se lève, brusquement. Sur la table, un crayon tente ses doigts nerveux. Il le prend, le brise en deux, et pour achever de se calmer, se tord les mains derrière le dos.

Il regarde devant lui, fixement, une potiche de la cheminée. Les lèvres se serrent ; les paupières se plissent, une expression de haine recouvre sa figure… puis… les traits se détendent, les yeux perdent de leur fixité, les lèvres s’étirent, le regard s’embue ; on dirait qu’il va pleurer. Une contraction de tout le visage et rien ne paraît plus des émotions qui viennent de l’agiter.

Il retourne à sa chaise et rouvre le livre à la page interrompue.

Une phrase, un mot avait suffi à provoquer cette agitation momentanée, un mot qu’il retrouvait souvent dans la bouche de celle qui l’a trompé, sa fiancée d’il y a trois ans. Il a cru la revoir en même temps que vibrait à son oreille le son d’une voix connue.

Mais il a juré de n’y plus penser, de bannir son souvenir. Elle n’a jamais existé pour lui.

Et comme il est fort, comme il a de l’énergie, beaucoup, une tension de la volonté a tout chassé.


Pauline Dubois — c’était son nom — avait aimé Jules Faubert. Lui aussi. Peut-être plus qu’elle. Il avait vingt-neuf ans et pour la première fois, une femme, dans sa vie, passa, qui ne lui fut pas indifférente. Et lorsqu’on aime pour la première fois, à vingt-neuf ans, le cœur encore vierge, c’est avec une violence qui confine à la frénésie. Entier, orgueilleux, il exigeait un amour exclusif, semblable au sien.

Elle le lui avait promis.

Mais, un soir, après avoir écouté, presque bu, pour ainsi dire, les paroles mielleuses d’un jeune homme connu pour ses bonnes fortunes, elle s’était abandonnée à la magie de ses mots et lui avait cédé ses lèvres.

Faubert les surprit. Il ne fit pas de scènes, jugeant que c’était inutile. Il souffrit beaucoup mais intérieurement. Son orgueil se révoltait, cravaché trop soudainement.

Toutefois, d’un ton indifférent, sans que rien dans sa physionomie ne décelât l’état de son âme, il put dire : — « Mademoiselle, je regrette de vous avoir dérangée… excusez-moi. »

Quelques jours durant, il fut abasourdi par le choc, presque malade. Pour faire diversion il se lança dans une entreprise hasardeuse qu’il mena à bonne fin. L’attention qu’il y porta le sauva du désastre.

Pauline, par la suite, essaya de le revoir, de s’expliquer. Ce fut peine perdue. Lorsqu’il la rencontrait dans la rue ou ailleurs, il passait son chemin sans même la saluer. Parfois, il lui arrivait de se souvenir. Vite, son orgueil à la rescousse chassait la vision du passé.

C’était fini, bien fini. Tout ce qui lui était resté de son aventure pourrait se résumer en un mépris presque total des femmes, un dégoût des choses du sentiment.


Sa lecture terminée, Faubert, satisfait de la victoire qu’il vient de remporter, se frotte les mains d’aise.

Pour dégourdir ses jambes ankylosées par une longue immobilité, il arpente les quinze pieds de la pièce qui lui sert de vivoir.

Il fut de mode chez une génération de psychologues d’accorder une grande importance au décor, tâchant de découvrir dans une habitation, le caractère de l’occupant par le choix et l’arrangement des meubles et des bibelots, le sujet des gravures, et ces mille riens qui semblent lui donner une physionomie. Celui qui aurait voulu se livrer à la même étude dans la garçonnière de Jules Faubert, avenue du Parc, y aurait perdu son temps. Son appartement est banal, « tout le monde ».

Et pourtant — la suite de ce récit confirmera nos dires — tel n’est pas le cas de Faubert.

Après s’être promené quelques instants, il regarde à la fenêtre. L’animation de la rue lui donne envie de sortir. Il est près de neuf heures. La chaleur intense du jour — on est en juillet — séjourne entre les murs des bâtisses. Autour des lumières électriques, une nuée de papillons se butent sur les globes, obstinément. L’air est lourd à respirer.

Qu’importe quand on peut laisser la ville en quelques instants et rouler par la campagne sur les routes ombragées que la rivière voisine rend plus fraîches.

Et pendant qu’il file dans son auto, tête nue, laissant l’air accru par la vitesse, se jouer dans ses cheveux, il songe que son lot n’est pas le pire ici-bas, que la vie a des douceurs, et que rien ne vaut la liberté, liberté d’esprit, liberté de cœur.

En arrivant rue Bernard, comme il s’apprête à tourner le coin, il aperçoit une ancienne connaissance, un confrère de classe au collège Sainte-Marie, perdu de vue depuis quelques années.

Henri Roberge et Jules Faubert, formaient autrefois une de ces paires d’amis entre lesquels il n’y a pas de secrets. Leur amitié était de celles qui ne s’éteignent rarement, pour ainsi dire, jamais. L’on est deux, trois, quelques fois dix ans sans se voir. Un jour l’on se rencontre. Le temps n’a rien changé et l’on se retrouve comme si l’on s’était quitté de la veille.

L’auto stoppe. Échange de poignées de mains. Questions banales, invitation à la promenade.

En cours de route, pendant que le moteur halète, régulier, et qu’on entend siler les roues.

— Tu as appris que je me mariais, dit Roberge.

— Non !… C’est sérieux ?

— Puisque je te le dis….

— Avec qui ?

— Pauline Dubois.

— Hein !… Pauline Dubois !…

— Parfaitement. Tu la connais ?

— Non… je crois l’avoir entrevue autrefois, mais il y a longtemps. En autant que je me rappelle… c’est une blonde assez jolie…

— Très jolie et j’en suis fou.

— À quand ton mariage ?

— À l’automne.

— Tu la connais depuis ?…

— Trois mois à peu près. Je mène le mariage comme une affaire. Elle me plaît. Je lui plais, on s’aime, on se marie et tout est dit. Pourquoi éterniser ces visites qui ne nous laissent qu’un désir fou de possession.

— Tu as raison.

L’auto file maintenant dans le bois du Sault près Cartierville. Les arbres qui bordent le chemin huileux dégagent en ce soir des senteurs de verdure. L’obscurité est épandue sur la campagne. La lumière des phares en la trouant fait voir des bosses sur la route.

Devant une hôtellerie à la mode sur le bord de la rivière et dont ils perçoivent le bruit et l’animation, la voiture arrête ; les deux hommes sautent en bas et vont prendre place sur la vérandah. Des couples en toilettes claires dansent ou sont attablés. Le jazz joue un air idiot de musique américaine qui crispe les nerfs. Le choc des verres, le bruit des rires, le murmure confus des voix de tous les timbres y font un accompagnement.

Tout à coup, Faubert qui parcourt la scène du regard a un mouvement brusque de stupéfaction. Il respire fortement comme si l’air lui manquait.

C’est que là-bas, à l’autre extrémité, il vient d’apercevoir quelqu’un qu’il n’aime pas voir. Et ce quelqu’un, c’est une femme ; c’est Pauline Dubois. Oui, Pauline Dubois elle-même avec son frère et une amie.

Il n’ose d’abord en croire ses yeux. Est-ce bien elle ? Pourtant, il n’y a pas à s’y méprendre. C’est bien son front qu’encadrent des cheveux blonds roux comme des feuilles d’automne ; ce sont bien ses yeux noirs qui contrastent avec l’or éteint des cils fournis et longs ; c’est bien son nez légèrement retroussé, mais si légèrement que c’en est un charme ; ses lèvres minces qui relèvent moqueusement aux coins et donnent à sa physionomie quelque chose de hautain et de fier.

Mais alors ? alors… rêve-t-il ? Puisque c’est elle… est-ce bien lui qui est là. Depuis ce soir, elle le poursuit… implacable. Elle… Toujours Elle.

Qu’y a-t-il donc dans ces coïncidences plus que bizarres ?

Dans cet enchaînement de circonstances, y a-t-il un destin complice, acharné, et qui empêcherait l’oubli, ultime soutien d’un orgueil blessé, d’être le plus fort ?

— À quoi penses-tu Faubert ?

— Moi !… à rien. Je regarde les gens.

La musique s’interrompt. Les couples qui foxtrottaient entre les tables, retournent à leurs places.

Pour ne plus la voir et surtout pour n’être pas vu, Faubert change de place, tandis que son compagnon qui vient à son tour de l’apercevoir s’excuse pour la rejoindre.

Après quelques instants de conversation :

— Pauline me permettez-vous de vous présenter un de mes amis de collège… un type épatant… La jeune fille regarde. Elle aperçoit un homme noyé dans la fumée de son cigare et dont elle ne peut découvrir les traits.

… — Mon cher Jules, ma fiancée.

Il se retourne. Pas un muscle de sa figure ne bouge. Rien qui peut déceler le combat qui se livre en lui… cette présence autrefois chère, maintenant détestée, le parfum qu’il connaît bien et qui le grise encore… la triste conviction qu’elle est troublante et jolie à faire tourner les têtes comme un alcool… du regret de l’avoir perdue… une blessure ancienne qui se rouvre… et tout à coup, de penser qu’un autre que lui qui aurait pu l’avoir la possédera… toute ! Ces impressions s’entremêlent, tourbillonnent. Et puis, dominante, une voix intérieure qui crie, exaspérée : Le dédain !… Non, pas même cela : L’indifférence.

La main nerveuse serre le dossier de la chaise, seule manifestation extérieure de son trouble…

Et pendant que ses lèvres s’arrondissent en sourire pour le conventionnel : « Très heureux, mademoiselle ». — la jeune fille pâlit, sent ses jambes se dérober et est obligée de s’appuyer à la table.

— Pauline, qu’avez-vous ?

— Oh rien ! fit-elle en se remettant. La chaleur peut-être… monsieur Faubert, il me semble vous avoir rencontré, je ne pourrais dire où.

Toujours impassible et souriant, il répond :

— Je vous demande pardon, je crois que vous faites erreur. Depuis quelques années, je ne sors pas, sinon pour affaires…

— Alors c’est avant cela que je vous ai rencontré. Vous ne vivez en reclus que depuis trois ans ?

— À peu près.

Maintenant elle est remise. Par une intuition toute féminine, elle comprend que cette indifférence est voulue : qu’elle n’est pas aussi vraie qu’elle en a l’air ; que s’il se montre froid, c’est pour la blesser ; que s’il veut la blesser, c’est qu’il reste quelque chose de l’amour ancien.

D’un ton posé, elle questionne :

— Vous êtes en deuil depuis ce temps ?

— Oui.

— Ce doit être d’une personne bien chère, pour avoir eu tant d’effet sur votre vie.

Croyant avoir frappé juste, elle le regarde droit dans les yeux.

C’est une joute entre eux.

Elle en goûte l’âpreté, peut-être aussi une certaine saveur amère. Elle voudrait en fouillant le passé y remuer un peu d’émotion.

Mais lui, toujours impassible, avec un ton d’indolence qui confine au j’m’enfoutisme :

— Rassurez-vous, ce n’est pas grand’chose que j’ai perdu, seulement quelques illusions. Et j’en suis bien aise. Je me suis ouvert les yeux, et j’ai vu qu’autour de moi, dans le monde, surtout celui qu’on écrit avec un grand M, tout n’est qu’hypocrisie et mensonge. Et je l’ai fui…

— Tu n’es pas tendre pour la société, fait remarquer Roberge.

— Ce n’est pas tant la société que je déteste qu’une partie : l’élément femme.

— Pourtant il y en a bien qui valent un peu d’attention, qui ne sont pas qu’hypocrisie et mensonge. N’est-ce pas Pauline ?

Elle rougit et ne répond rien.

Lui s’incline, et galamment :

— Mademoiselle elle est une exception. Il y en a mais elles prouvent la règle.

Cette fois elle a envie de le gifler. Tant de froideur l’agace. Malgré tout, elle est piquée au jeu. Où veut-elle en venir ? Elle l’ignore.

Elle n’avait pas oublié Jules. L’absence, et aussi cette sensation d’irréparable que son obstination à ne plus la voir lui causait, avait bien atténué, un peu, la force de son amour : il n’était pas complètement disparu.

Arriverait un jour où il se réveillerait peut-être plus violent, comme ces petits feux qui courent sous la mousse, qu’on croit éteints, et qui, au moindre vent, peuvent embraser des forêts.

Elle avait redouté et souhaité en même temps de le revoir.

La rencontre inopinée qu’elle vient de faire, la supériorité de l’autre, dans son attitude correcte, sa maîtrise de lui-même, le contrôle qu’il a sur tous ses nerfs la troublent étrangement.

Depuis tantôt, rapidement, en son cerveau de femme, passent une série d’interrogations. L’aime-t-elle encore, et suffisamment, avec assez de puissance pour lutter jusqu’à briser sa froideur et amener sur ses lèvres au lieu de ce plissement de dédain, un frémissement de ferveur ?

Perplexe, elle ne trouve pas de réponse.

Elle regarde, chacun son tour, le fiancé d’autrefois et celui d’aujourd’hui.

Le premier est moins joli, mais quelle énergie dans ses traits irréguliers, quelle vie secrète concentrée dans ce regard gris fer.

Et tout à coup, spontanément, sans motifs aucuns qu’elle puisse analyser, une résolution s’implante :

Elle rompra.

Ensuite ? Eh bien ! ensuite ! Advienne que pourra ! Elle ne peut plus penser.

Quand il faut prendre congé après des instants qui paraissent des heures, tant la situation réciproque est fausse, elle lance, en guise d’adieu cette phrase, que la voix et les yeux soulignent dans un sens de volonté bien définie de réalisation :

M. Faubert, j’aurai le plaisir de vous revoir, j’espère.

— Mademoiselle, le hasard tout puissant vous en fournira peut-être l’occasion, répond-il avec une ironie que seule elle peut comprendre… qui la blesse… mais d’une blessure douce puisqu’elle vient de lui.



II


Une chambre claire de jeune fille ; quelques bibelots sur les meubles beiges… une tanagra de marbre, un porte bijou hindou, etc… des pastels aux murs avec d’autres gravures représentant des toiles célèbres de Fragonard, pour qui elle a une prédilection marquée… Tout cela, légers, délicats et disposés de sorte qu’ils se fondent avec le reste du décor, qu’une lumière bleuie par le passage au travers des verres mats, estompe en douceur.

Nonchalante, les cheveux défaits recouvrant des épaules à demi-nues toutes blanches sous le peignoir sombre, Pauline vient d’exhumer du tiroir aux souvenirs une liasse de lettres qu’elle feuillette religieusement. Il y en a dix en tout variant de quatre à cinq pages d’une écriture serrée.

Elle les relit dans l’ordre chronologique, revivant des années finies. Elle se rappelle des détails, mille détails de toutes sortes, certains qui la font sourire, d’autres qui font plus vague son regard.

Ces lettres, ce sont un chant de passion, un crescendo puissant et qui éclate à la fin par ce cri banal mais sublime : Je t’aime.

Le passé se dresse devant elle, mais embelli, mais poétisé.

Ce passé est mort pourtant. Elle le croyait. Depuis hier, depuis la rencontre, voilà que subitement il s’est remis à vivre, malgré elle, glorieux, irrésistiblement fort. Il balaye tout ce qui n’est pas lui. Impérieux, il la capte, ce passé qui ne lui appartient pas tout entier.

Sur le secrétaire, une photographie lui sourit dans son cadre d’acajou. Et pendant qu’elle le prend entre ses doigts fins, voici que le portrait s’anime. Elle voit devant elle, bien nettement, tel qu’il était hier, tel qu’il est aujourd’hui, l’homme qu’elle a aimé, l’homme qu’elle aime encore.

D’une taille moyenne, nerveux et musclé, il dégage de toute sa personne une impression de force.

De visage, il n’est pas joli. Cependant, il plaît, peut-être moins qu’il n’en impose. Les cheveux coupés en brosse découvrent un front large, bossué, un front comme en possèdent les rebelles ou les dominateurs ; les yeux renfoncés sous l’orbite sont gris, d’un gris d’acier qui transperce ; le nez aquilin aux narines dilatées ; les pommettes des joues saillantes, les lèvres minces et droites, le menton carré, presque brutal. Et tandis que son imagination le ressuscite, et qu’elle le voit là, devant elle, la résolution qu’elle a prise dans un moment de griserie cérébrale, s’affermit.

Le sort en est jeté. Elle écrira à Henri, lui dira tout. Il en souffrira peut-être, il en souffrira certainement.

Après tout, ce sera mieux qu’il en soit ainsi.


De son bureau, rue Saint Jacques, 97 pour être précis, à sa pension rue Saint Denis, il n’y a que quelques minutes de trajet. Joyeux de penser que sous peu sa vie prendra une orientation nouvelle, Henri Roberge se rend chez lui. Au milieu de la foule, qui, à six heures, grouille par les rues, il va, sans y porter attention, superbement isolé dans son bonheur.

Sur la table où chaque jour Mme Beaudry dépose le courrier une lettre traîne à son adresse. À l’écriture il se rend compte que c’est d’Elle et il en éprouve un bonheur immense.

Posément il brise le cachet et palpe le papier comme s’il gardait encore la douceur des mains qui l’ont touchée.

Hélas lui qui regarde la vie sans avoir peur parce que le mirage d’un amour partagé le soutient dans sa course vers la mort ; lui qui trouve un charme aux choses qui n’en ont point ; lui qui est heureux, pleinement heureux et qui l’est parce qu’il aime, ne sera plus tantôt, quand il aura lu cette lettre, qu’une loque humaine abimée dans un fauteuil, souffrant sans réconfort, et cela parce qu’il a aimé, surtout parce qu’il aime encore.

L’écriture, nette d’abord, lui devient indistincte ; les lettres chevauchent les unes par dessus les autres ; les mots courent ; ils dansent une danse endiablée et le narguent, sournois, moqueurs, cruels.

C’est si subit cette nouvelle qu’il ne sait à quoi l’attribuer. Et sa joie, et ses rêves, et son bonheur, tout s’écroule lamentablement.

Devant lui des trous noirs… C’est le Futur. L’avenir lui apparaît… terrifiant.

Est-ce bien vrai qu’il va continuer à vivre des jours sans Elle ?

Il n’y songe pas, ne veut pas y songer.

Puis poussé par un besoin de souffrir encore, un besoin irrésistible, il recommence sa lecture enfiévré par une volupté de douleur.

C’est la lettre, toujours la même dans ses quelques variantes, où l’on apprend que la femme aimée d’amour, deviendra une sœur pour soi ; qu’il est préférable qu’il en soit ainsi, qu’on s’est mépris l’un sur l’autre ; la lettre où passe toute la kyrielle des raisons vraies ou fausses mais faciles à trouver des ruptures définitives.

Instinctivement il s’est levé.

Devant lui, appendue au mur, une glace le reflète.

Il est pâle, avec les traits étirés, les yeux fous.

Tout à coup ses jambes deviennent molles, molles.

Stupide, hébété, il est secoué par un éclat de rire nerveux qui lui bouleverse le visage.

…Et il se jette de travers sur le lit… et il mord ses oreillers… et il sanglote…

Cette effusion qu’il n’a pu contenir et qui le fait rougir maintenant qu’elle est passée, lui est un soulagement. Le trop plein de souffrance qui l’oppressait est déversé.

En bas la cloche sonne pour le souper. Ses oreilles en perçoivent les coups. Et cela l’agace d’avoir entendu sonner cette cloche. Elle lui rappelle, que, malgré lui, qui voudrait s’anéantir, se fondre dans le vide, la vie continue.

Tout près, sous le même toit, des gens attablés ensemble riront ou discuteront des mille et une bagatelles qui composent l’existence sans se douter qu’un homme souffre la torture la pire, celle où l’âme se décompose et s’émiette, lambeau par lambeau.



III


Dans une taverne qui fut longtemps le rendez-vous de la jeunesse étudiante, Roberge est attablé devant une bouteille de bière. Autour de lui des figures connues, habitués de l’endroit qu’il y avait rencontré jadis, qu’il y retrouve aujourd’hui.

Des passants entrent, se rafraîchissent à la hâte et sortent. D’autres moins pressés boivent à petites gorgées, et réunis par groupes, se racontent des histoires gauloises.

Depuis une semaine ses journées se ressemblent. Tous les matins après une nuit d’un sommeil lourd, il commence sa promenade, déambule par les rues, pour, chaque après-midi, échouer au café Toussaint, dernier stage avant la rentrée.

Les soirées longues, l’occupent à boire, seul dans sa chambre, d’innombrables verres de gin, jusqu’à ce que sa pensée vide, ses membres inertes, et ses jambes devenues gourdes, le forcent au repos du lit.

Ce soir, il est plus spleenétique que d’habitude. Les libations se sont suivies, plus fréquentes. Il s’est efforcé de les prendre comme s’il éprouvait un besoin plus impérieux de se griser.

…Et tout à coup voilà qu’il se lève et sort en laissant sur la table sa bouteille à moitié pleine.

Le jour est énervant de chaleur. La foule va lentement. Les hommes tiennent leur chapeau à la main pour s’éponger le front. Les femmes légèrement vêtues s’arrêtent plus souvent aux vitrines. La poussière de la rue, à chaque camion qui passe, s’élève, tournoie en l’air et tombe pour, de nouveau, voltiger en rayons gris et noirs.

Malgré la chaleur, il va d’un pas rapide, sous l’empire d’une obsession.


Après s’être jeté dans le bain, où l’eau froide, fouettant son corps le fait frissonner d’un frisson qui le dégrise, il procède à sa toilette qu’il veut soignée jusque dans ses détails les plus infimes.

Un espoir surgit en lui, bien faible, suffisant pour qu’il s’y accroche comme fait le naufragé au moindre bâton flottant : que la rupture n’est pas définitive ; qu’Elle reviendra sur sa décision première.

Tout à l’heure, il va la revoir, s’emparer de son image, le graver en sa prunelle.

Il songe aux mots qu’il va dire. Il les veut caressants, il les veut tendres, il les veut autoritaires, capables de dégager une puissance mystérieuse qui convainc, qui enchaîne, qui subjugue.

Seulement il a peur de ses nerfs qu’une semaine d’orgie a détraqués.

Une inquiétude l’envahit, celle de balbutier, d’être ridicule à cause de l’émotion de sentir au bout de ses phrases se jouer des avenirs contraires.

L’horloge, avec un tic tac monotone, fait avancer ses aiguilles, régulièrement.

Dans son espoir se mêle la peur d’affronter le regard indifférent et lointain qu’elle sait prendre et cette signification de mépris hautain contenu dans la pose de tout son corps.

Regardant l’horloge, il voudrait à la fois, et qu’elle se hâte et qu’elle retarde.

Les minutes s’envolent et retombent dans le néant de ce qui fut.

Et voilà qu’il rit… Il rit d’un petit rire sec comme le bruit d’une branche que le gel fait craquer.

Puis, une dernière fois, comme un général son armée, il fait l’inspection de sa toilette. Tout, du faux col à pointes, de la cravate bleue à pois blancs, jusqu’aux chaussettes de soie, aux souliers vernis, est impeccable.

Un regard dans la glace.

Ses yeux sont un peu gonflés. Ça ne lui sied pas trop mal. La peau du visage est presque rosée, sauf le haut de la lèvre et le menton d’une teinte mauve.

Complaisamment, il s’admire. Il se trouve joli homme.

Le front bien uni, droit et large ; les sourcils fins, courbés en croissants ; des yeux bruns, d’un brun chaud ; le nez aquilin tombant droit. Il s’adresse un sourire qui découvre deux rangées de dents aigües et reluisantes. Un coup de peigne dans ses cheveux souples qu’il renvoie en arrière termine cette opération, toujours importante pour lui, qui s’appelle : La Toilette.

L’apparence extérieure constitue un facteur puissant de succès. Il a dû, jusqu’ici, un peu à son physique agréable, d’avoir réussi dans la vie.

Ce soir il ne veut rien de négligé. C’est son effort suprême pour la reconquérir. Demain Pauline part pour Carleton où elle séjournera un mois, peut-être deux.

S’il allait échouer dans cette dernière tentative ! ! !

Il aime mieux n’y pas songer.


Un peu plus haut que Sherbrooke sur l’une des rues transversales qui gravissent le Mont-Royal, est situé un cottage de brique rouge de forme carrée, avec un escalier de pierre qu’une marquise surplombe.

C’est là que vit Pauline avec son père, le Docteur Dubois et son frère Jacques.

Son père qui approche la soixantaine est un clubman parfait. Veuf depuis quinze ans, il s’est façonné une vie à lui, toute d’extérieur. Riche, de par sa famille, il ne s’est jamais adonné à la médecine, ayant plutôt voué ses énergies à la gérance de son patrimoine et à la transaction d’affaires pas toujours avantageuses.

Il est grand de taille avec quelque chose de sec dans la démarche. Sous une enveloppe rude il cache un cœur excellent. Un peu mou de caractère, il n’a jamais refusé quoi que ce soit à sa fille ni à son fils.

De celui-ci peu à dire. C’est un jeune homme insignifiant, comme notre bonne ville de Montréal en compte hélas ! trop. Toujours vêtu à la dernière mode américaine, il possède une de ces têtes à gifles comme sur les gravures qui servent, dans les tramways à annoncer une marque connue de faux-cols. Il fréquente les salles de thé, les dancing à la mode. C’est à peu près tout ce qu’il sait faire : danser. Avec cette science, et d’être le fils du docteur Dubois, il ira loin.

Quant à Pauline, elle est reine et maîtresse chez elle, agissant à sa guise, et conduisant la maison de même.

Ce soir-là, le docteur était au club, Jacques au théâtre.

Elle était seule chez elle avec la bonne.

Roberge gravit les marches de pierre du perron.

Il se rappelle les avoir foulées plusieurs fois d’un pas allègre.

Un peu nerveux, il presse le bouton de la sonnette.

La bonne le fait entrer dans le vivoir aux meubles lourds, massifs. Il reconnaît tous les coins familiers, le canapé de velours bleu, avec, tout près, une haute lampe à pied surmontée d’un abat-jour violet ; la bibliothèque en noyer noir ; la cheminée de biais, au fond, avec ses pelles et autres accessoires ; le téléphone sur une petite table ; aux murs chaque côté de la bibliothèque deux magnifiques eaux fortes de Notre-Dame de Paris, rapportées d’Europe lors d’un récent voyage ; et au-dessus de la cheminée une photographie de Pauline en toilette de bal, détachant deux épaules rondes, sur un fond de sépia.

Dans tous les coins de cette pièce flottent, épars, les débris d’un beau rêve.

Il pense aux soirées douces qu’il a vécues seul avec elle, dans la lumière discrète que la lampe haute laissait filtrer entre la soie violacée. Il pense aux mots qu’elle a dits, à des intonations qu’elle avait…

…Écartant les draperies, Pauline apparaît, radieuse, ses cheveux d’or rendus plus blonds par la lumière. En l’apercevant, il a senti un quelqu’un d’invisible le frapper à la gorge avec le plat de la main. Il balbutie plutôt qu’il ne prononce :

…Bonsoir… Pauline…
et reste là, sans parler, debout, avec un air humble, effaré.

Elle lui indique un siège pendant qu’elle s’installe dans un fauteuil après avoir arrangé les coussins pour y mieux poser sa tête.

Il la regarde avec des yeux agrandis, cherchant par quelle phrase commencer. Il se sent petit ; il se sent faible contre cette force qu’il pourrait écraser s’il le voulait, mais qui le domine par un je ne sais quoi de troublant qui s’en dégage, paralysant ses facultés cérébrales.

— Pauline, reprend-il, et il s’arrête de nouveau, cherchant la suite de ses idées.

Elle le regarde d’un long regard chargé de pitié.

Ce regard où il croit saisir une marque d’affection le stimule. Il pose, nette, précise, la question qui lui brûle la gorge.

— Pauline, pourquoi avez-vous changé ?

— Je n’ai pas changé, mon pauvre ami. Mes sentiments pour vous sont toujours les mêmes. J’ai beaucoup d’amitié, beaucoup de sympathie. Cela ne vous suffit pas ?

— Non, cela ne me suffit pas. J’exigeais autre chose de vous : votre amour. Vous me l’aviez accordé. Pourquoi me l’avez-vous retiré ?

— Henri, écoutez-moi. Je veux tout vous expliquer, éclaircir notre situation. J’ai cru vous aimer. Je l’ai cru sincèrement. Un jour je me suis aperçu que c’était un autre que j’aimais.

À chacune de ces paroles, une douleur aigüe traverse le cerveau du jeune homme, une tige de fer rougie lui entre dans la tête… Haletant, dur, les yeux mauvais, il demande :

— Et cet autre ?….

Il se penche sur elle pour recevoir la réponse.

Elle regarde dans le vide, les yeux mi-clos ; elle voit un homme aux traits d’acier, un homme qui s’est emparé d’elle, d’elle toute entière, qui la possède toute, sans même qu’il l’ait voulu. Cela parce qu’il le fallait. Oui il fallait que cet homme soit le maître de ses destinées. Elle n’avait eu qu’à le revoir, qu’à l’entendre, qu’à sentir peser sur elle le poids de son regard, pour qu’immédiatement, elle devienne son esclave, que sa vie soit intimement enchaînée à la sienne… pour toujours…

Comme elle ne répond rien, il lui saisit les poignets, et, la figure exsangue, la voix blanche, demande :

— Cet autre ?

— Vous ne le connaissez pas.

Par pudeur pour son secret, elle ment ; elle ne veut pas qu’il sache. Elle éloigne tout ce qui pourrait conduire à le deviner.

Lui, serre les poignets… convulsivement.

— Laissez-moi, vous me faites mal.

Méprisante, elle le toise. Les doigts crispés se desserrent, et les mains fines qu’il tenait, s’échappent de l’étreinte.

D’une voix où percent les sanglots :

— Dites-moi que ce n’est pas vrai ce que vous venez de m’apprendre. Vous m’aimez encore, Pauline. Dites-moi que vous m’aimez encore.

— Mon pauvre Henri, je voudrais bien vous aimer, mais je ne le puis pas… Je serai pour vous une amie, la plus sincère…

— Oui… la phrase classique, toujours la même… « Je serai une sœur ». Vous brisez la vie d’un homme, et quand, à cause de vous, par vous, il n’est plus qu’une chose misérable, pour réparer le mal vous dites : « Je serai une sœur ».

Pauline, depuis cette minute je vous hais. Je vous hais autant que je vous ai aimée… plus s’il est possible. Je n’aurai pas souffert depuis une semaine, inutilement. Vous m’entendez Pauline, je vous déteste… déteste…

…Et pour ne pas éclater en sanglots, il prend congé, brusquement.

Les tempes serrées, la tête bouillante, il regagne sa chambre, à pieds, sans rien voir, sans rien entendre de ce qui se passe autour de lui par les rues illuminées…



IV


Les portes du bureau bien closes, pour n’entendre que le moins possible le bruit des dactylos dans l’antichambre, l’ordre donné de ne laisser entrer personne, Jules Faubert s’attable et fait la revue de ses nombreuses affaires.

Depuis qu’il a quitté le collège, il s’est intéressé dans le commerce du bois.

Avec la sûreté de jugement qui le caractérise, et en a fait, à l’âge où la plupart tâtonnent, l’un des financiers les plus en vue de la métropole, il a compris que l’industrie du bois dans le Québec était l’une des plus avantageuses et où les chances de faire fortune, et rapidement, sont les plus grandes. Après avoir voyagé quelques années dans le Nouveau-Brunswick pour le compte d’une compagnie américaine achetant le bois à pâte, çà et là, le long des voies d’évitement, il avait pris sur lui d’établir à Montréal un bureau de courtage.

Le commerce du bois prenait une extension considérable. La guerre européenne, créant des besoins nouveaux, et diminuant la production tout en augmentant la consommation, n’avait pas peu contribué à cet essor. Les exigences de plus en plus désordonnées des journaux américains faisaient augmenter le prix du papier dans des proportions énormes et partant le prix de l’épinette et du cyprès qui en sont la matière première.

Faubert parcourt les contrats qu’il a fait signer cet été : 50,000 cordes à fournir à la American Paper Limited ; 30,000 à la Federated News. Tout cela à bonnes conditions.

Les lettres dactylographiées qui composent chaque mot des copies de contrats s’atténuent et disparaissent. À leur place, nombreux, il aperçoit des signes de dollars et qui semblent avoir une vie.

Déjà de ses agents sont en route. L’un parcourt la Matapédia s’assurant par avance la production des colons pour l’hiver qui vient ; un autre la Nouvelle-Écosse ; un le Lac Saint Jean ; un l’Abitibi. Les nouvelles qu’il en a chaque semaine sont favorables. Il se procurera aisément les 80,000 cordes dont il a besoin, chiffre énorme au premier abord. Systématiquement divisé, il peut être augmenté à l’infini tant qu’il y aura du bois dans le Québec et des hommes pour le bûcher.

Enfoncé dans sa chaise à bascule, les yeux mi-clos, comme repliés sur lui-même, il laisse son rêve se perdre dans la fumée bleutée de son cigare. Il rêve la puissance, une puissance illimitée aussi grande que son orgueil. Non fier, non vain, mais orgueilleux. C’est sa dominante. Il appartient à cette catégorie d’hommes jadis conquérants de pays, aujourd’hui conquérants de la fortune et du pouvoir qui en découle.

Il veut, et depuis longtemps, depuis toujours, être quelqu’un.

Être quelqu’un c’est sortir de la foule anonyme, la dominer. Être quelqu’un cela signifie qu’on est un personnage dans le pays et dans la ville, qu’on a accompli quelque chose de supérieur aux autres. Être quelqu’un cela veut dire qu’on a édifié une œuvre, œuvre politique, œuvre financière, œuvre intellectuelle, peu importe ! Pourvu que ce soit son œuvre. Être quelqu’un c’est associer son nom à quelque chose de grand, de noble, de fort.

C’est avec frénésie, passionnément, mettant dans chacune de ses entreprises la fougue d’un tempérament ardent, soutenu par des nerfs d’acier et un physique imbrisable qu’il travaillait à réaliser cette formule.

Le succès lui sourit. Il commence d’être quelqu’un. Pas assez. Il n’a pas encore imposé sa personnalité… suffisamment.

Jeune — trente-deux ans — en pleine force, force qu’il entretient par des exercices corporels violents, mûri par l’expérience, il regarde la vie avec un sourire et l’avenir comme un maître.

Cette soif de domination, de puissance, qui le brûle, il essaye parfois de l’étancher. Il éprouve une griserie véritable à compiler des chiffres, à combiner des plans, à manœuvrer des hommes. Il goûte à vivre sa vie fiévreuse une intensité d’émotion, qui, à certaines heures, le secoue tout entier.

Il savoure les instants de son travail ardu essayant d’en exprimer toute la volupté âcre.

Sur la table une copie de contrat pour des dormants de chemin de fer est étendue. Il la prend, la lit, ferme les yeux pour mieux concentrer sa pensée, en analyser mieux la teneur.

Un plissement des lèvres : l’affaire lui paraît bonne.

Il appuie sur le bouton de la sonnette.

Un sténographe entre.

— Écrivez à l’acheteur du Transcontinental que je suis en mesure de procurer les 100,000 dormants de chemin de fer aux conditions mentionnées dans ma lettre du 18. J’irai le voir prochainement… Appelez le messager du télégraphe.

Il va à la fenêtre et regarde, en bas, sur la chaussée, la foule des hommes d’affaires qui se meut, pressée.

Des autos stationnent un peu partout, placées de biais, le derrière au trottoir. La Place d’Armes est animée ; des avocats qui, seuls, qui avec des clients se rendent au Palais ; des courtiers à la Bourse ou se hâtent vers leurs bureaux. Tous ces gens se croisent, s’entrecroisent et ne s’aperçoivent qu’avec peine. Une pensée les préoccupe, identique : les affaires. Les leurs ou celles des autres.

C’est le cœur financier de Montréal, le centre de ses pulsations… et il est nerveux. Dans cette année 1917 les affaires sont plutôt tranquilles, le marché de la Bourse, incertain. Seules quelques industries prospèrent en dépit des temps durs ou plutôt à cause des temps durs.

Le courtier pense à cette foule qu’il traversera dans quelques instants en s’y confondant, que dans quelques années il pourra regarder de haut, et son rêve, son rêve fou l’absorbe de nouveau. Il veut contrôler au pays, la production du bois, surtout du bois à papier, en être le Roi.

Comme d’autres sont rois de l’acier, de l’huile ou du blé, il veut être le roi du papier. Il sent qu’il le deviendra. Il le veut si fortement qu’il faut que tout cède à sa volonté. Il y en a trop qui sont plus riches que lui, même dans son entourage immédiat. Non qu’il aime l’argent pour ce qu’il procure de jouissances, ou en avare. Il l’aime parce que c’est un but à atteindre et que c’est une force : le grand levier moderne.

Cet hiver, si ses affaires vont bien — et elles iront bien — ses seuls bénéfices lui permettront la construction d’une usine capable de rivaliser avec celles des plus grosses compagnies. L’entreprise sera lancée. Englober graduellement les plus petits, forcer les plus gros à s’amalgamer avec lui, acheter leur stock au fur et à mesure… mais avec une discrétion qui en empêche les hausses… ensuite… ensuite faire osciller le marché à son gré…

Ensuite ?….

Il est Jules Faubert le Roi du papier.

Partout qu’il aille, les portes les plus fermées s’ouvrent. Il est une puissance avec qui l’on doit compter. Il fait partie non seulement de l’élite de sa race ou de son pays, mais de l’élite du monde entier. Il est plus que les souverains actuels, puisqu’il le sera de fait, tandis qu’eux ne le sont que de nom.

C’est un rêve immense. Il est de nature à le réaliser. Il y a en lui une surabondance de force. Son cerveau clair, lucide, se plaît à jongler avec les problèmes les plus épineux. Plus ils sont inextricables plus il a de plaisir à les démêler et à les vaincre.

La sténographe de tantôt reparaît.

M. Faubert, le messager du télégraphe est arrivé.

— Faites attendre.

Il griffonne quelques mots sur une feuille de papier jaunâtre.

Ces quelques mots, c’est une proposition à une compagnie New Yorkaise de 100,000 cordes de bois écorcé à des prix défiant toute concurrence.

Ce contrat sans lui rapporter autant que les autres bâclés jusqu’ici lui assure un client des plus considérables du continent américain.

Il sonne, remet le papier jaune qui devient d’or tant il est lourd de promesses, décroche son chapeau à la patère et sort.

— Je serai de retour à deux heures et demie.


L’horloge de la Presse marque la demie de onze heures.

— J’arriverai deux minutes en retard, pense-t-il, et cette constatation le contrarie. Il avait accoutumé d’être exact jusque dans les moindres détails.

Ainsi il devait rencontrer Lucien Noël à onze heures et demie et il n’était encore qu’à la rue Saint Laurent.

S’il y avait quelque chose qui lui déplût souverainement, c’était d’attendre. Habituellement quand il avait un rendez-vous et qu’à l’heure fixée l’autre partie n’était pas là, il quittait la place. C’était une particularité de son caractère que ses amis et ceux avec qui il transigeait, connaissaient. Le connaissant, ils agissaient en conséquence.


Lucien Noël, plus jeune que Faubert de quatre ans, s’était fait recevoir avocat devant le barreau de Québec.

À cause du manque de fonds nécessaires aux débuts, mais surtout de son peu de penchant pour le droit, il avait embrassé la carrière journalistique et littéraire. Il rédigeait un périodique fondé depuis un mois, revue bi-mensuelle, traitant de questions politiques, économiques et sociales sans délaisser les lettres ni les arts.

Ce périodique était la réalisation de vœux nourris depuis longtemps.

Durant les deux années qu’il a travaillées dans les différents journaux de Montréal, à la besogne aride du reportage, il s’est imposé des sacrifices d’argent, pour, un jour, avoir une feuille à lui où dire sa façon de penser, poursuivre ses vues politiques et épancher son besoin d’apostolat laïque.

Plein d’enthousiasme pour le projet jusqu’à sa mise à exécution, il s’est aperçu que la fondation d’une revue, surtout d’une revue sérieuse n’allait pas sans difficultés, et que la bonne volonté seule ne peut réussir à en établir les bases, solidement.

Le premier numéro s’était bien vendu. Pas assez cependant pour défrayer les dépenses d’impressions et d’administration.

Noël comprit alors qu’il ne pourrait se maintenir longtemps.

En dernière ressource, il avait téléphoné à son ami Faubert se ménageant une entrevue.


Il n’y a rien qui permet mieux de donner libre cours aux épanchements qu’un bon dîner pris en commun.

Après le repas, tout en vidant une bouteille de Chambertin et savourant d’excellents havanes, ils firent dévier la conversation en une discussion animée, sérieuse de part et d’autre, chacun parlant de ce qui l’intéresse plus particulièrement, et surpris tous deux de constater que leurs efforts dirigés vers des objectifs différents, aboutiront pourvu que leur rêve devienne réalité à un résultat identique.

Ils sont à des titres divers les représentants d’une jeunesse affamée d’action, de succès et aussi de gloire, et dont la vie prenait une orientation autre que celle de leurs devanciers.

Représentants d’une partie notable déjà de la génération nouvelle, ils ont, avec l’amour de la race, conscience de leur rôle à jouer.

Ils sont bien les descendants de cette poignée de français qui, dans l’espace relativement court de 150 ans, se sont multipliés, enrichis, cultivés sans rien perdre de leur tempérament, de leur virilité, de leur force vitale.

Jusqu’à ces derniers temps, la plupart des canadiens instruits, pour ne pas dire tous, auraient cru déroger à une loi, non écrite, mais loi peut-être plus rigoureuse à cause de cela, s’ils n’avaient embrassé l’état de prêtrise ou les professions dites libérales. Le commerce, l’industrie, la finance étaient donc entre les mains d’étrangers ou de ceux des nôtres qui n’avaient ni humanités ni instruction. On avait cru les affaires incompatibles avec la culture latine quand l’expérience prouve et le bon sens que plus un homme a de connaissances et plus il est cultivé, plus il a de chances de réussir, connaissant mieux l’âme humaine et ses horizons étant agrandis par les lectures.

Noël se verse une deuxième rasade de vin. Sans être timide de sa nature, il lui répugne d’aborder les questions d’argent et c’est là, précisément, le but de cette entrevue. Il vide son verre lentement, par petites gorgées, cherchant le moyen d’amener la conversation sur le terrain qu’il veut, de l’amener insensiblement, d’une façon pas trop brutale, sans avoir l’air d’y toucher.

— Tes affaires vont bien commence-t-il.

— Oui… pas encore à mon goût.

— Tu estimes tes bénéfices probables… à combien ?

— Une couple de cent mille piastres. Probablement plus.

À l’énoncé d’une somme aussi fabuleuse l’autre ouvre des yeux avides.

— Et ça ne te suffit pas ?

— D’autres se contenteraient de moins. Pas moi. Tout ou rien. C’est toujours embêtant d’être le deuxième à Rome.

Il s’arrête un instant… puis continue comme s’il pensait tout haut.

— Il y en a qui me disent chanceux. Peut-être. Ma chance je la fais. De l’audace, de la volonté, de la méthode, avec cela une bonne santé, il n’y a aucune raison de ne pas devenir millionnaire. Avec quoi ont commencé Rockfeller, Carnégie et la plupart de autres milliardaires… Parce que nous sommes de race latine, ce n’est pas un obstacle à manœuvrer des millions. Consulte le Broadstreet et le Dunn et tu seras étonné du nombre des millionnaires canadiens-français. Remarque que de ces gens, la plupart étaient des illettrés qui tout en faisant leur fortune ont dû se faire eux-mêmes. Tu te souviens du « boum de l’immeuble » ? Quels sont ceux qui en ont le plus profité ? Les nôtres.

— Tout cela est beau. Il n’en reste pas moins vrai que les anglo-saxons sont nos maîtres à l’heure actuelle. Ils contrôlent le commerce, l’industrie et la haute finance.

— Aujourd’hui, oui. Demain, non. Ils avaient pour les aider toute la richesse accumulée par leurs concitoyens depuis des siècles, tandis que nous, c’est sou par sou qu’il a fallu former le capital. Les premiers mille piastres sont toujours plus durs à gagner. Les autres viennent d’eux-mêmes. Ces premiers mille piastres, nous les avons. Maintenant, il ne s’agit que d’avoir les autres, et nous les aurons. Bon nombre de jeunes gens au sortir du cours classique s’acheminent vers l’école des Hautes Études Commerciales ; quelques uns vers l’école Technique pour se perfectionner dans les différentes branches de l’industrie.

— Tu es optimiste. Crois-tu, cependant, qu’un homme façonné par l’enseignement des collèges classiques soit apte aux affaires.

— Pourquoi pas ? Il est déjà en mesure de se rencontrer avec des gens établis parce que son éducation lui a fait franchir les barrières. Au lieu de tâtonner et de chercher, il sait où il va. Son cerveau assoupli par la gymnastique quotidienne de huit années d’études, plus développé, peut résister à un effort plus grand comme un athlète rompu à tous les sports endure mieux la fatigue physique. L’orientation nouvelle de la jeunesse me fait plaisir. Dorénavant des énergies convergeront vers autre chose que notre politique idiote de partis, et vers les professions. Nous ne laisserons pas toute la finance entre les mains anglaises. Nous en prendrons notre part qui ne doit pas être la moindre dans un pays qui est nôtre. Quant à moi, ajoute-t-il en riant, j’ai décidé d’être l’un des premiers. L’argent me fascine. Et je voue ma vie à la conquête de ce métal blanc. Si plusieurs, de rien, ont pu devenir des magnats mondiaux, il n’y a aucune raison que Jules Faubert ne le devienne. J’ai la force et l’endurance de ma race. À côtoyer les anglais, j’ai acquis leur ténacité et mon vieux fonds de normand m’empêche de me faire rouler.

— Et quand beaucoup des nôtres seront enrichis, la race gagnera-t-elle. Lutter avec les anglo-saxons pour la suprématie financière est une folie. Il y a un terrain où l’on doit les surpasser : le terrain intellectuel. Il nous faut primer par l’esprit. Un Pasteur a fait plus pour le génie français qu’un Chauchard, un Sienkiéwitz a donné plus de prestige à la Pologne que plusieurs millionnaires ne l’auraient fait.

— Peut-être, mais Carnégie et d’autres en fondant des bibliothèques, des hôpitaux, des universités a permis à des savants, à des littérateurs, à des médecins de sortir de l’ombre. Le jour où il y aura assez de richesse pour permettre à des parents plus nombreux de faire instruire leurs fils, il y aura nécessairement plus de gens instruits. Plus il y aura de gens instruits plus les travailleurs de la pensée seront appréciés à leur valeur. Sais-tu ce qu’on peut faire avec de l’argent ?… Avec de l’argent on fonde une université, on donne des bourses, on subventionne des théâtres, des opéras, des musées. En un mot on contribue à l’éclosion de génies que la race attend, et qui, sans cela, ne perceront pas. Le génie demande la force. Cette force accumulée nous l’avons, nous qui sommes jeunes, en pleine sève. Un jour trop comprimée elle éclatera et alors… où peux-tu trouver un meilleur élément de talent voire de génie sinon chez les races dans toute leur puissance en puissance si je puis me permettre cette expression… ! Déjà une heure et demie… je file… Et ta revue ?

— J’ai peur d’être forcé de l’abandonner.

— Comment cela ?

— Ça coûte plus cher que je pensais. Les annonceurs se font tirer l’oreille… ils attendent…

— Quand ton prochain numéro ?

— Samedi.

— Passe au bureau demain après-midi. J’arrangerai tout…



V


La récente proposition à la compagnie new-yorkaise de fournir dans le cours de l’hiver, 100,000 cordes de bois écorcé, n’eut pas le résultat attendu, toutes les commandes étant closes et déjà placées.

Cet échec, si tant est que l’on puisse appeler cela un échec, ne décourage pas le courtier. Sur les entrefaites, il s’est engagé envers le Transcontinental à l’approvisionner de dormants de chemin de fer, ou traverses, en épinette rouge, cèdre et cyprès. Il attend la réponse du Pacifique Canadien à une proposition similaire. C’est de la besogne taillée pour quelque temps, et de la bonne.

Tout à l’heure, il part en voyage. Il en profitera pour visiter ses agents, les stimuler, leur confier ses instructions. Il visitera également quelques pulperies tâchant de négocier avec les gérants pour l’achat de quelques milliers de cordes de bois, en plus.

Il est à finir de classer ses affaires quand la porte du bureau s’ouvre.

Un homme entre, qui va s’écraser dans un fauteuil.

C’est Henri Roberge.

Sa toilette qu’il soignait tant, est négligée ; les pantalons sans plis aucun, flous comme ceux des matelots, le nœud de la cravate à moitié fait.

Le regard terne, sans vie, ne révèle que l’abrutissement ; au bas des yeux de petites pochettes jaunes ; le coin des lèvres étiré.

En l’apercevant ainsi changé, aussi rapidement et d’une façon aussi absolue, Faubert ne peut réprimer un mouvement de surprise.

— Qu’est-ce donc qui ne va plus ?

— Tout.

— Et encore ?

— Tu te rappelles Pauline Dubois ? Tout est fini. Depuis ce temps je n’ai de goût à rien.

« Pourquoi a-t-elle rompu ? » se demande le courtier.

L’autre continue :

— Je ne vais plus au bureau. Je suis incapable de travailler, et je bois pour l’oublier. Plus je bois pire c’est. Il y a des fois où j’ai envie de me suicider.

— La belle affaire ! Ce serait une folie plus grande. Ce n’est pas une conclusion. Il n’y a aucune femme, même la plus belle, même la meilleure qui vale qu’on se tue pour elle. Et puis… une peine d’amour n’est jamais bien longue, on en revient vite.

En disant ces paroles, il songe qu’à lui aussi, malgré l’absence, malgré le temps, il arrive de souffrir… et pour la même cause…

— Tu en parles à ton aise. Tu n’as jamais aimé. Tu ne vis que pour les affaires.

— C’est peut-être vrai.

Il est tenté d’oublier son rôle d’ami à qui l’on demande le réconfort et par un besoin de crier un secret qui le ronge, par un besoin de se venger d’un silence de cœur qu’il s’est imposé, dire ce qu’il connaît de l’amour pour y avoir jadis participé et en avoir reçu une charge lourde de souffrances. Il l’a supporté parce qu’il en avait la puissance, mais au prix…

À quoi bon ?

Une chose cependant l’intrigue. Elle a rompu après la rencontre.

Cela lui fait plaisir, un plaisir inconscient qu’il n’analyse pas, qu’il ne veut pas admettre et qu’il nierait si on lui demandait de l’avouer. Malgré l’amitié et la sympathie qu’il éprouve pour Roberge, il a senti une main lâcher prise qui lui aurait auparavant étreint le cœur.

Après leur rencontre, rencontre imprévue, qu’il n’avait pas cherchée, qu’il n’avait pas souhaitée, Pauline Dubois avait rompu avec l’ingénieur civil.

C’est donc qu’il y avait eu une cause intimement mêlée à ce fait que deux êtres, volontairement séparés depuis trois ans, se retrouvent, s’ouvrent les yeux, s’aperçoivent l’un consciemment, l’autre sans l’avouer qu’ils étaient faits l’un pour l’autre.

Et concluant, logiquement, aidé par la mémoire de ce qui s’est passé ce soir là, se rappelant son attitude à lui, calme et froide, et celle de la jeune fille qui, dès l’abord, avait obéi, du moins physiquement à une émotion dont il ne pouvait ignorer la cause, il eut la certitude qu’il la possédait moralement, que c’était pour lui, qu’elle venait de briser ses liens antérieurs.

Elle voulait être libre pour le jour où il s’avisera de la regarder telle qu’elle est, dans la plénitude de sa beauté et l’épanouissement de sa mûre jeunesse.

Cela lui est une jouissance d’orgueil, la jouissance mâle de l’homme qui tient un être à sa merci.

Immédiatement il chasse ses idées comme on fait des pensées malsaines.

Une fois il s’est éloigné. Il ne reviendra pas sur une décision prise froidement.

Il a souffert suffisamment pour ne pas recommencer aujourd’hui à se forger une chaîne sentimentale qui lui nuira dans la vie, chassera sa tranquille lucidité d’esprit et mettra un obstacle au parachèvement de ses rêves.

Une fois, il a dit : Non.

Irrévocablement.

— Tu veux un conseil ? as-tu de l’énergie assez pour vouloir guérir ?…

— Si c’était possible

— C’est très possible… Cette femme, tu l’as aimée…

— Comme un fou.

« Moi aussi » pense-t-il et de nouveau Pauline Dubois, s’empare de son esprit. Il voit ses yeux plongés dans les siens pendant qu’elle lui a dit cette phrase que le timbre de la voix avait rendue caractéristique « J’espère que j’aurai le plaisir de vous revoir. » C’était cela qu’elle méditait : renouer les anciennes relations… elle veut le reprendre… ou plutôt se donner à lui…

Comme si la conversation, soudain, l’ennuie, il répond avec un geste las :

— Tu as tort…

Puis, il se ressaisit, et la voix âpre, il continue en s’échauffant graduellement :

— C’est une bêtise que de donner une partie de son cœur, la moindre soit-elle, à une femme. C’est indigne d’un homme, d’un homme vrai, dont le cerveau est et doit rester le maître. Tôt ou tard on est trompé. Il n’y a qu’une personne qui ne nous trompe pas. — Et encore on n’en est jamais sûr : c’est soi. Allons, redresse-toi. Ne sois pas une poule mouillée. Et puisqu’elle t’a dédaigné, dédaigne-la à ton tour ; c’est la seule consolation des amours malheureuses. Ne la déteste pas. La haine c’est encore de l’amour. C’est de l’amour qui ne peut plus en être. Si tu la détestes tu seras forcé d’y penser et entretiendras le culte de son souvenir. Le dédain ! l’oubli ! Voilà les seuls remèdes… Et ton bureau ?… Tes affaires ?

— J’ai tout abandonné.

— Femmelette… tout abandonné… pour une question de sentiment.

— Je ne puis m’empêcher d’y penser. En dehors d’elle rien n’existe.

— Alors change de vie… mais pour l’amour du ciel ne te complais pas à cultiver ta mélancolie. Mets la distance entre elle et toi… À propos… il n’y a rien qui te retienne à la ville ?

— Non… rien… sauf.

— Je pars en voyage. Tu viens avec moi. J’ai une proposition à te faire, avantageuse sous tous les rapports.


Une heure plus tard ils étaient installés dans l’un des convois du Canadien Nord à destination d’Hervey où se fait le raccordement pour Amos.

Enfoncé dans les banquettes vertes, gardant un mutisme que motivent des raisons différentes, ils regardent au dehors défiler les scènes variées de la campagne canadienne.

Ce sont des champs d’avoine blondissants, des pâturages où des vaches rousses ou noires, contemplent béatement le train qui passe ; plus loin un vallonnement ; un ruisseau dans le fond roule vers le fleuve ou la rivière plus proche ses eaux vaseuses ; autour des saules et des hêtres ; une route qui mène à un village dont le clocher de l’église reluit sous le soleil d’automne ; parfois un petit bourg qu’on traverse dans un bruit de ferraille


À Hervey, le « National » avait une heure de retard.

Sur la plateforme, des « lumberjacks » des gars de chantier vont, viennent, circulent, dans leurs costumes pittoresques presque identiques. Bottes à l’huile, lacées jusqu’aux genoux ; culottes d’étoffe épaisse, de toutes les couleurs, jaunes, grises, nankin ; chemises négligées de flanelle et de drap, ils ressemblent à ces pionniers d’autrefois qui revivraient en eux, oublieux de l’âge plat des habits étroits et des pantalons fourreaux, oublieux du continent américain si prosaïque souvent de par ses mœurs sans poésie, sans cachet, sans originalité. La plupart, superbes de taille, découpés en athlète, ils ont dans la figure un caractère spécial où, à côté du mâle, de l’homme puissant et fort on découvre l’enfant que demeure celui dont la grande Nature est la compagne habituelle.

Le soleil achève de descendre. Il n’est plus qu’un demi-cercle sanguinolent. Au-dessus des tons jaunes vifs, puis orangés puis violacés puis mauves se fondent et s’estompent pour se perdre dans du bleu, qui, insensiblement, à mesure que s’accentue le déclin du jour, tourne au noir.

Un vent frais passe dans l’air que les forêts prochaines ont vivifié.

C’est le silence des choses où l’on n’entend plus le bruit tout de stridence du progrès ; pas d’usines aux alentours ; pas de maisons où vivent des êtres humains, entassés ; plus de tramways, plus de trompes d’autos. Seuls des bruits de voix, et aussi, bien faible, celui des branches qui jouent. Devant ce soleil qui s’en va en étalant, par un geste ultime de coquetterie, une splendeur que jamais aucun peintre, faute de couleurs, aucun écrivain, faute de mots, n’a pu traduire, Faubert, heureux de changer de vie pour quelques jours, respire largement. Sa poitrine se gonfle sous l’empire d’un bien-être physique. Il ne pense pas. Il jouit de la minute présente. Il regarde évoluer et discuter tous ces hommes qui vont hiverner dans la forêt, et songe à la vie large qu’ils vivront ces quelques mois, astreints à un travail intense qui décuple les muscles et repose le cerveau.

Beaucoup sont gris comme c’est la coutume avant de se rendre aux chantiers. Pourquoi les en blâmer. L’ivresse leur fait paraître plus joyeuses les heures du départ ; elle efface la tristesse inhérente à chacun d’eux.

Le sifflement d’une locomotive se fait entendre. C’est le « National » qui entre. Des hommes en sortent à la hâte, « lumberjacks » eux aussi, venus de Québec et des alentours, qui vont se restaurer au buffet de la gare.

Un son de cloche, un dernier appel et tout ce monde s’empresse de remonter.

Un jet de vapeur dans un cri prolongé… le train s’ébranle en haletant.

Dans les montagnes qui avoisinent les arbres sont de toutes couleurs et se nuancent de bleu et de gris sous les feux de la lumière mourante.

Pour la première fois, depuis le départ, Roberge brise le silence.

— À quel endroit me mènes-tu ?

— D’abord à Amos.

— Ensuite ?

— Ensuite nous visitons la région pendant une semaine. Je te laisse là. Tu examines le pouvoir d’eau du lac Chabogama sur la rivière Bell. Tu m’envoies ton rapport et tu attends mes ordres.

— Et toi ?

— Moi ? Je continue ma route par Cochrane et North Bay. Je visite en chemin quelques pulperies et je conclus quelques arrangements avec leurs directeurs. Je voudrais si possible, contrôler toute la production du bois en Abitibi… Demain nous serons à Villemontel où il y a un écorceur à vendre. Villemontel est voisin d’Amos. Et on me dit qu’il va s’y couper près de 30,000 cordes de bois cet hiver. Ce serait une bonne affaire si j’achetais cet écorceur. Nous verrons ensuite Lapierre, mon agent, qui demeure à Macamic.

Le train file, file, file. Au dehors on ne distingue plus rien si ce n’est la masse sombre des montagnes rocailleuses, et plus loin, une fois La Tuque passée, le reflet de la lune sur le Saint Maurice.

Dans le wagon d’en avant, « le char des colons, » on chante. La « musique à bouche » sert d’orchestre. Parfois quelqu’un danse une gigue.

Parfois aussi, il arrive qu’échauffés un peu trop par l’alcool quelques uns en viennent aux coups. Les autres les regardent faire quand ils n’entrent pas dans la mêlée. Une oreille déchirée, un œil noirci, un nez qui saigne sont les résultats de ces échauffourées. Elles recommencent souvent quelques minutes plus tard pour se terminer par des libations communes. « Se faire les bras » est une chose fréquente. C’est presqu’un sport.

Le cahotement des roues sur les rails et le bruit régulier qu’elles font, amènent le sommeil qui engourdit l’ambition de Faubert et le chagrin de Roberge.



VI


Depuis le matin la neige tombe, une neige lente, fine, monotone et grise.

La ville, comme enveloppée de ouate, repose dans un silence morne que troublent par intervalles les sonneries de grelots et le ronflement des moteurs quand les taxis s’aventurent par les rues recouvertes.

Il y a de la tristesse d’épandue, une sorte d’anéantissement des choses qui se communique aux êtres, les ankylosant d’une lassitude déprimante.


Dans le living room de sa demeure, sous la lumière tamisée d’une lampe unique placée derrière le divan où elle est étendue, Pauline Dubois parcourt le journal d’une façon distraite, plutôt pour faire quelque chose que pour le plaisir qu’elle y trouve.

Tantôt elle a essayé de se distraire à la lecture d’un roman.

En vain.

Elle n’a pas trouvé ce qu’elle y cherchait : l’absorption de ses pensées sur un sujet autre que celui qui la fascine.

Elle lit les titres, machinalement.

Elle est légèrement amaigrie et ne possède plus son air de jeune fille heureuse. Les yeux toujours aussi grands sous les cils longs sont moins vifs, moins rieurs mais sans avoir rien perdu de leur charme. Ils ont quelque chose de plus grave, de plus profond, de plus humain. Ils ont déjà pleuré.

L’insouciance d’autrefois, cette insouciance occasionnée par des causes multiples dont l’une et non la moindre, fut l’absence de toute peine vraiment sérieuse, n’existe plus.

Une chose, une seule existe pour elle. Le revoir et aussi Le ravoir, avoir son amour avec sa confiance, l’amour entier qu’il lui a donné, qu’il lui a retiré. Elle est prête à s’offrir, à offrir épurée par l’attente d’un bonheur problématique son âme et sa pensée.

Cet été à la campagne, la tranquillité latente, épandue partout apportait le calme à ses nerfs et à son esprit.

Mais il a fallu rentrer, regagner la cité de névrose, recommencer cette vie mondaine, autrefois un plaisir, aujourd’hui une corvée. Elle a rencontré beaucoup de jeunes gens. Elle les a comparés. C’étaient des pantins qui l’ennuyaient.

Et le désir qu’elle avait demeura le même, chargé de passion sentimentale.

De songer qu’il vivait dans le même air qu’elle, mais d’une vie différente sans que jamais, par caprice de volonté de sa part, leurs chemins ne se croisent, lui causait une sensation indéfinissable où s’emmêlait la volupté cruelle de souffrir par lui.

Combien de fois au sortir d’un bal où des jeunes hommes nombreux, comme des phalènes qu’attire la lumière, avaient tourné autour d’elle, lui était-t-il arrivé d’être la proie d’hallucinations, où lui, toujours lui, apparaissait dans sa supériorité complète.

Pendant que futilement elle dansait avec des gens futiles, il y avait un homme, quelque part, pas très loin d’elle, qui employait ses loisirs à rêver d’un avenir grandiose et à y travailler.

Elle aurait voulu associer sa pauvre petite vie à la vie magnifique de Jules. Drapé dans l’exaltation continue d’un rêve fou de grandeur, il préparait dans le labeur opiniâtre, ses destinées splendides. Tout cela, elle le savait, et qu’il y arriverait.

Par hasard, sur le journal qu’elle lit, elle vient d’apercevoir son nom. Un entrefilet sous la rubrique — déplacement — annonce qu’en ce moment, Jules Faubert est au Lac Masson pour une quinzaine, en repos.

Cette nouvelle lui fait battre le cœur.

Demain elle sera au Lac Masson, prétextant elle aussi un besoin de repos. Qu’il croit cette raison plausible ou non peu lui importe.

Ce qui importe c’est qu’elle arrive à ses fins !

Une chance inespérée vient de surgir !

En ce mois tranquille d’hiver, les campagnes du Nord, l’été, fourmillantes de touristes, deviennent vides et silencieuses.

Forcément il la rencontrera…

…Ses yeux se ferment pendant que par anticipation elle vit les promenades lentes et douces…

…Les premiers jours il la fuira peut-être. Puis malgré lui, il faudra bien, à l’heure du bureau de poste ou au hasard la route qu’ils se rencontrent.

…La gaieté qu’elle commence à ne plus connaître est revenue.

Pour la première fois depuis longtemps une éclaircie dans les broussailles de sa vie lui permet de mieux voir l’avenir.

Un plan de campagne s’ébauche qu’il lui tarde d’entreprendre.


En se levant du lit, ce jour-là, Faubert est loin de songer que dans quelques instants sa solitude sera profanée.

Après avoir accompli les différents exercices de culture physique auxquels chaque matin il se livre, dont une randonnée en raquette sur le lac jusqu’à la baie du Désespoir, il arrête à l’hôtel déjeuner et retourne à son chalet pour la balance de l’avant-midi. Étendu dans un rocking chair, il grille un cigare.

Depuis quelques mois, il avait travaillé avec un acharnement incroyable, dépensant quotidiennement, au moins quinze heures à la gestion de ses affaires. Il lui fallait à tout prix remplir ses obligations et il s’aperçut qu’il avait beaucoup entrepris, surtout ces derniers temps. Son énergie lui faisait tout surmonter et il se plaisait à la perspective d’une somme de travail à fournir allant à la limite de ses forces. Pas plus loin. Jamais entamer la réserve.

Ce fut cette raison, qui le décida à s’accorder un sursis.

Il voulait être en possession de tous ses moyens pour continuer son ascension vers les cimes de la puissance.

Le proverbe latin : « Otiare quo melius labores » « repose-toi afin de mieux travailler » est son axiome journalier.

Il lui reste suffisamment à faire pour que son but soit atteint qu’il lui faut conserver intactes et scrupuleusement ses forces physiques et intellectuelles. Jamais il n’attendait d’être terrassé par la fatigue.

Ces mois d’automne, ces mois qui ont suivi le jour où dans son bureau de la rue Saint Jacques, bien seul avec lui-même, il avait fait le projet de dominer la foule des hommes d’affaires montréalais et d’imposer son nom, il les avait vécus fiévreusement.

À ce désir, à cette rage de puissance, de s’élever, bien des causes se rattachaient, causes multiples, obscures qui avaient opéré sans laisser de traces mais profondément comme l’eau, qui, sournoisement, ronge le bord des falaises.

L’orgueil, cet orgueil qui était sien, orgueil unique et démesuré en était une, des moins avouables. D’autres venaient après : la hantise d’être quelqu’un, d’égaler, lui, canadien-français, dans le domaine de l’argent, ses compatriotes d’autres langues ; un amour de sa race sans ostentation, sans jactance, qui le faisait souffrir du préjugé de notre infériorité commerciale ; un besoin d’action, d’action violente qui le faisait presque se pâmer d’aise dans l’accomplissement de choses difficiles ; une force impatiente de se dépenser ; le pouvoir de créer quelque chose d’utile à la collectivité avec l’argent irrésistible, de développer le niveau moral et intellectuel des siens parce que sa fortune qu’il veut immense lui permettra des dons onéreux… Tout cela constituait le faisceau des causes de son ambition, et ce faisceau était lié solidement par ceci, qu’il cherchait, en concentrant ses efforts sur un autre but, à oublier le seul déboire de sa vie : son expérience avec les femmes.

Au fond de lui-même s’il avait bien voulu s’étudier, il aurait vu qu’il aimait encore Pauline Dubois. Mais cela jamais on ne le lui ferait admettre. Un meneur d’hommes, un capitaine de dollars, soumis au charme d’une femme ! Impossible ! Bebète ! Bon pour d’autres !

La température froide du matin s’est adoucie. Un soleil d’hiver, un de ces soleils clairs dont la lumière baigne le paysage, brille dans un ciel absent de nuage. L’air est sec. Le Mont Tranquille tout blanc autour des taches sombres qu’y font les chicots calcinés et les sapins repoussés semble un immense diamant dans l’écrin bleuâtre des montagnes, au loin.

Sur le lac quelques hommes scient de la glace ; un autre à genoux sur ses larges mitaines pêche à la ligne dans un petit trou qu’il a creusé. Le village est calme ; quelques enfants dans les côtes glissent en ski ; de loin en loin le jappement d’un chien ; une voiture chargée de glace qui passe tirée par deux chevaux dont les naseaux fument.

Faubert revêt son manteau court d’étoffe épaisse et se rend chez le bedeau louer pour la journée son cheval et sa carriole. Il veut profiter de cette température exceptionnelle, se saturer les yeux des beautés de ce pays de montagnes, et emmagasiner, dans ses poumons l’air que douze cents pieds d’altitude a rendu plus pur.

Devant l’hôtellerie du Belmont, une femme se promène sur la vérandah. Les lignes sont élégantes de même que la démarche. Un chandail mauve, une jupe écossaise à carreaux, des bas anglais de grosse laine et une tuque de même couleur que le chandail en composent l’accoutrement. Le chandail serre la taille et moule les formes au galbe harmonieux.

Il est trop loin pour distinguer les traits, mais cette démarche, mais ce port ne lui semblent pas inconnus.

Tout à coup, une pensée comme un éclair… foudroyante, lui traverse le cerveau : Elle… ici…

C’était bien Pauline.

En passant auprès il fait mine de ne la pas connaître.

Elle, feint la surprise :

— Bonjour Monsieur Faubert.

— Bonjour mademoiselle.

Il s’est arrêté et la regarde, à la fois interdit et flatté.

— Depuis quand êtes-vous dans le Nord, demande-t-elle ?

— Depuis trois jours.

— Vous y êtes pour longtemps ?…

— Je ne sais pas… je vais peut-être repartir demain…

Mademoiselle… ajoute-t-il en saluant… je dois rencontrer quelqu’un à l’instant… Et il continue sa route la laissant seule.

Elle le regarde s’éloigner de son pas nerveux et murmure en elle-même : « Jules Faubert ce n’est pas votre dernier mot. »

Cette intrusion dans le village solitaire a gâté le plaisir que se proposait le financier.

Il ne vit rien de la campagne grandiosement belle, dévalant chaque côté du chemin qui mène au lac Charlebois ; il fut insensible aux féeries des jeux de la lumière sur la neige, dans la plaine et les monts. Les vastes étendues que, sur les hauteurs, son regard embrassait, montagnes dentelées, lacs enneigés, perspectives troublantes, rien ne l’émut.

À l’hôtellerie, il soupe maussadement adressant à peine la parole à ses hôtes. Immédiatement, il fait réatteler son cheval et s’en revient au clair de lune, la tête lourde, fumant d’interminables pipes de tabac fort pour s’engourdir le cerveau. Chez-lui pendant que dans la cheminée flambent les bûches de merisier il est en proie à l’ennui morne de la solitude.

Incapable de lire, il arpente sans répit la pièce… Parce qu’il a vu tantôt un profil de femme, son voyage au lieu du repos et d’un redoublement d’énergie qu’il y espère ne lui apportera qu’une lassitude déprimante. Et c’est bien vrai qu’il est las !

L’horloge sonne onze heures. Il devrait être au lit depuis une heure.

À quoi bon puisque le sommeil va le fuir.

Il n’a plus pour l’occuper, le distraire, des affaires énormes à administrer. En partant il a juré de n’y pas penser pendant deux semaines pour revenir à Montréal avec un cerveau renouvelé. Cette inaction forcée en le laissant à lui-même l’a amolli un peu. Et l’ennemi, la femme d’autrefois est là, tout près, à deux arpents à peine. Demain il la reverra… et après demain… et les jours suivants… Et chaque fois dans la lutte il s’épuisera un peu plus. Céder ?… mais son orgueil le voudra-t-il ?

Renouer les relations ? Avec elle ? Elle, la jeune fille légère, proie du premier venu…

Devant ses yeux la scène de la rupture finale, apparaît ; un homme l’embrasse qui n’est pas lui.

— Allons Faubert de l’énergie !

— Après tout, durant ces deux semaines, pourquoi pas s’accorder des plaisirs moins âpres que ceux du « struggle for domination. » Ce sera un changement, une distraction…

Et après ? Après, il n’aura plus le temps d’y penser. Le tourbillon va le reprendre, irrésistible. Après ? Il aura suffisamment à faire pour que la tentation ne l’effleure même pas de lui rendre visite. Après ? Il deviendra celui qu’il est : Jules Faubert le financier, l’homme de fer, le dompteur de dollars.

De déduction en déduction ou plutôt de défaite en défaite, il finit par se convaincre que s’il veut se reposer le moyen le meilleur est de se débarrasser du moins pour un temps de sa personnalité.

— Ah Jules Faubert lui crie une voix, tu vas jouer avec le feu !

— Peut-être. Je saurai en sortir indemne.

— Prends garde. Tu risques trop.

— Tant mieux ! la résistance vaudra plus.


C’est pourquoi maintenant, souventes fois, un homme et une femme se promènent ensemble en raquettes, sur la neige feutrée qui recouvre le lac, où le soir en des tête-à-tête silencieux écoutent chanter en eux la chanson toujours vieille et toujours rajeunie d’une sympathie mutuelle.



VII


Depuis qu’il est établi à Macamic, petit village vieux de cinq ans à peine, situé le long du Transcontinental, dans la région québecquoise de l’Abitibi, les jours, pour Roberge, se sont suivis, rapides ; ils ont fait place aux semaines et aux mois, tous pareils, écoulés dans le travail quotidien au milieu d’un pays neuf frémissant d’activité.

Intéressé par un genre de vie différent, il s’est vite aperçu que son chagrin était moins grand qu’il ne le pensait : il ne songe plus à Pauline Dubois, étonné lui-même de la facilité avec laquelle il a oublié.

Comme il franchit la porte de son bureau pour se rendre à son hôtellerie le commissionnaire de la gare l’aborde, essoufflé.

— Un télégramme pour vous.

C’est Faubert qui lui demande d’être à Montréal au plus tôt, le lendemain si possible.

Il fait préparer par son commis tous les plans de l’usine de la Rivière Bell. Bien que le télégramme n’en fasse pas mention, c’est pour une conférence à ce sujet qu’on requiert sa présence.

L’écorceur de Villemontel est sur pied prêt à fonctionner aussitôt que les hommes auront fini la coupe du bois. Lapierre, toujours sur la route, achète sans répit le bois des colons, çà et là, à Natagan, à Nottaway, à Landrienne, à La Sarre et à La Reine, à cet endroit moins qu’aux autres, les colons travaillant en partie sur les limites de l’Abitibi Paper and Power.

Les premiers jours de son séjour dans le Nord, il a étudié les possibilités d’aménager le pouvoir d’eau du lac Chabogama, pour le convertir à des fins industrielles. Une semaine après l’envoi de son rapport, il apprenait que son ami avait acheté d’immenses limites à bois dans les alentours ainsi que le pouvoir d’eau lui-même.

Depuis, il n’a cessé de travailler soit pour remettre l’écorceur en bon état de fonctionnement, soit pour préparer les plans de l’usine. Il a fait plusieurs excursions à travers le pays. Ainsi dernièrement il a parcouru quelques centaines de milles en raquettes traversant dans leur entier les cantons de Barraute, La Morendière, Rochebeaucourt et Montgay.

Eut-il voulu songer encore à la cause brutale de son départ de la ville, que les paysages immenses dans leur monotonie qu’il avait constamment sous les yeux, les journées de fatigue qu’il vivait, le travail absorbant et reposant tout à la fois qu’il accomplissait, l’en aurait empêché.

Il est réjoui, épanoui, d’humeur toujours égale ; le teint bronzé de sa peau indique une santé excellente. Il garde pour son ami et patron une estime mêlée de reconnaissance. Sans lui, qui l’a forcé à des moyens radicaux de guérison, il serait aujourd’hui l’un des nombreux décavés qui traînent leur rêve mort par les rues et les tavernes, s’abrutissant graduellement jusqu’à la déchéance totale.

Sans volonté, ou presque, il aurait succombé. Infailliblement. Il est heureux qu’un autre ait voulu pour lui avec assez d’emprise pour s’imposer.

Dans sa place on le considère comme un grand homme. Son avis prime. Il s’est fait quelques relations agréables de gens cultivés dont le commerce fait oublier le manque d’amusement des pays neufs. Il aime la nature, la pêche, la chasse ; la forêt chaque fois qu’il y pénètre, l’enveloppe tout entier de quiétude et de bien-être.

À l’hôtel où il demeure on lui a donné la plus belle chambre ; chambre sommaire aux murs encore vierges de peinture, meublée aussi sommairement d’un lit et de deux bureaux très quelconque. Mais la propriété de ceux qui l’hébergent compense le luxe. Et puis… c’est la meilleure chambre. En comparaison c’est du luxe.

Pendant qu’il se prépare au voyage il revit son existence depuis l’été ; son odyssée au travers d’un pays de désolation, l’impression désagréable que les premiers postes habités lui ont causée, son découragement quand il s’est trouvé seul sans autre connaissance que l’agent de son patron. Ensuite ce fut le travail ardu qui absorbe tout. Il s’acclimata à la région, y découvrit des charmes et des beautés, chaque jour, pendant que rapidement guérissait la blessure, qu’il avait là, au cœur.

Il ne ressent plus ni amour ni haine pour Pauline ; elle lui apparaît comme une amie qu’il a connue et quittée, tel qu’il arrive souvent dans ce mélange d’incidents grands et petits qu’est la vie.

La conscience qu’il a d’être associé à une œuvre formidable le stimule. Car l’entreprise projetée est formidable. Emmagasiner de l’eau pour en développer de l’énergie ; avec cette énergie activer une usine qui donnera de l’ouvrage à des centaines d’ouvriers, cela à quelque cinquante milles de la voie ferrée. C’est suffisant pour donner une signification à son existence. Et puis surveiller les intérêts d’un ami, intérêts immenses, tellement, qu’il se demande parfois comment celui-ci peut faire pour tout mener à bien quand à cinq ou six endroits du pays le même travail gigantesque doit s’accomplir.

D’être débarrassé de ses tracas sentimentaux, de ne plus sentir l’aiguillon de la souffrance morale le darder, continuellement, à l’endroit le plus sensible de son être, lui fait trouver la vie bonne à vivre.

Macamic, bien qu’encore récent, est un joli village. Traversé par la voie ferrée, il s’étend en amphithéâtre, autour de son lac aux eaux jaunâtres que des îlots de verdure et de roches agrémentent.

Il s’est fait des amis dans la personne du notaire, du curé, et de quelques marchands dont l’un M. Stanislas Bertrand a une jolie fille de 22 ans qui le trouve bien de son goût.

Qui sait s’il ne partage pas les sentiments de Suzette ?

Polie, élevée dans un couvent, chez les Ursulines de Québec, jusqu’à sa dix-huitième année, elle est agréable de manières avec suffisamment de culture pour comprendre et apprécier ce qu’il y a beau. De vivre en pleine campagne a fait ses joues plus rosées, où l’on devine sous l’épiderme soyeux un sang vif et clair.

Quelques fois, quand, chez son père, les soirs de fermeture, il va griller une cigarette en discutant des besoins principaux de la région et du village, il a surpris ses yeux candides, portés sur lui, lumineux et purs…

On frappe à la porte de sa chambre.

M. Roberge si vous voulez prendre le train vous n’avez que cinq minutes.

Heureusement l’hôtel n’est qu’à quelques pas de la gare.


Dans le fumoir de la nouvelle résidence de Faubert, Lucien Noël est installé dans l’un des fauteuils de cuir où sa taille exigüe disparaît presque.

Sur la table un cognac de vingt ans à la bouteille poussiéreuse, et une boîte de cigares entr’ouverte composent une nature morte très attrayante.

À part Noël, il y a aussi le secrétaire de Faubert, Pierre Tremblay jeune homme de 23 ans à la figure rubiconde, joviale, avec deux gros yeux naïfs toujours étonnés.

Quant au maître de céans il fait la partie de billard avec un agent de publicité, promoteur de compagnie à l’occasion, Émile Beaudry, homme très actif, doué d’une grande faconde.

Noël fume sans dire un mot, tenant à la main son verre qu’il vide à petites lampées, oh ! très petites, et qu’il savoure en connaisseur.

Tremblay dépose sur la table des papiers qu’il a sortis d’une serviette, quand la sonnette annonce un nouveau venu.

— Ce doit être Roberge.

Quelques minutes plus tard, l’ingénieur civil fait son apparition dans la pièce en compagnie des deux joueurs de billard.

En voyant la bouteille longue au col fluté, il a un sourire satisfait : une flamme de convoitise brille dans son œil.

— Tu dois être fatigué… un verre ?

— Il y a assez longtemps que j’en ai bu. Dans mon nouveau pays, c’est sec. Je ne refuse pas.

Quand on lui eut versé la liqueur reluisante comme de l’or liquide et qu’il y eut trempé ses lèvres, il dit émerveillé :

— Mais c’est de la fine celle-là.

— Vingt années d’existence… Tu as apporté tous les plans de nos installations…

— Oui, j’ai tout cela dans ma sacoche.

Il va serrer la main des personnes présentes. On le félicite de son air radieux, de sa santé débordante ; avec sa figure tannée que les froids et le grand air des pays du nord ont fouettée, il paraît solide et en excellente condition surtout à côté du journaliste dont les cheveux d’un noir éclatant font ressortir davantage la pâleur du visage.

— Comment te plais-tu là-bas ?

— À merveille. C’est un pays jeune ; les distractions y manquent un peu, mais je m’y plais. Plus qu’à la ville. Et toi Faubert, ça va ?

— Je n’ai jamais été en meilleure forme.

— Tes affaires ?

— Elles vont bien. Je viens de recevoir un télégramme d’Amqui dans la Matapédia. J’ai tout le bois de pulpe qu’il me faut. J’ai répondu de forcer l’achat des « dormants. » Il m’en manque encore une vingtaine de mille.

— Avant de commencer la discussion de nos projets, lance Beaudry, le promoteur, je propose de boire à nos succès.

Grave, solennel, chacun s’approche. Les verres s’entrechoquent.

— À la nôtre !

— À la santé de Faubert, le roi du papier.

Il sourit, et à l’encontre des autres qui dégustent leur cognac, vide son verre d’une traite.

Les fauteuils se rapprochent de la table. Le secrétaire prend place au centre ayant devant lui tous les documents nécessaires qu’il lit ou fait circuler selon l’occasion.

Faubert forme sa compagnie financière et industrielle.

La loi québecquoise concernant l’incorporation de compagnies anonymes à fonds social qu’on appelle vulgairement « compagnies limitées » exige au préalable un comité provisoire composé de cinq actionnaires.

Faubert vend personnellement à la « Compagnie canadienne de pâte à papier » au capital actions de deux millions et demi de dollars son commerce ses propriétés et sa clientèle pour la somme de un million cinq cent mille dollars payables en parts acceptées dans la dite compagnie. Beaudry, Roberge, Noël et Tremblay reçoivent chacun cinq cents parts en don.

Un député, ami de Beaudry, s’est engagé à leur faire octroyer une charte par la législature.

Quand tout fut discuté, le financier explique à chacun ce qu’il attend d’eux dans l’avenir. Il veut leur communiquer un peu de la conviction qui l’anime, assuré que plus cette conviction sera grande, plus grande aussi sera la somme de travail… et le résultat s’en suivra… proportionnellement.

— Quant à toi, Noël, voici ton programme pour ces temps-ci. J’ai besoin de tes services. Notre journal — il avait acheté « l’Espoir, » il y a quelques mois — a une circulation assez considérable pour exercer une pression sur le gouvernement, par une campagne bien menée. Notre usine de la Rivière Bell va avoir besoin d’être alimentée. À part du bois le long du grand lac Victoria qu’on y peut « draver » il me faut aussi le bois des colons. On peut l’acquérir à des prix raisonnables. Si les compagnies américaines trouvent leur profit à acheter la matière première en Abitibi et à la transporter à leur moulin malgré le haut coût du freight, avec notre usine là-bas, nous allons réaliser immédiatement, en surplus de bénéfices, la différence du coût de transport entre le bois brut et la pâte à papier, même le papier. Ce qui est énorme. Tout cela est fort beau. Il y a le revers de la médaille. La chute que j’ai obtenue est à une cinquantaine de milles du Transcontinental. Dans les conditions actuelles, c’est un gros numéro contre nous. J’ai pensé à une solution. Il y a au nord de la rivière Natagan deux cantons que les feux de forêts ont complètement ravagés, ceux de La Morandière et de Rochebeaucourt…

— Un homme peut suffire à ramasser le bois avant la charrue remarque Roberge qui les a parcourus en tous sens.

— Au nord d’Amos, il y a le canton de Dalquier dans lequel il y a du beau bois, mais que les colons ne peuvent exploiter à cause du cours de l’Harricanaw qui se jette dans la baie James. Passé les deux cantons que je t’ai nommés tantôt et en gagnant le lac Chabogama, il y en a d’autres, tels que Montgay, très boisés eux aussi… Tu suis mon idée ?

— Continue, je t’écoute.

— Or, ces cantons deviendront colonisables si on construit un embranchement de chemin de fer entre Amos et notre usine. Le terrain est peu accidenté, ce qui rendra les travaux faciles. Cet embranchement à tous points de vue, présente de très grands avantages. Il permet le défrichement de cantons fertiles et la mise en culture de grandes et riches étendues de terre qui ne demandent que d’être labourées pour produire ; de plus, il nous offre un débouché économique… et indispensable.

— La solution est simple. Il n’y a qu’à augmenter la capitalisation de la compagnie et construire le chemin de fer, suggère Beaudry. Je me fais fort de lever les fonds.

— Mauvais procédé. Surtout mauvais principe d’affaires. L’administration d’un chemin de fer est coûteuse. C’est l’entreprise la plus difficile à maintenir sur une base payante.

Ce n’est pas là ma solution au problème. Je suis d’avis qu’il faut commencer la construction de cet embranchement au plus tôt et nous la commencerons. Voici mon plan. Je fais approcher des ministres et quelques députés influents ces jours-ci : d’abord pour obtenir une subvention en argent. Je crois y avoir droit. En faisant ce que je projette, je travaille au développement de la province. Ensuite me faire accorder tous les terrains dans les cantons défrichés, là où le feu a passé, sur une largeur de deux milles du chemin de fer. Ces terres, par le seul fait que nous les rattacherons au reste de la province n’auront plus seulement une valeur nominale, mais une valeur réelle. Nous pourrons les transiger à bon prix. Ils nous aideront à subvenir aux lourdes charges qui vont nous incomber. Pour gagner mon point, il va falloir batailler. Vous savez comme le gouvernement de Québec sur certains points est routinier ; vous savez aussi que lorsqu’il n’y a pas un étranger en tête d’un mouvement, on ne veut rien entendre. Il faut donc préparer le terrain. C’est la tâche de Noël. Avec les idées que je viens d’énoncer il y a matière à un Premier-Montréal, samedi prochain, dans « l’Espoir ». Surtout n’y va pas de main morte. Laisse entendre que nous montrerons les dents. Demain, j’invite à dîner, Gingras, le rédacteur de l’Ordre. Il a un faible pour les vins. J’en ai d’excellents, comme mon cognac d’ailleurs… sers-toi, Roberge, tu louches depuis dix minutes du côté de la bouteille… une fois bien repu, je le chauffe à blanc, et je garantis qu’avant deux jour, l’Ordre à son tour entre en branle.

L’opinion publique peut avoir une certaine influence sur la députation. Avec une petite campagne comme celle-là, nos gens, seront plus conciliants, et j’obtiendrai mieux ce que je désire…

— L’idée est bonne. Tu peux compter sur moi en autant que je suis concerné.

— Toutes nos ressources naturelles sont aux mains d’étrangers qui les ont obtenues à vil prix. Il est temps que nous ayons notre part dans notre propre province. Si nous ne réagissons pas, nous serons ce que veut le dicton : « des scieurs de bois et des porteurs d’eau. »

— Et lorsque tu auras obtenu…

— Je demanderai l’octroi d’une charte pour une autre compagnie, différente de celle que nous venons de fonder. De cette façon si l’une vient à traverser une crise, l’autre n’est pas affectée… Ce n’est pas tout. Une fois l’embranchement Amos-Chabogama terminée, nous ferons l’autre, Amos-Mont-Laurier qui devrait exister depuis longtemps…



VIII


La salle de rédaction de « l’Espoir » n’est plus la petite chambre garnie des débuts. C’est un local spacieux dans un immeuble de la rue Saint Denis, loué à cette intention et qui occupe tout le rez-de-chaussée.

La circulation a centuplé sous l’impulsion de l’argent et de l’initiative. On commence à se rendre compte de son influence. Il est répandu dans tous les milieux à la ville comme à la campagne que des agents d’abonnement ont inondés.

Il est devenu une force qu’il est bon de ménager, une puissance avec qui il faut compter.

Bien rédigé, avec une mise en page soignée, il intéresse, par la variété de ses articles, toutes les classes de la société. On le sait indépendant des clans, coteries ou partis politiques, et les confrères de la presse indépendante citent souvent ses idées.

Lucien Noël est heureux depuis que sa revue est établie solidement. Il a un personnel relativement nombreux. Il n’a pas à s’occuper de l’administration ni des mille et un détails ennuyeux qui composent la cuisine d’un journal. Un rédacteur voit au gros de la copie, reçoit les collaborateurs, s’occupe de la correction des épreuves et de la mise en page.

Quant à lui, tel que son nom apparaît au bas du titre, en première page, il est le « Directeur ».

Il donne le ton, trace les grandes lignes à suivre, reçoit les visiteurs.

Quiconque passerait une journée dans l’antichambre de son bureau serait étonné du nombre et surtout de la qualité de ceux qui lui viennent rendre visite. Un journal est une arme à deux tranchants utile ou dangereuse selon qu’il est pour ou contre soi. Surtout un journal libre dans un pays où la majorité de la presse est vénale.

C’est ce qu’ils avaient compris les quémandeurs de Noël, politiciens de tout acabit voulant acheter ses services ; financiers véreux, son silence ; hommes d’action sociale, son concours.

Mais lui, tout entier à sa mission d’apôtre laïque, comprenant la grandeur de son rôle de journaliste les écoutait, fixant sur eux ses petits yeux noirs pour y lire le fond de leur pensée. Quand ils avaient parlé, il les laissait sortir avec une phrase équivoque qui ne promettait ni ne refusait rien.

Il prenait en note ce qui dans leurs discours concordait avec ses idées pour s’en servir au besoin. Sa ligne de conduite n’en était que rarement modifiée.

Pour le numéro de samedi, première escarmouche de la lutte de Faubert contre le gouvernement, on avait fait imprimer et distribuer des milliers de circulaires.

La rédaction était plus soignée que d’habitude et le directeur, sous sa signature, avait écrit un Premier-Montréal retentissant sur « l’abandon du patrimoine national aux étrangers. » Des noms étaient cités ; des personnalités mises en scène. Il déplorait ce fait absurde que nos ressources naturelles nous aient glissé des mains. Il accusait des ministres. Ses accusations étaient nettes, précises, appuyées sur des faits irrécusables. Ce qu’il avançait, il en avait les preuves en mains : limites à bois immenses vendues ou plutôt données « pour une piastre et d’autres considérations », pouvoir d’eau détenus par de grosses compagnies et tenus inexploités pour nuire à la concurrence, cela au vu et au su du gouvernement.

Les pieds sur la table, pose qu’il affectionne lorsqu’il est seul, Noël relit son article avec un sentiment apparent de satisfaction.

Le rédacteur entre :

— Il est venu deux personnes pour vous ce matin. L’une doit revenir.

— Le courrier est-il rentré ?

— Oui. Un journal de Québec vous reproduit. Vous avez lu la critique acerbe de la « Nation. »

— Je l’ai parcouru à la hâte. La « Nation » n’a pas grand influence. C’est le journal créchard par excellence que personne ne prend au sérieux… Il est bon de cogner un peu sur nos bonzes politiques. Ils sont tous en train de devenir millionnaires au détriment de la province. Si nous nous laissons faire, quelque beau matin, nous nous lèverons pieds et poings liés, vendus aux Américains et aux Anglais. J’ai eu d’autant plus de plaisir à écrire mon article que j’ai frappé deux coups d’une pierre. J’ai servi l’intérêt public et l’intérêt privé. Il est assez difficile de concilier les deux que pour une fois…

Quelqu’un frappe à la porte. Le rédacteur s’esquive et un homme très grand et très gros entre, le chapeau sur la tête.

— C’est vous Lucien Noël.

— Moi-même.

— Je n’ai pas à vous féliciter de votre dernier article.

— Je le regrette, mais ça ne lui enlève rien de sa portée.

En regardant son interlocuteur, Noël, reconnaît pour en avoir vu la photo dans la « Presse » un des coulissiers les plus intrigant du monde parlementaire, Léon Pélissier, conseiller législatif et un des principaux personnages de son parti.

Léon Pélissier parle fort, est toujours d’humeur maussade. Personne ne lui résiste. Du moins il s’en vante. Il passe pour très fort en psychologie et connaître le point faible des individus. Cela lui a permis de faire le beau et le mauvais temps à Québec. Quand quelqu’un tire au flanc, son parti le charge de régler l’affaire. C’est lui qui confiait à son ami un soir :

— Tous les députés s’achètent. Le prix varie depuis un verre de scotch au Château jusqu’à dix mille piastres.

Il représente les intérêts de plusieurs grosses firmes anglaises qui se servent de lui comme de truchement.

Il ne recule devant rien pour arriver à son but qui est de maintenir son parti au pouvoir, parce qu’il le contrôle. Il en est l’éminence grise. Au pis aller il achète les consciences. Il a recours à la corruption politique. Le patriotisme est un mot dont il se sert parfois pour abriter ses convoitises. À part cela il en ignore le sens comme il ignore celui de « civisme. » Pour peu qu’on le laisse agir il dira prochainement : « l’État c’est moi. » Il est devenu directeur sans que l’on sache comment de grosses compagnies qui transigent avec la province, directement. Il s’affiche comme tel sans vergogne, et se sert de son influence pour éviter toute concurrence.

L’article de « l’Espoir » l’avait visé. Il fallait éclaircir la situation, immédiatement. Jouant cartes sur table, et regardant son interlocuteur droit dans les yeux pour juger de l’effet de ses paroles :

— Qu’est-ce qu’il vous faut pour vous taire ?

Pour toute réponse le journaliste hausse les épaules, en souriant d’un sourire où la pitié côtoie le dédain.

Le politicien reprend :

— Faites pas votre vertueux. J’en ai mâté d’autres que vous.

— Si c’est tout ce que vous avez à me dire, vous vous êtes trompé d’adresse.

Pélissier réfléchit une seconde, il approche un fauteuil et sans attendre d’invitation s’y installe. Il décide de changer de tactique.

— Vous avez attaqué mon parti injustement. Depuis que nous sommes au pouvoir, nous avons fait plus pour le développement de la province que tous nos prédécesseurs.

— Je n’en suis pas sur cela. Ce que j’ai dit est vrai. Prouvez-moi le contraire et je me rétracterai.

— Vous avez compromis des gens respectables, des financiers honnêtes qui ont eu le talent de s’enrichir…

— Au détriment de la justice et de l’honnêteté… en volant le peuple… en le trompant. Dans vos séances de cabinet noir où vous siégez, M. Pélissier, vous vous disputez la dépouille publique comme des voleurs de grand chemin leurs proies de la nuit. Et vous pensez que nous, journalistes, lorsque nous serons au courant de vos intrigues, nous allons les passer sous silence…

— Mon pauvre ami, vous êtes bien naïf. Vous ne savez donc pas ce qu’est la politique…

— Non… Pas comme vous l’entendez… Mon temps est précieux. Que puis-je faire pour vous être utile ?

— Cessez votre campagne. D’abord vous n’y gagnez rien. Ensuite vous vous aliénez de grosses influences. Vous avez beaucoup de talent ; il est malheureux que vous l’employiez mal. En retour de votre silence, le ministère vous confiera à des prix très avantageux, l’impression de quelques uns de nos périodiques… C’est ce que nous faisons pour nos amis « La Nation », l’« Astre » et « La Plateforme »…

M. Pélissier je ne suis ni vendu ni à vendre. Je sais que vous vous faites fort d’obtenir le silence de tous ceux qui ne veulent pas se taire. Pour une fois, vous vous êtes trompé… Non… Non… Ça ne sert à rien de continuer je sais où vous vous voulez en venir. Vous perdez votre temps et vous me faites perdre le mien.

Ce disant, il se lève et ouvre la porte d’un geste significatif. Pélissier le toise du haut en bas et sort en grommelant.

Sans avoir eu le temps de déployer ses qualités de conciliateur il vient de rater son coup. Il s’est buté à une résistance solide. Ni promesses ni menaces ne réussiront à amadouer Noël.

En réintégrant son bureau, il arrête aux quartiers généraux du parti.

Il n’y trouve que l’organisateur en chef, homme un peu insignifiant dont le visage ressemble étrangement à un museau de chien anglais.

— J’ai vu le directeur de « l’Espoir ». Rien à faire.

— Il faut à tout prix empêcher sa campagne. L’effet de son article est désastreux sur l’opinion publique.

— Est-il seul intéressé dans sa revue ?

— Non, il est en société avec Faubert le courtier en bois.

— Celui qui veut bâtir une usine à la Rivière Bell ?

— En plein cela !

— Pourtant on lui a octroyé un pouvoir d’eau et des limites à bois l’automne dernier.

— Si vous vous souvenez il a eu un peu de difficulté. Il a y mettre le prix.

— Écoutez Cousineau. Je vois clair maintenant. Faubert a autre chose en tête. Cette campagne de presse n’est qu’un préliminaire… Croyez-vous qu’il serait bon à faire approcher ?

— Pas lui-même. Par son agent Beaudry on saura mieux ce qu’il veut. Je vais y voir.


Une semaine après, Faubert se présente chez Noël. Il a obtenu ce qu’il désirait. Le ministère pris de peur s’est montré conciliant. À la suggestion du secrétaire de la province, il a voté une subvention, concédé les terrains de Lamorandière et de Rochebeaucourt, à condition de construire d’ici trois ans, l’embranchement projeté.

— Après la visite de Pélissier, je n’ai plus douté du résultat.

— Comment l’as-tu reçu ?

— Plutôt froidement.

— Tu as bien fait. C’était la seule façon.

— Qu’entends-tu faire maintenant ?

— Présenter un bill et lancer ma nouvelle compagnie… Est-ce que je t’ai dit que nous avions eu notre charte ?

— Quand cela ?

— Avant hier. Nous commençons à faire souscrire le stock. Cet après-midi, à trois heures, réunion du bureau des directeurs…



IX


Pauline ne comprend rien à la conduite de Jules. Durant son passage au Lac Masson il s’est montré presque tendre ; il a cessé momentanément d’être l’homme froid qui n’envisage dans la vie qu’une chose : arriver au sommet de la fortune et des honneurs. C’était toujours l’orgueilleux mais un orgueilleux soumis qui a connu la douceur d’une sympathie de femme et s’y est abandonné.

Comme il tamisait l’éclat trop métallique de ses yeux gris, quand il la regardait longuement et qu’elle surprenait ce regard, lourd de caresses !

Comme sa voix, cette voix autoritaire habituée au commandement avait des inflexions de douceur quand il se penchait vers elle pour lui parler de la beauté des choses !

…Et tout cela, c’était de la pose !

Il était donc inflexible dans sa décision première de s’éloigner d’elle. À jamais.

Il s’était joué la comédie en abandonnant son Moi. Il voulait s’amuser, se distraire !

Cette conclusion est absurde. Il lui répugne d’en venir là.

Depuis son retour, repris dans l’ouragan où il vit et aime à vivre, il n’a rendu aucune des visites promises ; il n’a donné le moindre signe de vie.

Elle lui a téléphoné un soir. Il a répondu poliment mais sèchement. Elle l’a rappelé une seconde fois, quelques semaines après ; il fut insolent, demandant à ce qu’on ne le dérange plus.

Devant ce qu’elle lui offre de bonheur, n’aura-t-il toujours qu’une moue de dédain ?

Si c’était possible, elle le détesterait. Sa conduite l’injurie.

Mais, est-ce possible de l’oublier ? Est-ce possible de le détester ? Le voudrait-elle qu’elle n’en aurait pas la force.

Elle revit les frémissements de ferveur qu’elle a connus à son bras, un soir de lune, quand, chaussés de leurs raquettes, ils ont escaladé le Mont Tranquille.

Elle se revoit sur le sommet, en pleine nuit, pendant que craquaient les branches, et que seuls, au milieu de cette nature troublante, ils admiraient, le panorama, à perte de vue ; le village avec ses maisons de bois, son église au clocher couleur de rouille ; le lac à leurs pieds endormi puissamment sous sa blanche couverture. Elle en distinguait toutes les baies, celle du Désespoir, celle du Gibraltar, celle du Cheval Infirme. Plus loin la chaîne des montagnes s’étendant jusqu’au plus loin recul de l’horizon. Les massifs d’arbres, solennels, mystérieux, conversaient, dans la nuit avec de grands gestes bizarres.

Elle le revoit, la tête haute, les narines dilatées, aspirant l’air de la nuit avec volupté. Il était debout, les jambes un peu arquées, tout son être tendu.

— Pauline, avait-il dit… et il se tut comme sous l’emprise d’une émotion unique.

Elle comprit et répondit dans un souffle, son cœur battant à briser son corsage :

— Jules… Vivre ici… tout le temps… avec vous.

— Pauline, avait-il repris, je vous…

Il n’acheva pas.

Ce soir-là, malgré lui-même, il fut sincère.

Pourquoi donc la méprise-t-il maintenant ? Il y a du mépris dans sa façon d’agir, du mépris qui la fait souffrir plus que la haine.

Renoncer !

Surtout, à présent, qu’elle a connu pendant des jours, l’ivresse de sa présence.

Elle se perd en conjectures, et elle se débat dans des incertitudes et elle souffre jusqu’à crier sa souffrance aux murs de la chambre.

Tout plutôt que ce mépris, ce mépris qui la fait mourir, un peu plus chaque jour.

Parfois, dans les bonnes journées, elle a la conviction qu’il l’aime bien profondément, qu’en lui, s’opère, un travail fécond pour miner les barrières de son orgueil. Ces jours-là, elle est radieuse comme une fleur que baise le soleil de son baiser de flamme.

Ce bonheur est de courte durée. Aussitôt les faits, avec leur éloquence terrible, se dressent devant-elle.

S’il l’aimait réellement, sincèrement, serait-il demeuré des mois sans seulement s’informer de ses nouvelles ; lui aurait-il répondu, comme il a fait, quand, à deux reprises, elle a voulu communiquer avec lui. Elle en vient à croire que jamais il ne lui pardonnera, d’avoir, il y a des années, oh bien innocemment, embrassé un de ses amis d’enfance.

Pourtant cette phrase qu’il n’a pas terminée, cette nuit-là, sur la montagne, au clair de lune ; ce manque de sûreté dans la voix, cette ferveur dans le regard. C’était bien un aveu.

Que penser ? Que conclure ? Espérer ? Désespérer ?

Suivant en cela, l’exemple de Mahomet, elle décide, une fois encore que puisqu’il ne veut pas venir à elle, elle ira à lui.

Le prétexte est tout trouvé.

Elle sait, pour l’avoir vu dans les journaux, qu’il forme une compagnie nouvelle. Elle peut disposer de l’argent laissé par sa mère. Quoi de plus simple que de rendre une visite strictement d’affaires dans le but de placer des fonds dans l’entreprise. Il faudra bien alors qu’il la reçoive. Il faudra bien qu’il discute.

Elle le verra dans le milieu familier, ce sanctuaire de la finance.

Il la regardera lui aussi. À force de la regarder il finira peut-être par la voir. S’il y a dans cette poitrine quelque chose qui peut vibrer, à force de la voir, il devinera le secret qu’elle porte, s’il ne l’a déjà fait. Un jour son orgueil vaincu demandera grâce. Il comprendra l’inanité de vivre, sans, autour de soi, quelqu’un qui n’est pas soi, mais le devient en s’y confondant corps et âme.

Et le regard et l’intonation qu’une fois, peut-être malgré lui, il n’a su contrôler, et son émotion qu’il n’a pu celer, il les aura de nouveau pour lui parler.


De plus en plus Pauline fréquente le Monde. Elle cherche à s’étourdir. Elle a peur d’être seule avec elle-même. Elle se redoute. Thés dansant ici et là, chez des amis, aux hôtels bien, réceptions, bals, parties de théâtres occupent ses journées, ses soirées, empiètent même sur ses nuits.

Elle a de longues conférences chez les couturières ; ses toilettes sont éblouissantes ; elle prend un soin minutieux d’elle-même. Elle cache le désarroi de son âme sous un enjouement factice.

On la cite parmi les beautés les plus en vue de la métropole.

Elle veut paraître, briller.

Chaque fois qu’on lui fait un compliment sur sa beauté, elle en éprouve un plaisir intense. Et la cause n’en est pas la vanité… uniquement.

Plusieurs ont déposé à ses pieds avec leur nom, de grandes fortunes et des avenirs brillants.

Elle a tout refusé. On commence à la croire seulement coquette. Personne ne se doute que si les yeux, aux lumières, ces yeux noirs sous les cils blonds, ont des éclats plus vifs, c’est à cause des larmes qui voudraient y perler. Personne ne se doute que d’être proclamée, tacitement la reine de la société, si elle n’avait un but, ne lui occasionnerait pas cette volupté qu’elle y trouve.

Et ce but qu’elle poursuit qu’est-il donc ?

Pourquoi cette rage, pourrait-on dire, de se montrer partout, d’être de toutes les conférences et les concerts, de toutes les réunions et de tous les thés, d’y dépenser tant d’énergie et tant de patience à s’y montrer gaie, aimable, spirituelle si ce n’est dans l’espérance bien problématique de Le rencontrer ou à défaut quelqu’un de son entourage qui lui irait dire toute l’admiration qu’elle commande.

Pourquoi cette avidité de plaire ? cette fureur d’adulation sinon pour exciter un peu, dans le cœur de Faubert, cette jalousie qui le révélerait à lui-même.

Élégante et belle, avec cela inaccessible malgré ce qu’ils peuvent offrir en retour, n’est-ce pas suffisant pour flatter l’amour propre — souvent premier facteur de l’amour pur et simple — de l’être le plus difficile, cet être fut-il l’orgueilleux Faubert ?

Pour ne pas perdre son temps tout à fait, elle passe ses avant-midi, à la maison, à lire le plus qu’elle peut.

Elle se renseigne. Le livre nouveau lui devient vite familier, et aussi d’autres, sérieux, sévères. Elle se tient au courant du mouvement intellectuel contemporain ; elle s’initie graduellement aux affaires, posant à son père, quand, le soir, bien rarement ils dînent ensemble, des questions qui étonnent le docteur.


Un jour, vêtue très simplement d’un costume tailleur bleu marine, sobre de ligne, coiffée d’un chapeau en forme de turban, la figure recouverte d’une voilette, elle descend dans le quartier des affaires qu’elle ne connaît que pour l’avoir traversé le dimanche ou le soir en allant aux offices de la « Paroisse », l’église Notre-Dame.

Elle l’a toujours vu terne, sans vie ; elle le retrouve animé, grouillant d’activité, fébrile.

Le bureau du financier est au coin de la Place d’Armes.

Elle pénètre dans l’antichambre où des sténodactylos, nombreuses, pianotent sur leur machine, confondant la monotonie des bruits.

M. Faubert est en conférence pour le moment, mais ce ne sera pas long.

Quelques minutes d’attente où son cœur bat bien vite, bien fort, lui paraissent des heures. Toute sa volonté est tendue à maîtriser ces battements.

Quelques hommes sortent bientôt. On la fait entrer. C’est un vaste bureau avec au centre une table unique encombrée de papier. Les tentures sont sévères. Rien qui peut charmer ou distraire le regard. Les murs très froids ne contiennent comme ornements qu’une carte géographique.

M. Faubert.

Il est assis, occupé à parcourir un document.

Ce son de voix le fait tressaillir. Il lève les yeux vers elle. Que peut signifier cette démarche ? C’est le grand problème de l’instant.

Correct, grave, en homme d’affaire qui va traiter d’affaires, il lui indique un siège, et s’enfonce lui-même dans sa chaise à bascule.

Elle relève tranquillement sa voilette, et les grands yeux noirs se fixent sur lui, comme si définitivement, elle voulait graver en sa tête, les traits aimés.

M. Faubert, je suis venu parler d’affaires, oui… C’est au financier que je m’adresse.

Pendant qu’elle parle, il la contemple, malgré lui. Tout lui plaît jusqu’aux détails les plus minimes de la toilette, parfaite de goût discret, et qui laisse deviner les lignes pures. Un sentiment d’admiration s’empare de lui, qui, en agissant d’abord sur son cerveau, met en branle ses facultés sensitives. Il éprouve à contempler cette femme quelque chose d’imprécis, d’indéfinissable, un bien être vague qui fait trouver du bonheur au fait seul de sa présence. Et cela se reflète sur ses traits, quand subitement par un soubresaut d’orgueil qui se cabre, un masque de froideur distante et dédaigneuse remplace l’expression extatique de tantôt.

Elle a vu le manège ; elle l’a compris. Aussi froide que lui, aussi calme en apparence, elle explique le but de sa visite. On lui a dit qu’il formait une compagnie pour l’exploitation du bois de papier : elle voudrait s’y intéresser. Elle a confiance que l’entreprise sous sa direction va prospérer… etc.

Comme s’il lui en voulait de la minute de saisissement du début, il la regarde, froidement, avec, dans ses yeux gris, de la dureté, du dépit, ou de la haine.

Après qu’elle eut parlé, il appuie à l’une des sonnettes sur sa table. Un garçon entre.

— Dis à Tremblay que je veux le voir.

Puis s’adressant à la jeune fille, d’un ton sec :

— Je ne m’occupe pas de l’émission des stocks. Voyez M. Beaudry à l’autre étage. C’est lui le promoteur.

Comprenant que cette manière peu courtoise d’agir, et qui, clairement, lui donne congé, est due à un désarroi intime, elle s’est levée pour sortir.

Elle s’approche de lui, et lui chuchote, sure à présent du résultat :

M. Faubert, votre orgueil en a dans l’aile. Au revoir.

Le secrétaire, en entrant, le trouve accablé, les coudes sur la table, se comprimant la tête de ses deux mains serrées. Il lui demande, anxieux :

— Mauvaises nouvelles ?

Se remettant brusquement :

— Non… ce n’est rien… un coup de sang à la tête… la fatigue… mais c’est passé. Je t’appelais pour…



X


Le printemps est hâtif. Déjà dans les parcs, l’herbe est reverdie. Les flancs du Mont-Royal, abandonnent chaque jour, un peu de leur teinte mordorée.

Est-ce l’effet du soleil qui revient ou celui des toilettes plus claires il semble que les femmes sont plus jolies, plus fraîches.

Les hommes ont plus d’exubérance, leurs gestes plus d’ampleur.

Les arbres, le long des avenues, se couvrent, à mesure que craquent les bourgeons, de petites feuilles jaune d’or et qui épuisent ensuite toute la gamme des verts. Il y a dans l’air une surabondance de vie.

Dans le bureau de Faubert. Le téléphone sonne.

— Oui.

M. Faubert.

— Moi-même.

— C’est votre comptable. J’ai fini l’audition de vos livres. Tous les contrats de l’an dernier sont remplis, vos obligations payées. J’enverrai le rapport détaillé dans quelques jours.

« À ma nouvelle entreprise maintenant. »

Il sort. En ce jour tiède d’avril, le printemps l’enveloppe de toute part. Tout entier, il s’abandonne au charme du renouveau. Des pensées lui montent à la tête, capiteuses comme un vin vieux et plus grisantes encore.

Il va, nerveux, la démarche saccadée, comme si, à chaque endroit où se pose son pied, il voulait s’emparer du sol.

Sous peu, il touchera le but rêvé.

Rue Saint-François-Xavier à quelques pas de la Bourse est le bureau de Barclay and Sons.

C’est là qu’il se dirige.

M. Barclay le père.

— Un instant.

Il trompe son attente en suivant les fluctuations du marché sur le tableau noir.

La barbe blanche en queue de poisson de M. Barclay père, apparaît dans l’embrasure de la porte.

— Bonjour M. Faubert. Entrez donc… Les stocks de la North American Pulp sont à la baisse. Je crois que ce serait temps d’acheter.

— Pas encore. Vous avez suivi mes instructions ?

— À la lettre.

— Continuez le même jeu une semaine. La baisse va s’accentuer. Ensuite achetez tout ce que vous pouvez… dans le plus bref délai possible… Ne laissez savoir à personne que c’est pour moi.

« Une autre affaire bâclée » se dit-il en se dirigeant vers l’agent de publicité, promoteur de sa propre compagnie.

— Bonjour Beaudry… le stock se vend bien ?

— Passablement. À peu près 200,000 actions.

— Arrête la vente d’ici quelque temps. La construction de l’usine est commencée d’hier ; le barrage sera terminé dans un mois. Nous avons actuellement d’importantes commandes placées en Angleterre et aux États-Unis.

Vois les reporters de journaux. Je voudrais qu’une note paraisse mentionnant ce fait et que le printemps prochain, nous serons en opération. Remets les actions sur le marché dans deux semaines à $1.25.

— Compris. Quant au chemin de fer…

— Il y a deux équipes d’hommes sur les lieux à faire les travaux d’arpentage.


La besogne de cette journée est expédiée. Il ne reste plus qu’à s’occuper et penser à d’autre chose que les affaires, aller çà et là par les rues plus gaies, à cause de l’affluence plus grande de promeneurs. Les trottoirs regorgent. Tout le monde veut profiter des premiers beaux jours. Déjà les modes printanières sont sorties.

Les yeux fatigués des toilettes sombres de l’hiver regardent avec joie les costumes plus légers et les chapeaux de paille de toutes formes, de toutes nuances, s’accommodant aux physionomies, en faisant ressortir le piquant.

L’ouest de la rue Sainte-Catherine surtout est animé. Devant l’étalage des grands magasins, des femmes nombreuses se pressent pour y voir les expositions.

Des jeunes filles que leurs amis accompagnent rentrent au cinéma malgré la douceur de l’air.

Elles vont chercher pendant une heure, un peu d’illusion, l’oubli de leur existence souvent monotone. Elles vont vivre des aventures amoureuses, étranges, romanesques.

Un cigare aux lèvres, Faubert passe au milieu de cette cohue, curieux, observateur.

C’est une accalmie au milieu du tourbillon de sa vie. Depuis bien longtemps, il n’a pas erré ainsi par les rues, pour le seul plaisir de la promenade, sans autre but que le hasard.

Cet après-midi, il a une mentalité de badaud, et cela l’amuse d’être badaud.

Il a chassé de ses lobes cervicaux tout ce qui fait l’essence même de ses occupations.

Il cesse d’être lui pour devenir le monsieur Tout-le-monde, dont les ambitions, dont les désirs sont quelconques.

Badaud jusqu’au bout, il arrête à tous les attroupements écouter le boniment des camelots, au coin des rues. Marchand de tonique à cheveux, diseur de bonne aventure, il y en a plusieurs et qui répètent du matin à la nuit tombante, la même histoire, inlassablement.

Son calme est plus apparent que réel. Il lui arrive devant les couples assortis qui le frôlent d’éprouver une sensation de mélancolie, mêlée d’amertume, et aussi d’envie. Quelque chose manque pour trouver plus belle encore cette journée printanière.

S’il le voulait, il saurait bien ce qu’il lui manque, mais il s’est défendu d’y penser. Si la maîtrise qu’il a de lui-même est toujours aussi forte, l’emprise de certaine personne qu’autrefois, à la rigueur, il pouvait affronter, est plus forte encore.

Aujourd’hui il ne le peut ; faire face à l’ennemi serait sa défaite. Il n’est plus invulnérable.

Cette constatation, il la faite dernièrement lors d’une visite qu’une jeune femme lui a rendue.

Il en a d’abord crié de rage.

Ensuite, il a cherché le remède.

Fuir. Ne pas la rencontrer. Pour aucune raison. Surveiller jusqu’à son imagination. Monter la garde autour de ses pensées, sans défaillances, toujours.

Il est aidé puissamment par des agents extérieurs.

Quand il fait beau comme aujourd’hui, que les affaires vont bien, que l’ambition comme une maîtresse jalouse s’attache à ses pas, ou n’a guère le temps d’être sentimental.

Dans le brouhaha de la rue qui remplace celui du bureau il ne songe pas à regretter ce qui fut.

Quand il eut marché suffisamment, le jeune financier arrête au Ritz. Une idée lui vient d’aller examiner, par curiosité, les jeunes filles qui y potinent, les jeunes gens qui y posent.

Installé confortablement dans un coin du « Palm Court », il écoute l’orchestre jouer un morceau langoureux dont la mélodie, planant dans l’atmosphère saturée d’un parfum troublant, nimbe de poésie les femmes présentes.

Soudain, il se demande ce qu’il fait là, à siroter sa tasse de thé.

Et voilà qu’il grimace !

Elle a donc dit vrai. Son orgueil en a dans l’aile.

Le futur roi du papier, l’homme d’affaires sérieux, regardant des jeunes filles gruger des biscuits !

Pourquoi cette musique lui tape-t-elle sur les nerfs ?

Non… décidément, il est mieux de s’en aller. S’il continue ainsi, il perdra de sa propre estime, ce qui est beaucoup, ce qui est tout.

Au fond, tout ce qui lui arrive, c’est par sa faute. N’a-t-il pas un soir, cet hiver, lâchement, transigé avec ses résolutions ?

Il est agacé de contempler l’aspect de félicité sur le visage de ceux, tous ceux, qui ne sont pas seuls.

Maussade, il rentre chez lui, avec la conviction terrible que le colosse d’airain qu’il est, pourrait bien avoir des pieds d’argile.



XI



PAULINE DUBOIS À HORTENSE LAMBERT
Ma chère Hortense,

Ta bonne lettre m’a fait plaisir ; elle arrivait dans un temps de démoralisation extrême.

Prétextant une migraine, j’ai condamné ma porte, voulant ma soirée à moi seule, plutôt à nous deux seules, pour te faire part d’un incident banal en lui-même mais qui va probablement changer toute ma vie.

Le sort a voulu que nous soyons séparées, qu’il y ait entre nous la distance de Montréal à Québec. Ma pensée franchit ces distances. Je viens m’épancher sur ton épaule et te conter mes petits chagrins comme aussi mes grandes douleurs et mes grandes joies.

Je suis obligée de faire un peu d’histoire ancienne.

Tu as connu, il y a quelques années un jeune homme du nom de Jules Faubert, qui me faisait la cour.

Pour une raison insignifiante, il a cessé brusquement de venir me voir, et cela, au moment où je commençais d’éprouver beaucoup d’affection pour lui. J’étais jeune alors, un peu légère ; je me consolai. Je pensais l’avoir si bien oublié que si, d’une façon aussi providentielle qu’imprévue, je ne l’avais rencontré un mois avant mon mariage projeté, je serais aujourd’hui Madame Henri Roberge.

Tu te rappelles si la rupture avec mon fiancé a fait parler les gens. Personne n’en savait la véritable raison. Je te la confie : la raison unique est précisément cette rencontre dont je viens de te parler. En revoyant Jules je me suis aperçu qu’il était tout pour moi. J’ai ressenti en sa présence quelque chose que je ne puis te définir. J’ai été attirée vers lui, littéralement. En le regardant j’ai eu le vertige à tel point que j’ai failli m’évanouir.

Tu sais la force de caractère de cet homme. Est-ce que ce phénomène est dû au magnétisme qui se dégage de sa personne ou à des causes morales qu’il serait trop long de t’énumérer. Je ne m’inquiète pas de le savoir. Je te raconte le fait.

Ce soir-là, je me suis juré qu’il renouerait les anciennes relations et qu’un jour ma volonté briserait la sienne. Il m’aimait encore. Je m’en suis aperçue à l’indifférence qu’il essayait de feindre.

Maintenant il m’aime. J’en suis certaine. Oui Hortense, il m’aime. Si tu le connaissais comme moi, tu comprendrais ce que signifient ces mots : il m’aime.

J’en ai la preuve. L’hiver dernier nous avons passé quinze jours ensemble, à la campagne, qui demeureront parmi les plus beaux que j’aurai vécus. De retour à Montréal, il s’est acharné à me fuir. Ce fut une peine très grande. Je m’imaginais un tas de choses qui me firent beaucoup souffrir. Toi seule peut-être t’en es aperçue au ton de mes lettres.

C’est la raison qui m’a fait lancer dans la vie mondaine, éperdument, je voulais m’étourdir, l’oublier. Il y a quelque temps, épuisé de cette lutte avec moi-même, m’ennuyant à mourir, j’ai voulu le revoir. Je l’ai relancé dans sa tanière, et j’ai bien vu pourquoi il me fuyait. Il m’aime Hortense, et il a peur de le laisser voir. Quand ses yeux gris se sont fixés sur moi, ils n’avaient pas leur dureté habituelle. J’ai vu sur tous ses traits une contraction de souffrance, de tendresse, puis de haine, et enfin, malgré lui, d’admiration. Je suivais le travail de ses pensées. Son orgueil a pris le dessus. Son visage est redevenu impassible. Que m’importait ! Je savais ce que je voulais savoir. Il me fuit parce qu’il a peur de moi.

J’ai décidé de changer de tactique. Je te demande ton opinion. Qu’en penses-tu. J’ai toujours eu confiance dans ton clair bon sens. Je vais l’inviter prochainement chez moi. Dans l’état actuel de son âme, je suis sûre qu’il va accepter. Je veux le rendre jaloux pour le forcer à s’avouer ses propres sentiments. J’attends ton avis là dessus.

Quand viendras-tu à Montréal passer en tête à tête, une de ces bonnes soirées d’autrefois…

HORTENSE LAMBERT À PAULINE DUBOIS.


Ma chère Pauline,

Ce que tu m’as appris dans ta dernière lettre, je le savais depuis longtemps ; je l’avais deviné. Tu as l’amabilité de me demander des conseils dans une affaire aussi délicate et où ton avenir est en jeu. C’est m’accorder une place bien grande dans ton amitié. Si grande soit elle, elle n’égale pas celle que tu as dans la mienne.

La tactique choisie est la bonne, surtout si Jules Faubert est l’être orgueilleux que tu m’as décrit.

J’ai lu dernièrement cette phrase que la plupart des hommes s’aiment dans une femme. Recherchée et adulée, cela, certainement, flattera son orgueil de te conquérir. Surtout si tu te montres inaccessible, il se fera un point d’honneur de te gagner. Ce sera un motif pour excuser sa « faiblesse » (Tu m’as déjà dit qu’il considérait l’amour comme une faiblesse). Il la mettra sur le compte de la difficulté à vaincre.

J’ai une nouvelle à t’apprendre. Mon petit cousin Charles Lanctôt est revenu d’un voyage à Amos. Il m’a annoncé qu’Henri Roberge est marié. En voilà un qui se console vite. J’irai te voir dans deux semaines…

P. S. — Il serait préférable que tu n’invites pas Jules chez toi. Tâche de trouver un moyen de le rencontrer sans qu’il y paraisse. Germaine Noël que tu mettras dans la confidence pourrait arranger cela… T’inviter à dîner un soir qu’il sera chez son frère… Qu’en penses-tu ? Germaine me semble très discrète.



XII


Sur les bords du lac Chabogama, un village est en voie de formation. L’hiver durant, des bûcherons ont attaqué la forêt, la faisant reculer sous l’assaut des haches.

Des rues larges sont tracées, bâties chaque côté de maisons de billots et d’autres plus grandes, recouvertes de papier goudronné et qui servent de magasins. L’activité y règne. Une population variée, hétéroclite s’y meut. On y rencontre des gens de toutes catégories, de tous métiers : ceux-ci employés à creuser des tranchées pour les travaux de l’aqueduc, d’autres au nivellement des rues, d’autres à terminer le barrage, barrage immense emmagasinant l’eau par millions de gallons avant de le conduire dans les turbines ; d’autres à la construction du moulin.

Un mélange assourdissant des bruits les plus divers se fait entendre du matin au soir, du soir au matin : bruit des marteaux ou celui des haches à équarrir ; bruit du fer qu’on bat sur les enclumes ; celui plus criard et perçant des boulons que l’on rive ; grincement des essieux ; stridence du sifflet des remorqueurs ; cris des charretiers commandant les chevaux ; appel des contremaîtres ; et puis dominant tous ces bruits, celui, formidable, de l’eau qui rage contre les roches. Au quai temporaire, dans la baie, au bas de la chute, des chalands et des barges sont amarrés, les uns chargés de planches, de brique ou de fer ; d’autres de provisions de bouches ; d’autres d’avoine, de foin ou de bétail ; d’autres d’effets de ménage.

Au centre du village d’où rayonnent les rues comme des jantes de roues, une bâtisse plus grande que les autres renferme les bureaux et les magasins de la compagnie. Un régiment de commis s’y divisent la besogne. Tout va rondement. Il faut qu’avant un mois — ce sont les ordres reçus de Montréal — les travaux soient terminés.


C’est le soir. D’immenses lumières à acétylène éclairent les équipes qui remplacent celles du jour. Des groupes circulent par les rues. L’air est surchauffé. Au restaurant, des jeunes gens discutent avec animation. À un carrefour, un homme, monté sur une boîte retournée à l’envers, harangue une cinquantaine d’ouvriers.

À l’usine, l’ingénieur, chargé de la surveillance de nuit, remarque quelque chose d’insolite chez ses hommes. Ils s’arrêtent souvent à causer. Il en surprend dont les gestes sont lourds de menaces.

Aux alentours de huit heures, tous ceux qui ne sont pas au travail, s’acheminent vers la grande place, en face des bureaux.

Il en vient de tous les coins, par toutes les rues. C’est un flot qui monte, qui monte, qui monte.

Sur le perron on a transporté une table et des chaises pour l’assemblée, organisée à l’insu des fonctionnaires principaux.

Quand l’espace de terrain fut rempli, un homme entre deux âges, respectable de figure, monte sur l’estrade improvisée.

De la main il impose le silence. La foule, près de 700 personnes, obéit. Les conversations cessent.

« — Mes amis, commence l’homme, vous savez pourquoi on est réuni ce soir. On veut avoir des salaires plus forts. Si vous voulez choisir un président on va commencer l’assemblée.

Un maçon le propose ; un autre seconde. À l’unanimité les applaudissements sanctionnent.

— Je vous remercie de cet honneur. Je vas laisser la parole à M. Luc David, un chef ouvrier, qui est avec nous autres depuis un mois.

Luc David fend la foule. C’est un colosse. Fortement charpenté, il mesure près de 6 pieds de taille. Une large mâchoire, bestiale ; un nez écrasé surmontant des lèvres épaisses ; les yeux petits ; l’un clique toujours, l’autre très vif ; le front proéminent.

D’une voix profonde il commence sa harangue, faisant appel à l’union de tous pour le succès d’une même cause. Son débit dès l’abord doucereux, devient de plus en plus violent. En phrases saccadées, il dénonce les industriels et les capitalistes qui s’enrichissent des sueurs de l’ouvrier. Il passe du général au particulier et avec une ardeur satanique, dénonce celui qui les fait vivre aujourd’hui, « ce monsieur Faubert qui demeure à Montréal, bien à son aise, tandis que nous, dans les bois, loin de la civilisation, suons toute la sueur de notre corps pour édifier cette usine qui lui rapportera des millions. Je vous le demande, est-il juste qu’il en soit ainsi. Lui n’a pas de misère, il va tout récolter…

Une interruption : « Il nous paye bien ».

— Il vous paye bien ? Comparez son salaire et le vôtre, son travail et le vôtre. Pendant que vous peinez, exposés au soleil qui brûle ou à la pluie qui transit, lui est à l’abri. Il est temps que l’ouvrier lève la tête et en levant la tête, montre les dents. Nous voulons être augmentés non pas d’une fraction légère, mais de la moitié de ce que nous gagnons. Tout ou rien. Notre augmentation nous l’aurons, sinon la chaussée sautera. Aux grands maux les grands remèdes. Le patron devant cette menace nous accordera ce que nous voulons… et ça ne le mettra pas dans le chemin… »

Et les tirades se suivent imprégnées d’une démagogie la plus exaltée. L’orateur soulève les passions populaires… il fait miroiter les beautés d’un âge d’or, suscite l’appât du luxe, fait un parallèle entre la vie du prolétaire et celle du capitaliste…

Sa voix devient haineuse, son débit incisif. Il sème les ferments de haine qui demain feront germer une moisson de désordre.

Et l’auditoire l’écoute, et l’auditoire tressaille, et l’auditoire déteste.

Les instincts mauvais sont réveillés dans une ébullition de passion.


Henri Roberge, l’ingénieur en chef de toute l’entreprise est demeuré chez lui, comme chaque soir, depuis qu’il est marié avec Suzette Bertrand, la jolie fille de Macamic.

Un bungalow de bois écorcé, un peu retiré du village, avec une vérandah qui donne sur le lac, l’abrite, lui et son bonheur.

L’intérieur est propre, coquet. Un boudoir simplement meublé mais avec goût, une lampe à pétrole sur une table, recouverte d’un abat-jour, une berceuse où il est assis.

Il feuillette dans les journaux arrivés du matin, les dernières nouvelles, vieilles déjà de plusieurs jours.

Suzette s’approche. Il interrompt sa lecture. Elle s’assied près de lui, sur un tabouret. Longuement, il caresse les cheveux soyeux.

— À quoi penses-tu ?

— Qu’on a toujours tort de se désespérer, que la vie est bonne et que je t’aime.

Pour la première fois, il lui raconte les antécédents de son séjour dans le Nord.

— Alors je ne suis pas la première femme que tu as aimée ?

— Mais oui… l’autre je pensais l’aimer. Il ne faut pas lui en vouloir, c’est elle l’artisan de notre bonheur et aussi Faubert… sans cela je ne t’aurais pas connue….

Quelqu’un frappe à la porte.

C’est un des commis aux magasins, garçon de dix-huit ans à peu près, naïf, bon et dévoué.

M. Roberge ça va mal… Le trouble est partout… Ils sont en assemblée… Luc David est en train de leur monter la tête… Faudrait télégraphier à M. Faubert.

— Tu vas courir chez Poitras. Fais toi conduire immédiatement à Nottaway, dans mon yacht. Télégraphies à Faubert, chez-lui et au bureau, d’être ici au plus tôt.


— V’la M’sieu Roberge.

Luc David cesse de parler. Le nouvel arrivant prend place à la tribune.

Des cris partent : « On veut être augmenté » — à bas les capitalistes. — On n’a assez de se faire mourir pour les autres. »

Avec peine le président peut rétablir l’ordre.

L’ingénieur essaye d’apaiser la meute, demandant à ceux qui ont des griefs de venir les lui confier. Il en fera part à M. Faubert qui leur rendra justice, il s’en porte garant…

— C’est pas dans un mois, c’est à c’t’heure qu’on veut être augmenté.

— Patientez une semaine…

— Le patron qu’est-ce qu’il fait. On le voit jamais.

— Il sera ici dans quelques jours.

Luc David reprend la parole.

— Soit. Nous accorderons trois jours de délai. Pas un de plus. Demain j’irai au bureau porter nos conditions. Si d’ici trois jours on ne les accepte pas nous ferons tout sauter à la dynamite. Maintenant, camarades, il s’agit de s’organiser. Que les principaux de chaque corps de métier soient tout à l’heure à mon « shac ». Pas de violence jusqu’à ce que je vous le dise. Mais vendredi, à trois heures, soyez tous au barrage. M. Roberge, je vous y invite avec le patron.


— Comment ça s’est-il passé ?

— Plus mal que je pensais. Ils veulent faire sauter la chaussée vendredi, si on ne leur cède pas.

— Leurs demandes sont-elles justes ?

— Exorbitantes… Je soupçonne Luc David, qui est leur meneur, d’avoir tout organisé. Il m’a toujours fait mauvaise impression. Je ne sais pas pourquoi on l’a nommé contremaître à l’usine. Celui d’avant nous donnait satisfaction.

— S’ils brisent la digue… qu’est-ce qui va arriver.

— C’est une perte d’un million et des dommages par l’inondation qu’on ne peut prévoir.

Et comme sa femme à une perspective aussi peu rassurante, s’effarait :

— Tu n’as pas besoin de t’effrayer. Faubert est l’homme pour les mâter. En attendant je vais voir les chefs de file.

— Expose toi pas trop.

— Il n’y aura rien de fait avant trois jours. D’ici là, nous avons du temps.

Le lendemain, aux petites heures, le commis était de retour porteur d’un télégramme annonçant l’arrivée immédiate du financier.

— Maintenant, Paul, lui dit Roberge. Tu vas retourner à Nottaway. En chemin tu expliqueras au « boss » tout ce qui en est. Surtout renseigne-le sur les agissements de David. C’est lui la tête du mouvement… Avez-vous assez de gazoline pour le voyage.

— Je ne sais pas… Je demanderai à Poitras.

— Arrête au garage prendre ce qu’il vous faut. Et faites diligence, c’est une question de vie et de mort.



XIII


Jeudi soir. Faubert n’est pas arrivé.

Le camp est calme, du calme trompeur d’avant les ouragans.

Tout le jour le lac a mugi. Le vent venait par bourrasques, ce qui faisait les vagues courtes, traîtresses. Elles s’apaisent graduellement.

La dynamite est transportée sous un abri gardé par un homme, fusil à la main. Les mécontents en sont les maîtres. Celui qui la garde est un des leurs.

Chez Roberge une quinzaine de fidèles, anxieux, se concertent, émettent des opinions.

— Il n’y a pas eu de raid aux magasins.

— Non.

— Si Faubert n’arrive pas.

— J’en fais gréer un remorqueur. Nous partirons.

— Il n’y a pas d’autres moyens.

— Aucun. J’ai vu les chefs de file. Ils sont décidés à aller jusqu’au bout. Ils veulent absolument voir le patron. S’il n’est pas là, ils exécuteront leurs menaces.

— Ces gens là sont fous. Ils se privent de leur gagne-pain.

— C’est ce que j’ai voulu leur faire comprendre. David qui préparait le terrain depuis un mois, à sur eux une influence diabolique. Ils en ont tous peur. Même ceux qui trouvent les demandes exorbitantes, sont prêts à l’aider.

Comme onze heures sonnent et que rien encore n’apparaît, l’anxiété devient de la nervosité. Tous regardent par la fenêtre, chacun leur tour. Démoralisés, ils quittent le logis de l’ingénieur, incertains de ce que réserve demain.

Vers trois heures du matin, Faubert fait son apparition. Son ami lui explique ce qui en est.

Sans aucune traces d’énervement sur la figure, il écoute, aussi calme que si de rien n’était. Pas d’émotion aucune, du moins en apparence.

— Qu’est-ce que tu vas faire.

— D’abord souper. Nous avons été retardés à cause de la tempête. Tu oublies quelque chose…

— Quoi ?

— De me présenter ta femme.

— C’est vrai…

— As-tu quelques hommes solides ?

— Une vingtaine.

— C’est assez.


Les abords de la chaussée sont grouillants d’une population excitée à son paroxysme. C’est une cohue bigarrée d’êtres de toutes sortes unis par une solidarité défiante. Les personnalités disparaissent. Il n’y a plus que cet être dangereux qui s’appelle la Foule, quand la colère l’anime. Elle n’a pas de cœur, partant aucune sensibilité. Elle ne pense pas ; elle n’a qu’un cerveau collectif atrophié où règne à l’état d’obsession un projet insensé, néfaste, criminel. C’est la Foule hideuse qui se meut et s’agite avant d’en arriver à l’irréparable.

Des imprécations, des menaces, des jurons retentissent.

— Les patrons arrivent pas.

— Y ont peur.

— C’est des lâches.

— À bas Faubert.

— À bas les exploiteurs.

— Les v’lont, crie quelqu’un.

Vêtu d’un costume de chasse, culottes bouffantes, bottines lacées qui emprisonnent le mollet, chemise négligée de grosse toile couleur kaki, le financier s’avance vers le groupe, ferme, décidé. Sa figure est toujours aussi calme. On la dirait figée dans l’impassibilité.

Luc David va à sa rencontre.

— Vous savez pourquoi on vous a invité.

— Oui. Vous voulez que j’augmente vos gages.

— On veut une augmentation de la moitié.

— De la moitié. Devenez-vous fous ?

— Pesez vos paroles.

— C’est ça, laisse toi pas faire, clame une voix.

La foule se presse ; elle ondule, elle oscille. Des têtes émergent, le cou tiré, pour mieux voir.

— Vous n’êtes pas satisfaits de ce que vous gagnez ? Est-ce que je ne vous paye pas bien ? Vous avez un salaire plus élevé qu’ailleurs.

— C’est pas là qu’est la question. On veut être augmenté et on va l’être, sinon…

— Sinon ?

— Sinon… Faites attention à vous.

— David, n’essayez pas de m’intimider. Je suis le maître ici et je ne veux recevoir d’ordre de personne. Que ce soit compris. Maintenant, vous allez retourner à vos postes, immédiatement, tous.

La Foule gronde, menaçante. Personne ne bouge.

Faubert devient exsangue ; les lèvres se contractent.

— Vous m’avez entendu, vous allez retourner à vos postes.

— Nous n’irons pas, rétorque David.

— Vous n’irez pas ? C’est ce que nous allons voir.

Il enlève, tranquillement, son veston qu’il dépose sur le bras de Roberge.

— Casses-y la gueule, David, hurle quelqu’un.

Comme un écho amplifié à l’infini, la Foule fait entendre un rugissement. La colère comprimée éclate enfin. Le meneur, exaspéré, confiant dans sa taille et dans sa force, les tempes bouillonnantes, les prunelles injectées de sang, furieux de voir le peu d’effet de ses paroles et qu’on ne lui cède pas, perd toute mesure.

— Oh ! on va voir si c’est un frais de la ville qui va nous conduire.

— C’est ça, donnes-y — tues — à bas Faubert. Et la Foule, affamée de brutalité, voudrait voir ce colosse broyer l’autre dont la supériorité les écrase et malgré eux leur en impose. La différence entre les deux hommes, apparaît, avantageuse. L’un taillé à coups de hache, habitué aux ouvrages durs, l’autre découpé plus finement sans rien qui décèle la puissance d’effort et de résistance qu’il porte en lui. On ne sait pas que ces nerfs et ces muscles, assujettis à une culture quotidienne, se tendent et se détendent avec la souplesse d’un ressort d’acier.

David, en ce moment incarne l’âme de la Foule. Il est, pourrait-on dire, le réceptacle ou sont mêlés les sentiments les plus divers comme les plus étranges qui l’assaillent.

Tout à coup, les poings en avant, il se jette sur Faubert.

Celui-ci a vu venir le coup. D’un mouvement brusque il se range de côté, et l’homme, frappant dans le vide, va s’écraser sur le sol, de toute la vitesse de son propre élan.

Enragé, l’écume à la bouche, il se relève :

— Ah ! mon mon maudit ! Tu vas mourrir ici.

Il est plus près de Faubert qui lui rit au nez d’un rire ironique qui l’exacerbe. De sa droite il décoche un coup formidable accru de la pesanteur du buste, qui a suivi la trajectoire. Le financier qui ne perd aucun de ses mouvements, lui a saisi le poignet. Se retournant tout à coup, le coude renversé de l’ouvrier sur son épaule, en guise de point d’appui, se servant de l’avant bras comme d’un levier, il le fait culbuter pardessus lui.

La foule frémit, elle halète, incertaine.

Cette seconde chute qui l’étourdit un instant décuple la colère de David.

Mais l’adversaire n’est plus sur la défensive. Les mains en avant, il se rue à son tour.

Les deux hommes s’empoignent à la taille. Ils ne forment plus qu’un seul tout. Les souffles se confondent. Sous les vêtements, les muscles apparaissent, gonflés à éclater. La masse roule par terre ; un bras se dégage qui cogne sans merci.

Les lutteurs se relèvent. Faubert a une blessure à la lèvre d’où coule le sang. Et ce sang lui entre dans la bouche, et ce sang lui touche la langue, le palais. Il le goûte. Ce goût produit un déclenchement d’énergie, de force, d’ardeur au combat.

À peine debout, il évite d’un mouvement de tête un coup de poing qui l’aurait assommé, et riposte en frappant à la mâchoire, avec le tranchant de la main.

La foule retient son souffle. Elle n’a pas eu le temps de s’étonner. Toutes ses prévisions sont dérangées.

Ils se reprennent à bras le corps et de nouveau roulent par terre. Le financier a le dessus. Il passe un bras sous l’aisselle de l’adversaire et lui enserre la nuque. De la droite, il rejoint son bras gauche ; et lui imprime un mouvement si fort qu’il le fait pivoter sur la tête pour retomber de l’autre côté.

— Lève toi, sans cœur ! crie-t-il.

David, comme cinglé d’un coup de fouet, se redresse. Il n’est pas sur ses jambes, qu’aussitôt Faubert lui saisit les deux bras, en lui mettant un pied sur le ventre, et l’envoie pardessus lui s’assommer à cinq pieds de là.

David, chancelant, ne frappe qu’à tort et à travers. Un coup en pleine gorge le fait s’écraser sur le sol, sans connaissance.

— Qui est le suivant ?

La foule est stupéfaite, à demi subjuguée.

Un silence plane, que brise tout à coup ce cri :

— À la dynamite ! Faisons sauter.

Vivement Faubert met la main à sa poche, et marche sur la foule, le revolver braqué sur elle.

— Le premier qui bouge, je l’abats comme un chien.

Aux abords de la chaussée, une quinzaine d’hommes, revolver au poing eux aussi, sont décidés à maintenir l’ordre.

— Puisque vous n’êtes pas satisfaits de vos gages, dit le financier, je ne veux pas vous employer de force. Vous êtes tous renvoyés. Ceux qui voudront se faire réengager passeront aux bureaux cet après-midi.

La foule, décontenancée, par la tournure subite des choses, et sans aucune force morale ni cohésion depuis la défaite de son chef, se disloque, complètement domptée.


— Mon Dieu ! Vous êtes tout couvert de sang, s’exclame Suzette, comme son mari rentrait avec Faubert.

— Quelques égratignures…

Elle prépare un bol à main d’eau claire et avec délicatesse lave les plaies où le sang se coagule.

Ça s’est donc bien mal passé.

— Mais non, très bien, comme vous voyez.

— Sans Jules, ça y était. Il a démoli David, tellement vite que les autres sont restés figés à leur place.

La jeune femme regarde le financier avec admiration.

— Vous vous êtes battu ?

— Je n’ai fait que me défendre. Il le fallait. Sans cela on m’aurait marché dessus.

— Et vous avez démoli le gros David.

— Ce n’était pas difficile. Il ne faut pas juger les hommes à leur taille.

Bien lavé et pansé, ses instructions données un peu partout ; il passe la soirée au milieu de ses hôtes dans la tranquillité intime de leur ménage.

La lutte est finie, la situation éclaircie ; la plupart des employés retournés au travail, regrettant ce qui s’est passé. Une réaction s’opère en lui : la fatigue des derniers temps l’oppresse. La vue du bonheur de ceux dont il partage le toit le fait souffrir.

Faut-il donc que sa vie s’épuise sans qu’il connaisse la douceur du foyer ; que, dans les moments où le saisit un besoin de réconfort, il soit seul, complètement seul. Toujours travailler, sans relâche, et batailler, est-ce donc son lot ?

Pourtant s’il avait voulu ?… !

Il a cru que les jouissances de l’orgueil suffisent dans la vie, que la joie pimentée de l’action frénétique comporte le bonheur.

Égoïstement, le jeune couple continue de se chérir en sa présence. Les yeux, la voix, les gestes sont imprégnés de l’amour qu’ils se portent.

Il se trouve misérable.

Il maudit son orgueil.

Il a soif d’affection et l’affection lui manque. L’image de Pauline apparaît, qui ne le quitte plus.

— Vous avez l’air rêveur, M. Faubert.

— Moi… du tout… Sais-tu, ajoute-t-il, en se retournant vers Roberge, que tu es un homme heureux.

— C’est à toi que je le dois.

…Et Jules Faubert, l’homme que tout le monde envie, envia à son tour.



XIV


Avec un ronflement que l’écho décuple, le yacht file, faisant fuir les rives. La rivière est calme. Le soleil y dépose des paillettes d’or que disperse la proue de l’embarcation.

Poitras, occupé à son moteur ne répond que par mono-syllabes aux questions qu’on lui pose. Il demeure enfermé dans son mutisme coutumier.

Installé du mieux qu’il peut, sur une banquette vide de coussins, le financier s’en retourne à Nottaway. La tranquillité du pays qu’il traverse, cette tranquillité latente qui enveloppe les êtres de toutes parts, la paix troublante épandue dans l’air, le gagne insensiblement. Elle agit sur le cerveau ; elle apporte le calme, un calme bienfaisant. Il se laisse glisser sur l’eau que le coup de fouet de l’hélice fait gronder. Il est las. Ses membres fatigués d’un effort brusque sont raidis et lourds.

Oh ! pouvoir vivre toujours de cette vie béate, loin de la civilisation, au milieu de la grande nature apaisante et maternelle aussi ! N’être qu’une végétation humaine, débarrassée de l’entrave de plus en plus grande du progrès moderne ! Vivre simplement la vraie vie simple.

Un couple de canards prenait ses ébats que cette intrusion dans leur domaine a perturbés. Ils s’envolent de toute la vitesse de leurs ailes.

Le yacht file, continuant sa course vers la civilisation. Un orignal qui buvait, lève un instant sa grosse tête touffue, et s’enfonce dans la forêt, en faisant craquer les arbres.

Un « shac » de bois rond. Un homme devant la porte scie, au godendard, des bûches de cyprès.

Faubert songe avec un soupir que cet oubli de la lutte quotidienne touche à sa fin, que bientôt le National le cueillera à son passage pour ne le laisser qu’à la gare Moreau, dans Montréal où la vie factice et névrosé qu’il faut vivre au milieu des agglomérations humaines, va le reprendre.

À la gare, Luc David, un œil noirci, le bras gauche en sautoir, quelques emplâtres en croix de Saint André, au nez et aux joues, se promène sur le quai.

En apercevant son adversaire de la veille, il lui tourne le dos, et va s’asseoir, sur le banc de bois, devant la salle d’attente.

Pendant que le convoi l’emporte vers la ville, Faubert récapitule les évènements susceptibles d’avoir causé cette hostilité. Il veut éclaircir cette affaire pour en demander compte aux coupables s’il y en a.

…Et il doit y en avoir. Comme Roberge, il croit à un coup monté. Ce Luc David n’était qu’un instrument, le pantin que d’autres, de loin, faisaient agir en tirant les ficelles.

Il s’était présenté à son bureau muni d’un certificat de capacités et des références les plus élogieuses. On y vantait sa grande compétence en ce qui concerne la construction d’une usine à papier. Le tout était signé par James Coulter, président et gérant de la « Coulter Lumber and pulp ».

S’il se rappelle bien, Coulter lui-même avait téléphoné à ce sujet. C’est suffisant pour échafauder toute une hypothèse, de prime abord inadmissible, tellement elle paraît absurde. Mais les faits sont là.

Ils ont une cause.

Cette cause, demain il la découvrira.

— Bonjour M. Faubert.

C’est le gérant de banque de la succursale d’Amos.

— Bonjour M. Bouchard.

— Vous venez de Chabogama ?

— Oui… un détail d’administration à régler.

— On me dit que vous êtes très avancé dans vos travaux.

— Dans un mois nous aurons fini.

— Tant mieux pour la région. Les colons vont doubler leur production de bois cette année… Ils sont assurés d’avoir un débouché… À propos… un agent de la Coulter Pulp parcourt les villages en essayant de signer des contrats avec les marchands.

— À quelles conditions.

— Six piastres et demie la petite corde… à terre. Il n’a pas grand succès jusqu’ici. Les gens attendent vos prix. Ils ne vous ont pas en odeur de sainteté à la Coulter. L’an dernier, le bonhomme James s’était entendu avec une compagnie de l’Ontario pour se diviser la région, l’un devant acheter à l’est d’Amos, l’autre à l’ouest. Ça leur aurait permis, n’ayant pas de concurrence à craindre, d’offrir des prix ridicules. Malheureusement pour eux, Lapierre, votre homme, arrivé dans l’été les a devancés et s’est assuré… vous savez mieux que moi la quantité que vous avez achetée. Il offrait $6.00 la corde. Eux jusqu’alors n’avaient offert que $5.50. Au lieu de 40,000 cordes qu’ils ont l’habitude d’avoir c’est à peine s’ils ont pu former un total de 10,000 et cela à une piastre de plus qu’ils ne s’attendaient de payer.

Faubert écoute, intéressé. On vient de lui mettre dans la main la clef du mystère qu’il essaie de pénétrer.

— Vous vous rendez à Montréal ?

— Oui pour quelques jours.

— Si vous avez quelques minutes à vous, arrêtez donc me voir. Nous pourrons discuter plus à fond de la situation dans votre pays.

En se levant, une douleur tord ses muscles dorsaux. Il s’aperçoit de son manque d’endurance. Le travail des derniers temps, le travail opiniâtre qu’il accomplit dans une fureur d’action qui tient à la rage, l’épuise un peu, pas assez pour affecter sa constitution, suffisamment pour qu’il éprouve une réaction physique plus grande des efforts trop violents.

Les difficultés comme celles qu’il vient de surmonter n’arrivent qu’à l’état d’exception.

Ce Luc David était lourd, très fort. Sans la présence d’esprit qui jamais ne le quitte et lui a fait servir son jugement plus que ses bras, son état aujourd’hui serait pitoyable.

En somme il n’a pas à se plaindre du dénouement.


Après s’être fait expliquer ce qui en était, immédiatement, il avait imaginé un remède au mal. À la violence il fallait opposer la force, ne pas reculer, crâner, briser cette résistance qui s’offrait à lui par une autre plus grande, abandonner la défensive pour l’attaque.

Si David ne s’était rué sur lui, il aurait fait face aux provocations de la foule en la provoquant elle-même. La foule surexcitée n’est plus qu’un fauve qu’il faut surprendre et dompter.

Il l’a surprise et domptée.

La colère s’est muée en soumission.

Elle a subi l’emprise, aussi docile qu’un chien à qui son maître vient d’administrer une volée de coups de bâton.

M. Faubert demande à vous voir.

— Faites entrer.

James Coulter toujours plein de civilité, avance une main cordiale complétant l’accueil de bienvenue qu’esquisse un sourire familier.

Cavalièrement, Jules Faubert s’assied sur un coin de la table, regardant son interlocuteur dans les yeux. Tout en parlant, il joue avec sa canne qu’il fait tourner entre ses doigts.

M. Coulter, avouez que vous n’êtes pas de taille…

— Comment pas de taille ?

— Pour lutter avec Jules Faubert.

— Je ne saisis pas où vous voulez en venir.

— Assez joué l’ignorance. Quand on veut arriver à ses fins on prend les bons moyens.

M. Faubert, je vous assure que je ne vous comprends pas du tout.

— Vous me comprendrez quand je vous aurai dit que votre protégé Luc David sera ici tantôt, qu’il a manqué son coup, que ce n’est pas sa faute mais bien la vôtre ; que pour me briser, vous avez pris les mauvais moyens ; que ma chaussée est encore debout, qu’il était parfaitement ridicule d’essayer d’ameuter mes ouvriers, qu’enfin tel que vous me voyez je suis encore plus fort qu’auparavant et capable de vous casser — mais à ma façon qui est plus efficace — ; que vos batteries sont démasquées, que vous êtes un hypocrite.

— Vous oubliez que vous êtes chez moi.

— Je le sais : Je n’y demeurerai qu’un instant de plus, le temps de vous dire que puisque vous voulez la guerre vous l’aurez. Accordez-moi au moins le mérite d’être franc et loyal, ce que vous n’êtes pas… Au revoir M. Coulter.

Laissant l’anglais stupéfait et comme figé à sa chaise, il sort tranquillement faisant accomplir des moulinets à sa canne.

Il ne s’est pas trompé. Coulter est bien l’instigateur du désordre.

Quelques heures après, un autre visiteur se présente, Luc David, qui lui va rendre compte de ses pas et démarches.

En apercevant la mine déconfite et la figure tuméfiée où se lit encore la défaite de là bas, il n’y a plus à s’étonner de ce qui vient de se produire. Un juron sonore accompagné de l’épithète d’« idiot » accueille le nouveau venu.

— J’ai fait ce que vous m’avez dit…

— Ce que je vous ai dit ? Si vous aviez fait ce que je vous ai dit vous ne seriez pas ici dans cet état, et « Chabogama » serait à terre.

David fait le récit détaillé de ses activités. Il raconte comme il avait amené les hommes à faire sauter la chaussée si on ne leur accordait pas une augmentation de salaire…

— …J’ai fait exiger la moitié de leurs gages actuels.

Coulter sursaute :

— « Damn fool ». Vous savez bien que ç’a n’a pas de sens commun. Quel imbécile vous êtes ! Il n’y a rien d’étonnant à ce que tout ait raté…

— C’est parce que ça n’avait pas de bon sens que j’ai fait exiger cette augmentation. Nos hommes étaient prêts à agir si on ne leur donnait pas raison. Moi, je savais bien que jamais ces conditions ne seraient acceptées. Demander moins, c’était courir le risque de gagner notre point.

— Vous ne pouviez pas faire sauter la « dam » vous-même.

— C’était mieux comme je l’entendais.

— C’était mieux… c’est bien mieux à présent… oui… vous êtes avancé… dans un bel état.

— En tous les cas j’ai fait mon possible. Ce n’est pas ma faute, s’il a été plus fin et plus fort que nous autres… Bon… Pour le paiement ! Il y avait $10,000 pour moi, si j’allais dans le Nord faire votre ouvrage.

J’y suis allé et je l’ai fait… Je viens pour être payé.

— Qu’est-ce que vous avez à me montrer.

— J’ai fait ce que vous m’aviez dit… je veux être payé.

— Vous souvenez-vous avant votre départ avoir signé un certain petit papier dont j’ai seul la copie ?… Le meilleur paiement que je puisse vous faire est de garder ce papier dans mon tiroir et de vous laisser aller, tranquille.

— Hypocrite et canaille que vous êtes !

— Les gros mots n’avancent à rien.

— Vous aviez bien raison de me traiter d’idiot. Idiot que j’ai été de tomber dans vos pattes… Ainsi vous voulez me faire chanter ?

Cynique, Coulter répond :

— Oui. À présent vous allez me faire le plaisir de ne jamais parler de ce petit incident.

David a beau supplier, menacer. En vain. Inflexible Coulter oppose un « non » catégorique.

Pour couper court à des supplications qui l’ennuient, il caresse le petit chiffon de papier, copie du contrat qu’il avait eu la précaution de conserver pieusement, après avoir eu la finesse et l’astuce de le faire signer à David, dans un moment d’emballement…

Comme l’homme s’acharne, il ajoute, flegmatique :

— …À moins que vous préfériez goûter la « skelly » de Bordeau…



XV


M. Beaudry, s’il vous plait… M. Beaudry ? C’est Pierre Tremblay. Voudrez-vous mettre sur le marché deux cent mille actions de la Compagnie Canadienne de Pâte à papier à $1.50. Voyez les reporters de journaux. Je vous envoie des photographies par le garçon…

— J’y verrai dès cet après-midi…


Les stocks de la « North American » sont toujours à la baisse. Dans le monde des financiers on s’inquiète de cette dégringolade. On ne sait à quoi l’attribuer. Une rumeur persistante veut qu’une compagnie rivale s’installe près des moulins actuels. Un pouvoir d’eau est sous option ainsi que des limites à bois dans les alentours…

Faubert, contrôle déjà une bonne partie des stocks. Il ne s’agit que d’acheter le vice-président, l’ancien ministre Jodoin, dont l’état financier est plutôt précaire. C’est ce à quoi il travaille. Le vieux Barclay, de son côté, suivant ses instructions, entretient l’idée du malaise. Il a fait approcher Jodoin déjà. Depuis quelques jours il le surveille de près.

Enfin, l’incapacité de rencontrer des obligations pressantes force l’ancien ministre à se débarrasser de ses stocks. Avec ce qu’il possède déjà, Faubert est en mesure de faire le beau et le mauvais temps dans l’administration de la Compagnie.

Après la transaction qui vient de se terminer, les actionnaires sont encore plus démoralisés. Le président lui-même, qui sait bien pourtant que le « pool » tire à sa fin, commence à croire que les choses tournent mal. Il regrette d’avoir attendu trop longtemps avant d’agir. Il se fiait sur l’avenir, n’étant pas au courant de ce qui, à son insu, se tramait dans la coulisse. À une réunion du bureau des directeurs, il porte la question à la connaissance de ses associés.

On lui apprend qu’il doit compter avec un nouveau personnage, lequel déjà représente les intérêts d’autres directeurs.

Pour Faubert, il s’agit de réaliser de l’argent. Il veut commencer sous peu la construction de son embranchement de chemin de fer et avant d’émettre des obligations « montrer de l’ouvrage ».

Réunissant quatre ou cinq de ses amis, des gens discrets et surs, il leur trace une partie de son programme : provoquer un mouvement de hausse en ramenant la confiance.

La loi fondamentale de l’offre et de la demande règne à la Bourse encore plus qu’ailleurs. Il créera la demande et l’offre dès l’amalgamation avec sa propre compagnie, qu’on vient de proposer.


Bientôt une course se produit. Par l’entremise de banquiers autres que les siens, les offres commencent d’affluer, offres faites d’abord par des gens qui lui servent de prête-nom. Les rumeurs de compagnies rivales cessent ; on annonce des améliorations, des contrats avantageux sur le point d’être bâclés. La confiance renaît ; la course s’accentue.

Les parts descendues de 6.18 à 1.05 ont déjà gagné deux points. Personne ne veut vendre. On offre quatre points de plus, puis cinq, puis six, puis huit. Ce n’est que par petits lots que les changements s’opèrent.

Au bout de trois jours Faubert avait réalisé un bénéfice net de $100,000, tout en conservant un contrôle suffisant.

Il avait conduit cette affaire avec une rapidité et une sûreté étonnante, au grand ébahissement des vieux boursiers que ses méthodes déconcertaient.

Aucun, sauf Barclay, le père, ne connaît ses tactiques. Avec le vieux Barclay, il n’y a pas à craindre que ses moyens d’action soient dévoilés.

Cette bataille qu’il vient de livrer s’est terminée par une victoire, prélude d’autres plus grandes. Son ardeur réchauffée ne connaît plus de bornes. Il touche à ses fins. S’il n’est pas tout à fait le roi du papier, il gravit les marches du trône.

Il ne s’y assoira pas avant d’avoir écrasé un adversaire : James Coulter, que sa déloyauté prive de toutes réserves. Avec lui pas de pitié.

Le merger qu’il tente de former est en bonne voie de progrès. Il a reçu des visites significatives ; il en attend d’autres.

La tournure que les évènements viennent de prendre est encourageante. Il en profite pour laisser un mois, accomplir un voyage en Europe, projeté depuis longtemps déjà. Il s’enferme avec son secrétaire, à qui, il vient de faire part de son absence prochaine.

La semaine précédente, le règlement de la « North American » avait donné un surcroît de travail énorme. Maintenant tout est fini.

— Cette semaine, je vais avoir besoin de toi à la maison. J’ai encore plusieurs points à éclaircir avant mon départ.

— Je n’ai rien qui me retienne… à quels endroits allez-vous ?

— À Londres, rencontrer Lord Beverly, le magnat de la presse anglaise… ensuite à Paris.

— Il n’y a rien de particulier au sujet de Roberge.

— Non, rien… As-tu des nouvelles du Lac St-Jean ?

— Pas encore. J’ai écrit hier. Croyez-vous que le président de la Cie de Pulpe du Lac St-Jean accepte votre proposition ?

— J’en suis convaincu. La dernière fois qu’il est venu à Montréal, il m’a laissé entendre qu’il fusionnerait ses intérêts avec les miens. Je laisserai les papiers nécessaires chez mon notaire. L’autre parti n’aura qu’à signer. Tu y verras toi même. C’est très important… C’est à peu près tout… Fais téléphoner pour mon auto, je vais chez Noël.


Ce soir là, il dînait en compagnie de Pauline Dubois, ignorant que cette coïncidence était l’effet des calculs machiavéliques de trois cerveaux de femmes acharnés à sa perte. Il fut aimable, et contre son habitude, galant. Sa galanterie portait dans le vide. Pauline Dubois fut hautaine, fière, et inaccessible. Elle s’ingénia à piquer l’amour propre du financier par de petite phrases insidieuses et savantes, étudiées à l’avance, comme son attitude composée et pourtant naturelle.

Quel fut l’effet de cette entrevue ? Personne ne le pourra savoir. Jules Faubert ne se départit pas un instant de son air enjoué. En arrivant chez lui, on l’aurait cru occupé, uniquement, à savourer le cigare qui, rarement, ne quittait ses lèvres.



XVI


L’été touche à sa fin. Une après-midi d’août, inondée de lumière ; un jardin sur le bord d’une rivière étroite et bleue. De la pelouse coupée par deux allées de gravois ; des arbres, ormes gigantesques étendent leurs grands bras qui se rejoignent par dessus les allées. Un tennis où un couple fait la partie ; tout près d’un carré en fleur où les amaranthes fondent leurs nuances diverses, un kiosque ajouré. C’est le parc de la nouvelle résidence dont le docteur Dubois vient de se porter acquéreur. Elle est située un peu à l’écart du village de St-X… La maison, une ancienne bâtisse de pierre, est rafraîchie d’une couche de crépi blanc ; les lierres y grimpent et recouvrent une partie de la marquise, sur le côté droit.

Dans le kiosque où le thé est servi, Germaine Noël, Hortense Lambert et Pauline Dubois, croquent de légers gâteaux en potinant. Jacques Dubois est au tennis avec Claire Bourgeois.

— Une tasse de thé, Claire.

Claire interrompt sa partie et va rejoindre le groupe.

C’est une délicieuse enfant de 19 ans, fraîche comme une fleur après la pluie, quand le soleil s’y pose. L’animation du jeu lui a mis un peu de rose aux joues. Jacques la suit. Il est bien peigné, la tête reluisante comme une bille, à cause de ses cheveux lissés par la brillantine. Il s’avance en se dandinant, prétentieux et infatué, et murmure à Claire des compliments fadasses.

— Jacques, voyons ! C’est assez ! Vous m’ennuyez avec vos compliments.

— Mais vous savez bien que je vous adore.

— Tachez de trouver autre chose que ce « je vous adore ». Vous n’en pensez pas un traître mot. Pauline, votre frère a la manie de répéter à toutes les jeunes filles qu’il les adore. Encore hier à…

— Mais oui Claire, je suis sincère.

— Tant pis pour vous si vous m’adorez. Moi je ne vous adore pas.

— Et pour cause, interrompt Germaine, je connais un homme bien heureux…

— Et c’est…

— Vais-je le nommer ?

— Je te le défends.

— Il sera ici tantôt…

— Germaine !…

— Je ne l’ai pas nommé.

— Ils seront deux tantôt… Lequel des deux ? demande Hortense impitoyable. M. Faubert ?

— Oh ! non ! Lui, il me fait peur ! Il a une façon de nous regarder qui… Mon Dieu, mais les voilà qui enfilent dans l’avenue.

Le ronronnement d’un moteur d’auto, et le grincement des roues sur les graviers viennent mettre fin à la conversation. Deux hommes descendent.

Les joues de Claire Bourgeois, de roses qu’elles sont, passent au pourpre, et une moue de dépit plissent ses lèvres fines quand elle voit Pierre Tremblay, le jeune secrétaire de Faubert, presser d’abord la main de Germaine et l’envelopper toute entière d’un regard de ferveur.

Et comme il s’éternise à s’informer de ses nouvelles, et semble l’oublier, elle lui lance de sa petite voix flutée :

— Bonjour M. Tremblay.

— Bonjour mademoiselle… Vous êtes exquise cet après-midi. Ce costume vous sied à ravir.

— Vous trouvez ?

— Il vous rendrait plus charmante encore, si c’était possible.

Son cœur bat plus fort. Elle reste interdite, sans parler. Les deux hommes s’avancent vers le kiosque.

Pauline n’accorde pas plus d’attention à M. Faubert que ses devoirs d’hôtesse n’en exigent. Hortense les examine chacun leur tour, tâchant de découvrir quelques indices de leurs amours réciproques.

— Vous avez fait un bon voyage ?

— Excellent sous tous les rapports.

— Vous n’avez pas rencontré l’oiseau bleu là-bas ? demande Pauline.

— Je l’ai cherché inutilement.

— Croyez-vous qu’il existe ?

— Certainement. Mais il vaut mieux ne pas courir après. Il passe la plupart du temps à portée de la main. On n’a qu’à le saisir. On diffère jusqu’au moment où il est trop tard. Comme le bonheur, il est passager.

— Vous avez entendu, M. Tremblay, dit Germaine. Il passe à portée de la main.

M. Faubert, demande Claire inconsidérément, on m’a toujours dit que vous étiez un ermite ; et que votre plus grande haine était celle de la société.

— Mademoiselle, le diable, sur ses vieux jours, se fit ermite. Je fais le contraire. D’ermite que j’étais, je deviens diable en vieillissant. De fait on m’a surnommé le « diable ». Quand les anglais parlent de moi, ils disent : « The devil ».

— Êtes-vous si dangereux que cela ?

— Je voudrais l’être. Et vous, mademoiselle Dubois, vous vous plaisez ici ? Votre père s’est montré homme de goût en choisissant ce site.

— Je vous remercie du compliment. C’est moi qui ai imposé mon choix.

— Alors… félicitations.

Pendant ce temps, Germaine, au courant des sentiments qu’elle inspire au secrétaire, pour les avoir lu dans ses yeux, et de ceux de sa jeune amie pour en avoir reçu la confidence, manœuvrait discrètement pour les rapprocher l’un de l’autre. Elle éprouvait de l’amitié pour Pierre. Pas plus. Elle ne l’aimait pas. Elle n’aimait personne. Esprit raisonné, elle était incapable de passion. Très pratique avec cela, voyant dans les choses le côté utilitaire. Elle formait un contraste vivant avec son frère, pour qui la vie se résumait dans une succession d’enthousiasmes. Cette différence provenait de ce que l’une avait le tempérament du père, l’autre celui de la mère.

Elle s’intéressait beaucoup à Claire. La voir heureuse, c’était s’accorder du bonheur à elle-même, surtout si elle pouvait contribuer à ce bonheur.

Elle savait que Tremblay, dès qu’il connaîtrait mieux la jeune fille, déplacerait l’axe de ses affections. Travailler à les rapprocher, c’était son but pour le moment, comme elle travaillait à rapprocher Pauline Dubois et Jules Faubert dont le seul obstacle entre leurs amours était l’orgueil immense du second. Son frère, sans se douter du rôle qu’on lui faisait jouer, l’aidait beaucoup dans la réalisation de ses vœux. De jouer à l’ange médiateur lui était une occupation agréable ; elle y prenait autant d’intérêt que s’il se fût agi de son propre sort.

Elle voyait peu à peu son œuvre se couronner de succès. Le financier était plus sociable et le fait de le voir ici, cet après-midi, signifiait une révolution dans ses idées. Elle notait chaque phase de la lutte entre la volonté de Pauline et l’orgueil de Jules.

— Vous nous restez à dîner, M. Faubert ?

— Impossible, nous devons être à la ville ce soir.

— C’est une défaite. Aujourd’hui samedi. Il n’y a rien qui puisse vous y attirer.

Elle insista ; les visiteurs promirent de ne retourner qu’après la veillée.

— Aimez-vous l’eau, M. Tremblay ?

— Je l’adore.

— Claire se brûle d’aller en canot. Elle est trop timide pour vous le demander.

— Vous venez avec nous, Germaine.

— Merci. Je dois une revanche à Jacques, au tennis. Vous pouvez vous dispenser de ma présence.

— Puisqu’il le faut. Venez-vous mademoiselle Claire.

Le canot déchire l’eau calme comme en ferait une étoffe de soie moirée.

Elle lui fait face. Il la regarde de ses bons yeux naïfs. Tous les deux se taisent pendant que sans autre bruit que celui diamantin des gouttelettes tombant de l’aviron, le canot glisse léger, sur la surface bleue.

Les arbres du bord se reflètent, rétrécissant le lit de la rivière.

Parfois une phrase banale échappe qui retombe dans le silence ému de la minute d’avant.

Est-ce parce qu’il la voit seule et que la campagne autour de lui influe sur ses pensées, Pierre, à mesure qu’il contemple la jeune fille dont le visage s’encadre mieux dans ce décor de fraîcheur et de verdure, se demande s’il est bien sûr de son cœur, si c’est bien Germaine Noël qu’il aime toujours, ou si en continuant de la chérir il ne fait qu’être fidèle à l’impression première reçue en la voyant.

Cet être de candeur, le trouble. Est-il sûr de son cœur ? Ne s’est-il pas trompé sur son choix ? Il aime bien Germaine. Celle-là aussi, il l’aimerait. C’est comme s’il porte deux cœurs en lui.

Le silence le gêne subitement. Il cherche quoi dire, par besoin de le rompre. Ce silence parle pourtant. Il dit bien des choses qu’on ne dirait pas à voix haute. C’est pour cela qu’il veut le briser… parce qu’il parle.

Son langage l’intimide ; son langage l’émeut.

— Mademoiselle Claire…

Il s’arrête et la contemple, plongée dans une rêverie vague. Ses beaux yeux bleus sont comme repliés sur elle-même.

— À quoi songez-vous, mademoiselle Claire ?

— À ce que disait votre ami : Que l’oiseau bleu passe à portée de la main. Vous savez pour nous… l’oiseau bleu… c’est le Prince Charmant.

— L’avez-vous déjà rencontré votre Prince Charmant ?

Quelques fois…

— Il est beau ?

Candidement, avec un sourire chaste, elle lui répond :

— Il vous ressemble.

Elle a envie de lui crier : « C’est vous ». Mais ses yeux, à défaut des lèvres, le proclame.

Le silence retombe entre eux.

L’eau change de couleur ; elle devient rougeâtre, sanguinolente. Les branches des arbres sont découpées dans de l’or.


Dans la veillée, lorsque l’ombre eut commencé d’envahir la campagne, confondant les arbres et le sol dans une même couleur uniforme et grise, invités et hôtes, s’installèrent dans le living room, meublé antiquement pour convenir avec le style du logis. Pauline, à qui on vient d’en faire la demande, interprète au piano le Rêve d’Amour, de Litz, aux notes graves et mélancoliques, où circule par endroit un souffle de passion.

Elle imprime à son jeu une vérité et une ferveur saisissante. Tout l’amour débordant qui l’oppresse elle le confie au piano. Elle joue pour lui, rien que pour lui.

Une lampe, à abat-jour verdâtre, répand, dans la pièce, une lumière diffuse.

Enfoncé dans son fauteuil, la tête renversée sur le dossier, Faubert communie avec l’âme de l’interprète. Il éprouve la poésie qui se dégage de l’œuvre, qui opère et sur son cerveau et sur son cœur. Il vit cet instant dans un monde idéal, un monde où n’existe que le Beau. Chaque phrase musicale frappant ses nerfs auditifs, se répercute en son âme.

Le morceau est terminé qu’il écoute, songeur les dernières notes résonner en lui.



XVII


James Coulter est un homme dangereux pour qui essaie de le contrecarrer. Affilié à une loge anglaise très influente et dont les ramifications s’étendent par tout le pays, occupant dans cette loge un grade important, actionnaire d’une compagnie de chemin de fer, lié par la parenté à un député et à un ministre fédéral, clubman populaire par sa conversation piquante et spirituelle, c’est un homme de ressources.

Il porte allègrement ses 57 ans. Grand et sec, comme le sont en partie ses compatriotes, toujours vêtu à la mode londonienne, il plaît puis séduit. À condition de ne pas trop se laisser connaître. Ce qu’il a garde de faire. Il va même plus loin. S’il veut du mal à quelqu’un, il le lui fait avec un sourire, et, sur les traits, une expression de mansuétude. Inévitablement on le croit forcé d’agir ainsi, poussé à bout par les circonstances.

Quand il ne peut faire autrement, il se montre au naturel, cynique et astucieux. Au préalable il prend soin de paralyser son homme. Ce fut le cas dans ses rapports avec David.

Très intelligent, l’esprit vif, saisissant tout de suite le point faible d’un individu.

Quand il a décidé de faire quelque chose, rien ne l’arrête. Si quelqu’un se pose en travers de sa route, il l’abat et passe dessus. Il ne recule devant rien. Il ordonnerait la mort de sa femme si cela pouvait lui être utile, bien qu’au fond, il l’aime beaucoup. En affaires il ne connaît ni sensibilité, ni scrupule. N’importe quels moyens, même criminels, sont bons s’ils lui permettent d’atteindre ses fins. Hypocrite au suprême, d’un tempérament bilieux et jaloux, en société il cache ses propres sentiments. D’aucuns, — très rares — le soupçonne d’être un peu maître chanteur. Ils n’ont pas de preuves en mains.


L’après-midi touche à sa fin, James Coulter demeure seul à son bureau, pendant que le personnel achève de ranger les papiers et les livres avant de quitter les lieux.

Il regarde devant lui, les mains jointes entre ses genoux, cherchant le moyen d’écraser Jules Faubert, le « Devil », comme on l’a surnommé depuis ses derniers hauts faits de Bourse.

La chose lui paraît d’autant plus difficile qu’il ne peut se servir de ses principales armes, que son jeu est découvert, et qu’il lui faut, tout en attaquant, se garer des coups. Il est lui-même menacé, et sérieusement. Le ton ironiquement calme du futur roi du papier présage une détermination calculée d’aller jusqu’au bout. Ce n’est pas sous l’empire de colère, mais après réflexion faite qu’il l’a abordé l’autre semaine.

Si lui, Coulter, est un homme puissant, Faubert ne l’est pas moins. Après avoir étudié les mille et une manières de réduire un homme « a quia », quel est le défaut de la cuirasse, l’endroit où frapper, le plus sensible, il en vient à la conclusion qu’il est plus sage d’attendre.

Faubert, occupé à former son « merger » n’aura pas le temps, absorbé qu’il est par cette entreprise incroyablement colossale, de rompre des visières avec Coulter. Pour l’avoir vu à l’œuvre, il sait qu’il mène et conduit ses projets à leur réalisation avec une rapidité endiablée. Il risque gros jeu. Peut-être risque-t-il trop ? Jusqu’ici les annales financières n’enregistrent pas d’ascension aussi rapide. Trop rapide pour être constante et acquérir à son point culminant une stabilité de roc.

Alors, peut-être, sera-t-il temps de frapper. Saper les bases de cette fortune. D’abord en lançant des rumeurs, dans le public, qui provoqueront une crise, et que l’autre ne pourra affronter, ensuite, la panique créée, par une action directe sur le cours de la Bourse, produire une dépréciation de stocks ; se concerter avec ses amis d’Ottawa, pour paralyser l’expédition des marchandises en faisant la rareté des chars dans l’Abitibi, et de cette façon annuler ses contrats par défaut. L’Abitibi est desservi par le chemin de fer du gouvernement fédéral, où Coulter compte de si puissants alliés, un mot du directeur des transports, et la pâte à papier, et le papier s’empilent le long des voies d’évitement… et les banques réclament le paiement des billets… et l’argent ne rentre pas pour les rencontrer… et c’est le krach… le commencement de la fin.

« Well Master Faubert the game is not over.



XVIII


La partie, en effet, n’est pas finie.

Outre sa propre compagnie, Faubert contrôle la « North American Pulp ». Il vient d’entendre dire que le président de la Compagnie de Pulpe du Lac Saint Jean, qui a fusionné ses intérêts avec les siens, entend liquider ses affaires, étant déjà sur le déclin de l’âge.

Il entreprend le voyage de Chicoutimi, passe une semaine sur les lieux, et revient, possesseurs de tous les titres et certificats voulus.

Encore une ou deux transactions de ce genre. Il est le maître incontesté du papier.

Par un désir qui peut paraître puéril, il entend ne former qu’une seule firme, qui portera son nom.

Il va voir les actionnaires les plus influents, fait approcher les directeurs, et bientôt toutes ses entreprises diverses n’en forment qu’une, connue sous ce nom « Jules Faubert, Limitée ». Le capital-actions est de $10,000,000.

De voir son nom imprimé sur tous les papiers officiels, libellés sur tous les chars, répandu dans les deux hémisphères, lui cause une satisfaction d’amour propre intense.

« Partout, pense-t-il où l’on fait affaire avec nous, l’on saura que j’existe. Mon nom sera répandu : je l’aurai associé, selon mon rêve, à quelque chose de colossal, pas aussi colossal que je le voudrais, mais qui en approche. »


C’est l’été ; en plein mois de juillet.

« Chabogama » est terminé, prêt à fonctionner à l’automne. Les premiers milles de rails de l’embranchement d’Amos sont posés ; le tracé terminé partout ; des locomotives et des wagons déjà rendus sur les lieux. Un bureau d’immeubles installé à Amos, chargé de la vente des lots dans Lamorandière et Rochebeaucourt, reçoit des demandes de renseignements de la province et de l’étranger, résultat d’une campagne de publicité, systématique et intelligente. Des ventes s’opèrent chaque jour ; c’est un « boom » sur cette région.

L’agence des Terres d’Amos est assaillie de colons qui se disputent les lots de Dalquier, de Montgay et d’ailleurs assurés d’un débouché pour leur bois.


Pendant ce temps, Coulter fait sillonner la région par ses agents. Au prix qu’ils offrent, personne ne s’engage à leur livrer de marchandises.

Jusqu’ici, l’Abitibi était son principal champ d’action, et c’est là que Faubert le frappe.

Partout où Coulter a passé, ses hommes suivent, offrant à ceux, très rares cependant, qui ont signé des contrats avec l’adversaire, une piastre la corde plus cher que les prix garantis. Le bruit court, devance les agents, et au bout de deux semaines la maison rivale doit porter ses activités ailleurs.

Avec les nouvelles générales, les détails de ce petit duel ne manquent pas d’arriver à Montréal, saluées différemment dans l’un ou l’autre bureau.

Faubert s’en réjouit ; Coulter en rage.

Le premier rencontre parfois le second à des dîners d’hommes d’affaires, ou dans la rue.

Ironique, il s’informe toujours de la tournure des choses, comme s’il n’était au courant de rien.

Coulter, quand ils ne sont pas seuls se borne de répondre : « Pas mal » — et « Darn’it we’ll see the end », quand il n’y a pas de témoins.


Le récent voyage en Europe a rapporté de bons résultats. Des bateaux partent chargés à plein bord de pâte à papier, à destination de Liverpool et du Havre. Les chargements s’effectuent sans répit. Le marché européen déséquilibré est à la merci de l’Amérique.

Partout, pour Faubert, il y a un surcroît de bénéfices ; ses exportations au-delà des mers lui rapportent plus que ses transactions avec les américains. Les moulins qu’il possède déjà, ont doubler leur production pour suffire aux demandes de plus en plus grandes. Avec les clients habituels, ils en ont d’autres, en plus, que le nouvel acquéreur a amenés avec lui.

Coulter, étonné d’abord, puis exaspéré, puis exacerbé, puis, enfin, s’étant fait à la situation, a perdu un peu de sa confiance en l’issue de la lutte.

Il a côtoyé la banqueroute. Sans un achat avantageux, au Nouveau-Brunswick, peut-être lui aurait-il fallu fermer ses portes, et liquider ses affaires. Avec son flegme et sa patiente ténacité, il décide de n’attaquer plus, de demeurer sur la défensive jusqu’à l’instant où l’autre, absorbé totalement par le nombre grandissant de ses entreprises, ne s’inquiétera plus de ses coups.

Mais en attendant il est talonné par un ennemi présent partout et qui, implacablement, le poursuit.

À chaque nouveau coup, Coulter plie l’échine… et, lentement, se redresse.

Il refrène en lui le désir qu’il aurait de riposter, gardant toutes ses forces pour le coup suprême, qu’il veut, définitif. Faubert n’en a cure.

Depuis plusieurs mois, son étoile lui sourit. Une chance inespérée le sert admirablement. Tout ce qu’il touche se change en or.

Cette chance, cette veine, elle se produit infailliblement dans la vie de tout homme. Elle est fugitive. Il s’agit de la capter, de la décupler en l’exploitant, comme les ingénieurs décuplent au moyen de turbines, la force des eaux rapides.

La chance lui sourit : son sourire est prometteur de succès. Il la courtise, il la dompte, il en fait sa maîtresse.

Ce lui est une maîtresse, jusqu’ici fidèle. Elle devance même ses moindres souhaits.

Mais aussi, il la dorlote ; il a pour elle des empressements jaloux ; il la chérit. Il travaille à l’aider pour qu’elle le trouve digne d’elle et de ses faveurs.

Opiniâtre dans son travail, envisageant chacun de ses projets d’un coup d’œil qui les embrasse tout entier, avant de s’y lancer en galopade ; une fois décidé, ne se laissant arrêter par rien ; brisant les difficultés par un effort de tout l’être pensant tendu ; piétinant les obstacles, il va droit au but, sans dévier.

…Et Jules Faubert, maintenant bien en selle, n’ayant plus seulement un pied dans l’étrier, chevauche dans le sentier du succès.

Au loin, mais se rapprochant toujours, le but à atteindre. Il est encore indistinct, enveloppé dans une fumée qui serait comme de la poussière d’or soulevée par le vent. C’est la Gloire qui l’auréole.

La Gloire ! Mot sonore, étrange, grisant, mot qui renferme dans ses quelques lettres toutes les fanfares éclatantes des rêves.

La gloire lui apparaît, nimbant le but, s’y incorporant.

…Et Faubert chevauche, les yeux fixés sur ce but qui le fascine.

Le rival qu’il voulait écraser ne le gêne plus ; il n’a devant lui qu’une avenue droite, bien pavée, et qui s’illumine à mesure qu’il avance.

De la fumée se dissipe un peu ; elle se concentre ; les molécules se recherchent, les atomes se reforment.

Une figure se dessine… une couronne…

…Et Faubert la voit cette couronne… il avance la main… il va pour la saisir et s’en ceindre la tête… Il est Roi du Papier.

Les fanfares du Rêve, plus joyeuses, éclatent dans l’air plus sonore…

Mais non ! Le but n’est pas encore atteint.

Il est à portée de la main.

…Et Faubert se retourne. Sur le chemin laissé derrière lui, et qui se rétrécit, personne.

Le financier tout à coup se sent seul.

Une sensation d’ennui l’oppresse.

Au moment d’arriver, — ultime fin — quelque chose manque pour satisfaire ce besoin de l’âme que tous les orgueilleux éprouvent et aussi tous les hommes.

…Et tout à coup, Faubert pense que son rêve est moins beau qu’il lui paraissait… et il ralentit…

Les fanfares plus impérieuses éclatent à nouveau ; elles sont vibrantes d’énergie.

…Et Faubert se dresse, éperonne son coursier, et, tête baissée…

Le « merger » qu’il voulait former est fait accompli. Depuis quelques semaines, Faubert, le « Devil », est bien le roi du papier. Sa compagnie est peut-être à l’heure actuelle la plus puissante au monde. En plus, il est propriétaire de deux chemins de fer, intéressé dans presque toutes les usines à pâte de Shawinigan, des Trois-Rivières, ainsi que de quelques autres dans l’Ontario.

C’est lui qui à la Bourse fait le beau et le mauvais temps. C’est le Napoléon de la finance, le conquérant dont l’ascension rapide vient de se couronner.

Il est au summum des honneurs !

Ce soir, un grand banquet au Viger, banquet en l’honneur de son trente cinquième anniversaire, coïncidant avec la formation du merger, a réuni, avec ses amis intimes, les hautes personnalités de la finance auxquels se sont joints quelques représentants du monde parlementaire.

Ç’a été l’apothéose, la consécration officielle, définitive de sa souveraineté d’homme d’affaires.


Il est quatre heures du matin. Énervé, le financier se promène dans son cabinet de travail grillant cigare par dessus cigare. Ses yeux fatigués par la nicotine, sont comme remplis de cendre ; la langue et le palais brûlés lui donne la sensation d’avoir la gueule emportée.

Qu’importe !

Il fume sans relâche, noyant la pièce d’une fumée si dense qu’on la pourrait trancher avec un couteau.

De temps à autre il s’assied sur le divan ou sur une chaise ; il n’y reste que quelques minutes, et recommence sa même promenade, interminablement.

À l’intérieur de sa tête de minuscules marteaux frappent à coups réguliers, sur les parois du crâne, à l’endroit des tempes. Il sent dans tout son être physique un malaise indécis, quelque chose qui le fait étouffer.

Ses nerfs à fleur de peau, l’agacent.

Est-ce la réaction de la fête de tantôt ? La dépression qui suit les émotions trop fortes ?

Il y a un peu de cela.

Des bribes d’air lui reviennent à la mémoire, qu’il ne peut chasser et qui le poursuivent comme une obsession. Des bouts de phrases, des extraits de discours…

Ah ! comme il l’a vécu cette minute, depuis si longtemps attendue !

Cette foule de gens, personnalités marquantes dans la société, réunis autour de lui, à cause de lui, pour lui !

Il revoit la scène du banquet. Les tables multicolores encadrées d’êtres en habit sombre, où le noir de la chevelure se mêlait au gris et au blanc ; le parfum des fleurs ; les notes de l’orchestre, la lumière crue des candélabres. Puis ce furent les discours… et les convives entonnant, quand il s’est levé à son tour, ces deux refrains populaires : « Il a gagné ses épaulettes » et « For he is a jolly good fellow ».

Et pourtant !… Oui et pourtant ! Quand il a parlé au milieu du silence, les reporters enregistrant chacune de ses paroles pour les resservir toutes chaudes à leurs lecteurs, il lui a semblé qu’il parlait devant des choses. Tous ces êtres humains qui étaient là, presque à ses pieds, lui étaient indifférents !

Un besoin de sympathie, un tel besoin criant d’amour était en lui, qu’en parlant, ce n’était qu’à Pauline Dubois qu’il s’adressait par delà les reporters.

Maintenant que le but tant rêvé était derrière lui, son esprit de combativité, ce « fighting spirit » qui le brûle, n’a plus aucun aliment !

Il est arrivé… c’est vrai ! A-t-il atteint le bonheur ?

Non ! le bonheur n’est pas où il l’a cru.

Ce soir, il donnerait tout, fortune ! gloire ! honneur ! pour avoir pu associer…


Non ! ce n’est pas vrai ! Il ne l’aime pas ! La fatigue, l’émotion…

La lutte la plus dure est accomplie… elle est terminée, chose du passé. Il n’a plus qu’à conserver ce qu’il a. Il n’a plus à monter. Il est au sommet. Il n’a qu’à s’y maintenir.

Ah ! comme il est seul !

Il va s’écraser dans un fauteuil et demeure la tête dans les mains ! C’est la crise sentimentale, la crise de la trente cinquième année. Ce n’est pas celle que Bourget a décrite dans son « Démon du Midi », mais une autre plus puissante. Elle participe de toute la fougue de la jeunesse qui n’est pas morte et de la force de l’âge mûr.

Son cœur qui n’a pas eu le temps de battre et de vivre, son cœur qu’il a meurtri, essayant de l’anéantir, réclame ses droits.

Il envisage l’avenir. Il en a le frisson.

Seul depuis sa dix-huitième année, n’ayant jamais connu de mère, il a toujours vécu d’une vie cérébrale sauf quelques rares moments.

Ces rares moments se dressent devant lui.

Et Faubert qui vient de remporter la grande victoire de sa vie, et Faubert qu’on a fêté tout à l’heure, et Faubert, l’homme puissant, maintenant qu’il a réalisé son rêve, se rend compte pleinement qu’il n’est pas satisfait de la vie.

Son orgueil a épuisé jusqu’à la lie la coupe de ses plaisir ; il est repu. Il se tait.

Et c’est le cœur qui domine. Il prend la place de l’autre. À son tour, il veut sa part.


Le soleil frappe dans la fenêtre. La lampe électrique pâlit.

Le roi du papier se redresse. Avec le jour, il commence à faire clair en lui.

Il aime Pauline Dubois. Il l’aime par toutes les fibres de son être physique et moral. Elle est l’unique objet de son ambition. S’il a voulu être « quelqu’un » c’est pour elle.

…Et Faubert revoit les yeux noirs aux cils longs, les lèvres minces contre lesquels il voudrait écraser les siennes.

Oui, il l’aime avec violence, avec frénésie. Sans elle la vie ne vaut pas d’être vécu. Sa poitrine sous l’empire de ce sentiment qu’il vient enfin de s’avouer, s’élargit.

Le monde entier n’est rien. Il n’y a qu’elle ! Elle… Elle seule.

Ah ! qu’il était fou de s’être menti à lui-même si longtemps !


Le jour augmente d’intensité. Les coins reculés de la pièce sortent de l’ombre.

Il sonne son valet.

— François, fais-moi préparer un café, très fort, avec du cognac.

Une douche froide le stimule. Les fatigues de la nuit ne paraissent presque plus.

Il fait seller son cheval et avant de reprendre son travail, file à bride abattue vers la montagne. Dans les sentiers qui courent sous bois, il va, au grand galop de sa monture, laissant l’air frais lui fouetter le visage et lui calmer le sang.



XIX


Puisque Pauline Dubois est indispensable au bonheur de sa vie, il n’y a qu’une chose à faire : l’épouser.

Dans l’ordre du sentiment il apporte la même tactique qu’aux affaires : « Droit au but et sans tarder. » Les américains appellent cette catégorie de gens des « go getter ».

Le lendemain il se présente chez la jeune fille.

Sans préambule romantique ou romanesque, il lui confie, sûr de la réponse :

— Pauline je vous aime. Voulez-vous de moi. Fixez une date pour notre mariage.

Cette demande ne constitue qu’une simple formalité. S’il le voulait, il pourrait la prendre, l’emmener avec lui, la garder comme sa chose. La jeune fille l’aime. Il en a eu les preuves, irréfutables.

Mais à quoi obéit-elle ?

Elle le regarde et voit sur toute sa figure un reflet de bonheur où nulle trace d’inquiétude ne se montre.

Est-ce par un besoin de faire souffrir l’être aimé ou par une conception soudaine de l’amour qui se change en cruauté, cruauté qui en est souvent le fond ? Est-ce la tigresse qui dort en toute femme qui se réveille ? L’être primitif a-t-il pris le dessus, celui dont la loi suprême est celle du talion ? Veut-elle simplement par un retour des choses, lui faire souffrir ce qu’elle a souffert elle-même ?

Est-ce sadisme, cruauté, vengeance ?

Elle ne le sait pas elle-même.

Au lieu de la réponse qu’il attendait, la minute de silence émue se brise par un « non » cruel, brutal.

Un cri rauque sort de sa gorge ; les yeux roulent dans l’orbite ; le cœur s’arrête puis reprend à battre lourdement, le sang se retire des joues ; et l’homme comme un taureau qu’on assomme, fléchit sur ses genoux.

Une souffrance l’étreint, aiguë, cuisante, intolérable. Il n’avait jamais pensé qu’on put tant souffrir.

Sans rien répondre, sans même la regarder, aussitôt l’arrêt prononcé, il sort, brusquement.

Elle réalise ce qui vient de se passer. Comment a-t-elle pu refuser ce que toute sa vie elle a désiré.

Mystère insondable, aussi impénétrable que le cœur féminin ! Elle voudrait reprendre ce « non ». Effarée, elle court à lui, pour lui avouer qu’elle n’a fait qu’obéir à des sensations obscures, qu’à défaut de la voix, son cœur crie la réponse véritable.

Comme un tombeau que l’on scelle, la porte s’est refermée.



XX


La journée est somptueuse. Les couleurs chantent dans la lumière. Tout reluit. Tout vibre. Tout respire la vie.

Dans l’âme de Faubert tout est noir. Une révolution s’est opérée en lui. Ce qu’il y avait de bon est disparu. Une haine de l’humanité l’envahit ; une haine féroce. En côtoyant les passants. des envies lui viennent de les gifler. Sombre, il marche par les rues, les lèvres sèches, avec dans ses yeux gris, une lueur mauvaise. Ses dents se serrent les unes contre les autres, ses mains se crispent.

Réagir ? Il ne le peut plus. Cet amour qu’il a pu étouffer une fois, le consume ; cette femme qu’il a pu ignorer, il la porte dans le sang, comme on dit chez le peuple

Les yeux noirs sont là, devant lui, toujours. Son parfum le suit partout ; il l’enivre, il l’affole.

…Et il rage de dépit !…

Il accuse le monde, l’univers.

Un rire nerveux lui tord la bouche. Ce « non » bourdonne à ses oreilles avec quelque chose de sinistre.

Un crachat au visage, un coup de cravache ne l’aurait pas humilié davantage.


— Tremblay apporte-moi les documents de l’affaire Gendron.

L’instant d’après, le secrétaire étale sur la table les copies de réclamations de Noël Gendron. Gendron coupait du bois pour Faubert. Un malentendu avec le toiseur a retardé le règlement de l’affaire. Il revenait au bûcheron $1500.00 dont il avait grand besoin pour payer ses hommes.

Le financier examine la correspondance échangée.

— Écrivez que nous ne paierons pas un sou de plus que mille dollars.

— Mais il a droit à ses $1500.00 ; j’ai étudié son cas. C’est le toiseur qui est dans le tort.

— Je ne t’ai pas demandé de conseils. Écris lui que s’il n’est pas satisfait, il n’a qu’à poursuivre. Nous traînerons l’affaire devant le conseil privé.

Le secrétaire se tait. La conduite étrange de son patron l’intrigue. Lui qu’il a toujours connu d’une droiture impeccable vient de commettre une injustice flagrante. Cela au préjudice d’un pauvre homme que son acte va mettre dans le chemin.

— Je pars pour l’après-midi. S’il vient quelqu’un et que ce soit important, je serai chez le vieux Barclay.

M. Faubert… je voulais vous demander une faveur. Vous savez que je me marie dans quelques jours ?

— Je le sais.

— Pourriez-vous m’accorder deux semaines de congé. Mon assistant me remplacera.

— Non. Tu te marieras le matin et tu viendras travailler l’après-midi.

L’étonnement du secrétaire grandit. Que s’est-il donc produit pour l’avoir ainsi bouleversé. Ce n’est plus un être humain, c’est une brute.

Il essaye de le faire revenir sur sa décision. La réponse est la même :

— Non. Assez sur ce sujet. Si tu veux prendre un congé, tu le prendras, mais définitivement.

Le père Barclay, également, ne reconnaît plus en l’homme qui vient le consulter son client d’autrefois. Plus de prudence aucune. « Il devient fou », pense-t-il en l’entendant expliquer les coups de Bourse qu’il veut tenter.

— Mais, mon cher monsieur, vous prenez là une chance de mort. Si vous réussissez, ce sera par un hasard extraordinaire.

— Faites quand même. La vie n’est qu’un hasard.

La chance le favorise encore. Au bout d’une semaine, il avait réalisé près de trois quarts de million de dollars.


Un soir, au club, il était installé dans un coin et vidait quelques verres de scotch. Sa chaise, tournée vers le mur, l’empêchait d’être vu des nouveaux arrivants.

À quelque distance de lui, un groupe d’hommes, ignorant sa présence, après avoir épuisé les potins d’usage, en vinrent à parler de sa dernière transaction.

— Ce Faubert a vraiment une bonne étoile. Il vient de réaliser dans un placement minier quelque chose comme sept cent mille dollars.

— Malheureux en amour, heureux au jeu, dit quelqu’un.

— Depuis quinze jours, il n’est plus le même homme, ses amis ne le reconnaissent plus.

— Le succès lui a peut-être tourné la tête.

— Non ce n’est pas son genre.

— Vous ne savez pas quelle est la femme.

— Je ne sais pas… Probablement une maîtresse qui l’a trompé.

À peine a-t-il prononcé ces paroles que Faubert debout, lui décoche un coup de poing en pleine figure.

— Monsieur, j’ignore qui vous êtes. Mais ça vous apprendra à regarder autour de vous avant de parler.

Un émoi se produit dans le club. Le financier froidement retourne à sa chaise, allume un cigare… et s’absorbe de nouveau dans ses pensées.

Cet incident l’a soulagé un peu. Il a pu se venger sur quelqu’un de l’humiliation qui le ronge.


Les semaines se suivent. Il est devenu taciturne. Il ne parle à personne, sauf pour le strict nécessaire.

Une folie est en lui. Le jour, dans son bureau, il combine des plans ; il se plonge jusqu’au cou dans des affaires compliquées.

Il apprend que Coulter regagne du terrain en Abitibi et ailleurs, qu’il se relève tranquillement.

— « J’en ai assez de lui », s’écrit-il. Cette fois je le brise, pour toujours. Partout où il va, quand bien même j’y perdrais, envoyez des agents. Coupez ses prix, offrez plus cher qu’il ne peut payer. Il faut qu’il s’ôte de mon chemin.

Les moulins doublent, triplent leur production.

On lui fait remarquer que cette politique n’est pas prudente, que s’il advenait une baisse… Il les écoute mais ne change pas d’avis.

Il s’attaque aux gros, aux puissants, sans ménagements. Dans un coup, il a ruiné deux financiers.

Cette nouvelle le fait rire, d’un rire méchant. En voilà deux qui vont souffrir à leur tour !

Quand il souffre jusqu’à passer des nuits entières, éveillé, à compter les heures qui sonnent sans pouvoir se débarrasser des obsessions qui l’accablent, les autres n’ont pas le droit d’être heureux. S’il pouvait, en appuyant du doigt, sur un bouton, tuer tous les sourires qui errent sur les lèvres !


Les tactiques récentes lui ont fait des ennemis ; ses tentatives hasardeuses ont ébranlé son œuvre.

Coulter acculé au mur, pour ne pas périr, fait appel à tout ce qu’il a de ressources, mobilise chacun de ses moyens d’actions.


…Et tout à coup, voilà que l’édifice colossal que Faubert a élevé craque de haut en bas.

Les autorités du Canadien Nord lui refusent des chars. La pâte et le papier s’empilent dans les cours.

Il se rend compte que cette pénurie de wagon est voulue, qu’elle n’est pas, comme on le lui représente, due à des raisons majeures.

« Voilà de la bonne lutte à faire, pense-t-il, et qui le distraira du chagrin qui le tue.

Il profite de cette pénurie, ou plutôt de ce refus, comme d’un prétexte à hausser ses prix.

Les commandes deviennent plus rares.

…Et la marchandise s’accumule.


Bientôt, il aura à rencontrer de lourdes obligations. Tant mieux ! Sa volonté, trouvant un aliment, se bande comme un arc. Il fait face à la situation. Il bataille, ivre d’action.

Oh ! Comme cela lui fait du bien, cette activité forcenée ! Elle l’absorbe… tout en l’épuisant par la tension continue de ses facultés intellectuelles.


…Et tout à coup, le « Krach » ! Inattendu ! Formidable ! Le papier baisse ! ! !

Il tient tête. Plus une seule livre de marchandise ne doit sortir de ses moulins. Il provoque à son tour. Il augmente ses prix. Le papier baisse, c’est signe qu’il y a surcroît de production. Le surplus va s’écouler. Et ensuite !

Quand il aura pris le contrôle du marché, il faudra bien que l’on vienne à ses conditions… Et il rit en dedans de lui-même de voir l’amalgamation des marchands de gros et des éditeurs de journaux à genoux à ses pieds.


Le « krach » s’accentue. Le papier baisse encore.

Un « pool » se forme à la Bourse… on essaye de le « laver ». Son activité devient de la rage. Il résiste. La banque lui refuse des fonds indispensables…

Il perd du terrain… Sa constitution le trahit… ses nerfs se détraquent.

L’édifice de sa fortune chancelle… Elle s’émiette… Il commence à céder quelques unes de ses parts pour réaliser des capitaux.

La maladie l’empoigne comme une proie… son cerveau s’obscurcit… Il voudrait… il ne peut plus.

Impuissant, il assiste à l’effondrement de ses rêves…


Bah ! que lui importe maintenant. Son « fighting spirit » l’abandonne.

Pourquoi lutter ? Sans elle qu’est-ce que tout cela.

…Machinalement il traîne à son bureau ses membres fatigués.

Avec ses forces physiques, son courage a disparu. À ses quelques amis qui le pressent de ne pas abandonner la partie, il répond d’un air hébété :

— À quoi bon ! Que tout aille au diable ! Ça m’est indifférent…

Qu’est-ce qu’il a besoin de toute cette richesse.


Anéanti, son énergie devenue chose du passé, il médite sur ce que son secrétaire vient de lui annoncer : il n’y avait qu’une solution : la banqueroute.

Dans le fond, il n’est pas fâché. C’est la fin. Ensuite le repos. Il ne sera plus rien. Il n’en a cure.

…La porte s’ouvre. Une femme entre. Faubert tressaille. La vie s’arrête en lui…

— Vous… vous…

— Oui, Jules…

— Quand je suis ruiné, par vous à cause de vous, vous voulez vous repaître de ma vue ; vous voulez voir jusqu’où je suis descendu.

— Non ! Jules !… Je venais vous dire : « Me voulez-vous… Je vous appartiens… Mon âme, mon corps, tout ce qui est moi. »

— Vous m’aimez ?… même ruiné…

— Même ruiné…

Le roi du papier se lève. Il regarde Pauline ; il y a dans les yeux noirs la promesse d’un bonheur si grand qu’il en est étourdi. Pour ne pas défaillir il s’accroche à la table. Un effort raidit tout son être. La taille se redresse. Les yeux gris retrouvent leur énergie d’antan, le même regard conquérant de jadis, y brille à nouveau.

Puis, dans l’exaltation d’une résolution subite, Jules Faubert regarde l’avenir. Si sombre puisse-t-il paraître, il ne lui fait pas peur. Toute sa personne respire la fierté…

Il s’approche de Pauline… et sur ses lèvres il scelle son pacte avec la vie, il scelle sa réconciliation avec la chance.

Le Faubert, qui était mort, ressuscite… plus fort qu’autrefois…

La ruine l’a frôlé de son aile… qu’importe !

La banqueroute est devant lui.

Il se dresse devant elle… et la nargue.

— Ah ! qu’on vienne maintenant ! Puisque j’ai ton amour, j’aurai le reste. À nous deux, nous allons reconquérir le monde…


— FIN —

Montréal, 1921. — Ville Lasalle 1923.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

i 
 1
ii 
 12
iii 
 17
iv 
 26
v 
 39
vi 
 48
vii 
 58
 70
ix 
 78
x 
 87
xi 
 93
xii 
 98
 106
xiv 
 115
xv 
 124
xvi 
 129
 138
 142
xix 
 153
xx 
 156


MONTRÉAL,
Canada.
Imprimerie Pierre R. Bisaillon, Enrg.