Jules Michelet (Monod)/Avant-propos

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Sandoz et Fischbacher, éditeurs (p. 3-15).

AVANT-PROPOS


Je crois utile de faire précéder l’étude qu’on va lire de quelques mots d’explication, pour bien en préciser le but et la portée. Je n’ai point écrit une biographie de Michelet et n’ai point voulu faire la critique de ses œuvres. Il n’est qu’une personne qui ait qualité pour raconter la vie de Michelet ; c’est celle qui pendant de longues années a vécu à côté de lui, associée à tous ses travaux et à toutes ses pensées, à qui il a légué ce qu’il avait de plus précieux, les papiers intimes, les notes quotidiennes, où il mettait le meilleur de son âme. Elle seule pourra nous le faire bien connaître, dire ce qu’il a été et ce qu’il a voulu, les aspirations idéales et les émotions profondes dont ses écrits n’ont pu être que l’incomplète révélation. Quant à la critique de ses œuvres, ce n’est point au lendemain de sa mort qu’elle pouvait être faite ; elle pouvait l’être moins par moi que par tout autre. Ses livres m’ont trop puissamment ému, je l’ai personnellement trop connu et aimé pour que mon jugement put être impartial et pour qu’il me fut possible de signaler ses défauts et ses erreurs ; mes travaux, d’ailleurs, et les tendances naturelles de mon esprit m’entraînent dans une direction trop différente de la sienne pour qu’il me fût permis de me poser en disciple et de répondre en son nom aux critiques et aux attaques dont il a été l’objet.

Je n’ai voulu que rendre hommage à la mémoire de Michelet ; hommage qui était de ma part une dette personnelle. Je n’ai pas cru pouvoir mieux honorer et servir sa mémoire qu’en rappelant simplement ce qu’il a fait, et en montrant combien noble et pure a été l’inspiration de ses œuvres et de sa vie. Je laisse à d’autres et à l’avenir le soin de les passer au crible et de décider quelles furent ses fautes, comme écrivain et comme savant.

Pour moi, je ne puis songer qu’à une chose aujourd’hui, c’est à l’impression laissée dans mon esprit par la lecture de ses livres. Ceux dont l’enfance et l’adolescence se sont écoulées pendant les douze premières années du second empire se rappelleront toujours la froideur et le morne ennui qui accablait les âmes pendant cette triste époque. La jeunesse, l’enthousiasme, l’espérance, qui avaient rempli les cœurs avant et après 1830, semblaient éteints à jamais ; les artistes, les écrivains qui avaient fait la gloire de la première moitié du siècle étaient vieillis et déchus ; la voix éloquente du seul grand poëte dont le génie eût survécu ne s’élevait que pour maudire la lâcheté de ses concitoyens et l’abaissement de sa patrie. Ce mot même de patrie semblait n’avoir plus de sens. Séparés par un abîme de la France du passé, dont ils avaient perdu les traditions et les croyances, désabusés des espérances de liberté et de progrès tour à tour excitées et détruites par tant de révolutions, entraînés malgré eux vers un avenir incertain et redoutable, les plus nobles esprits se réfugiaient dans un dilettantisme égoïste ou dans des rêveries humanitaires. Pour plus d’un, et je suis du nombre, les livres de Michelet ont été alors une consolation et un cordial. On apprenait, en les lisant, à aimer la France, à l’aimer dans son histoire ressuscitée par lui, à l’aimer dans son peuple dont il interprétait les sentiments secrets et les nobles aspirations, à l’aimer dans son sol même, dont il savait si bien peindre le charme et la beauté. Avec lui, on prenait foi dans l’avenir de la patrie, en dépit des tristesses du présent. On ne pouvait échapper à la contagion de son enthousiasme, de ses espérances, de sa jeunesse de cœur.

La vocation qui m’a poussé vers les études historiques, c’est à lui que je la dois. Le premier il m’a ému de sympathie pour ces morts innombrables qui ont été nos ancêtres, qui nous ont fait ce que nous sommes et dont l’histoire retrouve et fait revivre les pensées, les désirs et les passions. Le premier il m’a fait comprendre que, dans l’ébranlement des bases religieuses et politiques de notre vie nationale, il faut lui donner une base historique et renouer par la connaissance intelligente et pieuse du passé la tradition interrompue. Il m’a fait voir dans l’histoire l’étude la plus propre à élargir l’esprit tout en l’affermissant, à donner le respect des choses anciennes tout en en faisant perdre la superstition. Enfin, il m’a montré comme la plus noble des vocations celle d’enseigner l’histoire, d’enseigner la France, de servir d’intermédiaire, de lien et d’interprète entre la France d’hier et celle de demain. Aussi le sentiment que j’éprouve pour lui n’est-il pas celui du disciple pour un maître dont il adopte les doctrines, suit la méthode et continue l’œuvre ; c’est un sentiment moins étroit, plus profond aussi et plus tendre, une sorte de reconnaissance filiale envers celui chez qui j’ai toujours trouvé de nobles inspirations et de paternels encouragements.

C’est là le seul rôle que pouvait jouer Michelet. Il était, il est encore par ses écrits, un inspirateur ; il ne pouvait pas devenir un maître. Sa manière de penser et d’écrire était trop individuelle, l’imagination et le cœur y avaient une trop grande part. Il n’avait point eu de maître, il n’aura pas de disciples. Il serait aussi puéril et dangereux de vouloir imiter ses procédés de composition que de vouloir imiter son style. Il n’avait point de méthode qu’il pût enseigner et transmettre, car il ne procédait que par intuition et par divination. Le génie ne s’enseigne pas. Même à l’École Normale, il fut im merveilleux excitateur des esprits, plutôt qu’un professeur. Plus tard, au Collège de France, il se méprit même, à ce qu’il semble, sur le rôle qu’il était appelé à jouer. Il transforma sa chaire en une tribune, il chercha moins à instruire la jeunesse qu’à l’enthousiasmer ; et il contribua, comme l’avaient fait avant lui Villemain, Cousin et Guizot, à dénaturer le caractère de notre enseignement supérieur en transformant les leçons en morceaux oratoires, adressés non à une élite studieuse, mais à la foule.

Michelet n’a pas formé plus d’élèves par ses livres que par son enseignement. Il a laissé des chefs-d’œuvre à admirer, il n’a pas laissé de modèles à imiter. Sans doute il a mis en lumière des côtés de l’histoire, des points de vue, négligés avant lui. Il a donné la place qu’elle méritait à la peinture des mœurs et des caractères, et il a montré combien les documents les plus secs peuvent devenir instructifs pour qui sait les interroger ; il a insisté sur l’influence jusque-là négligée des causes physiologiques et pathologiques en histoire, et ouvert aux investigations une voie nouvelle, très-dangereuse il est vrai, mais fertile en découvertes curieuses. Il a marqué tous les sujets qu’il a traités d’une empreinte ineffaçable ; il est impossible à ceux qui s’en occupent après lui de négliger ce qu’il a dit, et il est bien rare qu’il n’ait pas éclairé d’un trait de flamme quelque point obscur qui sans lui serait resté dans l’ombre. Néanmoins il ne peut servir de guide ; il faut toujours le contrôler, le rectifier, et très-souvent le contredire. Il voit avec une puissance extraordinaire, mais il ne voit pas tout et il ne voit pas toujours juste. Il n’a pas la précision scientifique, la méthode, l’unité de plan et d’idées qui sont nécessaires pour devenir le chef d’une école historique. La préface qu’il a mise en tête du septième volume de son Histoire de France suffirait à montrer qu’il ne pouvait prétendre à un pareil rôle. Après avoir fait de la France du moyen âge un tableau merveilleux de poésie et de vérité, après avoir pendant six volumes fait aimer et comprendre les mœurs et les sentiments de ces siècles à demi barbares, tout à coup, arrivant à la Renaissance, il fut saisi malgré lui de la même haine aveugle, du même esprit de réaction violente qui animait contre le moyen âge les hommes du XVIe siècle ; il voulut rétracter, effacer les pages émues et sympathiques qui resteront malgré lui son plus beau titre de gloire. L’esprit de chacune des époques dont il s’occupait revivait en lui avec un élan de passion irrésistible ; c’est ce qui fait sa grandeur comme artiste, la puissance de vie qui anime son histoire ; c’est ce qui fait aussi sa partialité, le caractère incomplet, exagéré, inégal de ses dernières productions historiques. On l’admire, on l’écoute, tantôt avec une émotion bienveillante, tantôt avec une curiosité avide et parfois indiscrète ; mais on ne peut pas lui abandonner la direction de son jugement et de son intelligence.

Ce que j’ai dit des œuvres historiques de Michelet, je pourrais le dire aussi de ses petits livres, où se mêlent, d’une façon charmante et bizarre, la science, la phisophie, la psychologie et la poésie, qui entraînent et ravissent l’imagination et le cœur sans convaincre ni satisfaire la raison. Nul ne les a lus sans être ému, et pourtant les idées qui s’y trouvent exprimées n’ont point fait de prosélytes. C’est que ces idées n’ont point un caractère bien déterminé ; elles flottent entre la science, la religion et la poésie, sans être ni accompagnées de déductions rigoureuses, ni affirmées avec une foi absolue, ni pourtant abandonnées à la région des rêves. Tout s’y mêle : la fantaisie, les espérances mystiques et l’étude positive de la nature. J’ai cherché à faire comprendre, à résumer les traits généraux de ces idées philosophiques de Michelet, en les exposant sans les juger ; mais je ne voudrais pas que le respect avec lequel j’ai parlé de ces larges et nobles conceptions fût pris pour une adhésion qui dépasserait ma pensée. Michelet a montré que les sciences naturelles ouvraient des voies nouvelles à l’art, à la poésie et au sentiment religieux ; en cela, comme dans ses travaux historiques, il a été un révélateur, mais il n’a pas fourni une méthode sûre pour avancer dans cette voie, ni montré avec précision le but auquel on devait tendre. Il ne le pouvait pas, du reste. Ce n’est pas diminuer sa gloire que de lui donner, en tant de directions variées de l’esprit, le rôle d’initiateur.

L’avenir seul pourra discerner dans son œuvre les intuitions justes et les rêveries éphémères. Michelet n’aura pas de continuateurs immédiats, de disciples attachés à la lettre de ses paroles ; mais ses idées germent en secret dans plus d’un cerveau et plus d’un cœur. « Je n’ai pas de famille, disait-il, je suis de la grande famille. » Combien n’en est-il pas, en effet, parmi les hommes d’aujourd’hui, qui sont à des degrés divers unis à lui par un lien presque filial, et ont reçu de lui l’étincelle qui anime leur travail ou leur vie ! Combien n’en est-il pas qui lui doivent des émotions bienfaisantes et durables, qui ont senti après avoir lu ses livres leur cœur élargi, attendri, capable de plus grands sacrifices ! À une époque où tant d’esprits se laissent aller en pratique au découragement, en théorie à un pessimisme universel, Michelet a toujours espéré et il a fait croire au bien. Il n’est pas d’éloge à ajouter après celui-là.