Jules Michelet, sa vie et ses œuvres/02

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JULES MICHELET
SA VIE ET SES OEUVRES


IV

Dans la préface de son Histoire, Michelet raconte qu’au moment où il venait de terminer le règne de Louis XI, il visita par hasard en grand détail la cathédrale de Reims. Après avoir fait le tour de la corniche intérieure, il ressortit au dehors sur les voûtes et arriva au dernier petit clocher. Là un spectacle étrange l’étonna fort. La tour avait à sa base une guirlande de suppliciés, les uns ayant la corde au cou, les autres le visage mutilé, et c’étaient tous des hommes du peuple. « Je ne comprendrai pas, s’écria-t-il, les siècles monarchiques, si d’abord, avant tout, je n’établis en moi l’âme et la foi du peuple. » Et il partit avec la résolution d’entreprendre l’histoire de la révolution française.

Ainsi c’est parce qu’un caprice d’architecte a donné pour soubassement à l’une des tours de la cathédrale de Reims une guirlande de suppliciés, que Michelet, au mépris de toutes les règles de la composition historique, franchit d’un bond trois siècles de l’histoire de France, et raconte la chute de la monarchie avant d’avoir raconté sa grandeur. On me permettra de ne pas tenir cette raison pour suffisante et de chercher la véritable, qui au reste n’est pas très difficile à deviner. Michelet obéissait encore une fois à cette préoccupation du sujet populaire qui lui avait fait autrefois renoncer à son histoire des empereurs romains pour entamer plus tôt l’Histoire de France, Le souffle des passions qui à la veille de la révolution de février agitaient les esprits n’était guère propice aux véritables études historiques, mais se prêtait à merveille au récit passionné des temps révolutionnaires. Les grands amans de popularité, les grands maîtres dans l’art de courtiser la foule, Lamartine, Louis Blanc, l’avaient senti comme Michelet, et auraient pu lui dérober cette fleur de renommée que lui avait valu sa campagne contre les jésuites. Il s’empressa donc de faire comme eux et il publia, au commencement de l’année 1847, le premier poterne de l’Histoire de la révolution française.

J’ai entendu un jour le père Gratry comparer l’impression que produit sur nos esprits cette époque troublée de la révolution française à celle qu’auraient ressentie les peuplades de la Galilée, si les ténèbres de la nuit s’étaient entr’ouvertes pour leur laisser apercevoir le tentateur transportant le Christ sur la montagne. L’effroi mélangé d’admiration qu’aurait jeté dans leurs cœurs l’aspect de ce groupe diabolique et divin rendait à ses yeux le sentiment de répulsion et d’attrait que font naître dans nos esprits ces temps de crime et de grandeur. Aussi l’étude de la révolution a-t-elle exercé une sorte de fascination sur les esprits les plus divers de notre siècle, sur les plus précis et les plus calmes, comme sur les plus rêveurs et les plus fougueux, sur M. Thiers et M. de Tocqueville, comme sur M. Edgar Quinet et M. Taine, On dirait qu’il y a dans ces années, cependant si proches de nous, quelque mystère dont le secret nous échappe encore, et qu’on y va découvrir les origines obscures de la France moderne comme on espère découvrir dans les temps antéhistoriques le mystère de la genèse du monde. De là ces alternatives entre un enthousiasme qui va jusqu’à la complaisance criminelle et une réaction qui méconnaît parfois la justice. La mode historique est aujourd’hui du côté de la réaction, et il ne faut pas s’en plaindre si cette réaction reste dans des bornes assez mesurées pour ne pas provoquer en sens contraire un mouvement plus dangereux.

Parmi les motifs légitimes de ce retour de sévérité, on peut assurément compter les histoires conçues dans l’esprit où est conçue celle de Michelet. Je ne connais rien de plus téméraire, et l’on pourrait dire de plus insolent que la doctrine posée par Michelet dans l’Introduction de son Histoire. A ses yeux, la révolution française n’est pas seulement un grand fait historique dont les conséquences ont transformé la face de la France ; c’est un grand fait moral qui a inauguré une nouvelle doctrine dans l’histoire religieuse de l’humanité. Il pose en propres termes cette question : la révolution française fut-elle chrétienne ou antichrétienne ? Et il répond hardiment : antichrétienne. Le christianisme était la religion de la grâce et de l’amour, c’est-à-dire de l’arbitraire. La révolution française est la religion de la justice et du droit. Le christianisme ! et la révolution sont donc inconciliables. Le Christ est détrôné ; le nouveau souverain du monde, c’est celui que Mirabeau proclame à la constituante : le droit. Telle est la doctrine que. Michelet a exprimée peut-être plus hardiment qu’un autre, mais qui est aujourd’hui au fond de beaucoup d’esprits. Eh bien ! j’en demande pardon aux crédules disciples de cette religion nouvelle, mais je ne connais pas de prétention plus téméraire que cette déification de la révolution française ; je n’imagine pas de moyen plus assuré de justifier toutes les représailles et tous les excès de polémique. A n’envisager en effet les choses que par le côté historique, un fait est incontestable : , c’est que le monde civilisé vit depuis dix-huit siècles sur une religion qui peut, sous des cieux différent sous les brouillards d’Ecosse ou le soleil de Naples, revêtir des formes différentes, mais qui est devenue une part involontaire de notre existence. L’homme moderne en est imprégné dès sa naissance, et pas un instant de sa vie ne lui échappe, depuis le berceau jusqu’à la tombe. Elle se mêle à ses joies, elle adoucit ses douleurs, elle relève son espérance en l’accompagnant jusqu’à l’entrée de l’inconnu, et ne l’abandonne sur ce seuil redoutable qu’après avoir recommandé l’âme du vieillard à celui qui fut le Dieu de l’enfant. On peut sans doute, au nom d’une exégèse incertaine, critiquer le développement historique de cette religion. On peut surtout, au nom d’une philosophie rigoureuse, montrer qu’elle laisse encore des problèmes inexpliqués et des questions sans réponse ; mais on ne la détruira, et surtout on ne la remplacera pas. On ne la remplacera pas en offrant à l’homme, cette créature chancelante et souffrante qui traverse la vie en gémissant, un symbole tout terrestre, en ne promettant à sa faiblesse d’autre appui que le droit, à ses douleurs d’autre consolation que la justice, alors que l’histoire du genre humain se confond avec celle des défaites du droit et des défaillances de la justice. Aussi quoi d’étonnant que ces prétentions insensées amènent des défis imprudens, et que d’un autre côté cette même pensée d’un antagonisme fatal entre le christianisme et la révolution française fasse espérer et prévoir ce qu’on a appelé « l’enterrement civil des principes de 89, » comme si ce qu’il y a de bon et de vrai dans ces principes était autre chose que le développement et la confirmation de la doctrine sociale contenue dans l’Évangile.

A une histoire conçue dans l’esprit que je viens d’indiquer, il ne faut demander ni un exposé impartial des faits, ni un jugement équitable sur les personnes. Les sept volumes de Michelet ne sont qu’un long pamphlet, parfois éloquent, souvent désordonné, où se trouvent des apologies pour toutes les faiblesses, des excuses pour tous les crimes, et des larmes pour toutes les victimes. Danton ne lui inspire pas moins de compassion que Louis XVI, et le sort d’Anacharsis Clootz l’émeut plus que celui de Madame Elisabeth. Autant qu’au milieu de l’incohérence des idées et de la confusion du récit on peut saisir le plan général de l’ouvrage, ce plan est celui-ci : tout ce qui a été fait sous la révolution de grand, de généreux, d’utile, est l’œuvre du peuple ; tout ce qui a été fait d’odieux, de burlesque ou de sanguinaire, est l’œuvre de quelques criminels qui ont déshonoré la cause du peuple. Encore craint-il en terminant (c’est là son seul remords) d’avoir été trop sévère « pour les hommes héroïques qui, en 93 et 94, soutinrent la révolution défaillante. » C’est à ce remords qu’il obéit sans doute lorsque, après avoir pendant le cours du récit choisi Robespierre et ses acolytes, pour faire retomber sur leurs têtes la responsabilité de tous les crimes de la révolution, il termine par un récit du 9 thermidor, écrit tout entier à leur glorification. Il proclame Saint-Just « l’espérance dont la France ne se consolera pas, » et Robespierre « un grand citoyen. »

Ce qui peut-être est plus dangereux encore que cette apologie d’hommes sur lesquels le verdict de la conscience publique est prononcé, ce sont les efforts qu’il tente pour dérober à leurs victimes la compassion à laquelle elles ont droit. Il n’est pas d’attentats dont il ne s’efforce d’atténuer l’odieux en rejetant une partie de la responsabilité sur ceux-là mêmes contre lesquels les coups ont été dirigés. Les complots royalistes sont toujours là pour tout expliquer. Avec quel soin il détaille les actes de cruauté dont l’exaspération de la guerre civile a pu rendre les Vendéens coupables, et dont il a pu retrouver la trace, grâce aux minutieuses investigations entreprises par lui dans les archives de la ville de Nantes ! Avec quelle ostentation, au contraire, il met en relief les rares mouvemens de courage ou d’humanité qui ont traversé l’âme des féroces acteurs de ce long drame de la terreur ! Il s’attendrit aux niaises démonstrations de sensibilité dont les hommes de la révolution étaient si prodigues dans leurs discours et si avares dans leurs actions. Il s’émeut à propos d’une somme de 1,000 francs qui fut réclamée (et jamais employée sans doute) par le cordonnier Simon pour la réparation d’une cage d’oiseaux dorés,, destinés à l’amusement du petit Capet ; mais il résume en trois lignes le procès de la reine : « La reine fut expédiée en deux jours, 14 et 15 ; elle était coupable, elle avait appelé l’étranger. »

Cette partialité poussée jusqu’au cynisme enlève toute valeur historique à une œuvre qui n’est cependant pas dénuée de ces qualités natives dont Michelet a eu tant de peine à se débarrasser tout à fait : l’imagination et la vie. Avec ce singulier mélange d’érudition et de fantaisie qui en avançant caractérise de plus en plus sa méthode, Michelet a tiré un grand parti de documens peu connus avant lui et qui ont été détruits depuis : les archives de la Seine, qui contenaient les procès-verbaux de la commune de Paris, et les archives de la préfecture de police, qui contenaient les procès-verbaux des sections. A l’aide de ces documens, Michelet a su faire pour le peuple révolutionnaire de Paris ce qu’à l’aide des documens trouvés dans les archives nationales il avait fait autrefois pour le peuple du moyen âge : raconter ses passions, ses souffrances, ses terreurs et ses accès de férocité. Michelet possédait à un haut degré l’instinct de la foule, le sens de l’émeute. Les quelques pages où il retrace l’arrestation de Louis XVI à Varennes, les sentimens mélangés des paysans qui se trouvent pour la première fois en présence de ce personnage mystérieux, le roi, leurs impressions contradictoires de respect, de colère, de pitié, puis le lent retour de la famille royale, la halte à Meaux, dans le palais de Bossuet, la rentrée dans Paris, tout ce récit est vraiment une page de grande histoire. Il faut y ajouter la peinture de la vie des clubs au début de la révolution, les feuillans, les jacobins, les cordeliers, et celle de ces derniers mois d’affaissement, d’effroi et d’insouciance qui ont précédé le 9 thermidor et qui ont gardé le nom de terreur ; mais quelques chapitres épars ne sauraient suffire pour sauver l’Histoire de Michelet, et, aux yeux de ceux qui joignent au scrupule de la méthode le souci de l’équité, elle demeurera toujours à la fois une mauvaise œuvre et une mauvaise action.

Commencée sous la monarchie, continuée sous la république, l’Histoire de la révolution fut terminée par Michelet sous l’empire. Le premier volume avait paru en 1847, le dernier parut en 1853. Durant ce laps de six années, plus d’un événement public et privé était venu changer les conditions d’existence de Michelet. Il avait salué de ses applaudissemens la révolution de février, et il s’était embarqué avec une confiance aveugle dans cette barque mal frétée, sans gouvernail et sans pilote, qui devait en quatre ans conduire la France de la guerre civile au despotisme. Les solennelles naïvetés du gouvernement provisoire lui parurent le dernier mot de la sagesse politique. Il fut attendri et ravi lorsqu’à la fête du 4 mars, donnée en l’honneur des morts de février, il vit flotter aux mains d’Italiens, de Polonais et d’Allemands d’une moralité douteuse « le tricolore vert de l’Italie (alma mater), l’aigle blanc de Pologne, qui saigna tant pour nous, et surtout le grand drapeau du saint-empire, de sa chère Allemagne, noir, rouge et or. » Il était en politique de ces esprits clairvoyans qui croient à la réconciliation des classes par l’amour, et à la fraternité universelle des peuples. Rendons-lui cependant cette justice qu’il sut résister à la tentation devant laquelle tant d’hommes de lettres ont succombé, de demander au suffrage universel la consécration de cette popularité dont il avait poursuivi la recherche. « Je me suis jugé, écrivait-il dès 1846, je n’ai ni la santé, ni le talent, ni le maniement des hommes. » Aussi, dans une lettre adressée aux électeurs qui lui avaient offert leurs suffrages, se borna-t-il à leur recommander la candidature de son gendre, M. Poulain-Dumesnil-Michelet. « Il s’est donné à moi, s’écriait-il, je le donne à la France. »

S’il se refusait avec raison à aborder la tribune des assemblées, il s’était du moins empressé de remonter dans sa tribune à lui, je veux dire dans sa chaire du Collège de France, dont l’accès lui avait été fermé en 1847. L’occasion était favorable pour se livrer de nouveau aux excentricités de son enseignement, qui dans les premiers temps passèrent inaperçues au milieu de beaucoup d’autres ; mais à mesure que les choses rentraient peu à peu dans l’ordre et que l’université revenait à la gravité de son rôle, le cours de Michelet, dont les allures oratoires n’étaient pas changées depuis 1843, devint un sujet de préoccupation et de scandale. La chaire d’histoire et de morale se transformait, à certains jours, en une chaire de droit républicain, et ni les doctrines qui y étaient enseignées, ni le ton du professeur n’étaient de nature à calmer l’effervescence de la jeunesse qui se pressait de nouveau à ces cours. Parfois la leçon finissait dans un enthousiasme qui dégénérait en tumulte : A la Bastille ! criaient les uns ; à la Montagne ! criaient les autres, et peu s’en fallait que les auditeurs de Michelet ne partissent en bandes pour se livrer à quelqu’une de ces manifestations ambulantes si fréquentes dans les temps troublés.

La prolongation de ces scandales finit par émouvoir les collègues de Michelet au Collège de France. On voulut d’abord lui imposer l’observation de la règle commune, qui comporte deux leçons par semaine. « Je ne puis pas, dit Michelet. — Mais je le fais bien, moi, fit observer un de ses collègues. — Des leçons comme les vôtres, repartit Michelet, on en ferait une tous les jours ; mais moi, chacune de mes leçons est un poème. » Enfin une goutte d’eau fit déborder le vase : ce fut une certaine leçon sur les peuples qui chantent et les peuples qui ne chantent pas, dont j’ai tenu entre mes mains la sténographie, et où il y a au reste d’assez belles choses sur la tristesse des paysans, « qui, assis le dimanche à la porte de l’église, où ils n’entrent plus, semblent se demander où est Dieu. » L’étrangeté et le retentissement de cette leçon décidèrent les collègues de Michelet à se réunir pour examiner s’il n’y aurait pas lieu de lui appliquer la peine disciplinaire de la réprimande. Michelet comparut devant eux, hautain, belliqueux. Il eut l’imprudence, en se défendant, de faire appel au vénérable M. Biot, sur la protection duquel il croyait pouvoir compter. « Vous êtes professeur d’histoire et de morale, répondit M. Biot, et je ne trouve dans vos leçons ni histoire, ni morale. »

La réprimande fut prononcée ; immédiatement après, le cours fut suspendu par le ministre de l’instruction publique, M. Giraud, et l’exécution de la mesure confiée à l’administrateur du Collège de France, M. Barthélemy-Saint-Hilaire. On était encore en république. Par deux fois les étudians se réunirent en bandes et se rendirent à la chambre pour protester contre la suspension ; mais cette manifestation échoua dans le ridicule et ne servit qu’à justifier auprès du public impartial la mesure prise par le ministre. À la fin de cette même année, le coup d’état arrivait, et Michelet était destitué sans qu’il fût tenu compte de ses droits à la retraite. Au mois de juin 1852, le serment était exigé des conservateurs des archives. Michelet noblement refusa, et il perdit sa place. Son Précis d’histoire moderne était en même temps rayé de la liste des ouvrages classiques autorisés dans les collèges, ce qui du même coup en supprimait presque absolument la vente. Ainsi tout lui fut retiré à la fois, places, traitemens et moyens d’existence. Sa santé, déjà ébranlée par une longue période de travail et de surexcitation, fut profondément atteinte par ces coups successifs. Il s’enfuit en quelque sorte de Paris et se réfugia dans une petite maison qu’il avait louée aux environs de Nantes. On m’a assuré que telle était alors son honorable pauvreté qu’il avait dû emprunter à un ami la somme nécessaire à son voyage et à son installation. Après plus de vingt ans, il allait retrouver le repos et la retraite de ses années de jeunesse, mais la retraite sans la solitude.


V

« C’est une miséricorde infinie, disait Du Guet, et qui n’est connue que de peu de personnes, que de retrouver son cœur après qu’il s’est évanoui. » S’il est, ainsi que le disait le pieux directeur, donné à peu de personnes de retrouver leur cœur, à combien est-il donné de retrouver aussi leur esprit ? Combien sont-ils les heureux qui, parvenus à l’âge où l’homme n’aperçoit plus d’autres perspectives que celle du déclin, ont senti cependant germer en eux quelque faculté nouvelle, et ont recueilli les fruits inespérés de quelque tardive récolte ? Ces regains de l’esprit sont plus rares encore que les retours du cœur ; mais lorsque c’est la chaleur du même soleil d’automne qui a fait mûrir cette double moisson, lorsque c’est un sentiment intime et profond du cœur qui a rendu sa fraîcheur et sa fécondité à l’esprit desséché, alors ce n’est pas seulement une miséricorde infinie, c’est aussi une joie infinie.

Cette miséricorde et cette joie, Michelet les a connues dans la dernière moitié de sa vie, et personne n’ignore à quelle source il puisa ce breuvage enchanté qui a fait couler dans ses veines les flots d’une seconde jeunesse. Je n’ai point à soulever ici le coin d’un voile derrière lequel Michelet aurait discrètement abrité le mystère de cette renaissance. Je n’ai qu’à m’emparer des demi-confidences qui ont été faites au public, admis en quelque sorte en tiers et invité à s’asseoir au foyer domestique. Trop souvent un regard indiscret s’efforce de percer les murailles derrière lesquelles s’abrite la vie d’un homme illustre ; mais, lorsque les portes et les fenêtres sont grandes ouvertes, il n’est pas défendu de jeter dans la maison un regard bienveillant et curieux.

Non loin de Montauban, dans le pli d’un vallon ombragé qui porte un doux-nom : le Ramier, vivait sur la fin de la restauration une famille nombreuse. Le père était revenu après une existence agitée, pleine de périls et de tragédies, chercher au pays natal le repos et l’oubli de regrets inavoués. Il avait ramené avec lui d’Amérique une jeune et belle Anglaise, enfant de la Louisiane, dont elle regretta longtemps « les forêts profondes, les déserts sans bruit, les marais tranquilles, assoupis sous le cyprès, et qui, tout l’hiver à son rouet, apaisait peut-être ses pensées au bruit monotone et doux de la roue toujours en mouvement. » Une fille et deux garçons étaient nés sur les bords du Mississipi. Une seconde fille naquit peu après l’arrivée en France. Enfant peu désirée et froidement reçue, elle fut laissée longtemps aux mains d’une paysanne du Rouergue, qui l’éleva en pleine liberté sur les bords sauvages et charmans de l’Aveyron, « rivière au cours tourmenté et capricieux dont elle demeura la fille. » Quand elle revint, ce ne fut point pour connaître la douceur des embrassemens maternels et la chaleur du foyer. Ce fut pour s’asseoir dans une petite chaise et pour apprendre à tricoter des bas, à ourler des chemises. Parfois le cœur de l’enfant gonflé de tendresse se sentait sur le point d’éclater ; elle avait des élans qui l’enlevaient de sa chaise pour embrasser sa mère ; mais rencontrant son regard, son œil d’un bleu pâle comme l’eau, elle reculait, et revenait s’asseoir. Le sentiment passionné qu’elle ressentait pour son père recevait un meilleur accueil ; bien que leurs épanchemens fussent toujours combattus par la crainte que la jalousie maternelle ne leur fît un reproche de s’y abandonner. S’il laissait reposer sur elle un long regard tout voilé de tendresse, s’il couvrait de baisers ses cheveux d’enfant, c’était à la dérobée en quelque sorte, et loin des yeux, dans le bois de chênes, auprès des anciennes tombes, disparaissant sous les rosiers, à l’entour desquelles une certaine terreur faisait la solitude. « Que je te sens ma fille, » lui disait-il alors en la serrant dans ses bras. L’éducation de l’enfant n’en demeurait pas moins rude. Ses irrégularités de travail lui valaient « des paroles sévères, mêlées d’argumens plus vifs qui n’étaient point de son goût. Sa petite personne déjà fière entrait alors en vraie révolte ; point de pleurs cependant, elle y mettait son effort. » L’amour-propre n’était pas plus épargné que le corps. « Ma princesse sera laide, disait son père, mais elle sera intelligente. » La nature était riche en effet et pleine de promesses. De son père, elle avait « les échappées heureuses, les gaîtés soudaines, l’étincelle du midi ; de sa mère, le sérieux, les mélancolies et les énergies soutenues du nord. » Toutefois le développement de cette nature fut lent et douloureux. Je ne la suivrai pas à travers les premières amours, les premiers rêves et les premières douleurs de l’enfance jusqu’au jour des vraies douleurs, le jour où elle vit le départ d’un père adoré qui ne devait pas revenir, le jour où la petite maison, « basse comme un nid et tapie sous les ombres, passa entre les mains d’un acquéreur qui ne respecta rien, ni les poiriers centenaires, ni les grands chênes, ni les ombrages de l’étang, et laissa la demeure abandonnée, nue, sans voiles, sous la lumière dure et ardente du midi. » Le livre charmant que tout le monde a lu et dont j’ai extrait ces souvenirs se termine par le récit de ce premier déchirement. Les mémoires de l’enfant s’arrêtent à quatorze ans. Ceux de la jeune fille n’ont jamais été écrits. Quelques lignes résument brièvement ailleurs ces années rapides où se forment cependant l’esprit et le cœur de la femme blessée pour toujours : le départ du toit paternel et du foyer des jeunes ans, les douces amitiés de l’enfance disparues ; le séjour solitaire au bord de l’Océan « dont la vague qui se brise d’Amérique en Europe lui répétait la mort de son père, et dont les blancs oiseaux de mer semblaient lui dire : Nous l’avons vu ; » le départ pour le nord, la vie sous un ciel hostile, où la terre est six mois en deuil ; la santé défaillante, l’imagination éteinte ; puis le retour en France, les soins affectueux, enfin un mariage où l’orpheline retrouva « le cœur et les bras paternels. »

J’éprouve même quelque scrupule à rapporter ici ce que je me suis laissé raconter. Ce mariage aurait été précédé d’un long échange de lettres, dont du fond de l’Allemagne la jeune fille aurait donné le premier signal, et le talent de l’écrivain aurait commencé par captiver l’imagination de celle qui devait donner un jour son cœur à l’homme. Je respecte profondément en effet le sentiment qui a dicté à l’auteur des Mémoires d’un enfant cette réserve, dont le biographe de Michelet pourrait être tenté de se plaindre. Je ne connais rien de déplaisant comme les productions de cette littérature conjugale dont nous inondent, depuis quelque temps, des femmes qui racontent leurs maris, ou des maris qui racontent leurs femmes. Ces effusions déplacées me remettent toujours en mémoire certaine boutade d’un père de l’ancien régime dont la fille se laissait embrasser par son mari dans un salon : « Monsieur mon gendre, ne pourriez-vous pas descendre avec ma fille tout baisés ? » Rien de pareil dans les œuvres qui sont dues à la plume de Mme Michelet.. On n’y trouve que les élans d’une tendresse profonde dont aucune indiscrétion ne vient déparer la gravité. Je ne me serais même pas cru autorisé à mêler à cette étude le nom de la compagne de Michelet, si à partir du second mariage de l’historien on ne se trouvait en présence d’une double vie. Je ne parle pas seulement de cette collaboration dont j’essaierai tout à l’heure de préciser la nature. Je parle aussi de cette initiation simultanée à l’amour et au sentiment de la nature, qui renouvela et rajeunit Michelet. J’ai raconté son enfance douloureuse, sa jeunesse austère, son âge mûr solitaire et sans joie. J’ai peint aussi sa vie fiévreuse d’écrivain et de professeur, ne sortant guère de chez lui que pour se rendre aux Archives ou au Collège de France. Mais lorsque, assez peu de temps après son second mariage, la perte de ses places et les difficultés de la vie matérielle l’engagèrent à commencer le cours de ces longs séjours à la campagne dont il devait tirer une si abondante moisson, les conditions de son existence se trouvèrent en quelque sorte deux fois transformées : ce fut ait sein de la nature oubliée qu’il acheva de retrouver son cœur évanoui.

La première retraite choisie fut une assez grande maison de campagne, située non loin de la mer, sur une colline qui voit les eaux jaunes de Bretagne aller joindre dans la Loire les eaux grises de Vendée. Perdue au milieu d’une forte et luxuriante végétation qui bornait la vue de tout côté, la maison était tapie auprès d’un cèdre géant, et préservée par un bois de pins qui, incessamment balancés au vent de la mer, animaient le profond silence du lieu d’une mélancolique harmonie. « Ce fut là, dit Michelet, que je recommençai à entendre les voix de la solitude, et mieux je crois qu’à tout autre âge, mais lentement et d’une oreille inaccoutumée, comme celui qui serait mort quelque temps et reviendrait de là-bas. » Cependant l’humidité du climat, peut-être aussi le trop brusque changement d’une vie de fièvre à une vie de repos, éprouvèrent Michelet et semblèrent atteindre en lui « ce nerf de la vitalité sur lequel rien n’eut jamais prise. « Il fallut chercher d’autres climats. Le couple suivit la route que lui traçaient les hirondelles et posa son nid mobile dans un pli des Apennins. « J’avais, continue Michelet, pour toute promenade un petit quai ou plutôt un scabreux chemin de ronde qui serpente, toujours serré et le plus souvent de trois pieds de large, entre les vieux murs de jardin, les écueils et les précipices. Profond était le silence, la mec brillante, mais seule, monotone, sauf le passage de quelques barques lointaines. Le travail m’était interdit ; pour la première fois depuis trente ans j’étais séparé de ma plume, sorti de la vie d’encre et de papier dont j’avais toujours vécu. Cette halte, que je croyais stérile, me fut féconde en réalité. Je regardai, j’observai. Des voix inconnues s’éveillèrent en moi. »

De nouveau cependant il dut partir. Le bleu du ciel, le vert des arbres, étaient trop immuables, la vie animée était trop rare ; au silencieux feuillage des sombres jardins d’orangers, il demandait en vain l’oiseau des bois. Cette fois ce fut vers le nord que le couple inconstant reprit son vol. Il s’arrêta au cap de la Hève, sous les vieux ormes qui le dominent, au sommet de la grande falaise de 300 ou 400 pieds qui regarde de si haut la vaste embouchure de la Seine, le Calvados et l’Océan. « Nous y parlions volontiers de destinée, de providence, de mort, de vie à venir. Moi, qui ai droit de mourir par l’âge et les travaux ; elle, le front déjà incliné par les épreuves d’enfance et par la sagesse avant l’heure, nous n’en vivions pas moins de la rajeunissante haleine de cette mère aimée, la nature. Issus d’elle, si loin l’un de l’autre, si unis en elle aujourd’hui, nous aurions voulu fixer ce rare moment de l’existence, « jeter l’ancre sur l’île du temps. »

C’est ainsi, d’étape en étape, des bois de pins de la Bretagne aux côtes rocheuses de la Méditerranée, aux falaises de l’Océan, que Michelet, préparé et attendri par l’amour, est arrivé peu à peu à vivre de cette vie intime avec la nature dont il s’était borné jusque-là à contempler d’un œil rapide les tableaux. C’est par cette lente accoutumance qu’il a appris à connaître les raffinemens de jouissance ou de tristesse de ce sentiment tout moderne qui nous fait associer aux événemens de notre existence les spectacles changeans du monde extérieur. J’ai dit : tout moderne ; peut-être ne faut-il voir en effet dans cette étroite union que nous cherchons à établir entre les mouvemens de notre cœur et les variations de la nature qu’une disposition morbide inconnue de la robuste et saine antiquité. Aux yeux des anciens, la nature n’était que le tableau mobile, mais toujours digne d’une égale admiration, dont la main de l’artiste suprême avait dessiné les merveilles ; ce n’était que le théâtre inconscient où se déploie l’activité humaine, où se joue le drame de la vie. Ne demandez pas à Hésiode s’il y a dans la splendeur même de l’été et dans l’immobilité de ses journées brûlantes quelque chose qui contraste avec l’agitation de nos cœurs et qui accable l’homme sans l’apaiser. Pour lui, « l’été, c’est la saison où s’épanouit la fleur du chardon, où la cigale chanteuse, assise sur un buisson et agitant ses ailes, répète son refrain perçant, où les chèvres sont grasses et le vin délicieux ;… c’est la saison où l’homme, assis au frais, savoure le vin noir, le visage tourné du côté du zéphyr au souffle puissant, et sur les bords d’une source aux flots intarissables, abondans et limpides. » Lorsqu’aux filles exilées de Troie, qui pleurent en regardant la mer profonde, Virgile a prêté des larmes, ce n’est pas que dans sa pensée l’éternelle plainte de la vague dût réveiller leur douleur ; c’est que du rivage où elles sont rassemblées elles mesurent mieux la distance qui les sépare de la patrie. Et si le berger de Théocrite se réjouit en regardant la mer de Sicile, c’est qu’assis sous un rocher il tient entre ses bras sa bien-aimée. Pour nous au contraire, enfans d’un siècle malade, ce que nous demandons à la nature, ce n’est pas de prodiguer sous nos yeux la variété de ses spectacles sans cesse renaissans, c’est de deviner et de comprendre les sentimens dont l’orage agite notre cœur. Tantôt nous la supplions de prêter sa lumière à notre joie et ses ombres à notre tristesse, tantôt nous nous irritons de ce qu’elle oppose à notre éternelle misère le contraste de son éternelle beauté. Parfois nous lui reprochons de ne pas avoir respecté des lieux que le souvenir nous a rendus chers, parfois au contraire les choses qui durent nous font trouver plus amer le regret des êtres qui passent ; mais que la nature nous paraisse compatissante ou dédaigneuse, jamais nous ne la croyons indifférente. Jamais nous n’admettons la pensée qu’elle assiste impassible au spectacle de notre vie, comme si sortis de ses entrailles et destinés à y rentrer un jour, nous ne cessions de demander la sympathie au sein qui nous a portés.

Autant et plus peut-être qu’aucun écrivain du siècle, Michelet a vécu de cette vie commune avec la nature. Sa constitution nerveuse le rendait perméable à toutes les impressions du dehors, aux climats, aux saisons, à la chaleur, au froid, aux orages, à la lumière. Personne n’a mieux compris les joies du matin, la tristesse des après-midi, l’espérance ou les regrets des soleils couchans. Pour lui, chaque heure du jour avait son langage, et la nature n’était jamais muette ; mais il fallait que ce langage parlât à son cœur et répondît à la disposition de sa pensée. Il redoutait le midi, dont les sensations trop fortes épuisaient sa complexion débile et dont l’immuable beauté contrastait avec l’agitation de son âme. « Grâce ! s’écriait-il, nature éternelle, au cœur changeant que tu m’as fait, accorde au moins un changement. Pluie, boue, orage, j’accepte tout ; mais que du ciel ou de la terre l’idée du mouvement me revienne, l’idée de rénovation, que chaque année le spectacle d’une création nouvelle me rafraîchisse le cœur, me rende l’espoir que mon âme pourra se refaire, et, revivre, et par les alternatives de sommeil, de mort ou d’hiver, se créer de nouveaux printemps. » Il préférait les régions tempérées du nord, les jours mêlés de lumière et de brouillard, de soleil et de pluie, dont la variété est plus semblable à notre vie. Dans ces climats, la nature lui paraissait moins inexorable et plus facile ; elle comprend mieux l’homme, et l’homme la comprend mieux.

Ce besoin de communion avec la nature devait bientôt le conduire à chercher la sympathie, non pas seulement dans ce monde inanimé au sein duquel nous vivons, mais dans ce monde animé dont l’existence se mêle bien davantage à la nôtre. Pourquoi en effet dans ses tristesses l’homme ne se tourne-t-il pas plus souvent vers les compagnons muets de ses labeurs, vers les animaux qui l’environnent et qui, atteints comme lui du mal secret de la vie, le comprendraient mieux encore que la nature ? Pour premier objet de ses études et de ses amours, Michelet a choisi l’oiseau. Pourquoi ? Parce qu’il plane au-dessus des réalités de la vie, parce qu’il a des ailes. Oh, des ailes ! rêve de toute créature ! « Des ailes par-dessus la vie, des ailes par-delà la mort ! » Illusion trompeuse des songes de l’homme qui s’élève en dormant au-dessus du monde et qui retombe au matin ! Espoir de la femme qui voit l’enfant qu’elle a perdu passer en volant dans la nuit ! « Songes ou réalités ? rêves ailés, ravissemens des nuits que nous pleurons tant au matin,, si vous étiez pourtant ! Si vraiment vous viviez ! si nous n’avions perdu rien de ce qui fait notre deuil ! si d’étoiles en étoiles, réunis, élancés dans un vol éternel, nous suivions tous ensemble un doux pèlerinage à travers la bonté immense… On le croit par momens. Quelque chose nous dit que ces rêves ne sont pas des rêves, mais des échappées du vrai monde, des lumières entrevues derrière le brouillard d’ici-bas, des promesses certaines, et que le prétendu réel serait plutôt le mauvais songe. »

Montant si haut, on comprend qu’il ne faille pas demander à Michelet les minuties de l’observation scientifique, ni l’exactitude des descriptions. J’ai eu la curiosité de relire à cette occasion quelques-unes des descriptions les plus célèbres de Buffon, dont Michelet ne semble pas connaître l’existence, et auquel il fait cependant, sans l’avouer, d’assez fréquens emprunts. Le vieil auteur classique n’a rien à redouter d’une comparaison prolongée. L’homme de goût préférera toujours la sobriété, l’exactitude, la justesse continue de ses tableaux aux couleurs plus éclatantes de Michelet ; mais avec Buffon on rase toujours un peu la terre, avec Michelet, on suit véritablement l’oiseau dans son vol, et surtout on vit avec lui, on sait s’il est, par sa nature, triste ou gai, heureux ou souffrant. « La petite alouette est l’oiseau rustique et joyeux qui, dès que le jour commence, quand l’horizon s’empourpre et que le soleil va paraître, part du sillon comme une flèche et porte au ciel l’hymne de joie. » Le héron, « c’est le rêveur des marais, l’oiseau contemplateur qui, en toutes saisons, seul, devant les eaux grises, semble avec son image plonger dans leur miroir sa pensée monotone. » La frégate qui est bannie du rivage, où elle ne saurait se poser sans danger, et de la mer, dont elle ne peut que raser les flots de son aile, c’est « l’éternel exilé. » Quant à l’hirondelle, c’est l’oiseau du retour qui tourne et vire sans cesse, et qui, dans son vol circulaire, rase l’homme de si près qu’elle semble vouloir prononcer à son oreille quelques paroles mystérieuses. « Est-ce un oiseau, est-ce un esprit ? .. Ah ! si tu es une âme, dis-nous-le franchement et dis-nous cet obstacle qui sépare le vivant des morts. Nous le serons demain. Nous sera-t-il donné de venir à tire-d’aile revoir ce cher foyer de travail et d’amour ? de dire un mot encore, en langue d’hirondelle, à ceux qui même alors garderont notre cœur ? »

Lancé dans cette voie, Michelet ne s’arrête pas à mi-chemin. Les animaux ont-ils une âme ? Ce problème, que la philosophie spiritualiste résout par la négative avec une si tranquille indifférence, pour Michelet il n’existe même pas. Ce sont des âmes ébauchées, des âmes d’enfans, que Dieu appellera un jour à monter plus haut.

O pauvre enfantelet, du fil de tes pensées
L’échevelet n’est encor débrouillé.


Ainsi se débrouillera lentement l’écheveau de leurs sensations confuses « dont la progression amènera peu à peu leurs âmes à la vie plus complète et plus harmonique de l’âme humaine… Comment ? Dieu s’est réservé ces mystères. »

Cette vie puissante qui circule dans toutes les pages de l’Oiseau, cette langue harmonieuse, trop harmonieuse même, puisque (M. Monod le fait très ingénieusement remarquer) elle emprunte souvent son rhythme à la poésie, et par-dessus tout cette richesse d’imagination et cette chaleur de cœur qui débordent à chaque ligne, ont assuré à l’Oiseau un succès éclatant et ont fait de ce petit livre un des titres sinon les plus solides, du moins les plus brillans de la réputation de Michelet. Est-ce un hasard, n’est-ce pas plutôt la fatalité de sa nature et de son talent ? son coup d’essai dans le genre descriptif fut aussi son coup de maître, tout comme son Précis d’histoire moderne, le premier de ses ouvrages, est demeuré peut-être son coup de maître dans le genre historique. Michelet était de ces hommes qui sont condamnés à ne jamais faire de progrès. L’absence du sens critique se joignant chez lui à une prodigieuse infatuation l’empêchait de se corriger lui-même. Son talent primesautier trouvait du premier coup la note juste ; puis il enflait cette note sans mesure et finissait par détonner. Ce procédé constant de prêter les émotions de la vie morale à des êtres qui ne paraissent doués que de la vie matérielle n’a rien qui répugne appliqué à l’oiseau. Appliqué à l’insecte, il surprend davantage l’imagination, qui se laisse moins facilement conduire. D’ailleurs ce voyage d’exploration dans les profondeurs de « l’infini vivant » ne saurait s’entreprendre sans trouble pour la pensée et sans péril pour la raison. Lorsque, durant les claires nuits de l’Italie, le plus mélancolique des poètes latins voyait au-dessus de sa tête les temples célestes du monde et les étoiles brillant dans la voûte azurée, il se demandait quelle puissance inconnue avait disposé ces merveilles, et dans son cœur, accablé par d’autres maux, ce souci réveillé soulevait de nouveau la tête :

Tunc aliis oppressa malis in pectore cura
Illa quoque expergefactum caput erigere infit.


Mais du moins l’instinct premier de sa pensée révélait à Lucrèce l’existence d’un ordonnateur suprême, et il lui fallait faire appel aux argumens d’une philosophie trompeuse pour bannir de sa pensée cette notion, dont la simplicité s’offre tout d’abord à l’homme. Au contraire, lorsque, ramenant ses regards vers la terre, on découvre à travers le microscope ces spectacles inconnus qui échappent à la grossièreté de nos sens, lorsqu’on assiste à cette vie sourde et bouillonnante de la nature, dont la prodigalité jette au hasard tant de milliards d’existences sans souci apparent de leur destin ni de leur utilité, alors on a peine à retrouver dans ce désordre le souvenir d’une main intelligente, et l’on est tenté de se croire en présence d’une puissance aveugle et féconde qui crée sans voir et qui jette sans compter.

Plus grand est donc l’effort lorsqu’il faut, avec Michelet, prêter des sentimens humains à ces insectes, dont une observation minutieuse permet seule de saisir la vie. Grâce au talent du peintre, la gageure cependant s’accomplit sans trop de peine. On partage encore les tristesses de l’araignée solitaire. On s’intéresse à l’industrieuse activité des fourmis, tout en leur sachant moins de gré que lui d’être franchement républicaines. On s’émeut de la tendre sollicitude des abeilles pour les enfans de leur reine en leur pardonnant d’être demeurées obstinément monarchiques. Mais lorsque, pour répondre aux difficultés croissantes des sujets qu’il choisit, Michelet exagère encore les artifices du procédé, lorsqu’il prétend nous traduire le langage des polypes, émouvoir nos cœurs sur la destinée incertaine de la méduse, proposer à notre admiration la sagesse des vœux de l’oursin et nous attendrir aux gigantesques amours de la baleine, il finit par provoquer une protestation du goût, une révolte du bon sens, qui, après s’être au début prêté à ces fictions, finit par se lasser des efforts qu’on demande à sa complaisance. Déjà sensibles dans l’Insecte, ces défauts éclatent dans la Mer et dans la Montagne, qui ne répondent pas aux promesses de leurs titres. Il y a dans la Mer une belle description de la tempête, de fraîches peintures des prairies des Alpes dans la Montagne, mais on sent que la veine est épuisée et que l’auteur cherche à tirer des lingots d’or d’un filon où il n’y a plus que des parcelles.

Pas si épuisée cependant ! Un procès récent nous a donné le chiffre exact des bénéfices qu’avait procurés à Michelet la publication de ses livres d’histoire naturelle : 19,750 fr. l’Oiseau, 18,000 fr. l’Insecte, 25,000 fr. la Mer et 25,000 fr. la Montagne. A qui doivent revenir ces sommes, dont le chiffre élevé montre que Michelet, après avoir parlé avec dédain au début de sa carrière de la littérature industrielle, avait fini par en entendre assez bien les profits ? Cette question délicate a été débattue à plusieurs audiences du tribunal de la Seine, durant lesquelles tout le mystère de la collaboration de Mme Michelet aux œuvres de son mari a été dévoilé. Le mystère, à vrai dire, n’était pas bien profond ; mais cette collaboration n’en a pas moins perdu quelque chose de sa grâce secrète à être ainsi étalée dans le prétoire et traduite en revendications juridiques. On aimait à la deviner plutôt qu’à la connaître, à la voir proclamée avec reconnaissance par le mari, déniée avec modestie par la femme. Aujourd’hui le charme est envolé ; mais dans le mode de cette collaboration il y a encore de quoi piquer la curiosité. Dès le début, tout le monde a attribué à Mme Michelet ces pages d’une touche si délicate, d’un éclat si doux, qu’on devait retrouver plus tard dans les Mémoires d’un enfant, et qui, insérées dans l’Oiseau et dans l’Insecte, semblent un pastel de Latour égaré dans une collection de Delacroix. D’un autre côté, Michelet s’est plu à reconnaître dans son testament la part que sa femme avait prise à la préparation de ses œuvres, par ses lectures, par ses extraits, par la correction des épreuves ; mais je suis persuadé que cette collaboration a été poussée beaucoup plus loin encore, et qu’à chaque phrase, à chaque ligne, elle se fait sentir. L’anecdote classique du joueur de flûte qui, placé derrière l’orateur ancien, lui apprenait à régler sur les accords de son instrument les éclats d’une voix trop puissante, me paraît en exprimer à merveille le procédé. A l’influence patiente d’une nature plus finement organisée que la sienne, Michelet doit d’avoir fait montre dans l’Oiseau et dans l’Insecte d’une qualité qui lui faisait absolument défaut, et qui est cependant le complément indispensable du génie : le goût. J’aime à me figurer cette influence attentive s’exerçant à chaque minute, ici effaçant un mot, là suggérant une épithète, ailleurs adoucissant les couleurs d’un tableau trop éclatant, ailleurs encore ajoutant d’un pinceau discret quelques-unes de ces demi-teintes que l’œil d’une femme peut seul apercevoir. Qu’est-il donc arrivé, et d’où vient que dans la Mer et la Montagne Michelet le naturaliste est envahi de nouveau par les défauts de Michelet l’historien ? C’est qu’une admiration inconsciente de son propre mérite, tout en lui continuant ses services, a cessé d’exercer sur lui cette critique salutaire, c’est peut-être que le joueur de flûte a perdu le ton et qu’il a forcé sa note pour s’élever au diapason de celui qu’il aurait du ramener au contraire au sien.

Quelle est aussi la part de cette collaboration dans la série de certains petits livres, l’Amour, la Femme, qui n’ont pas fait moins de bruit que leurs aînés ? Dans les revendications judiciaires dont j’ai parlé, il n’en est point fait mention. Je comprends en effet qu’il fût délicat d’en traduire en chiffres la valeur. Nul doute cependant que l’inspiration de ces petits livres ne découle de la même source que l’Oiseau et l’Insecte : un retour aux sentimens naturels, une réaction contre la vie morale, factice et comprimée, dont l’historien avait vécu pendant la première moitié de sa vie ; mais c’est le propre des réactions d’entraîner parfois au-delà du but, et d’aveugler ceux qu’elles entraînent. Je me sens assez embarrassé pour parler de ces deux ouvrages. Je ne voudrais pas qu’on pût m’accuser d’entreprendre la réhabilitation de productions malsaines qui ont attiré sur la vieillesse de Michelet de justes sarcasmes. Il est difficile de se méprendre plus étrangement qu’il ne l’a fait sur la portée de ces publications. « Ces petits livres, a-t-il écrit, sortis du foyer même, ont été adoptés en France et ailleurs comme livres du dimanche, livres du soir et des après-soupers, donc au plus haut degré comme des livres d’éducation. » Je ne crois pas qu’il y ait de famille où l’Amour et la Femme servent à l’éducation des jeunes filles. En revanche, je ne serais pas étonné qu’il y ait telle bibliothèque secrète sur les planches de laquelle ces livres ne figurent en assez mauvaise compagnie. Aussi suis-je prêt à m’associer à toutes les sévérités des moralistes, à toutes les protestations des hommes de goût contre cette invasion désagréable de la physiologie dans le sentiment, et contre cette application nouvelle de l’Art de vérifier les dates, pour reproduire le mot d’un de nos plus spirituels critiques. Ces élucubrations de mauvais goût ont fait perdre à Michelet la considération que lui avait acquise toute une vie d’austères travaux, et je n’ai nulle envie de plaider en sa faveur les circonstances atténuantes. Je me permettrai cependant une question. Le public français, les lecteurs des huit éditions de l’Amour, des six éditions de la Femme, les critiques littéraires eux-mêmes ne sont-ils pas pour quelque chose dans le scandale ? Ne l’ont-ils pas amplifié par leur effarouchement un peu simulé, par la complaisance avec laquelle ils ont enrichi de leurs notes et commentaires quelques-unes des dissertations les plus scabreuses de l’auteur, par la légèreté avec laquelle ils ont négligé toute la partie relevée et délicate de l’œuvre ? Je conviens tout de suite que cette partie y occupe la moindre place ; mais ce n’est pas une raison pour la passer complètement sous silence. L’Amour et la Femme, dont il a été fait tant de bruit, peuvent être considérés sous deux aspects bien différens. Le premier est aussi désagréable que possible, et si je voulais faire à mon tour un peu de physiologie, je ne serais pas embarrassé de dire quelle a été l’aventure de Michelet. Lorsque la mère du marquis et du bailli de Mirabeau, dont l’existence irréprochable avait toujours mérité le respect de ses enfans, approcha de la vieillesse, elle perdit brusquement la raison, et ses enfans l’entendirent, avec une stupeur douloureuse, tenir dans sa folie des propos dont la hardiesse cynique contrastait avec l’austérité de sa vie. Ceux qui ont étudié les formes diverses de l’aliénation mentale connaissent les effets redoutables de ces vengeances tardives de la nature. On dirait qu’un phénomène analogue s’est produit, sur le tard, dans le talent de Michelet, et qu’il a subi la revanche, d’une imagination moins pure que sa vie. Les tableaux d’une anatomie amoureuse qu’il fait défiler devant nos yeux n’ont rien de séduisant ; on dirait le pinceau de Boucher s’appliquant à reproduire des scènes d’amphithéâtre. Mais si l’on pouvait fermer le plus souvent les yeux pour ne les rouvrir qu’aux bons endroits, on trouverait aussi dans ces livres des peintures toutes différentes de celles (il faut bien le dire) que la plupart des lecteurs vont y chercher : des tableaux d’intérieur chastes et gracieux, des scènes de famille qui auraient inspiré le génie de Gérard Dow.

Si Michelet avait voulu renoncer à ses prétentions de physiologiste, s’il avait laissé là les découvertes de M. Pouchet, les atlas de M. Coste, et fréquenté moins assidûment les salles de dissection de Clamart, il aurait eu le temps de cultiver en lui le germe d’un talent nouveau : une fine connaissance des sentimens humains, un don de minutieuse analyse de ces impressions fugitives ou profondes, avouées ou secrètes, dont la succession est l’histoire du cœur féminin. Ces impressions, Michelet les comprend, il les décrit toutes depuis l’enfance jusqu’à la mort. Il n’y a pas d’âge de la vie qui n’ait ses quelques lignes, et avec des morceaux détachés de l’Amour et de la Femme on pourrait faire une sorte de livre d’heures, un recueil où plus d’une femme croirait lire le journal de son âme. Si elle remontait aux années de son enfance, n’y trouverait-elle pas d’abord la mémoire d’un jour où après avoir été un peu grondée, on aurait pu la voir « dans un coin envelopper tout doucement le moindre objet, un petit bâton peut-être, de quelques linges, d’un morceau d’une des robes de sa mère, le serrer d’un fil au milieu, et d’un autre un peu plus haut, pour marquer la taille et la tête, puis l’embrasser tendrement et le bercer en lui disant à voix basse : « Toi, tu m’aimes, tu ne me grondes jamais. » A cet âge incertain où les premiers rêves de la jeune fille font battre le cœur de l’enfant, n’est-ce pas elle-même qu’elle croirait voir passer dans cette page : « Elle venait d’avoir quatorze ans, en mai. C’étaient des premières roses. La saison, après quelques pluies, désormais belle et fixée, étalait toutes ses pompes. Elle aussi avait eu de la fièvre et quelques souffrances. Elle sortait pour la première fois, un peu faible encore, un peu pâle. Une imperceptible nuance d’un bleu finement teinté, d’un faible lilas peut-être, marquait ses yeux… Elle rejoignit ses parens au jardin. Pour la première fois peut-être depuis bien longtemps, ils la mirent entre eux. Quand elle était toute petite et apprenait à marcher sans être tenue, elle avait besoin de les sentir ainsi à portée de droite et de gauche. Mais ici, devenue grande et presque autant que sa mère, « elle sentit, bien doucement que c’était eux qui avaient besoin de l’avoir entre eux. Ils l’enveloppaient de leur cœur et d’un amour si ému que sa mère avait peine à s’empêcher de pleurer… On n’entendait plus de chants, car c’était déjà le soir, mais quelques légers bruits d’oiseaux, leurs derrières causeries intimes en se serrant dans le nid. Les uns bruyans et pressés, tout joyeux de se retrouver. D’autres plus mélancoliques, inquiets des ombres de la nuit, semblaient se dire : « Qui est sûr de se réveiller demain ? » Le rossignol confiant regagna son nid presque à terre, croisa l’allée presqu’à leurs pieds, et la mère émue lui dit ce bonsoir : « Dieu te garde, mon pauvre petit. »

Quelle vivacité de souvenirs ne réveillera pas en elle le chapitre intitulé : « Tu quitteras ton père et ta mère. » N’a-t-elle pas, elle aussi, un jour dit adieu « à la maison natale, à ses sœurs, à ses fleurs, aux oiseaux favoris, aux animaux chéris ? » N’a-t-elle pas désiré et pleuré, compté les jours, et, le jour venu, trouvé que c’était trop tôt ? Au moment de suivre l’époux, n’a-t-elle pas regretté l’amant, la chambre où elle le rêva, la table où elle lui écrivit ? De son bonheur nouveau, n’a-t-elle pas jeté un regard « à ce monde de soupirs, de songes, de vaines craintes dont se repaît la passion et regretté jusqu’aux douceurs amères qu’elle trouva souvent dans les pleurs ? » Ce petit recueil la ferait repasser par toutes les émotions de sa vie, aussi bien par les joies presque enfantines du premier foyer domestique que par les joies sérieuses du premier enfant. Peut-être même serait-elle effrayée d’y trouver comme un écho indiscret de ces chagrins qu’on ne confie qu’à soi-même : les regrets du milieu de la vie, le sentiment du bonheur incomplet, la tristesse des âmes atteintes du mal de l’infini qui meurent de l’avoir manqué. Et si la femme qui lirait ce livre, arrivée au déclin d’une existence sans reproche, cherchait surtout à affermir son âme contre l’inexorable fatalité de la mort, sous quel aspect plus doux la mort pourrait-elle lui apparaître que dans cette page animée d’un souffle vraiment chrétien : « Je me figure que cette femme aimée, par un beau jour d’hiver, un doux soleil, ayant eu quelque peu de fièvre, faible, mais mieux pourtant, veut descendre s’asseoir au jardin. Au bras de sa charmante fille d’adoption, elle va revoir dans leurs jeux les chères petites qu’elle n’a pas vues de huit jours. Les jeux cessent. Elle a autour d’elle cette aimable couronne, les regarde, les voit un peu confusément, mais les caresse encore et baise celle de quatre ou cinq ans. Souffre-t-elle ? nullement ; mais elle distingue moins. Elle veut voir surtout la lumière un peu pâle, qui pourtant se reflète dans ses cheveux d’argent. elle y tend son regard, en vain, voit moins encore. Je ne sais quelle lueur a rosé ses joues pâles, et elle a joint les mains… Les petites de dire tout bas : « Ah ! comme elle a changé ! Ah ! qu’elle est belle et jeune ! » Et un jeune sourire en effet a passé sur ses lèvres ! comme d’intelligence avec un invisible esprit. C’est que le sien, encouragé de Dieu, a repris son vol libre et remonté dans un rayon. »


V

Si les livres dont je viens de parler n’avaient beaucoup contribué à entretenir la réputation de Michelet, et à rajeunir la popularité de son nom, on pourrait les considérer comme un accessoire dans l’œuvre considérable de la seconde moitié de sa vie. Ni ses études d’histoire naturelle, ni ses préoccupations physiologiques ne le détournèrent en effet de l’achèvement de son Histoire de France. Il dut en reprendre le récit où il l’avait laissé, pour commencer brusquement celle de la Révolution française, c’est-à-dire à la mort de Louis XI, et il en continua la publication d’année en année jusqu’à ce qu’il eût atteint la convocation des états-généraux en 1789. Si aux dix-sept volumes de cette histoire on joint ceux qu’il a consacrés à la révolution française, on se trouve en présence d’une œuvre qui dans son ensemble ne comprend pas moins de vingt-quatre volumes, auxquels il faut même ajouter les trois qu’on vient de faire paraître, et qui contiennent les premières années du XIXe siècle. C’est là assurément un monument considérable, et la vie entière d’un homme n’est pas de trop pour l’édifier. Parmi les ouvrages qui ont été écrits avec les ressources et les documens de la critique moderne, il n’y a guère que l’histoire de M. Henri Martin qui puisse lui être comparée. À laquelle de ces deux histoires convient-il de donner la préférence ? Quelle est celle dont il faudrait conseiller la lecture à quelque jeune et studieux étranger, par exemple à quelque undergraduate d’Oxford ou de Cambridge qui voudrait compléter les notions très insuffisantes d’histoire étrangère qu’on donne dans les universités anglaisés ? Laissé à lui-même, il est probable qu’il se sentirait un peu effrayé par l’aspect compacte des volumes de M. Henri Martin, et que, séduit par la réputation de Michelet, dont le nom serait probablement parvenu à ses oreilles, il choisirait celle de notre auteur. Il lirait assurément avec beaucoup de plaisir, et non sans profit, les six premiers volumes. Il serait bien un peu étonné d’apprendre le peu d’importance réelle qu’il convient d’attacher à certains faits consignés cependant dans les précis les plus sommaires : la bataille de Poitiers, par exemple, qui se borne « à une simple rencontre entre les rapides cavaliers de l’Afrique et les lourds bataillons des Francs » ou bien la bataille de Bouvines, « qui ne fut pas une action fort considérable. » Il aurait peine aussi à se convaincre que Charlemagne, cette grande figure qui a occupé si longtemps l’imagination du moyen âge, « ne fut qu’un homme heureux auquel une chose surtout a profité, la longueur de son règne. » Tout bien pesé cependant, il recueillerait de ces premiers siècles de notre histoire une impression juste, quoique confuse. Il apprendrait surtout de Michelet l’amour de ces temps passés, le respect de leurs saints et de leurs soldats, l’admiration pour les créations de leur art, et il s’écrierait volontiers avec lui : « Cette pureté, cette douceur d’âme, cette élévation merveilleuse où le moyen âge porta ses héros, qui nous les rendra ! »

Mais lorsque, suivant, non le plan bizarre de publication adopté par Michelet, mais la chronologie des faits, il arriverait à l’histoire de la renaissance, dans quelle surprise ne serait-il pas plongé ! Il lui faudrait brusquement apprendre à considérer le moyen âge comme une mer de sottise, « un état bizarre et monstrueux, prodigieusement artificiel, qui n’a d’argument en sa faveur que son extrême durée, sa résistance obstinée au retour de la nature. » Les cathédrales gothiques ne sont plus la cristallisation des larmes précieuses qui se sont amoncelées vers le ciel ; elles sont une végétation. La véritable création du moyen âge, c’est le peuple des sots, de ces mystiques raisonnables « qui donnaient l’étonnant spectacle de volatiles étendant par momens de petites ailes liées, bridées, les yeux bandés, sautant au ciel jusqu’à un pied de terre et retombant sur le nez, prenant incessamment l’essor pour rasseoir leur vol d’oisons dans la basse-cour orthodoxe et dans le fumier natal. » Vainement à côté de ces déclamations fougueuses, notre étudiant chercherait-il à ressaisir la chaîne du récit et à asseoir sur des faits tant soit peu précis le jugement qu’il serait peut-être bien aise de se faire à lui seul. Il y trouverait des digressions inattendues sur César Borgia, sur Ulric de Hutten, un chapitre entier sur le duel de Jarnac et de La Châtaigneraie. Il aurait tous les renseignemens nécessaires pour comparer entre eux les nez de Maximilien, de Louise de Savoie, de Marguerite de Navarre, de Diane de Poitiers et d’Ignace de Loyola ; mais presque rien sur ces événemens dont l’importance exerce une influence directe sur la marche de l’histoire, par exemple sur les négociations qui ont préparé l’avènement de Charles-Quint au trône impérial ou sur les conditions de la paix de Cateau-Cambrésis. Cependant, au milieu de toutes ces divagations, il rencontrerait des pages expressives où l’âme de cette époque complexe éclate avec éloquence. Il y trouverait encore cette intuition poétique des sentimens qui ont à un moment donné fait rêver les imaginations, battre les cœurs ou travailler les esprits. Il comprendrait les douceurs amollissantes qui ont désarmé nos soldats lorsqu’au sortir des âpres gorges alpestres ils ont, pour la première fois, respiré l’air chaud et parfumé des plaines de la Lombardie ; il goûterait à son tour le charme de ces villas italiennes « gardées au vestibule par un peuple muet d’albâtre ou de porphyre, entourées de portiques à « mignons fenestrages » qui recelaient au-dedans non-seulement un luxe éblouissant d’étoffes, de belles soies, de cristaux de Venise à cent couleurs, mais d’exquises recherches de jouissance ; caves variées, cuisines savantes, lits profonds de duvet et jusqu’à des tapis de Flandre, où, garanti du marbre, pût au lever se poser un pied nu. — Des terrasses aériennes, des jardins suspendus, les vues les plus variées. Aux jaillissantes eaux des fontaines de marbre, le cerf venant le soir boire sans défiance ; de grands troupeaux au loin en liberté ; la fenaison ou les vendanges, une vie de doux travaux. Tout cela encadré du sérieux lointain des Apennins de marbre blanc ou des Alpes aux neiges éternelles. » Notre jeune étranger y apprendrait cependant aussi à ne pas mépriser les attraits de la nature française. Il apprendrait à aimer Fontainebleau « et ses roches chaudement soleillées où s’abrite le malade, ses ombrages fantastiques empourprés des teintes d’octobre qui font rêver avant l’hiver ; à deux pas, la petite Seine, entre des raisins dorés, délicieux dernier nid pour reposer, et boire encore ce qui resterait de la vie, une goutte réservée de vendange. » Nulle part enfin je ne lui conseillerais de chercher une plus vive expression de cet art charmant de la renaissance qui sut prêter aux inspirations de la foi chrétienne la grâce des formes antiques, comme dans ces trois statues du Louvre qu’on a appelées les Trois Grâces jusqu’au jour où l’on a reconnu en elles la Foi, l’Espérance et la Charité. Quel écrivain, quel artiste même, a mieux compris que Michelet le génie de Jean Goujon, « ce magicien dont la main ravissante donnait aux pierres la grâce ondoyante, le souffle de la France, qui sut faire couler le marbre comme nos eaux indécises, lui donner le balancement des grandes herbes éphémères et des flottantes moissons… Où a-t-il pris ces corps charmans, si peu proportionnés, nymphes étranges, improbables, infiniment longues et flexibles ? Sont-ce les peupliers de Fontaine-Belle-Eau, les joncs de ses ruisseaux ou les vignes de Thomery dans leurs capricieux rameaux qui ont revêtu la figure humaine ? Les rêves de la forêt, les songes d’une nuit d’été, qui ne se laissaient apercevoir que dans le sommeil pour être regrettés au matin, ont été saisis au passage par cette main vive et délicate. Les voilà, ces nymphes charmantes, captives, fixées par l’art ; elles ne s’envoleront plus. » Ces pages brillantes, d’un goût moins pur peut-être que telle autre déjà citée par moi des premiers volumes, n’en sont pas moins faites pour consoler de bien des divagations. Celui qui les a écrites n’avait pas encore perdu la magie de son pinceau.

C’est à mesure qu’il avancera dans l’histoire de ce que Michelet appelle dédaigneusement les siècles monarchiques, que notre étudiant sentira croître sa surprise, et, s’il est doué de quelque jugement, sa méfiance. Un détail ne contribuera pas à le rassurer : les notes et éclaircissemens qui au début formaient près de la moitié de chaque volume et contenaient des pièces infiniment curieuses, deviennent de plus en plus rares, et le plus souvent n’éclaircissent rien du tout. A la fin, ces annexes sont tout à fait supprimées, et il n’y a là rien d’étonnant. Sur quelles pièces justificatives Michelet pourrait-il appuyer, par exemple, ces découvertes si singulières et dont il communique les résultats avec tant d’assurance sur les irrégularités qui se seraient glissées dans la généalogie des rois de France ? « Comment faites-vous donc, monsieur, pour être si sûr de ces choses-là ? » serait-on tenté de lui dire en retournant le mot célèbre de Mme de Lassay à son mari. Comment prouver, à l’aide de documens authentiques, l’immense révolution qui se serait opérée dans les destinées de la France si, au moment où Mlle de Hautefort cacha dans son sein un billet dont Louis XIII voulait s’emparer, le roi n’avait trouvé sous sa main des pinces d’argent pour le lui ravir ? « nulle alliance avec Gustave-Adolphe, chute et procès de Richelieu, victoire complète de l’Espagne et du pape. » On est reconnaissant du reste à Michelet de ne pas multiplier les citations, quand on sait quel sont les recueils qu’il se plaît à consulter le plus souvent : le Journal des Digestions de Louis XIII, par Hérouard, et les Annales des trois médecins de Louis XIV : Vallot, Dacquin et Fagon. « Rien n’est petit au gouvernement monarchique. » Mais ce qui dérouterait singulièrement notre lecteur, naturellement étranger à cette connaissance solide des faits qui sert encore de guide au lecteur français, ce serait la disparition de ces dates précises entre lesquelles on divise d’ordinaire les longs règnes, et qui sont remplacées par des divisions fantaisistes. Ainsi le règne de François Ier se partage en deux parties : avant et après l’abcès. Le règne de Louis XIV : avant et après la fistule… Vainement essaierait-il, en l’absence de toute date, de se rattacher à l’ordre des chapitres. Que deviendrait-il lorsqu’il se trouverait en présence de titres comme ceux-ci : Molière et Madame, les Marquis proscrits, — le Café, l’Amérique, — Manon Lescaut, mort de Watteau. A chaque volume, sa confusion d’esprit, sa perplexité, iraient croissant, et j’aperçois le moment où, fatigué, ahuri, excédé, il jetterait le dernier volume, en regrettant peut-être de ne pas s’être courageusement attaqué à l’histoire de M. Henri Martin, où l’exposition consciencieuse des faits lui aurait fourni du moins les élémens d’un jugement impartial.

Cependant, si par aventure ce lecteur étranger, au lieu d’être, comme je l’imaginais tout à l’heure, quelque undergraduate d’Oxford ou de Cambridge, était quelque student aux longs cheveux d’Heidelberg ou d’Iéna, imbu des principes du kulturkampf et de la gallophobie, qui forment aujourd’hui le fonds de l’éducation allemande, n’éprouverait-il pas un sentiment bien différent de celui que je viens de supposer, un sentiment de joie et d’étonnement railleur ? « Quoi dirait-il, c’est là ce qu’on appelle en France un historien national ! Cet écrivain qui sur quarante années de labeur en a consacré trente à décrier le passé de la France aux yeux de ses enfans, cet iconoclaste dont l’ardeur furieuse n’a épargné avec regret que deux ou trois images nationales, c’est le même homme auquel on vient de faire ces pompeuses funérailles ! Une foule nombreuse et recueillie s’est pressée sur le passage du cortège, et a salué sa dépouille comme celle d’un grand citoyen. Les corps constitués de l’état se sont rendus officiellement à ses obsèques. La jeunesse y a délégué ses représentans. De graves orateurs ont pris la parole sur sa tombe, et n’ont point cru devoir mêler à leurs éloges les restrictions qui étaient peut-être au fond de leur pensée. Bien plus, sur son cercueil même on s’est inspiré de son exemple, on a injurié encore la France du passé en distinguant « entre la France puissante et vraie, la France du peuple, et la France théâtrale de gentilshommes oisifs, à genoux autour d’une idole, » comme si dans la dernière guerre hommes du peuple et gentilshommes n’étaient pas tombés côte à côte sous nos coups. Mais ce peuple a donc perdu ce qui fait la force même du sentiment national, cette part d’orgueil et d’illusion avec laquelle le plus obscur citoyen de la plus humble monarchie ou de la plus petite république juge l’histoire de son pays. Il est devenu l’ennemi de lui-même et il apporte des pierres à ceux qui veulent le lapider. Félicitons-nous donc d’avoir ainsi des alliés jusque dans son sein, et de trouver parmi eux des auxiliaires inconsciens pour notre œuvre de destruction et de haine. »

Ainsi parlerait ou sentirait notre jeune Allemand, et c’est là précisément ce qui doit nous inspirer une profonde tristesse, à nous tous qui aimons la France, la France d’hier comme la France d’aujourd’hui, à nous qui ne croyons pas que pour un pays la gloire suprême soit d’être un enfant trouvé, et pour un peuple d’avoir souillé les cendres de ses pères. Il n’y a pas à mes yeux d’entreprise plus antinationale et plus ingrate que de diviser ainsi en deux portions les annales de notre pays, et, au nom d’un siècle d’histoire, de jeter l’anathème à près de quatorze siècles. Le spectacle auquel nous assistons aujourd’hui est étrange autant que douloureux : il présente un phénomène inconnu dans l’histoire des nations. Tandis qu’il n’y a pas un pays qui n’ait entretenu le culte pieux de ses antiques grandeurs, la France au contraire s’est prise en horreur elle-même et elle a maudit son passé. L’Angleterre conserve avec fierté le souvenir de la charte des barons et porte un amour aveugle à la mémoire de la Reine-Vierge. L’Espagne s’enorgueillit de ses Cortès et de Charles-Quint. L’Allemagne se pare avec pompe des souvenirs du saint-empire romain. Mais la France rougit d’elle-même et voudrait effacer les premiers livres de ses annales. Des historiens comme Michelet viennent fournir à ces passions ignorantes les alimens d’une érudition frelatée, et parmi ceux qui seraient capables de combattre contre lui à armes égales, personne n’a le courage d’élever la voix pour lui répondre. Quoi ! après que la politique persévérante de trois dynasties successives aura rattaché à ce petit noyau de l’Ile-de-France toutes les provinces qui s’étendent aujourd’hui depuis les côtes de la Méditerranée jusqu’à celles de la Manche, on viendra nous parler « de la terrible instabilité du gouvernement monarchique » et dire que « de toute l’ancienne monarchie il ne reste à la France qu’un nom, Henri IV, plus deux chansons, Gabrielle et Marlborough. » Quoi ! parce que l’insouciance de Louis XV aura laissé perdre à la France des possessions moins importantes que celles dont elle s’est agrandie sous son règne, ou parce que des institutions qui avaient eu dans le passé leur utilité et leur grandeur auront subsisté au-delà du temps où elles pouvaient se justifier encore, on viendra nous dire « que le roi, c’est l’étranger, » et que « le passé, c’est l’ennemi. » Et au nom de quel idéal politique nous tiendra-t-on ce langage arrogant ? Au nom d’une forme de gouvernement qui n’a point encore fait ses preuves dans notre pays et qui porte aujourd’hui d’une main si tremblante et d’un pas si chancelant les espérances résignées de quelques bons citoyens. Car c’est au nom de la république que Michelet déclare ainsi la guerre à notre histoire. Partout il en aperçoit et en salue les présages, sans souci de la vérité ni des faits : dans la réforme, « dont l’essence fut la liberté, la démocratie, le principe antimonarchique, » dans la régence même, « qui est comme un premier acte de la révolution. » — Tous les grands hommes qui trouvent grâce devant ses yeux deviennent républicains, quoi qu’ils en aient : Coligny, « qui aurait mérité la faveur d’être dégradé de la noblesse et de monter au rang des plébéiens, » Sully, « qui avait quelque chose des grands révolutionnaires. » Arrivée à ce degré de travestissement, l’histoire n’est plus de l’histoire, elle devient de l’hallucination et, qui pis est, de la débauche. Devant Michelet, rien n’est fermé : il regarde par la serrure de tous les boudoirs, il écarte les rideaux de toutes les alcôves. Il sait tout, il étale tout, il mélange tout, le vrai et le faux, l’hypothèse et la certitude. Il prend ses documens partout, dans les Philippiques de Lagrange-Chancel et dans les publications de Soulavie, comme dans les Mémoires de Saint-Simon ou du duc de Luynes. C’est un désordre d’imagination incroyable, et vingt fois on jetterait le livre, si, au milieu de l’impatience et de l’indignation, on n’était cependant retenu par une sorte de verve endiablée. On assiste à une danse de Saint-Gui, et malgré soi on se sent par momens entraîné dans la ronde.

Sous l’empire de quel vertige Michelet a-t-il donc écrit les derniers volumes de son Histoire ? Sous l’influence croissante d’une double maladie dont il a été atteint, autant qu’homme du siècle, et dont la contagion n’a pas plus épargné, de nos jours, les historiens que les poètes. La première est la courtisanerie démocratique. J’ai déjà signalé chez lui les premiers symptômes de cette maladie, qui se trahit dès Jeanne d’Arc et Louis XI, qui éclate lors de sa querelle avec les jésuites, qui se poursuit dans le Peuple pour s’étaler à la veille de février dans l’Histoire de la révolution française. A combien d’écrivains cette époque de 1848 n’a-t-elle pas été fatale ? N’est-ce pas à cette date que commence la décadence de l’amant d’Elvire ? N’est-ce pas depuis les discussions de l’assemblée législative qu’Olympio a changé sa lyre en une grosse caisse ? C’est également à partir de 1848 que la maladie de Michelet est devenue incurable. Quand il s’écriait : « Je suis resté peuple, » cela ne voulait pas dire en réalité : je me suis efforcé de conserver la simplicité native, l’énergie, les habitudes laborieuses du peuple ; cela signifiait plutôt : j’ai soigneusement entretenu chez moi et chez les autres les passions, les petitesses, les sentimens envieux de la démocratie. Mais les ravages que cette maladie produit sur le bon goût, sur le talent, sur la dignité, sont encore aggravés lorsque ses accès se compliquent de l’éclosion d’une autre maladie non moins commune dans le monde de la littérature démocratique, et que j’appellerai la folie du moi. Comment désigner autrement ce delirium tremens de l’orgueil qui trouble la lucidité des intelligences et inspire à ceux qui en sont atteints les plus étranges illusions sur le rôle qu’ils sont appelés à jouer ? Par une coïncidence dont il ne serait pas malaisé d’expliquer l’apparente fatalité, ceux qui sont affligés de la première de ces deux maladies n’échappent presque jamais à la seconde. Les noms que je viens de citer en fourniraient au besoin la preuve. Peut-être, s’il faut tout dire, cette dernière maladie est-elle encore exaspérée par les remèdes qui dans la vie commune adoucissent ordinairement les autres : je veux parler des soins d’une affection conjugale dont les illusions et les exagérations respectables contribuent à entretenir le germe même de ce désordre cérébral. Quoi qu’il en soit, personne peut-être n’en a été atteint au même degré que Michelet. Son immense orgueil éclate à chaque page de ses dernières œuvres. Le juge le plus bienveillant n’a jamais parlé de lui en termes aussi enthousiastes que lui-même. Toute une littérature est née de l’Oiseau et de l’Insecte. L’Amour et la Femme « restent et resteront comme ayant deux fortes bases, la base scientifique, la nature elle-même, et la base morale, le cœur d’un citoyen. » Lorsqu’il commença son histoire, il trouva la patrie déplorablement effacée par le culte de la force, l’oubli du droit. Il a tout refait de fond en comble ; mais où le paroxysme de cette double affection du caractère et de l’intelligence arrive à l’état aigu, c’est dans la préface qu’il a mise en tête d’une nouvelle édition de son histoire. « La plus sévère critique, si elle juge l’ensemble de mon livre, n’y méconnaîtra pas les hautes conditions de la vie… relisant ce livre et voyant très bien ses défauts, je dis : « On ne peut y toucher. » Plus loin, il s’excuse modestement d’avoir fait passer ses lecteurs par des émotions trop vives. « J’ai défini l’histoire : résurrection. Si cela fut jamais, c’est au quatrième volume (le volume de Charles VI). Peut-être en vérité, c’est trop ! .. Les morts y dansent dans une douloureuse frénésie que l’on partage, que l’on gagne presqu’à regarder. Cela tournoie d’une vitesse étonnante, d’une fuite terrible, et l’on ne respire pas. » Nulle part aussi il n’a traduit en termes aussi grossiers sa haine pour la royauté : « Au XVIe et au XVIIe siècle, je fis une terrible fête. Rabelais et Voltaire ont ri dans leurs tombeaux. La fade histoire du convenu, cette prude honteuse dont on se contentait, a disparu. De Médicis à Louis XIV, une autopsie sévère a caractérisé ce gouvernement de cadavres. » Et il termine en disant : « J’ai bu trop d’amertumes, j’ai avalé trop de fléaux, trop de vipères et trop de rois. »

Telle est la dernière page d’histoire qu’ait publiée de son vivant, à la date fatale de 1870, ce républicain deux fois précepteur de princesses. Cette préface a été mise par lui en tête de l’édition définitive de son histoire, comme étant le commentaire de son œuvre et l’expression réfléchie de sa pensée. On la laissera subsister, je l’espère, en tête des éditions suivantes, et le lecteur qui serait tenté comme moi de se laisser séduire par le charme des premiers volumes n’aura besoin que de la relire pour sentir son indignation contre les procédés de l’historien s’accroître de toute l’admiration que lui inspirera dans ses prémices le talent de l’écrivain.


VI

« Ce que l’avenir nous garde, Dieu le sait, disait Michelet dans la préface de son livre sur les Jésuites. Seulement je le prie, s’il faut qu’il nous frappe encore, de nous frapper avec l’épée. » Michelet eut la douleur de voir avant sa mort s’accomplir ce souhait, qui serait une impiété s’il n’était une déclamation. La guerre de 1870 l’affligea cruellement. A sa douleur patriotique se joignait l’amertume de la désillusion et peut-être aussi l’anxiété d’un certain remords. Il avait beaucoup aimé l’Allemagne et cherché à la faire aimer. Ses études d’histoire et d’érudition l’avaient mis en relation avec le monde des savans et des lettrés d’outre-Rhin. Il s’était laissé séduire à leur apparente bonhomie et il n’avait pas découvert ce que l’érudition des Dubois-Reymond, des Sybel, des Mommsen cachait de haine contre nous. « Pour moi, avait-il dit dans son Histoire de la réforme, lorsqu’en février je vis sur nos boulevards se déployer au vent de la révolution le saint drapeau de l’Allemagne, quand sur nos quais je vis passer son héroïque légion, et que tout mon cœur m’échappait avec tant de vœux, hélas ! inutiles, étais-je Français ou Allemand ? Ce jour-là, je n’eusse pas su le dire. »

Avec cette clairvoyance dont l’école révolutionnaire a toujours fait preuve dans les affaires de notre politique extérieure, il avait célébré l’unité de l’Allemagne, et au lendemain de la bataille de Sadowa il en était encore à raconter avec attendrissement qu’à Berlin, pour se délasser le soir, le conseil des ministres lisait Thucydide dans l’original. Rude fut le réveil, et il exprima sa déception naïve en adressant aux journaux des lettres plus patriotiques, mais, hélas ! non moins inutiles que ses vœux de février. Il n’assista pas à l’effroyable série de nos malheurs. L’état débile de sa santé, et peut-être aussi l’extrême vivacité de ses impressions, ne le lui permirent pas. Il quitta Paris avant même que le siège ne fût certain, « lorsque, dit-il, l’impératrice, loin de songer à la défense, laissait entrer dans cette ville de deux millions d’âmes tout un monde de bouches inutiles, quatre ou cinq cent mille paysans. » Il quitta même la France, et ce fut à Lausanne qu’il apprit la chute de l’empire. Il put, pendant son court séjour dans cette ville, se croiser avec son illustre ami, son contemporain, l’ancien compagnon de ses luttes, Edgar Quinet, qui, de son exil de Veytaux, s’élança dès que les frontières de la France lui furent rouvertes, pour venir s’enfermer dans Paris. Il dut en « coûter à Michelet de ne pouvoir suivre son exemple, et, lorsque le sol national tremblait sous les pas des bataillons prussiens, de ne pas même ressentir le contre-coup de ces secousses. Force lui fut d’aller chercher le repos du corps jusque sous le ciel de Pise. Sa pensée était du moins tout entière aux phases de la lutte terrible qui se poursuivait en France, et la prolongation de cette lutte inspira à son patriotisme mêlé d, orgueil l’espérance chimérique que son intervention lointaine pourrait être utile : « Dans cet effroyable silence, moi seul en Europe je parlai. Mon livre, que je lis en quarante jours, fut la première et longtemps la défense unique de la patrie. Il rompit l’unanimité de malveillance que l’or de M. de Bismarck avait facilement obtenue. La conscience publique fut avertie de la Tamise au Danube. J’intitulai ce cri du cœur : la France devant l’Europe, lui donnant pour épigraphe ce grave avis d’avenir : « les juges seront jugés. »

Moins solitaire fut la voix, moins grand l’effet que Michelet ne paraît se l’être imaginé. Sachons-lui gré cependant de cet élan de patriotisme, qu’il a rappelé dans la préface de son Histoire du dix-neuvième siècle. Sachons-lui gré aussi de l’émotion qui, à la nouvelle de la capitulation de Paris, le fit succomber à l’atteinte d’une attaque d’apoplexie dont il ne s’est jamais relevé. Il rentra en France pour assister, heureusement pour lui de loin, aux luttes de la commune, durant lesquelles sa maison faillit être incendiée. Lorsque l’ordre fut rétabli, il sollicita d’être réintégré dans sa chaire du Collège de France comme l’avait été Edgar Quinet. Cette réintégration lui fut refusée, sa chaire étant régulièrement occupée, mais, de ce refus, il paraît cependant avoir conservé une certaine aigreur. Il employa les restes d’une ardeur épuisée à écrire les trois premiers volumes d’une Histoire du dix-neuvième siècle, qu’il conduisit jusqu’à Waterloo et qui a été publiée après sa mort : œuvre sans valeur où il n’a qu’une pensée, disputer sa gloire à Napoléon, et répartir entre ses lieutenant toutes les batailles qu’il a gagnées, en ne lui laissant que la part des fautes et des défaites. Il partageait sa vie entre le séjour de la Provence, au climat réparateur de laquelle il ne demandait plus grâce comme au temps de sa maturité, et Paris, où il demeurait depuis plusieurs années dans le quartier désert et silencieux de l’Observatoire. Ceux qui l’ont fréquenté dans cette retraite modeste et honorable se louent de l’aménité de ses rapports et du charme de sa conversation. « Je le vois encore, dit avec émotion M. Monod, assis dans son fauteuil à sa réception du soir, la taille serrée dans une redingote sur laquelle on n’aurait pu trouver une tache ni un grain de poussière ; son pantalon à sous-pieds bien tiré sur ses souliers vernis, tenant un mouchoir blanc dans la main qu’il avait délicate, nerveuse et soignée comme une femme, la tête encadrée dans ses cheveux blancs, longs, légers et soyeux. » Je regrette que les écrits de Michelet ne nous le fassent pas toujours apercevoir sous cet aspect digne et paisible ; mais c’est un devoir pour celui qui a dû se montrer sévère pour certains défauts de l’historien, de rendre l’hommage qui est dû à la délicatesse de l’homme.

Durant ces années d’une lente vieillesse, Michelet se livra-t-il sans partage aux seules préoccupations de l’écrivain, à ce qu’il appelait « l’instinct de chasseur historique ? » Plus proche de l’étroit passage, entraîné par un courant plus rapide vers cette terre inconnue où nous naviguons tous, son œil inquiet chercha-t-il à discerner avec plus de clarté les plages auxquelles il allait aborder ? Dans ces temps d’incertitude où le plus croyant doute de ses croyances et le plus sceptique de ses doutes, on ne saurait se défendre de demander avec une curiosité anxieuse aux grandes intelligences comment elles ont compris et résolu les problèmes religieux qui nous divisent ; comme si le nombre et le poids des témoignages apportait quelque argument nouveau à l’encontre ou en faveur des doctrines qui nous tiennent au cœur. C’est même la tendance ordinaire des partis de forcer la réponse dans un sens ou dans l’autre, et de prêter aux morts des convictions qui dépassent la mesure de leurs sentimens véritables. Je crois qu’on a commis une erreur de ce genre lorsque on a dit que Michelet, au début de sa vie, était catholique. Il serait plus exact de dire qu’il était favorable au catholicisme ; mais jamais, sauf pendant une courte période qui suivit son baptême, les prescriptions de la foi catholique n’ont été la règle de sa vie. Lorsqu’il embrassait de bon cœur la croix de bois qui s’élève au milieu du Colisée, lorsqu’il s’écriait avec émotion : « Je vous en prie, oh ! dites-le-moi, si vous le savez, s’est-il élevé un autre autel ? » il n’était cependant pas de ceux que la croyance en un auguste mystère conduit obéissans au pied de cet autel. Il était bienveillant pour l’église catholique, mais il ne lui appartenait pas. Peu à peu, et par une lente évolution dont il est assez difficile de saisir le point de départ, il en arriva à nourrir, non pas seulement vis-à-vis du catholicisme, mais vis-à-vis du christianisme lui-même, une hostilité profonde et raisonnée. Par une conception étroite et en quelque sorte prédestinatienne de la doctrine évangélique, la religion de la grâce et de l’amour lui apparut comme celle de l’arbitraire. À cette religion, il opposait celle de la justice et du droit, dont l’avènement datait à ses yeux de la révolution de 89. Chaque page de ses écrits expose la théorie de l’antagonisme entre le principe chrétien et le principe révolutionnaire. Cette hostilité s’accrut encore de toute sa haine contre les jésuites, qui était passée chez lui à l’état de monomanie. À plusieurs reprises, il crut devoir solliciter contre leurs persécutions imaginaires l’appui de la police. Ce grain de folie ne lui faisait cependant point, dans la pratique de la vie, pousser l’hostilité jusqu’à un fanatisme brutal. « Nous n’avons eu, a écrit Mme Michelet, qu’un enfant que Dieu m’a retiré. J’ai désiré pour lui le baptême. Il ne m’a fallu, pour obtenir l’acquiescement de mon mari, ni prières ni larmes. Un mot a suffi, et c’est lui-même qui a été chercher le prêtre. »

Tout en professant ces sentimens contre le christianisme, Michelet était demeuré profondément déiste. Il ne croyait pas seulement en un Dieu vague et abstrait, spectateur indifférent de notre existence et de nos maux, mais en un Dieu personnel, agissant, miséricordieux, dont il invoquait presque avec mysticisme la tendresse et la protection. « Je suppose, disait-il, que Dieu, qui est si bon, pour nous détacher de cette terre dont nous ne nous détachons guère pendant notre vie, nous accorde quelques années de vie errante autour de notre tombe. Les amis nous visitent fréquemment, la famille, les enfans ! Ah ! il ne peut leur parler, mais il les voit. » Une aussi vague espérance ne lui suffisait pas. Il avait une foi robuste dans l’immortalité de l’âme. Sa personnalité vivace repoussait l’idée de la destruction. La confiance qu’il entretenait en cette consolante assurance éclate maintes fois dans ses écrits. Dans les dernières années de sa vie, elle paraît s’être fortifiée encore. « Je ne connais qu’un monde (écrivait-il le 1er mars 1873), et voyant partout l’équilibre, la justesse dans les choses physiques, je ne doute pas qu’il y ait également équilibre et justesse dans les choses morales, sinon ici, du moins ailleurs, dans les globes et dans les existences qu’il nous sera donné de traverser… Je vois qu’en toutes choses le progrès est l’allure constante de cette puissance de la vie qui va toujours de bien en mieux, et je garde l’espoir, comme un courageux ouvrier, que de mes travaux imparfaits j’irai à un travail meilleur. » Plus ferme et plus touchante encore est l’espérance. qu’exprime la dernière ligne de son testament : « Dieu me donne de revoir les miens et ceux que j’ai aimés ! Qu’il reçoive mon âme reconnaissante de tant de biens, de tant d’années laborieuses, de tant d’œuvres, de tant d’amitiés. » Cette espérance dut le soutenir durant sa longue agonie de sept jours, où il ne murmura que des paroles indistinctes dont quelques-unes parurent trahir le regret de n’avoir pas vu la France renouer la chaîne de ses traditions monarchiques. Il expira à Hyères le 9 février 1874, à midi.

Le testament de Michelet contenait ces mots : « Je serai transporté, sans cérémonie religieuse, au cimetière le plus voisin, avec l’appareil le plus simple. Qu’on donne aux pauvres ce qu’on aurait dépensé. Plus tard, à la mort de ma femme, un tombeau commun de famille pourra être élevé. » On sait les incidens pénibles auxquels l’interprétation de cette clause a donné lieu, l’inhumation précipitée et presque violente à Hyères, les contestations judiciaires entre la veuve et le gendre de Michelet, enfin la décision du tribunal ordonnant que sa dépouille serait rapportée à Paris et inhumée au Père-Lachaise. Je n’ai pas à donner mon avis dans un débat qui a été clos par la justice ; mais je ne puis, en terminant, m’abstenir d’une réflexion. Il y a en Michelet, tel que je l’ai compris, deux hommes : l’un sensible, aimant, ouvert aux émotions généreuses, intelligent de tous les grands souvenirs de l’histoire et de tous les grands spectacles de la nature ; l’autre, âpre, irrité, malade, homme de passion et homme de parti. Le premier de ces hommes aurait aimé, ce me semble, à reposer dans le modeste cimetière d’Hyères, ou dans le jardin de « cette villa Rosa, assise à mi-côte en face de la mer, qui au lendemain de la mort lui offrit au milieu de ses fleurs un abri d’un moment. » L’autre aurait préféré ce tumultueux cimetière du Père-Lachaise, attristé par le souvenir des dernières résistances de la commune, perpétuellement troublé par des manifestations bruyantes, et qui ne laisse même pas aux morts le repos qui leur est promis. Eh bien ! si j’avais été de ceux qui ont connu Michelet, qui l’ont passionnément aimé, j’aurais cherché à faire vivre le premier de ces deux hommes, à laisser oublier le second. J’aurais aimé autour de son cercueil plutôt des prières que des discours, et je n’aurais point trouvé qu’il dormît solitaire sous le soleil éclatant du midi, au sein d’une nature forte et riante, au parfum des orangers et des roses. Enfin, pour honorer sa tombe comme pour bercer sa mémoire, j’aurais préféré à la vaine curiosité de la foule la visite de quelques amis fidèles, et aux rumeurs de la grande ville le murmure de la Méditerranée.


OTHENIN D’HAUSSONVILLE.