Jules Michelet (Monod)/Texte entier

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Sandoz et Fischbacher, éditeurs.

JULES MICHELET
par
GABRIEL MONOD
avec
un portrait à l’eau-forte par Boilvin
un sonnet par G. Lafenestre
et un Fac-simile

PARIS
SANDOZ ET FISCHBACHER, ÉDITEURS
33, rue de Seine, et rue des Saints-Pères, 33

1875

JULES MICHELET

DU MÊME AUTEUR :

Études critiques sur les Sources de l’Histoire mérovingienne. — Grégoire de Tours et Marius d’Avenche, par G. Monod, directeur adjoint à l’École des Hautes Études. — Paris, Franck, 1872. 1 vol. in-8o.
Allemands et Français. — Souvenirs de campagne, Metz, Sedan, là Loire, etc., par G. Monod, infirmier volontaire. — Paris, Sandoz et Fischbacher, 1872. 1 vol. in-18.

Revue Critique d’Histoire et de Littérature. — Recueil hebdomadaire publié sous la direction de MM. G. de la Berge, M. Bréal, G. Monod, G. Paris. Huitième année. — Paris, Franck. Prix d’abonnement : un an, 20 francs.

Paris. — J. Claye, imprimeur, 7, rue Saint-Benoit. — [illisible]
Portait à l'eau forte de Jules Michelet par Boilvin


Imp. A. Salmon

JULES MICHELET
par
GABRIEL MONOD
avec
un portrait à l’eau-forte par Boilvin
un sonnet par G. Lafenestre
et un Fac-simile
Si vous étudiez sérieusement ce mystère de la nature qu’on appelle l’homme de génie, vous trouverez généralement que c’est celui qui, tout en acquérant les dons du critique, a gardé les dons du simple…
Michelet, le Peuple.

PARIS
SANDOZ ET FISCHBACHER, ÉDITEURS
33, rue de Seine, et rue des Saints-Pères, 33

1875
À MADAME


JULES MICHELET



Madame,

Permettez-moi d’inscrire votre nom sur la première page de ce livre, faible et imparfait hommage rendu à la mémoire du grand écrivain, de l’homme admirable que la France pleure avec vous. Il appartient de droit à celle qui a été la compagne des vingt-cinq dernières années de sa vie, à celle qui est aujourd’hui la seule héritière de sa pensée et de son nom, à celle dont le souvenir vivra dans l’avenir indissolublement uni au sien.

G. MONOD.

À
JULES MICHELET

L’âme d’un grand poète est comme un grand flambeau
Que l’orage éparpille en brûlante poussière
Pour éblouir au loin l’Humanité grossière
De la clarté du Juste et des splendeurs du Beau.

Qu’importe après, qu’importe où s’éteint le lambeau
D’os et de chairs usés d’où vint tant de lumière ?
Tout l’espace est aux morts que leur pensée éclaire ;
Où vit leur souvenir, c’est là qu’est leur tombeau.

Fils de Paris tombé sous les fleurs de Provence,
Michelet, rêveur fier par l’amour agité,
Dors en paix ! Ton génie emplit toute la France,

Et l’ardeur brûle en nous dont tu fus tourmenté.
Malgré les deuils sanglants qui troublent l’espérance :
La Foi dans la Patrie et dans la Liberté !

Georges LAFENESTRE.

AVANT-PROPOS


Je crois utile de faire précéder l’étude qu’on va lire de quelques mots d’explication, pour bien en préciser le but et la portée. Je n’ai point écrit une biographie de Michelet et n’ai point voulu faire la critique de ses œuvres. Il n’est qu’une personne qui ait qualité pour raconter la vie de Michelet ; c’est celle qui pendant de longues années a vécu à côté de lui, associée à tous ses travaux et à toutes ses pensées, à qui il a légué ce qu’il avait de plus précieux, les papiers intimes, les notes quotidiennes, où il mettait le meilleur de son âme. Elle seule pourra nous le faire bien connaître, dire ce qu’il a été et ce qu’il a voulu, les aspirations idéales et les émotions profondes dont ses écrits n’ont pu être que l’incomplète révélation. Quant à la critique de ses œuvres, ce n’est point au lendemain de sa mort qu’elle pouvait être faite ; elle pouvait l’être moins par moi que par tout autre. Ses livres m’ont trop puissamment ému, je l’ai personnellement trop connu et aimé pour que mon jugement put être impartial et pour qu’il me fut possible de signaler ses défauts et ses erreurs ; mes travaux, d’ailleurs, et les tendances naturelles de mon esprit m’entraînent dans une direction trop différente de la sienne pour qu’il me fût permis de me poser en disciple et de répondre en son nom aux critiques et aux attaques dont il a été l’objet.

Je n’ai voulu que rendre hommage à la mémoire de Michelet ; hommage qui était de ma part une dette personnelle. Je n’ai pas cru pouvoir mieux honorer et servir sa mémoire qu’en rappelant simplement ce qu’il a fait, et en montrant combien noble et pure a été l’inspiration de ses œuvres et de sa vie. Je laisse à d’autres et à l’avenir le soin de les passer au crible et de décider quelles furent ses fautes, comme écrivain et comme savant.

Pour moi, je ne puis songer qu’à une chose aujourd’hui, c’est à l’impression laissée dans mon esprit par la lecture de ses livres. Ceux dont l’enfance et l’adolescence se sont écoulées pendant les douze premières années du second empire se rappelleront toujours la froideur et le morne ennui qui accablait les âmes pendant cette triste époque. La jeunesse, l’enthousiasme, l’espérance, qui avaient rempli les cœurs avant et après 1830, semblaient éteints à jamais ; les artistes, les écrivains qui avaient fait la gloire de la première moitié du siècle étaient vieillis et déchus ; la voix éloquente du seul grand poëte dont le génie eût survécu ne s’élevait que pour maudire la lâcheté de ses concitoyens et l’abaissement de sa patrie. Ce mot même de patrie semblait n’avoir plus de sens. Séparés par un abîme de la France du passé, dont ils avaient perdu les traditions et les croyances, désabusés des espérances de liberté et de progrès tour à tour excitées et détruites par tant de révolutions, entraînés malgré eux vers un avenir incertain et redoutable, les plus nobles esprits se réfugiaient dans un dilettantisme égoïste ou dans des rêveries humanitaires. Pour plus d’un, et je suis du nombre, les livres de Michelet ont été alors une consolation et un cordial. On apprenait, en les lisant, à aimer la France, à l’aimer dans son histoire ressuscitée par lui, à l’aimer dans son peuple dont il interprétait les sentiments secrets et les nobles aspirations, à l’aimer dans son sol même, dont il savait si bien peindre le charme et la beauté. Avec lui, on prenait foi dans l’avenir de la patrie, en dépit des tristesses du présent. On ne pouvait échapper à la contagion de son enthousiasme, de ses espérances, de sa jeunesse de cœur.

La vocation qui m’a poussé vers les études historiques, c’est à lui que je la dois. Le premier il m’a ému de sympathie pour ces morts innombrables qui ont été nos ancêtres, qui nous ont fait ce que nous sommes et dont l’histoire retrouve et fait revivre les pensées, les désirs et les passions. Le premier il m’a fait comprendre que, dans l’ébranlement des bases religieuses et politiques de notre vie nationale, il faut lui donner une base historique et renouer par la connaissance intelligente et pieuse du passé la tradition interrompue. Il m’a fait voir dans l’histoire l’étude la plus propre à élargir l’esprit tout en l’affermissant, à donner le respect des choses anciennes tout en en faisant perdre la superstition. Enfin, il m’a montré comme la plus noble des vocations celle d’enseigner l’histoire, d’enseigner la France, de servir d’intermédiaire, de lien et d’interprète entre la France d’hier et celle de demain. Aussi le sentiment que j’éprouve pour lui n’est-il pas celui du disciple pour un maître dont il adopte les doctrines, suit la méthode et continue l’œuvre ; c’est un sentiment moins étroit, plus profond aussi et plus tendre, une sorte de reconnaissance filiale envers celui chez qui j’ai toujours trouvé de nobles inspirations et de paternels encouragements.

C’est là le seul rôle que pouvait jouer Michelet. Il était, il est encore par ses écrits, un inspirateur ; il ne pouvait pas devenir un maître. Sa manière de penser et d’écrire était trop individuelle, l’imagination et le cœur y avaient une trop grande part. Il n’avait point eu de maître, il n’aura pas de disciples. Il serait aussi puéril et dangereux de vouloir imiter ses procédés de composition que de vouloir imiter son style. Il n’avait point de méthode qu’il pût enseigner et transmettre, car il ne procédait que par intuition et par divination. Le génie ne s’enseigne pas. Même à l’École Normale, il fut im merveilleux excitateur des esprits, plutôt qu’un professeur. Plus tard, au Collège de France, il se méprit même, à ce qu’il semble, sur le rôle qu’il était appelé à jouer. Il transforma sa chaire en une tribune, il chercha moins à instruire la jeunesse qu’à l’enthousiasmer ; et il contribua, comme l’avaient fait avant lui Villemain, Cousin et Guizot, à dénaturer le caractère de notre enseignement supérieur en transformant les leçons en morceaux oratoires, adressés non à une élite studieuse, mais à la foule.

Michelet n’a pas formé plus d’élèves par ses livres que par son enseignement. Il a laissé des chefs-d’œuvre à admirer, il n’a pas laissé de modèles à imiter. Sans doute il a mis en lumière des côtés de l’histoire, des points de vue, négligés avant lui. Il a donné la place qu’elle méritait à la peinture des mœurs et des caractères, et il a montré combien les documents les plus secs peuvent devenir instructifs pour qui sait les interroger ; il a insisté sur l’influence jusque-là négligée des causes physiologiques et pathologiques en histoire, et ouvert aux investigations une voie nouvelle, très-dangereuse il est vrai, mais fertile en découvertes curieuses. Il a marqué tous les sujets qu’il a traités d’une empreinte ineffaçable ; il est impossible à ceux qui s’en occupent après lui de négliger ce qu’il a dit, et il est bien rare qu’il n’ait pas éclairé d’un trait de flamme quelque point obscur qui sans lui serait resté dans l’ombre. Néanmoins il ne peut servir de guide ; il faut toujours le contrôler, le rectifier, et très-souvent le contredire. Il voit avec une puissance extraordinaire, mais il ne voit pas tout et il ne voit pas toujours juste. Il n’a pas la précision scientifique, la méthode, l’unité de plan et d’idées qui sont nécessaires pour devenir le chef d’une école historique. La préface qu’il a mise en tête du septième volume de son Histoire de France suffirait à montrer qu’il ne pouvait prétendre à un pareil rôle. Après avoir fait de la France du moyen âge un tableau merveilleux de poésie et de vérité, après avoir pendant six volumes fait aimer et comprendre les mœurs et les sentiments de ces siècles à demi barbares, tout à coup, arrivant à la Renaissance, il fut saisi malgré lui de la même haine aveugle, du même esprit de réaction violente qui animait contre le moyen âge les hommes du XVIe siècle ; il voulut rétracter, effacer les pages émues et sympathiques qui resteront malgré lui son plus beau titre de gloire. L’esprit de chacune des époques dont il s’occupait revivait en lui avec un élan de passion irrésistible ; c’est ce qui fait sa grandeur comme artiste, la puissance de vie qui anime son histoire ; c’est ce qui fait aussi sa partialité, le caractère incomplet, exagéré, inégal de ses dernières productions historiques. On l’admire, on l’écoute, tantôt avec une émotion bienveillante, tantôt avec une curiosité avide et parfois indiscrète ; mais on ne peut pas lui abandonner la direction de son jugement et de son intelligence.

Ce que j’ai dit des œuvres historiques de Michelet, je pourrais le dire aussi de ses petits livres, où se mêlent, d’une façon charmante et bizarre, la science, la phisophie, la psychologie et la poésie, qui entraînent et ravissent l’imagination et le cœur sans convaincre ni satisfaire la raison. Nul ne les a lus sans être ému, et pourtant les idées qui s’y trouvent exprimées n’ont point fait de prosélytes. C’est que ces idées n’ont point un caractère bien déterminé ; elles flottent entre la science, la religion et la poésie, sans être ni accompagnées de déductions rigoureuses, ni affirmées avec une foi absolue, ni pourtant abandonnées à la région des rêves. Tout s’y mêle : la fantaisie, les espérances mystiques et l’étude positive de la nature. J’ai cherché à faire comprendre, à résumer les traits généraux de ces idées philosophiques de Michelet, en les exposant sans les juger ; mais je ne voudrais pas que le respect avec lequel j’ai parlé de ces larges et nobles conceptions fût pris pour une adhésion qui dépasserait ma pensée. Michelet a montré que les sciences naturelles ouvraient des voies nouvelles à l’art, à la poésie et au sentiment religieux ; en cela, comme dans ses travaux historiques, il a été un révélateur, mais il n’a pas fourni une méthode sûre pour avancer dans cette voie, ni montré avec précision le but auquel on devait tendre. Il ne le pouvait pas, du reste. Ce n’est pas diminuer sa gloire que de lui donner, en tant de directions variées de l’esprit, le rôle d’initiateur.

L’avenir seul pourra discerner dans son œuvre les intuitions justes et les rêveries éphémères. Michelet n’aura pas de continuateurs immédiats, de disciples attachés à la lettre de ses paroles ; mais ses idées germent en secret dans plus d’un cerveau et plus d’un cœur. « Je n’ai pas de famille, disait-il, je suis de la grande famille. » Combien n’en est-il pas, en effet, parmi les hommes d’aujourd’hui, qui sont à des degrés divers unis à lui par un lien presque filial, et ont reçu de lui l’étincelle qui anime leur travail ou leur vie ! Combien n’en est-il pas qui lui doivent des émotions bienfaisantes et durables, qui ont senti après avoir lu ses livres leur cœur élargi, attendri, capable de plus grands sacrifices ! À une époque où tant d’esprits se laissent aller en pratique au découragement, en théorie à un pessimisme universel, Michelet a toujours espéré et il a fait croire au bien. Il n’est pas d’éloge à ajouter après celui-là.

JULES MICHELET

I


Michelet a raconté lui-même, en quelques pages admirables, dans la préface de son livre le Peuple, sa première éducation et les impressions ineffaçables de ses jeunes années. Nous y retrouvons le germe de tout ce qu’il devait être plus tard, le point de départ de tout son développement intellectuel et moral. Sa mère était des Ardennes, pays sévère, habité par une race « distinguée, sobre, économe, sérieuse, où l’esprit critique domine[1] » ; son père était de « l’ardente et colérique Picardie », patrie d’hommes énergiques, enthousiastes, éloquents, spirituels, de Pierre l’Hermite, de Calvin, de Camille Desmoulins. Sa famille vint à Paris après la Terreur, pour fonder une imprimerie. Le 21 août 1798 naquit Jules Michelet dans le chœur d’une ancienne église, occupée par l’atelier paternel, « occupée, nous dit-il, et non profanée ; qu’est-ce que la presse au temps moderne, sinon l’arche sainte[2] ? Il y avait là un présage d’avenir.

Les premières années de sa vie furent tristes et pénibles. Il grandit « comme une herbe sans soleil, entre deux pavés de Paris ». Dès 1800, Napoléon supprima les journaux, restreignit par tous les moyens le commerce de la librairie. La pauvreté vint. Il fallut renvoyer les ouvriers ; le grand-père, le père, la mère de Michelet, lui-même âgé de douze ans, firent tout le travail de l’imprimerie. Ce labeur précoce aurait pu, semble-t-il, étouffer dans leur fleur les facultés de l’enfant. Au contraire, pendant que ses mains assemblaient machinalement les lettres qui servaient à la composition de livres niais et insipides, son imagination prenait des ailes. Ce don merveilleux, qui devait plus tard, dans ses livres, rendre la vie aux cendres du passé et donner une âme et un cœur à la nature entière, s’éveillait en lui le premier. « Jamais, dit-il, je n’ai tant voyagé d’imagination que pendant que j’étais immobile à cette casse… Très-solitaire et très-libre, j’étais tout imaginatif » Il ne pouvait suivre d’instruction régulière ; le matin, avant le travail, il recevait quelques leçons de lecture d’un vieux libraire, ancien maître d’école, « homme de mœurs antiques, ardent révolutionnaire ». Il apprit de lui, sans doute, à admirer et presque à adorer la Révolution, qui depuis fut toujours à ses yeux la plus grande manifestation de la France dans l’histoire et comme la révélation de la justice. Deux ou trois livres faisaient sa seule lecture. L’un d’eux produisit en lui une impression extraordinaire, éveilla le sentiment religieux, la foi en Dieu et en l’immortalité qui, à travers toutes les variations de sa pensée, devait se manifester dans toutes ses œuvres et persister jusqu’à son dernier soupir. C’était l’Imitation de Jésus-Christ :

« Je n’avais encore aucune idée religieuse… Et voilà que dans ces pages j’aperçois tout à coup, au bout de ce triste monde, la délivrance de la mort, l’autre vie et l’espérance. La religion reçue ainsi, sans intermédiaire humain, fut très-forte en moi. Comment dire l’état de rêve où me jetèrent ces premières paroles de l’Imitation ? Je ne lisais pas, j’entendais… comme si cette voix douce et paternelle se fut adressée à moi-même. Je vois encore la grande chambre froide et démeublée, elle me parut vraiment éclairée d’une lueur mystérieuse… Je ne pus aller bien loin dans ce livre, ne comprenant pas le Christ, mais je sentis Dieu. »

En même temps s’éveillait en lui l’amour de l’histoire et le sentiment de sa vocation future.

« Ma plus force impression, continue-t-il, après celle-là, c’est le_musée des monuments français… C’est là, nulle autre part, que j’ai reçu d’abord la vive impression de l’histoire. Je remplissais ces tombeaux de mon imagination, je sentais ces morts à travers les marbres, et ce n’était pas sans quelque terreur que j’entrais sous les voûtes basses où dormaient Dagobert, Chilpéric et Frédégonde[3]. »

Les rares facultés de l’enfant avaient de bonne heure frappé ses parents. Ils avaient foi en son avenir, ils résolurent de tout sacrifier pour donner à leur fils l’instruction qui lui manquait. Son père réduit au dénûment, sa mère malade, consacrèrent leurs dernières ressources à le faire entrer au collège. Il y trouva des maîtres éminents, MM.  Villemain et Leclerc, qui le soutinrent de leur bienveillance, mais aussi des camarades moqueurs qui raillèrent sa pauvreté. Il devint timide, « effarouché comme un hibou en plein jour[4] », chercha la solitude, vécut avec les livres ; mais cette épreuve ne fit que tremper plus fortement son âme. Il sentit ce qu’il valait, prit foi en lui-même.

« Dans ce malheur accompli, privations du présent, craintes de l’avenir, l’ennemi étant à deux pas (1814) et mes ennemis, à moi, se moquant de moi tous les jours, un jour, un jeudi matin, je me ramassai sur moi-même, sans feu (la neige couvrait tout), ne sachant pas si le pain viendrait le soir, tout semblant finir pour moi, j’eus en moi un pur sentiment stoïcien, je frappai de ma main, crevée par le froid, sur ma table de chêne (que j’ai toujours conservée) et je sentis une joie virile de jeunesse et d’avenir. »

Cette énergie morale qui triomphe par la volonté des fatalités extérieures a soutenu Michelet pendant toute sa vie. Débile et toujours souffrant, l’esprit chez lui soutenait le corps. Sa conception générale de l’histoire semble avoir été inspirée par la lutte, le drame qui faisait sa vie. Là comme ici, c’était une lutte constante entre la fatalité et la liberté.

Le souvenir de ces années pénibles et parfois amères ne s’est jamais effacé de l’esprit de Michelet. Il est arrivé plus tard à la gloire, à la fortune ; mais il n’a point oublié qu’il sortait du peuple et qu’il devait sans doute à cette humble origine quelques-unes de ses meilleures qualités.

« J’ai gardé, nous dit-il, l’impression du travail, d’une vie âpre et laborieuse, je suis resté peuple… Si les classes supérieures ont la culture, nous avons bien plus de chaleur vitale… Ceux qui arrivent ainsi, avec la sève du peuple, apportent dans l’art un degré nouveau de vie et de rajeunissement, tout au moins Un grand effort. Ils posent ordinairement le but plus haut, plus loin que les autres, consultant peu leurs forces, mais plutôt leur cœur. »

Il attribuait en effet à son origine plébéienne cette chaleur, cette tendresse de cœur qui a été l’inspiration de sa vie. La pauvreté, les railleries du collège avaient un instant refoulé cette tendresse au dedans de lui, l’avaient rendu sauvage et misanthrope, sans que pourtant renie effleurât jamais son âme. Mais dès que, sorti du collège, il y rentra comme professeur, des qu’il put donner aux autres quelque chose de lui-même, son cœur se rouvrit, se dilata.

« Ces jeunes générations, aimables et confiantes, qui croyaient en moi, me réconcilièrent à l’humanité. »

Il était professeur au collège Sainte-Barbe depuis 1821. En 1827 il avait publié un abrégé de la Philosophie de l’histoire de Vico et un précis d’histoire moderne, vrai chef-d’œuvre, qui aujourd’hui encore, après quarante-six ans, n’a vieilli dans aucune de ses parties. Il fut nommé professeur d’histoire et de philosophie à l’école normale, ou il resta jusqu’en 1837. Ces années furent peut-être les plus heureuses de sa vie. Marié à vingt-cinq ans, vivant dans une studieuse solitude, c’était par ses élèves seulement qu’il entrait en contact avec le monde. Il aimait plus tard à raconter les joies de cet enseignement ; comment, au fort de l’hiver, il remontait la rue Saint-Jacques, en frac noir et en escarpins, sans paletot pour se couvrir, mais insensible au froid et à la bise « tant était ardente, disait-il, la flamme intérieure ». Ceux qui ont eu le privilège de l’entendre alors ont gardé le souvenir ineffaçable de ces leçons éloquentes et pleines d’idées où il savait si bien communiquer aux autres la passion qui l’animait. Lui, de son côté, puisait dans son enseignement, dans l’entourage affectueux et sympathique de ses élèves, la force qui devait le soutenir et l’inspirer dans le travail de toute sa vie. « Si j’avais comme historien, écrivait-il plus tard, un mérite spécial qui me soutînt à côté de mes illustres prédécesseurs, je le devrais à l’enseignement, qui pour moi fut l’amitié. Ces grands historiens ont été brillants, judicieux, profonds. Moi, j’ai aimé davantage. »

L’Histoire romaine, commencée en 1828 et publiée en 1831, fut le premier fruit de cette période heureuse de jeunesse et d’enthousiasme. À ce moment les travaux de Guizot et d’Augustin Thierry avaient donné une impulsion extraordinaire aux études sur le moyen âge. L’ouvrage de Michelet parut au premier moment devoir exercer une influence semblable sur l’étude de l’antiquité. La puissance de son imagination, la magie de son style donnaient à l’histoire de la vieille Rome la réalité de l’histoire contemporaine. Les hardies hypothèses de Niebuhr, restées jusqu’alors inaccessibles à la masse du public lettré et comme étouffées sous une obscure et pesante érudition, apparaissaient tout à coup vivantes et colorées. Le récit de Michelet semblait plus convaincant que la plus solide démonstration ; où Niebuhr s’efforçait de prouver, lui il voyait et il montrait. Néanmoins l’œuvre de Michelet n’eut en France que peu d’influence. La routine de l’enseignement ne s’émut pas de cette tentative qui aurait pu être si féconde. Il eut beaucoup d’admirateurs, mais peu de disciples. Lui-même, entraîné par le courant universel, quitta bientôt l’antiquité pour s’occuper du moyen âge.


Il était impossible, en effet, qu’une âme aussi impressionnable que celle de Michelet échappât à la contagion du mouvement romantique qui depuis le commencement du siècle s’était emparé de tous les esprits. On s’était épris de la littérature, des mœurs, des coutumes, des monuments, de l’histoire du moyen âge. La poésie, le théâtre, le roman, la peinture ne représentaient plus que seigneurs féodaux, vieux donjons, châtelaines amoureuses de leurs pages ; et la sublimité des cathédrales gothiques faisait oublier la perfection des temples de la Grèce. Il y avait beaucoup d’engouement, de mode passagère dans ce mouvement ; beaucoup de mauvais goût et de fausses couleurs dans la manière dont on peignait le passé historique. Néanmoins tout n’était pas factice dans l’amour qu’on portait aux antiquités nationales. Après le violent déchirement de la révolution, après cet effort gigantesque pour anéantir un passé devenu odieux et pour créer de toutes pièces une France nouvelle, effort qui avait abouti au despotisme et à l’épuisement de toutes les forces du pays, on se prit naturellement à regretter les ruines qu’on avait faites, et l’on se demanda s’il n’y avait rien dans tout ce passé qui fût digne d’être admiré, aimé et, s’il était possible, sauvé du grand naufrage. En politique, la tentative faite pour rattacher la nouvelle France à l’ancienne avait échoué. La Restauration ne sut prendre de l’ancien régime que ses préjugés arriérés et ne sut pas favoriser ce qu’il y avait d’intelligent dans cette réaction contre la révolution et l’empire. Elle fut emportée en 1830. Mais la révolution de 1830 n’étouffa pas l’intérêt qui attirait tous les esprits vers le moyen âge. On commença, au contraire, à le connaître d’une manière plus sérieuse et plus scientifique ; on publia de vieux textes, on étudia l’ancienne langue, l’ancien droit, on se mit à fouiller et à classer les archives. Michelet, qui avait applaudi avec toute la jeunesse libérale de l’époque à la révolution de 1830 et qui l’avait même célébrée dans son Introduction à l’Histoire universelle (1831), comme le couronnement naturel de l’histoire de France, partageait en même temps l’intérêt passionné de ses contemporains pour le moyen âge.

En 1831, il fut nommé chef de la division historique aux Archives nationales. Dans cette immense collection de documents échappés au temps et aux révolutions, le rêve vaguement entrevu dans son enfance, lorsqu’il parcourait le musée des monuments historiques, prit corps à ses yeux. Son imagination évoqua les morts qui dormaient dans cette vaste nécropole historique ; ces parchemins usés et noircis lui apparurent comme les témoins contemporains des siècles abolis dont il écoutait la voix et recueillait le véridique témoignage. Il résolut de donner à la patrie son histoire. En 1833 parut le premier volume de l’Histoire de France ; le sixième, publié en 1843, s’arrêtait à la mort de Louis XI. Ces six volumes resteront, je crois, dans l’avenir, le plus solide titre de gloire de Michelet, la partie la plus utile et la plus durable de son œuvre. Le tableau de la France qui ouvre le second volume, la vie de Jeanne d’Arc, le règne de Louis XI, peuvent être cités parmi les plus beaux morceaux historiques qu’ait produits la littérature contemporaine. On y trouve une érudition consciencieuse, une étude approfondie des documents originaux, et en même temps un génie vraiment créateur, qui pénètre dans l’âme même des personnages et sait les faire vivre et agir. Michelet a un sens historique plus large et plus profond que ses illustres devanciers, Guizot[5] et Augustin Thierry. Tandis que ceux-ci cherchent dans le passé et y admirent surtout les institutions, les idées ou les tendances qu’ils défendent eux-mêmes dans le présent ; tandis qu’ils laissent voir partout leurs théories et leurs opinions politiques contemporaines, Michelet cherche et admire surtout dans le passé ce qu’il eut d’original, de caractéristique ; il oublie ses propres idées, ses propres sentiments, pour comprendre par une intelligente sympathie les idées et les sentiments des hommes d’autrefois[6] Pour lui, l’histoire n’est ni un récit, ni une analyse philosophique, c’est une résurrection.

Je retrouve chez lui ce mélange d’érudition et d’esprit divinatoire qu’on admire chez les maîtres de la science allemande, chez Niebuhr, chez Mommsen, chez Jacob Grimm surtout, qu’il avait connu et à qui il avait voué une tendre et profonde admiration[7].


En même temps qu’il publiait l’Histoire de France, il ébauchait à la Faculté des lettres, où il suppléa Guizot en 1834 et en 1835, l’Histoire de la Renaissance et de la Réforme. C’est à cette époque qu’il fit paraître, sous le titre de Mémoires de Luther (1835), une série d’extraits tirés des œuvres de Luther, qui forment une intéressante et vivante biographie du grand réformateur ; un peu plus tard il entreprenait, dans la Collection des documents inédits relatifs à l’histoire de France, la publication des pièces du procès des Templiers (1841-1851), 2 vol. in-40 ; enfin il publiait les Origines du Droit (1837)[8] ; où il cherchait à montrer que l’ancien droit français était non un ensemble de formules abstraites et de déductions rationnelles, mais l’expression vivante du développement historique de l’humanité et de la nation.


Quelque absorbé qu’il fût par les études sur le moyen âge, Michelet avait une nature trop vivante et trop impressionnable pour rester étranger aux passions contemporaines. Volontairement éloigné des distractions du monde, il n’en était que plus accessible aux grands mouvements d’idées qui entraînaient sa génération. En 1837, il quitta l’École normale, soumise à l’énergique mais étroite direction de M. Cousin, et en 1838 il fut appelé à la chaire d’histoire et de morale au collège de France. Au lieu d’un petit auditoire d’élèves, auxquels il devait enseigner, sous une forme simple, des faits précis et une méthode rigoureuse, il eut devant lui une foule ardente, mobile, enthousiaste, qui lui demandait, non plus la jouissance austère des recherches scientifiques, mais l’entraînement momentané d’une parole éloquente et généreuse. Le caractère vague et hybride de la chaire d’histoire et de morale semblait justifier d’avance un enseignement où les idées générales auraient plus de place que les faits, où de hardies synthèses remplaceraient les procédés patients de la critique. À côté de Michelet se trouvaient Quinet et Mickiewicz[9], qui, comme lui, se crurent appelés au collège de France à une sorte d’apostolat philosophique et social. Les trois professeurs formèrent une espèce de triumvirat intellectuel, dont l’action fut immense sur la jeunesse de l’époque. Cette activité nouvelle eut sur Michelet une influence décisive que vinrent encore fortifier les événements de la vie publique. À partir de 1840, la monarchie de juillet adopta une politique d’immobilité, de résistance à tout progrès, qui devait fatalement amener à une catastrophe, en jetant un grand nombre d’esprits généreux et libéraux dans des opinions extrêmes et des tendances révolutionnaires. Michelet fut de ce nombre. Fils du XVIIIe siècle, il voulut combattre l’influence cléricale ; il publia son cours sur les Jésuites (1843)[10] et le Prêtre, la Femme et la Famille (1845), livre d’analyse psychologique fine et profonde, où, comme dans ses cours, la prédication morale prenait l’histoire pour base. Sorti des rangs du peuple et fier de son origine, il combattit à côté des apôtres socialistes dont il ne partageait pas, du reste, les utopies, et exposa dans le Peuple (1846) les souffrances, les aspirations et les espérances du prolétaire et du paysan ; né sous la révolution et habitué dès l’enfance à voir en elle le salut du monde, il voulut l’enseigner aux générations nouvelles telle qu’il la voyait, comme un évangile de justice et de paix, et il écrivit son Histoire de la Révolution, dont le premier volume parut en 1847. À vrai dire, et malgré les innombrables et minutieuses recherches sur lesquelles cet ouvrage est appuyé[11] ce n’est pas une histoire, c’est un poëme épique en sept volumes, dont le peuple est le héros, personnifié en Danton. Il est possible que la critique historique laisse intactes peu de parties de cette œuvre de Michelet, mais plusieurs passages, la prise de la Bastille, la fête de la fédération, par exemple, ont la beauté durable des grandes créations littéraires. Seul des historiens de la Révolution, Michelet fait comprendre l’enthousiasme crédule et sublime, l’espérance infinie qui saisit la France et l’Europe au lendemain de 1789.


Entre la composition de l’Histoire de France au moyen âge et celle de l’Histoire de la Révolution française, un profond changement s’était opéré dans le génie de Michelet. Il avait perdu de son calme, de sa mesure, de son impartialité scientifique ; il avait pris parti d’une manière passionnée dans les plus graves questions politiques et sociales ; sa pensée et son style se ressentaient de l’allure fiévreuse, hachée, qui donnait tant d’originalité à sa parole. Mais, en même temps, sa puissance d’imagination et d’expression avait encore grandi ; au lieu de répandre, comme autrefois, sa sympathie en artiste et en poëte sur toutes les puissantes manifestations de l’esprit humain, s’éprenant successivement du catholicisme du moyen âge et du protestantisme de Luther, du génie de César et des républiques de Flandre, il concentrait cette sympathie sur quelques grandes causes, dont il devenait l’apôtre ; l’ardent foyer qui brûlait en lui, plus concentré, brilla d’une flamme plus haute et plus vive. Ces causes étaient toutes nobles et saintes ; elles se résumaient dans les mots de paix, de justice, de progrès. Il voulait réconcilier les nations dans la fraternité universelle ; réconcilier les partis et les classes dans l’unité de la patrie ; réconcilier la science et la religion dans l’âme humaine. C’était là, à ses yeux, le credo laissé par la Révolution. Sa pensée s’étant précisée, son style était devenu plus personnel, plus original, plus dégagé de toute convention, de toute influence extérieure, plus conforme à sa pensée.


La révolution de février 1848 éclata. Michelet put croire un instant à la réalisation de tout ce qu’il avait désiré, voulu, prêché. Il put croire que son apostolat n’avait pas été stérile, lui qui avait voulu tirer de l’histoire un principe d’action et créer « plus que des esprits, des âmes et des volontés ». Son illusion fut de courte durée. À l’aurore de concorde et de liberté du printemps de 1848, succédèrent les journées de juin, l’expédition de Rome de 1849, la réaction de 1850, le coup d’État de 1851. Michelet fut destitué de sa chaire au collège de France en 1851 ; le refus de serment le força de quitter sa position aux archives en juin 1852. Ce brusque naufrage de toutes ses espérances, ce silence et cette inaction succédant subitement à une période d’activité fiévreuse et de lutte, étaient faits pour briser son cœur et lui ôter jusqu’à la force de vivre. Bien qu’il continuât à combattre pour les causes qui lui étaient chères en terminant son Histoire de la Révolution (1853) et en racontant les épisodes dramatiques du mouvement de 1848 dans l’est de l’Europe (Pologne et Russie, 1851 ; Principautés danubiennes, 1853 ; Légendes démocratiques du Nord. 1854), il se sentait impuissant et découragé. Il eût succombé à l’accablement et au trouble moral où le jetèrent ces catastrophes, s’il n’avait pas eu en lui une puissance indestructible de foi et d’amour, et si un événement heureux n’avait, pour ainsi dire, renouvelé son âme et ne lui avait permis de recommencer une seconde vie.

Vivant loin du monde, absorbé par son travail et son enseignement, ne quittant la solitude de son cabinet que pour la foule réunie autour de sa chaire du collège de France, Michelet, avec sa nature aimante, délicate et passionnée, avait besoin d’être au foyer domestique entouré de soins, de tendresse et de dévouement. Il n’avait pas cette joie : sa femme était morte en 1839 ; sa fille s’était mariée en 1842 ; son fils vivait loin de lui. L’agitation des dix années qui suivirent la mort de sa femme lui avait un peu dissimulé ce qui manquait à sa vie intérieure ; mais maintenant qu’au dehors tout s’écroulait à la fois, qu’allait-il devenir ? Ce fut alors qu’il rencontra celle qui devint sa compagne pendant les vingt-cinq dernières années de sa vie. Par elle il retrouva tout ce qui était nécessaire à sa vie intellectuelle et morale. Elle fut la gardienne vigilante de son travail, elle fit respecter sa solitude, elle mit autour de lui l’ordre et le calme. Le génie de Michelet, fait d’émotion et de sympathie, avait besoin de sympathie et d’échange constant des sentiments et des pensées. L’enseignement lui avait procuré cet échange avec la jeunesse qu’échauffait et remuait sa parole ; l’enseignement lui était interdit. Il eut désormais auprès de lui l’âme la mieux faite pour le comprendre, en qui ses pensées trouvaient un écho et lui revenaient rajeunies et revêtues des grâces multiples et changeantes de la nature féminine. Il lui dut un renouvellement de vie.


Leurs ressources étaient minimes. Ils quittèrent Paris et se retirèrent à la campagne. Là, sous l’influence bienfaisante de son bonheur domestique, Michelet abandonna pour quelque temps l’histoire, « la dure, la sauvage histoire de l’homme », et se tourna vers la nature. Il l’avait toujours aimée, il l’avait défendue contre la défiance et les injustes malédictions de l’église ; mais il y voyait cependant un monde soumis à la fatalité, contre lequel lutte la liberté humaine. Grâce à l’influence et à l’active collaboration qu’il avait à ses côtés, il vit désormais une étroite parenté entre l’homme et la nature ; au moment où les hommes, où ses concitoyens trompaient toutes ses espérances, il trouva dans la nature une sympathie consolatrice. Loin de confondre l’homme avec la nature et de le soumettre aux lois fatales qui semblent la régir, il sut voir en elle les germes de la liberté morale, des rudiments de pensées et de sentiments semblables aux nôtres. En un mot, il lui donna une âme. Dès lors la solitude morale que les événements lui avaient faite se trouva peuplée. Il reconnut autour de lui, dans les animaux, dans les plantes, dans tous les éléments, des âmes sympathiques auxquelles il prêtait lui-même le langage et la voix. Ce fut l’origine d’une série de livres d’une forte et charmante originalité, l’Oiseau (1856), l’Insecte (1857), la Mer (1861), la Montagne (1868), qui furent comme autant de chants d’un poëme de la nature ; la poésie se faisait l’interprète de la science, et cette série de tableaux et de descriptions d’une vérité et d’une puissance merveilleuses formaient dans leur large développement comme un hymne mystique au Dieu infini, unique, présent et vivant dans la multiplicité des choses. Qui pourrait oublier les pages consacrées au rossignol, cet artiste dont le chant, comme toutes les grandes créations musicales, fait entrevoir l’infini ? ou celles qui nous parlent des Alpes, « ce château d’eau de l’Europe, le cœur du monde européen », qui répand dans tous les membres du vieux continent l’eau, la vie, la fécondité, et conserve dans ses vallées le dépôt sacré des mœurs simples et des institutions libres ? Les savants de profession ont sans doute trouvé à reprendre dans ces livres des erreurs, des inexactitudes, des exagérations. Ils n’en ont pas moins été une révélation. Ils ont montré que les sciences naturelles, qu’on accuse parfois de dessécher l’âme, de dépoétiser la nature et de désenchanter la vie, contiennent les éléments d’une poésie variée et profonde, dont le charme n’est point soumis aux caprices du goût et de la mode, parce qu’il a sa source dans la réalité intime et immuable des choses.

Il en est de la religion comme de la poésie ; ses formes peuvent changer ; elle demeure un besoin indestructible de l’âme et trouve dans la ruine même des anciens dogmes et des vieilles croyances le point de départ de jeunes croyances et de dogmes nouveaux. On a cru et on a dit que les progrès des sciences chasseraient la religion comme la poésie d’un ciel désormais sans mystères. Michelet trouve dans les sciences mêmes la démonstration d’une foi nouvelle. Elles lui révèlent une harmonie jusqu’alors méconnue dans toutes les parties de l’univers, depuis le minéral qui agrège ses cristaux jusqu’à l’homme qui souffre et qui pleure, et cette harmonie aboutit à l’unité supérieure de la pensée divine et de l’être absolu. Aux spiritualistes étroits qui donnent à l’homme seul le droit à l’âme et condamnent le reste au néant, aux matérialistes qui, en niant l’âme, nient la vie elle-même, il répond en montrant la vie, et avec la vie l’âme, répandues dans toute la nature à des degrés différents et sous des formes diverses. Toute la nature participe ainsi à la vie divine qu’elle manifeste dans une variété infinie. C’est là du panthéisme, dira-t-on. Je le veux bien ; mais c’est le panthéisme qui est au fond de toute conception vraiment religieuse de la divinité. Ce n’est point le panthéisme abstrait qui anéantit la nature en Dieu, car nul n’a plus que Michelet le sentiment de la réalité et de la vie ; ce n’est point le panthéisme matérialiste qui absorbe Dieu dans la nature, car il croit à des réalités supérieures au monde sensible, à une perfection suprême où tend l’aspiration éternelle de la nature entière. En trouvant ainsi dans les sciences la source d’une poésie et d’une foi nouvelles, Michelet commençait à réaliser l’œuvre jadis vaguement entrevue pendant son enseignement, la pacification de la science et de l’âme humaine.


Deux choses avaient rendu à Michelet la paix de l’âme et l’espoir dans l’avenir : le bonheur domestique et la communion avec la nature. De même qu’il avait révélé quelle puissance de relèvement et de régénération la nature porte en elle, il vit et montra dans la rénovation des mœurs, dans l’épuration de l’amour et de la famille le moyen assuré de fortifier les caractères et d’affranchir les âmes. Sur les ailes de l’Oiseau il avait échappé aux accablantes fatalités de l’histoire ; l’Insecte lui avait enseigné la puissance du lent et persévérant labeur ; la Mer lui avait promis de retremper dans l’amertume salutaire de ses eaux les membres fatigués d’une génération vieillie avant l’âge ; il avait trouvé dans les salubres émanations de la Montagne le cordial capable de relever les courages abattus. Mais ce n’est pas assez de ces influences extérieures ; il faut au plus intime de nous-mêmes un foyer de tendresse, de chaleur, de jeunesse. Ce foyer, c’est l’amour seul qui le crée ; l’amour tel que le font le mariage et la famille, avec tous leurs devoirs comme avec toutes leurs joies. Dans l’Amour (1858), Michelet nous a dit comment par lamour, l’esprit et le cœur conservent le don d’éternelle jeunesse ; dans la Femme (1859), il a montré ce que peut et doit être la femme, « l’adorable idéal de grâce dans la sagesse par lequel seul la famille et la société elle-même vont être recommencées ». Ces deux livres ont été l’objet de plus d’une critique sévère ; on a reproché à Michelet d’embellir des couleurs de son style et de sa poésie des détails physiologiques qu’il eût mieux valu laisser aux livres de science ; on l’a trouvé indiscret. Il peut y avoir quelque chose de fondé dans ces reproches ; mais le principal tort de Michelet a été de ne pas songer assez au public français, à l’esprit gaulois qui a toujours pris pour sujets de ses railleries l’amour et le mariage. Michelet n’avait rien de cet esprit ; rire en pareil sujet lui eût semblé de l’impiété ; pénétré de la sainteté de la cause qu’il défendait, il osa tout dire, oubliant que, si « tout est pur pour les purs », il n’en est pas de même pour la foule frivole et rieuse. Mais ceux qui liront ces livres avec un esprit sérieux et sincère, et qui y chercheront avant tout l’inspiration morale qui les anime, n’y trouveront que de graves et nobles enseignements. Ils prêchent « la fxité du mariage » et nous disent que « sans mœurs il n’est point de vie publique ». Ils veulent « replacer le foyer sur un terrain ferme », car « si le foyer n’est ferme, l’enfant ne vivra pas ». Michelet ne perd pas de vue le but final de ses efforts et de ses désirs : « former des cœurs et des volontés. » L’amour n’est pour lui que le point de départ de l’éducation ; le livre de l’Amour était la préface de Nos Fils, où il exposa en détail ses idées sur ce grand problème de l’éducation, déjà abordé dans le Peuple et dans la Femme. L’analyse psychologique de l’âme de l’enfant et l’étude des systèmes de pédagogie de Rousseau, Pestalozzi, Frœbel, l’amènent au même résultat. L’éducation se résume dans ces mots : famille, patrie, nature. L’enfant doit apprendre « la patrie, son âme, son histoire, la tradition nationale » et les sciences de la nature, « l’universelle patrie ». Par qui doit-il les apprendre ? Par les écoles, sans doute, mais avant tout par la famille, par son père et par sa mère qui lui enseignent à aimer la vérité, c’est-à-dire la Loi dans la nature et la Justice dans l’humanité. Loin d’exclure la religion, cette éducation est tout entière religieuse, car la patrie et la nature ne sont pour Michelet que des manifestations de Dieu, « Dieu révélé par la mère, dans l’amour et dans la nature ; Dieu révélé par le père, dans la patrie vivante, dans son histoire héroïque, dans le sentiment de la France ». Le père et la mère représentent ainsi auprès de l’enfant deux tendances diverses et pourtant concordantes ; « lui, la justice exacte, la loi en action, énergique et austère ; elle, la douce justice des circonstances atténuantes, des ménagements équitables que conseille le cœur et qu’autorise la raison ». C’est leur accord, leur harmonie, leur amour qui est la base de toute forte éducation. Cette doctrine, dont tous les traits principaux se trouvent déjà dans le Peuple, est développée dans Nos Fils avec l’énergie et l’éloquence d’une foi profonde.

Ce n’était pas assez pour Michelet de dire dans quel sens devait être dirigée l’éducation, à quel but elle devait tendre ; il avait voulu entreprendre lui-même le rôle d’éducateur, écrire un livre qui résumât les enseignements capables de régénérer les âmes. Il composa la Bible de l’Humanité (1864). Il cherche dans les doctrines religieuses et morales de chaque peuple ce qu’elles ont de plus original et de plus élevé, et recueille ainsi de la bouche des ancêtres le credo des générations nouvelles. « L’humanité, dit-il, dépose incessamment son âme en une bible commune. Chaque grand peuple y écrit son verset. Ces versets sont fort clairs, mais de formes diverses, d’une écriture très-libre, ici en grands poëmes, ici en récits historiques, là en pyramides, en statues. » L’antiquité « diffère très-peu des temps modernes dans les grandes choses morales… pour le foyer surtout et les affections du cœur, pour les idées élémentaires de travail, de droit, de justice ». Michelet retrouve dans les antiques doctrines de la race aryenne les idées mêmes auxquelles l’avait conduit l’étude de la nature et de l’histoire. Toute l’antiquité joint sa voix à la sienne : l’Inde avec sa tendresse pour tout ce qui vit et sent ; l’Égypte « avec son espoir, son effort d’immortalité » ; la Grèce avec son dévouement à la cité, à la patrie ; la Perse avec « le labeur qui dompte, qui féconde la nature », et son haut idéal de vie conjugale, active et chaste. Ce livre, « dont le genre humain est l’auteur », mais qui n’est encore qu’un essai, une magnifique ébauche, se termine par ce mot simple et profond qui renferme toute la morale de Michelet : « Le foyer est la pierre qui porte la cité. »


Pendant cette période si féconde d’activité littéraire où il révélait la poésie des sciences et mettait toutes les ressources de son imagination et de son éloquence au service de ses idées d’éducation morale et de philosophie religieuse, Michelet n’avait point abandonné ses travaux historiques. De 1855 à 1867, il termina son Histoire de France, depuis Charles VIII jusqu’à 1789. Cette seconde partie de l’histoire de France est conçue dans un tout autre esprit et exécutée d’après une tout autre méthode que la première. L’homme d’action, le poëte, le philosophe l’emportent désormais sur l’historien et le critique. Au lieu d’une sympathie équitable pour toutes les grandeurs du passé, Michelet attaque avec violence tout ce qui n’est pas conforme à son idéal moderne de justice et de bonté, le moyen âge, le catholicisme, la monarchie. Au lieu de donner à chaque événement, à chaque personnage la place proportionnée qui lui est due, il se laisse guider par les caprices de son imagination, se répand à chaque instant en des digressions poétiques. Enfin il ne nous donne plus un récit suivi des faits, mais une série de considérations, de réflexions, d’appréciations à propos des faits. Toutefois, s’il est moins réglé et moins sage, son génie n’en éclate qu’avec plus de puissance. Ce n’est plus une lumière continue et limpide, ce sont des éclairs qui illuminent par secousses. Qui a jamais su dire comme Michelet la joie héroïque de Luther, la mélancolie sublime d’Albert Durer, la sombre énergie des martyrs calvinistes, la fine et luxurieuse corruption des Valois ? Tout est nouveau, imprévu, instructif dans cette histoire. Chaque mot fait penser, ou rêver. Avec lui nous mesurons l’énormité de la démence orgueilleuse de Louis XIV, nous comprenons la folie d’agiotage qui saisit la France à l’époque de Law, au seuil de la Révolution nous ressentons dans notre âme les mêmes sentiments de trouble, de malaise et d’immense espoir qui agitaient les contemporains. Il ne nous donne pas sur les événements historiques le jugement définitif d’une critique prudente et exacte ; il nous y fait participer avec les passions d’un contemporain. D’autres savent et affirment, lui il voit et il sent.

À cette série de grands travaux historiques se joignit encore un petit volume, la Sorcière (1862), où il montrait dans la magie et la sorcellerie la protestation persistante de la nature contre les proscriptions de l’église et sa victoire finale après des siècles de luttes et d’atroces persécutions. Le volume intitulé : la Pologne martyre, qui parut au milieu de l’insurrection polonaise de 1863, n’était que la réimpression des récits émouvants et éloquents qu’il avait publiés jadis sur les héros et les martyrs de la révolution en Pologne, en Hongrie, en Roumanie.

Le dernier volume de l’Histoire de France avait paru en 1867. Transformé, rajeuni par ses études de sciences naturelles et de psychologie morale, Michelet avait fourni, comme historien, une nouvelle carrière. Non-seulement il avait retrouvé en lui-même la force et la foi nécessaires pour vivre et agir, mais il voyait la France, si longtemps écrasée et étouffée par le despotisme, reprendre peu à peu son énergie passée, reconquérir une à une ses libertés perdues. Il pouvait de nouveau espérer en l’avenir de cette patrie si passionnément aimée ; et il pouvait croire, non sans raison, qu’il avait contribué, par ses pressants appels, à réveiller l’âme endormie de la France. Prompt à devancer, par l’assurance de sa foi, la réalisation de ses désirs, il voyait déjà se lever une génération nouvelle qui aurait appris de lui le respect du foyer, l’amour de la patrie, l’intelligence de la nature. De même qu’en 1846, confiant dans la sympathie et l’enthousiasme excités par son enseignement du collège de France, il avait annoncé une transformation sociale par l’union de toutes les classes et par la réforme de l’éducation ; en 1869 il exprima dans Nos Fils, avec une foi plus grande encore, les mêmes espérances et les mêmes prédictions d’avenir. Non-seulement la France se relevait de son abaissement, mais un esprit de paix, de fraternité semblait naître entre les peuples séparés par des haines héréditaires. En 1867, Paris avait offert à toutes les nations réunies dans une rivalité pacifique sa fastueuse hospitalité ; en 1867 et 1869, des craintes de guerre bientôt dissipées avaient provoqué en France et en Allemagne, surtout parmi les classes ouvrières, d’unanimes manifestations en faveur de la paix. Il n’était plus question que de progrès sociaux, de réformes libérales. L esprit de 1789, l’esprit de 1848 se réveillait ; sans crédulité ni chimères, fondant la fraternité des nations sur l’affermissement de la patrie, et l’union des classes sur l’unité de la France, Michelet voyait déjà réunis « tous les drapeaux des nations, le tricolore vert d’Italie (Italia mater), l’aigle blanc de Pologne (qui saigna tant pour nous !), le grand drapeau du Saint-Empire, de ma chère Allemagne, noir, rouge et or. »


En 1848, ces rêves splendides avaient été dissipés par les fusillades des journées de juin. En 1870 le réveil ne fut pas moins terrible.

Au moment où la ruse ambitieuse de la Prusse et la légèreté criminelle du gouvernement français menacèrent l’Europe d’une guerre impie, Michelet, presque seul, osa protester publiquement contre l’entraînement d’un chauvinisme vaniteux et brutal. Sa clairvoyance d’historien et son sens profond de la justice lui faisaient prévoir l’issue de la guerre. Il avait droit d’être écouté, lui qui toute sa vie avait prêché le patriotisme, comme on fait d’une religion. Sa voix se perdit dans le tumulte, et le 16 juillet il m’écrivait ces lignes prophétiques : « Les événements se sont précipités… Le crime est accompli. L’Europe interviendra, mais pas assez vite pour qu’il n’y ait avant un désastre immense[12]. » Il ne se trompait que sur un point, l’intervention de l’Europe.

On sait ce qui suivit. Michelet avec sa santé débile, encore ébranlée par ce dernier choc, ne pouvait songer à partager les privations du siège de Paris. Il se retira en Italie ; mais son cœur restait en France ; de loin il ressentit comme s’il eût été présent toutes les agonies, toutes les souffrances de la patrie. Le coup qui abattit la France le frappa lui aussi. La capitulation de Paris provoqua chez lui une première attaque d’apoplexie. Il s’en relevait à peine quand l’insurrection de la Commune éclata. Le mal revint plus violent, tant il avait identifié sa vie à celle de la France. Cependant, bien que frappé à mort, il se releva encore une fois, grâce à l’ingénieuse tendresse et à l’infatigable dévouement qui veillait à ses côtés, grâce à cette indomptable énergie de l’esprit qui avait toujours soutenu ses forces toujours chancelantes : il se reprit à l’existence. La flamme qui brûlait en lui et sur laquelle avaient en vain soufflé toutes ces tempêtes, un instant obscurcie, reparaissait vive et brûlante. En dépit de tout, il croyait, il espérait toujours. Au moment des plus cruels désastres, il avait publié une petite brochure : La France devant l’Europe, et en face des triomphes de la force, affirmé sa foi dans l’immortalité d’un peuple qui restait à ses yeux le représentant de toutes les idées de progrès, de justice et de liberté. Au lendemain de la Commune, il reprenait la plume et commençait une Histoire du XIXe siècle. Sentant que ses forces le trahiraient bientôt, il mit à ce travail une activité, une énergie extraordinaires. En trois ans, trois volumes et demi furent achevés et imprimés. Mais cette lutte contre la fatalité des forces naturelles ne pouvait durer toujours. Peut-être s’il avait vu la France, elle aussi, reprendre courage, réparer ses forces morales ainsi que ses forces matérielles, revenir aux traditions généreuses et libérales, ses blessures se seraient-elles cicatrisées et aurait-il vécu davantage. Mais le triomphe momentané d’une politique étroite et impuissante, la réaction cléricale de 1873, lui ôtèrent l’espérance de voir ce réveil de l’âme de la France. Il alla s’affaiblissant de jour en jour et il mourut à Hyères, le 9 février 1874, à midi, en pleine lumière : il semblait que la nature voulût le récompenser de son culte passionné pour le soleil, source de toute chaleur et de toute vie.

Il attendait la mort et la reçut sans trouble et sans plainte. On pouvait lire sur son visage grave et serein les sentiments de paix et de confiance exprimés dans les dernières lignes de son testament : « Dieu me donne de revoir les miens et ceux que j’ai aimés. Qu’il reçoive mon âme reconnaissante de tant de bien, de tant d’années laborieuses, de tant d’œuvres, de tant d’amitiés. »


II


Il suffisait de voir Michelet pour reconnaître que le système nerveux et le développement cérébral rallient entièrement emporté chez lui sur le reste du développement physique. On oubliait qu’il eût un corps, tant il était maigre et chétif, et l’on ne voyait que sa belle tête, trop grande, il est vrai, pour sa petite taille, et qu’on eût dit sculptée par son esprit, car elle en était la vivante image. Le haut du visage était admirable de noblesse et de majesté. Son vaste front, encadré de longs cheveux blancs, ses yeux pleins de flamme en même temps que de bonté disaient sa poésie, son enthousiasme, son grand cœur. Les narines minces et dilatées exprimaient une intensité de vie extraordinaire. Sa bouche un peu grande, mais à lèvres fines, dessinée d’un trait accentué et ferme, était tour à tour éloquente et spirituelle et donnait à sa parole un son net et vibrant qui faisait porter chaque mot. Enfin, le bas du visage, le menton carré et un peu lourd, révélaient la forte origine plébéienne, peut-être même un côté de nature moins idéal, plus matériel, qui ne se trahissait jamais dans la vie, mais qui parfois a percé dans ses derniers livres. Quand il parlait, quand la pensée animait ses yeux, on ne voyait plus que son regard, ce regard qui fut jusqu’au bout limpide et brillant comme chez tous ceux dont le cœur reste jeune. Et qui, plus que lui, eut le don d’éternelle jeunesse ? Devenu blanc à vingt-cinq ans, il ne changea plus ; il ne vieillit pas. Jeune homme, il était d’une maturité précoce ; vieillard, il ne perdit rien de sa sève et de son ardeur.

La source de cette immuable jeunesse c’était son cœur. Il a dit lui-même en quoi il fut supérieur aux autres historiens contemporains : « J’ai aimé davantage. » Toutes ses grandes qualités morales et intellectuelles pourraient se ramener à une seule, principe de toutes les autres : la puissance extraordinaire d’amour et de sympathie qui était en lui. Il a été le vivant commentaire de la maxime de Vauvenargues : les grandes pensées viennent du cœur. — Il n’est pas un de ses livres, pas une de ses doctrines qui n’ait eu pour inspiration un sentiment, quelque grand amour.

S’il a montré dans le Peuple, dans l’Amour, dans la Femme, dans Nos Fils, que l’amour conjugal, le respect du foyer, les liens tendres et forts de la famille sont le point de départ nécessaire de tout progrès social, comme de toute éducation, c’est qu’il devait à ces sentiments le meilleur de lui-même. Il ne nous appartient pas de parler de l’unique et profond amour qui a fait l’harmonie et le bonheur des vingt-cinq dernières années de sa vie ; mais sans parler de cette inspiration, la plus puissante de toutes, combien vivants étaient demeurés en lui les souvenirs de son enfance, les liens qui l’unissaient à ses parents ! Il a conservé dans la préface du Peuple la mémoire des sacrifices accomplis par le frère et les sœurs de son père en faveur de leur frère, ceux que sa mère malade s’imposa pour lui-même. Il nous a laissé dans la préface de l’Histoire de la Révolution le témoignage du culte qu’il portait à son père et de la douleur que lui causa sa mort. Jamais il ne permit que l’oubli effaçât en lui l’image de ceux qu’il avait aimés ; et depuis la mort de sa fille en 1855 il garda au cœur une blessure qui dix ans après lui arrachait des plaintes d’une douloureuse éloquence[13]. Le culte des morts était pour lui une religion. Il appelait le cimetière « le vestibule du temple[14]. »

La famille était à ses yeux la base de la cité ; l’amour de la famille était lié en lui à l’amour de la patrie et celui-ci à l’amour de l’humanité. Ces deux derniers sentiments ont été la principale inspiration de ses livres d’histoire. Il n’avait point la passion désintéressée de la science ni la curiosité de l’érudit. Tout ce qui n’était pas action et vie le touchait peu. De même qu’en éducation, instruire lui paraissait un point secondaire, et que l’important à ses yeux était d’émouvoir le cœur et de former le caractère, l’étude et l’enseignement de l’histoire étaient pour lui un moyen de perpétuer, de renouveler, de rendre plus intense la vie nationale et d’agir sur l’avenir par le passé. Michelet aima passionnément la France ; il a tracé d’elle au second volume de son Histoire un portrait ému, enthousiaste, comme on ferait d’une personne adorée. Il vivait de sa vie dans le passé, et il est mort des coups qui l’ont frappée. Elle était pour lui une religion : « La patrie, ma patrie peut seule, disait-il, sauver le monde. » Son histoire lui semblait le plus beau, le plus utile des enseignements. Il rêvait « une école vraiment commune où les enfants de toute classe, de toute condition, viendraient un an, deux ans, s’asseoir ensemble, et où l’on n’apprendrait rien d’autre que la France[15]. » C’est cet amour pour la France qui lui a dicté son chef-d’œuvre, ces pages qu’on ne peut relire sans des larmes, la Vie de Jeanne d’Arc, l’héroïne, le messie de la patrie.

Mais le patriotisme de Michelet n’avait rien de commun avec le chauvinisme étroit de ceux qui ne savent aimer leur pays qu’en haïssant l’étranger. Bien loin d’y trouver des motifs d’égoïsme et de haine, il y trouvait la source d’un amour plus large encore. La patrie était pour lui « l’initiation nécessaire à l’universelle patrie ». « Plus l’homme, disait-il, entre dans le génie de sa patrie, mieux il concourt à l’harmonie du globe ; il apprend à connaître cette patrie, et dans sa valeur propre, et dans sa valeur relative, comme une note du grand concert ; il s’y associe par elle ; en elle, il aime le monde. » Si, de toutes les nations, la France lui paraissait la plus digne d’amour, c’est qu’elle est « le représentant des libertés du monde et le pays sympathique entre tous, l’apôtre de la fraternité « ; c’est qu’elle a eu plus qu’aucun autre le « génie du sacrifice ». La plus haute manifestation du génie de la France est à ses yeux la Révolution, qui restera dans l’avenir son « nom inexpiable, son nom éternel », et la Révolution symbolise pour lui les idées de justice et de concorde universelle. Il eût dit avec le poëte :

Je tiens de ma patrie un cœur qui le déborde.
Et plus je suis Français, plus je me sens humain[16].

Bien que les souvenirs de son enfance lui aient inspiré plus d’une fois des paroles dures pour l’Angleterre et qu’il n’ait jamais compris la grandeur sévère du génie anglo-saxon, il aimait les peuples étrangers ; il a été un des plus ardents apôtres de la paix, un défenseur de toutes les nationalités souffrantes et opprimées. En 1868, dans une préface nouvelle à son Histoire de la Révolution, il déclarait les guerres internationales désormais impossibles et saluait du cœur l’unité de l’Italie, l’unité de l’Allemagne[17]. La guerre de 1870 lui apparut comme un crime, et quand, au plus fort de nos revers, il en appelait au jugement de l’Europe des humiliations infligées à la France, il ne parlait pas de vengeance, mais de la mission de paix et de civilisation que sa patrie régénérée devait continuer à accomplir.

Son amour ne s’adressait pas seulement à cet être collectif qu’on appelle la nation ou à cette abstraction qu’on appelle l’humanité. Il aimait vraiment les hommes comme des frères, d’un amour évangélique, quels qu’ils fussent ; quelles que fussent leur langue, leur race et leurs convictions. Cet amour des hommes était toute sa politique ; il était républicain, non en vertu d’une théorie rationnelle et abstraite, mais parce que l’aristocratie était à ses yeux un principe d’exclusion, d’orgueil et de dureté, la monarchie un principe d’arbitraire[18], tandis que la démocratie seule lui paraissait pouvoir donner la liberté sans laquelle l’individu et ses forces intellectuelles ne peuvent se développer, et pouvoir seule pratiquer la fraternité qui d’un même cœur embrasse tous les hommes et les fait entrer dans la « cité du droit ». Ceux qu’il aimait surtout, c’étaient les plus malheureux, les plus simples, les plus déshérités. Et ce n’était pas en paroles seulement qu’il les aimait. Ce qu’il prêchait dans ses livres, il le mettait en pratique dans sa vie. De même que ses admirations littéraires s’adressaient, non aux écrivains les plus brillants, mais aux natures les plus aimantes, à Ballanche ou à Mme  Desbordes-Valmore[19], son amitié tenait moins de compte des dons de l’esprit que de ceux du cœur. Le génie à ses yeux était peu de chose, ou pour mieux dire, n’existait pas sans la bonté, et la bonté à elle seule tenait lieu de tout. Lui-même était d’une exquise bonté. Dans une âme passionnée comme la sienne, sa constante bienveillance, son inaltérable douceur était une haute vertu. Je ne lui ai jamais entendu parler de personne avec amertume, et je ne crois pas qu’il ait jamais volontairement fait de la peine à quelqu’un. Ce qu’il fut pour les pauvres, pour les souffrants, nul ne le saura jamais. Je l’ai vu dépenser son temps en démarches, en correspondances, en efforts de tout genre, pour un pauvre gardien de phare injustement destitué, qu’il avait rencontré par hasard dans un voyagé, et cela avec une simplicité extrême, sans aucune attitude de protection ; on eût dit un ami prêtant secours à un ami. La dignité et la bonté s’unissaient en lui dans un si parfait accord, qu’il savait autoriser la familiarité tout en imposant le respect.

Mais l’humanité ne suffisait pas à l’insatiable besoin d’aimer qui remplissait son cœur. La cité de Dieu lui paraissait trop étroite s’il se contentait d’y faire entrer tous les hommes : il voulait y admettre tous les êtres vivants. « Pourquoi les frères supérieurs repousseraient-ils hors des lois ceux que le Père universel harmonise dans la loi du monde ?» De ce tendre amour pour la nature sont nés l’Oiseau, l’Insecte, la Mer, la Montagne. Déjà, dans ses Origines du Droit, il reprochait aux hommes de manquer de reconnaissance envers les plantes et les animaux, « nos premiers précepteurs », « ces irréprochables enfants de Dieu » qui ont fait l’éducation de l’humanité. Dans le Peuple il avait élevé une réclamation touchante en faveur des animaux, « ces enfants » dont l’âme est dédaignée, « dont une fée mauvaise empêcha le développement, qui n’ont pu débrouiller le premier songe du berceau, peut-être des âmes punies, humiliées, sur qui pèse une fatalité passagère[20] ». Il avait béni la science qui fait chaque jour découvrir une parenté plus étroite entre les animaux et l’homme. Plus tard, quand la nature le consola des tristesses que lui causaient les hommes, son amour pour elle devint plus intense ; il l’étudia dans sa vie intime, dans les habitudes et les mœurs des êtres innombrables qui l’habitent. Comme une mère suit le moindre mouvement de son enfant et voit dans ses gestes, ses sourires et ses cris tout un monde de sentiments et de pensées, toute la vie d’une âme, cachée aux yeux indifférents, mais sensible déjà au cœur maternel ; Michelet sut à force d’amour comprendre et interpréter ce monde de rêves et de douleurs muettes que nous appelons de ce grand nom mystérieux : la Nature. De quel cœur il suit au bord du toit de l’église le petit oiseau à qui sa mère enseigne à essayer ses ailes, à croire en elle, qui lui dit d’oser ! C’est un spectacle plus touchant, plus émouvant à ses yeux que celui d’une mère surveillant le premier pas de son enfant. Quelle douleur éveillait en lui la vue des oiseaux prisonniers qui paraissent s’adresser à vous, vouloir arrêter le passant, ne demander qu’un bon maître[21]! Avec quelle tendre sollicitude il épie les lents et minutieux travaux de l’insecte ! On a parfois trouvé risible la sympathie avec laquelle il suit les animaux et les plantes, jusqu’au fond des mers, jusqu’au sommet des montagnes, dans leurs luttes, leurs souffrances, leurs amours, faisant des vœux pour leur bonheur et célébrant leurs triomphes par des effusions de joie et de reconnaissance. Cette émotion serait peut-être risible, si elle n’était profondément sincère. Mais en présence d’un si sérieux, d’un si puissant amour, on retient même le sourire et l’on se reproche les réserves et les objections mesquines qu’élève en nous le bon sens vulgaire et la froide raison.

Ce qui donnait à son amour pour la nature le caractère d’un culte enthousiaste et passionné, c’est qu’il voyait et aimait en elle plus qu’elle-même. Elle était pour lui la manifestation sensible et multiple d’une réalité invisible, d’une unité suprême que nous ne pouvons percevoir directement ; en un mot, son amour pour la nature n’est qu’une forme de l’adoration de Dieu. Il dit lui-même du livre de l’Oiseau : « Par-dessus la mort et son faux divorce, à travers la vie et ses masques qui déguisent l’unité, il vole, il aime à tire-d’aile, du nid au nid, de l’œuf à l’œuf, de l’amour à l’amour de Dieu[22]. » La nature toute seule ne pouvait satisfaire son cœur. Il avait en lui une vie trop intense pour accepter la mort comme une sentence définitive ; 76 JULES MICHELET.

il avait un trop grand besoin d’amour et d’harmonie pour voir autre chose que de passagères apparences dans les désordres, le mai, la souffrance qui accompagnent la vie terrestre, et pour ne pas croire à l’existence d’un amour infini et d’une harmonie parfaite. C’était son cœur qui lui dictait sa religion, comme il lui avait dicté sa politique. Il ne construisait point de théories philosophiques, il ne s’amusait point à la métaphysique. Dieu ne fut jamais pour lui un principe intellectuel, une cause abstraite, mais (( la source de la vie » , « l’amour éternel, l’àme universelle des mondes, l’impartial et immuable amour 1 ». S’il croit à l’immortalité, ce n’est pas en vertu d’une déduction logique, d’un raisonnement d’école, c’est par un sentiment, par une violente aspiration de l’àme ; ce n’€St point parce que l’homme est un être intelligent, un esprit qui se croit immortel, mais parce qu’il est un être aimant. « Je ne sens pas pour mon esprit, me disait-il un jour, le besoin d’une vie éternelle ; je sens que mes

I. Bible de l'humunité, page 486.

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forces intellectuelles ont donné tout ce qu’elles pouvaient produire. Mais je ne puis admettre que la puissance d’aimer qui est en moi soit anéantie. » Il trouvait encore une autre preuve de l’immortalité dans la nécessité d’une autre vie où seront réparées les injustices de la vie terrestre 1. Il a exprimé dans une page admirable de l' Oiseau cet invincible élan de son cœur vers l’immortalité.

<< Le plus joyeux des êtres, c’est l'oiseau, parce qu’il se sent fort au delà de son action ; parce que, bercé, soulevé de l’haleine du ciel, il nage, il monte sans effort, comme en rêve. La force illimitée, la faculté sublime, obscure chez les êtres inférieurs, chez l’oiseau claire et vive, de prendre à volonté sa force au foyer maternel, d’aspirer la vie à torrent, c’est un enivrement divin.

<< La tendance toute naturelle, non orgueilleuse, non impie, de chaque être, est de vouloir ressembler à la grande Mère, de se faire à son image, de participer aux ailes infatigables dont l’Amour éternel couve le monde.

I. L’empereur Nicolas, disait-il, suffirait pour me faire croire à la vie future.

« La tradition humaine est fixée là-dessus. L’homme ne veut pas être homme, mais ange, un Dieu ailé. Les génies ailés de la Perse sont les chérubins de la Judée. La Grèce donne des ailes à sa Psyché, à l’âme, et elle trouve le vrai nom de l’âme, l’aspiration (ἆσθμα). L’âme a gardé ses ailes ; elle passe à tire-d'aile dans le ténébreux moyen âge, et va croissant d’aspiration. Plus net et plus ardent se formule ce vœu, échappé du plus profond de sa nature et de ses ardeurs prophétiques :

« Oh ! si j’étais oiseau ! » dit l’homme. La femme n’a nul doute que l’enfant ne devienne un ange.

« Elle l’a vu ainsi dans ses songes.

« Songes ou réalités ?… Rêves ailés, ravissements des nuits, que nous pleurons tant au matin, si vous étiez pourtant ! Si vraiment vous viviez ! Si nous n’avions rien perdu de ce qui fait notre deuil ! Si d’étoiles en étoiles, réunis, élancés dans un vol éternel, nous suivions tous ensemble un doux pèlerinage à travers la bonté immense !…

« On le croit par moments. Quelque chose nous dit que ces rêves ne sont pas des rêves, mais des échappées du vrai monde, des lumières entrevues derrière le brouillard d’ici-bas, des promesses certaines, et que le prétendu réel serait plutôt le mauvais songe. »

La religion de Michelet, on le voit, est toute de sentiment et l'adresse plus au cœur qu’à la raison. Comment s’expliquer alors ses jugements si sévères sur le christianisme dans ses derniers ouvrages, l’espèce d’aversion qu’il finit par manifester contre la religion qui enseigne que « Dieu est amour », et contre celui « qui a tant aimé les hommes qu’il est mort pour eux ? » Dans ses premiers livres pourtant il avait parlé du christianisme avec une sympathie émue et respectueuse, presque avec le regret de ne pas croire. Ici, comme toujours, c’est à son cœur qu’il faut demander l’explication des fluctuations de son esprit. Tout d’abord, il faut mettre le christianisme hors de cause. Élevé dans le catholicisme, vivant en pays catholique, Michelet n’a songé au christianisme que sous la forme du catholicisme. Il voyait toujours l’Évangile à travers l’Imitation de Jésus-Christ. Quand il commença son Histoire de France, les tendances cléricales semblaient à jamais vaincues et inoffensives ; on ne pensait pas que l’admiration pour le moyen âge pût servir de prétexte à un retour vers les institutions ou les idées du passé. Michelet, sans partager les croyances catholiques[23], admira le rôle bienfaisant de l’Église, la grandeur de son développement historique pendant les premiers siècles du moyen âge, et se laissa aller sans arrière-pensée à la sympathie que lui inspirait « cette mère du monde moderne ». La vie de l’Église se confondait pour lui avec la vie même de la patrie, et la renier c’eût été en quelque sorte renier la France. Non-seulement il écrivait sur l’architecture gothique, sur la sainteté du célibat ecclésiastique, sur la piété du roi Robert et de saint Louis, des pages d’une beauté incomparable, mais il éprouvait pour l’Eglise les sentiments d’une affection toute liliale : il n’osait toucher « aux plaies d’une Eglise où il était né et qui lui était encore chère… Toucher au christianisme ! ceux-là seuls n’hésiteraient point qui ne le connaissent pas. Pour moi, je me rappelle les nuits où je veillais une mère malade ; elle souffrait d’être immobile, elle demandait qu’on l’aidât à changer de place et voulait se retourner. Les mains filiales hésitaient ; comment remuer ses membres endoloris[24] ? Il se laissait même aller en contemplant les grandeurs du passé à de poétiques regrets. Après avoir cité les paroles de saint Louis à son fils, il ajoute : « Cette pureté, cette douceur d’âme, cette élévation merveilleuse où le moyen âge porta ses héros, qui nous la rendra ? » Mais à mesure qu’il avançait dans l’histoire, il voyait l’Église se dégrader, se corrompre, et, après avoir été la gardienne et l’apôtre de la civilisation, se faire l’ennemie de tout progrès et de toute liberté. Son cœur embrassa la cause des persécutés, des victimes de l’Église, avec la même sympathie qu’il avait embrassé la cause de l’Église elle-même. En même temps l’esprit clérical renaissant s’efforçait de ramener la société moderne non plus seulement à l’admiration, mais à l’imitation du moyen âge. Michelet dut prendre parti dans la lutte, et, pour la défense des idées modernes, rompre avec ses habitudes de respect envers l’Église, quelque profondément enracinées qu’elles fussent dans son cœur. « Le moyen âge, dit-il dans le Peuple, où j’ai passé ma vie, dont j’ai reproduit dans mes histoires la touchante, l’impuissante aspiration, j’ai dû lui dire : Arrière ! aujourd’hui que des mains impures l’arrachent de sa tombe et mettent cette pierre devant nous pour nous faire choir dans la voie de l’avenir[25]. »

Jusqu’alors il s’était interdit, par piété liliale, de juger l’Église ; à mesure qu’il étudia le catholicisme dans son action, dans ses doctrines, son cœur s’en éloigna de plus en plus. Il ne l’attaqua pas au nom de la raison comme illogique, il le réprouva au nom du sentiment comme injuste. La doctrine chrétienne se résuma à ses yeux dans l’opposition de la justice et de la grâce, opposition que son cœur ne pouvait admettre ; car la justice sans amour n’est plus qu’une légalité sauvage et impitoyable, et l’amour sans justice un caprice immoral. Il s’émut, s’indigna en voyant la dureté de l’Église pour la femme qu’elle regarde comme un être impur, cause de tentation et de chute ; sa dureté pour l’enfant, qu’elle damne, s’il meurt sans baptême ; sa dureté pour l’animal à qui elle refuse une âme et en qui elle incarne les démons ; sa dureté pour la nature entière, qui représente le mal et le péché. Il regarde le célibat des prêtres comme un attentat contre la vie ; la doctrine du péché originel comme un blasphème contre l’enfance ; la distinction des élus et des damnés, du ciel et de l’enfer, comme une injure à la bonté de Dieu. L’amour divin enseigné par l’Évangile ne lui apparaissait que défiguré par les mièvreries de la dévotion et par l’orgueil de la théocratie ; il ne le trouvait ni assez large ni assez ardent pour satisfaire son cœur. Comment la Bible juive et chrétienne, issue d’un seul peuple, pourrait-elle répondre aux besoins de l’humanité ? Il lui fallait une Bible plus vaste, où toutes les nations auraient mis le meilleur de leur âme et de leur histoire. C’est de cette Bible de l’humanité que Michelet ébaucha le plan grandiose.

« Jérusalem ne peut rester, comme aux anciennes cartes, juste au point du milieu, immense entre l’Europe imperceptible et la petite Asie, effaçant tout le genre humain… Revenant des ombrages immenses de l’Inde et du Râmayana, revenant de l’Arbre de vie, où l’Avesta, le Shah Nameh, me donnaient quatre fleuves, les eaux du paradis, — ici j’avoue, j’ai soif. J’apprécie le désert, j’apprécie Nazareth, les petits lacs de Galilée. Mais franchement, j’ai soif… Je les boirais d’un seul coup. — Laissez plutôt, laissez que l’humanité libre aille partout. Qu’elle boive où burent ses premiers pères. Avec ses énormes travaux, sa tâche étendue en tous sens, ses besoins de Titan, il lui faut beaucoup d’air, beaucoup d’eau et beaucoup de ciel, — non, le ciel tout entier ! — L’espace et la lumière, l’infini d’horizon, — la terre pour terre promise, et le monde pour Jérusalem[26]. »


Si l’on demandait quelle a été la qualité dominante, la faculté maîtresse de Michelet, je dirais donc que c’était la puissance et le besoin d’aimer. Si sa pensée a quelque chose de saccadé, de fiévreux, c’est qu’on y sent les battements d’un cœur toujours ému. Son imagination même est gouvernée par son cœur et n’est qu’une des formes de sa puissance de sympathie. S’il anime toute la nature, s’il ressuscite les personnages qui ne sont plus, c’est que son cœur ne reste jamais étranger à ce qui occupe son esprit. Il prend parti dans les luttes des éléments comme dans celles des hommes ; il aime ou il hait ; il raconte les événements passés depuis des siècles comme le ferait un contemporain passionné, et il décrit l’existence des animaux ou des plantes comme s’il avait vécu de leur vie, joui de leur bien-être et souffert de leurs souffrances. Il s’adresse à la sensibilité plus qu’aux sens ; son style est plus ému qu’il n’est imagé. Il ne frappe pas notre esprit, comme d’autres grands poètes, comme Victor Hugo par exemple, par des couleurs et par des sons, mais par le mouvement, les sentiments et la vie dont il anime tout ce dont il parle. La forme n’est pour lui que l’expression Page:Monod - Jules Michelet, 1875.djvu/108 Page:Monod - Jules Michelet, 1875.djvu/109 Page:Monod - Jules Michelet, 1875.djvu/110 Page:Monod - Jules Michelet, 1875.djvu/111 son cœur avaient de chaleur et d’énergie, à ce point qu’il semblait indifférent au monde, aux hommes, aux personnes même qui lui tenaient de plus près, et qu’il pouvait passer dans la vie ordinaire pour froid et insensible. Les douleurs, les humiliations de son enfance l’avaient tout refoulé en lui-même ; ce n’est que plus tard, après ses cours du collège de France et surtout à l’époque de l’Oiseau, que son cœur s’ouvrit et révéla ce qu’il contenait de bonté.

La vie qu’il avait menée dans son enfance, l’éducation qu’il avait reçue, avaient favorisé ce développement excessif de l’imagination. On dit parfois que pour développer l’imagination il faut la nourrir, l’enrichir ; c’est le contraire qui est vrai, il faut l’appauvrir et l’affamer. Elle est le résultat d’une exaltation de l’esprit à qui la simple réalité des choses ne suffit pas, et qui supplée à son indigence en la revêtant de couleurs ou de formes créées par lui-même, en en exagérant les proportions, en réunissant selon sa fantaisie en combinaisons nouvelles ce que la nature a séparé ; en un mot, en créant ce qu’il désire à force de passion et Page:Monod - Jules Michelet, 1875.djvu/113 Page:Monod - Jules Michelet, 1875.djvu/114 Page:Monod - Jules Michelet, 1875.djvu/115 Page:Monod - Jules Michelet, 1875.djvu/116 fantaisie, tant de joyeuse sérénité et tant de sympathique bonté, de l’esprit sans malice et de la poésie sans déclamation ! Sa conversation était ailée ; les idées jaillissaient comme des flèches vives, dardées d’un trait ; ou bien il les laissait s’envoler une à une, d’un vol inégal et capricieux, comme des oiseaux, mais sans les suivre ni les rappeler. Il n’insistait jamais, ne développait pas. Il était un causeur incomparable, et l’on sentait en lui, sans qu’il cherchât à le faire sentir, ce je ne sais quoi de divin qui fait l’homme de génie.

Ce qui donnait à ce génie la grâce, c’est qu’il y joignait la modestie. Il savait écouter, il se laissait contredire, il demandait avis. Même devant des hommes plus jeunes que lui et dont le talent n’était pas égal au sien, il émettait souvent ses idées avec réserve, les questionnant, s’informant de leur opinion. Ce n’est pas qu’il feignît d’ignorer ce qu’il valait. Il a dit de son histoire « mon monument ; » et quand il attaquait l’usage du tabac, en montrant que tous les esprits créateurs du siècle, Hugo, Lamartine, Guizot, n’ont jamais fumé, il y ajoutait Page:Monod - Jules Michelet, 1875.djvu/118 Page:Monod - Jules Michelet, 1875.djvu/119 Page:Monod - Jules Michelet, 1875.djvu/120 un rythme, une harmonie parfaitement d’accord avec le caractère de la pensée et aussi varié que la pensée elle-même. Son style est comme la notation musicale de sa pensée ; il en suit tous les mouvements, les allées et les retours, les secousses, les saillies ; de là cette variété infinie de rythme ; ces phrases tantôt amples et cadencées, tantôt brèves et saccadées, où les mots agissent à la fois sur l’oreille et sur l’esprit par leur son et par leur sens. Michelet avait besoin de calme et de tranquillité pour noter ainsi ses pensées. Les bruits du dehors l’empêchaient d’entendre le rythme intérieur. Quand, en octobre 1859, au milieu d’une tempête, il cherchait à écrire ses impressions, il vint un moment où il dut s’arrêter ; la violence du vent et de la mer, la fatigue et le manque de sommeil avaient blessé en lui une puissance, « la plus délicate de l’écrivain, le rythme. Ma phrase venait inharmonique. Cette corde, dans mon instrument, la première se trouva cassée ». Ces expressions nous montrent que Michelet sentait qu’il écrivait comme un musicien compose. Dans ce même récit de la tempête, au chapitre VIIe de la Mer, se trouvent de nombreux exemples de la puissance d’expression qu’il trouve dans la variété du rythme de ses phrases. Au début, il peint le charme de la plage de Royan.

« Les deux plages semi-circulaires de Royan et de Saine-Georges, sur leur sable fin, donnent aux pieds les plus délicats les plus douces promenades, qu’on prolonge sans se lasser dans la senteur des pins qui égayant la dune de leur jeune verdure. »

Quelle douceur, quelle lenteur dans cette longue phrase qui continue tout en paraissant prête à s’arrêter à chaque pas ! Un peu plus loin la tempête éclate :

« Le grand hurlement n’avait de variante que les voix bizarres, fantasques, du vent acharne sur nous. Cette maison lui faisait obstacle ; elle était pour lui un but qu’il assaillait de cent manières. C’était parfois le coup brusque d’un maître qui frappe à la porte, des secousses comme d’une main forte pour arracher le volet ; c’étaient des plaintes aiguës par la cheminée ; des désolations de ne pas entrer, — des menaces si l’on n’ouvrait pas, enfin, des emportements, d’effrayantes Page:Monod - Jules Michelet, 1875.djvu/123 Page:Monod - Jules Michelet, 1875.djvu/124 Page:Monod - Jules Michelet, 1875.djvu/125 Page:Monod - Jules Michelet, 1875.djvu/126 voyons revenir constamment le même rythme, la même ritournelle. C’était un premier signe où l’on reconnaissait que son talent se ressentait des atteintes de l’âge.


Et pourtant on hésite à prononcer les mots d’âge, de vieillesse, à propos de Michelet, tant il resta toujours jeune de cœur, d’esprit et d’imagination, en dépit des années, en dépit des hommes. Lorsqu’on embrasse dans son ensemble cette vie si simple et si pure, cette série d’œuvres si variées, si originales, si poétiques, on se demande quel a été le trait de son caractère et de son génie qui le distingue nettement de tous les autres écrivains français ; comment il se fait qu’il soit pour ainsi dire unique en son genre, qu’il n’ait pas eu d’ancêtres et qu’il n’ait pas de postérité littéraires. Il faut attribuer, je crois, cette originalité si marquée à ce qu’il a conservé à travers l’âge mûr et jusqu’à la vieillesse quelque chose de l’enfant ; ce mot implique dans mon esprit un éloge et non un blâme. Les Français, d’ordinaire, n’ont rien de l’enfant ; d’autres peuples au contraire, les races germaniques par exemple, en conservent toujours quelque chose ; aussi gardent-ils bien plus la fraîcheur des sentiments, la jeunesse du cœur et l’intelligence des choses simples qui sont si souvent en même temps les choses profondes. Michelet avait en lui ce trait germanique qui, mêlé à une nature d’ailleurs toute française, lit sa grande originalité. Comme l’enfant, il n’était blasé sur rien ; il admirait, s’étonnait, trouvait à chaque chose une beauté ou un intérêt toujours nouveaux ; il se livrait tout entier à l’émotion, à l’affectation du moment, et pouvait transporter sans cesse sa sympathie d’un objet à un autre sans qu’elle perdît rien de sa vivacité et de sa fraîcheur. Comme l’enfant, il était toujours sincère, et c’était de l’abondance de son cœur que parlait sa bouche ; comme l’enfant, il prenait toutes choses au sérieux, et n’avait pas ce qu’on appelle le sentiment du ridicule, qui n’est le plus souvent qu’une frivolité inintelligente ou une moquerie irrespectueuse ; comme l’enfant, il était souvent gai et jamais railleur, parfois triste et jamais découragé ; comme l’enfant enfin, il comprenait les choses par intuition plus que par analyse, et d’un simple regard pénétrait souvent plus profondément dans la réalité que ne l’aurait fait la critique la plus subtile. Ce qu’il a écrit dans le Peuple sur l’homme de génie peut s’appliquer à lui-même :

« Si vous étudiez sérieusement dans sa vie et dans ses œuvres ce mystère de la nature qu’on appelle l’homme de génie, vous trouverez généralement que c’est celui qui, tout en acquérant les dons du critique, a gardé les dons du simple… La simplicité, la bonté sont le fond du génie, sa raison première ; c’est par elles qu’il participe à la fécondité de Dieu… Le génie a le don d’enfance, comme ne l’a jamais l’enfant. Ce don, c’est l’instinct vague, immense, que la réflexion précise et retient bientôt, de sorte que l’enfant est de bonne heure questionneur, épilogueur et tout plein d’objections. Le génie garde l’instinct natif dans sa forte impulsion, avec une grâce de Dieu que malheureusement l’enfant perd, la jeune et vivace espérance. »

Michelet l’eut toujours dans le cœur, la jeune et vivace espérance. C’est ce qui rend la lecture de ses livres si bienfaisante. On oublie les défauts de l’enfant ; sa vue seule fait aimer la nature et bénir la vie. Comment n’oublierions-nous pas les défauts de Michelet, quand nous apprenons de lui à aimer, à agir, à espérer ?


BIBLIOGRAPHIE
DES OUVRAGES
DE JULES MICHELET


Examen des vies des hommes illustres de Plutarque. — Paris, imprimerie Fain, 1819. In-4°.

De perficienda infinitate secundum Lockium. — Paris, imprimerie Fain, 1819. In-4°[27].

Tableau chronologique de l’Histoire moderne (1453-1789), par J. Michelet, professeur d’histoire au collège Sainte-Barbe. — Paris, Colas ; Dondey-Dupré fils, 1825. In-8°.

Deuxième édition avec tableaux, adoptée par le Conseil royal de l’instruction publique. — Paris, les mêmes, 1826. In-8°.

Tableaux synchroniques de l’Histoire moderne (1453-1648). — Paris, Colas, 1826, in-4o oblong.

Précis de l’Histoire moderne. Ce Précis formait d’abord la seconde partie d’un ouvrage de M. Desmichels, intitulé : Précis de l’Histoire du Moyen Age jusqu’à la prise de Constantinople par les Turcs Ottomans, suivi du Précis d’Histoire moderne, par J. Michelet. — Paris, Colas ; Hachette, 1827. In-8°.

Il fut fait un tirage à part de ce Précis, paginé 101-248, chez les mêmes éditeurs, en 1828.

En janvier 1829 parut, sous le titre de : Précis de l’Histoire moderne, seconde édition, une Préface de 100 pages nouvelles. Le tout fut réimprimé et publié en automne 1829 sous le titre de : Précis de l’Histoire moderne, chez les mêmes éditeurs, 1829. In-8°.

Cette seconde édition était en réalité une troisième édition ; aussi voyons-nous paraître en 1833 :

Précis de l’Histoire moderne, ouvrage adopté par le Conseil royal de l’Université de France. Quatrième édition, revue et augmentée. — Paris, Hachette, 1833. In-8°.

Cinquième édition, revue et augmentée. — Paris, le même, 1839. In-8°.

Sixième édition, revue, corrigée et augmentée. — Paris, le même, 1839. In-8°.

Septième édition. — Paris, le même, 1842. In-8°.

Huitième édition. — Paris, le même, 1851. In-8°.

Neuvième édition. — Paris, Chamerot, 1864. In-18°.

Principes de Philosophie de l’Histoire, traduits de la Scienza nuova. de J.-S. Vico, et précédés d’un Discours sur le système et la vie de l’auteur. — Paris, Renouard, 1827. In-8°.

Introduction a l’Histoire universelle. — Paris, Hachette, 1831. In-8°.

Seconde édition, suivie du Discours d’ouverture prononcé à la Faculté des Lettres, le 9 janvier 1834. — Paris, le même, 1834. In-8°.

Troisième édition, augmentée d’un Fragment sur l’éducation des femmes au moyen âge. — Paris, le même, 1843. In-8°.

Histoire romaine. Première partie : République. — Paris, Hachette, 1831. 2 vol. in-8o.

Seconde édition, revue et augmentée. — Paris, le même. I"’vol. 1833. In-8. 2 vol. 1839. In-8°.

Troisième édition. — Paris, le même, 1843. 2 v. in-8o. Page:Monod - Jules Michelet, 1875.djvu/134 Page:Monod - Jules Michelet, 1875.djvu/135 Page:Monod - Jules Michelet, 1875.djvu/136 Page:Monod - Jules Michelet, 1875.djvu/137 Page:Monod - Jules Michelet, 1875.djvu/138 Page:Monod - Jules Michelet, 1875.djvu/139 Page:Monod - Jules Michelet, 1875.djvu/140 Page:Monod - Jules Michelet, 1875.djvu/141

La Montagne. — Paris, Librairie internationale, 1868. In-18.

Nos Fils. — Paris, Librairie internationale, 1869. In-18. — Seconde édition. 1870.

La France devant l’Europe. — Florence, Le Monnier, 1871. In-18.

Histoire du XIXe siècle. — Directoire. Origine des Bonaparte. — Paris, Germer-Baillière, 1872. In-8°.

(Les volumes II et III et une partie du vol. IV sont imprimés, mais n’ont point encore paru. Ils conduisent l’histoire du XIXe siècle jusqu’en 1824.)

Testament olographe de M. Jules Michelet. — Paris, 1874. In-4°. Pièce.

Michelet a écrit, dans la Biographie universelle, les Notices sur Vico et sur Zénobie ;

Dans la Revue des Deux Mondes. Martin Luther (1er mars 1832) ; — la Bretagne (15 juillet 1833) ; le XIVe siècle (15 janvier 1834) ; les Templiers (1er mai 1837) ; Facsimilé de lettre de Jules Michelet

Dans la Revue de Paris, la mort de Danton (15 août 1853) ;

Divers Rapports dans les Comptes rendus de l’Académie des Sciences morales.

Il est nommé parmi les collaborateurs de l’Encyclopédie des gens du monde.

Il a publié, dans Paris-Guide, 1867, un chapitre sur le collège de France.

Le Journal de l’Instruction publique de 1834 et 1835 a publié des comptes rendus abrégés de son

cours à la Faculté des lettres.
PARIS. — J. CLAYE, IMPRIMEUR
RUE SAINT-BENOIT, 7.
  1. Michelet, Histoire de France, II, page 30.
  2. Le Peuple, page 22.
  3. Le Peuple, page 26.
  4. Le Peuple, page 30.
  5. Guizot ne lui fut jamais sympathique. Ils eurent des relations assez suivies vers 1830 ; et quand Guizot devint ministre en 1833, il prit Michelet pour son suppléant à la Faculté des lettres. Mais le bon accord dura peu. Dès 1835, Guizot lui préféra un catholique fervent, M. Ch. Lenormant. Les hardisses de Michelet l’effrayaient. Celui-ci, de son côté, ne goûta jamais le talent de Guizot. Il lui reprochait d’être peu français dans sa tournure d’esprit, trop anglais dans ses idées politiques, et surtout de manquer du sens de la vie. Un jour, à l’Académie, dans une discussion sur les poëmes de l’Inde, dont Guizot critiquait l’exubérance, Michelet éclata tout à coup : « Vous ne pouvez les comprendre, s’écria-t-il, vous avez toujours haï la vie. »
  6. Dans ses intéressants articles de la Revue politique et littéraire (15, 22 et 29 août 1874), M. Despois a cité un passage du cours de Michelet à la Faculté des lettres en 1835, où il expliquait comment l’historien, pour bien comprendre le passé, devait apporter à son étude, non une froideur impartiale, mais une sympathie chaleureuse, capable de s’éprendre successivement de toutes les manifestations les plus diverses de l’esprit humain. Je donne en entier ce passage curieux, dont M. Despois n’a cité que quelques lignes. On avait reproché à Michelet d’être partial en faveur de Luther. « On pourrait me reprocher également, répliqua-t-il, d’être partial en faveur des Vaudois, comme plus tard en faveur de sainte Thérèse et de saint Ignace de Loyola. C’est cependant pour l’histoire une condition indispensable que d’entrer dans toutes les doctrines, que de comprendre toutes les causes, que de se passionner pour toutes les affections. Une idée ne se produit qu’à la condition d’être dans l’esprit humain et d’aider au développement général de l’humanité. Aussi est-elle toujours bonne, toujours utile, toujours nécessaire. L’histoire déroule une vaste psychologie qui embrasse dans un ordre successif toutes les notions, toutes les facultés qui constituent l’intelligence de l’homme ; chaque notion, chaque faculté se révèle tour à tour sous la forme d’un parti, d’une nation, d’une doctrine, et fait à travers les événements sa fortune dans le monde. Comment s’étonner que l’histoire trouve des sympathies pour l’homme tout entier, pour sa raison, son imagination, son cœur, pour la liberté et pour la grâce, pour le dogme et pour la morale ? Qu’il recueille çà et là les parties afin de reconstruire l’ensemble et qu’il les honore et les aime toutes, puisque dans toutes il voit se refléter cette image sacrée de lui-même que Dieu a jetée dans l’homme seulement. (Journal de l’instruction publique, 25 janvier 1835.)
  7. J. Grimm fut toujours pour lui le type accompli du savant. Après la guerre de 1870, navré de la dureté que les Allemands avaient montrée dans la victoire, il me disait : « Si Grimm avait été là, je suis sûr qu’il aurait protesté au nom de l’humanité et de la justice. Mais il n’y a plus de Grimm en Allemagne. » Je doute beaucoup, pour ma part, que Grimm eût protesté.
  8. Les Origines du Droit n’ont pas, quant au fond même du livre, une grande valeur originale. Ce qu’on y trouve de plus solide est tiré de Grimm.
  9. Quinet, poëte, historien, philosophe, enseignait l’histoire des littératures du midi de l’Europe. Mickiewicz, le grand poëte polonais, occupait la chaire de langue et de littérature slaves.
  10. Quinet et Michelet avaient pris l’un et l’autre les Jésuites pour sujet de leur cours, et firent paraître ce volume en commun.
  11. Michelet avait fait un dépouillement très-complet des registres de la commune, détruits depuis par les incendies de mai 1871. Il en a tiré une foule de renseignements curieux qui ne se trouvent pas dans les autres histoires de la Révolution. Il avait aussi attentivement étudié les archives de Nantes pour la guerre de Vendée.
  12. Voyez le fac-similé à la fin du volume.
  13. La Sorcière, chap. VII, au sujet du jour des morts.
  14. Nos Fils, page 422. Ce culte pour les morts se montrait chez lui par des traits touchants. Il souffrait à la vue d’une tombe mal soignée, et quand il allait visiter les siens au Père-Lachaise, il lui arrivait souvent de taire orner de fleurs les tombes voisines de celles de ses proches. Il fit même une fois refaire la grille brisée du tombeau d’une personne qui lui était entièrement inconnue. Il est douloureux de penser que l’homme qui a eu tant de vénération pour les morts, au lieu de reposer à Paris, dans la ville qu’il a si passionnément aimée, où il serait à son tour l’objet de ce culte pieux auquel il attachait tant de prix, a été retenu à Hyères, condamné à un exil solitaire par l’interprétation pharisaïque de la lettre d’un testament.
  15. Le Peuple, page 352.
  16. Sully Prudhomme.
  17. Histoire de la Révolution, 2e édition, page 4.
  18. On a dit que Michelet avait commencé, comme Victor Hugo, par être royaliste. Cela est inexact. Il appartenait à l’école libérale de la Restauration, tout en se défiant plus qu’elle du bonapartisme. Il admirait l’empereur, mais se souvenait qu’il avait ruiné son père et la France. Il évita toujours de rien écrire sur Napoléon, se sentant trop partial contre lui. Quand, à la fin de sa vie, il entreprit l’histoire de Bonaparte, on a vu la force de ses ressentiments. Ce qui a fait croire au royalisme de Michelet, c’est qu’il donna des leçons à la fille du duc de Berry, plus tard duchesse de Parme, alors âgée de huit ans, et ressentit pour elle une tendresse dont il aima toujours à se souvenir. « Elle a ému mes entrailles de père », disait-il. — Il avait d’ailleurs un sens historique trop profond pour s’associer aux étroitesses intellectuelles des hommes de parti. Les dernières paroles qu’il a prononcées avant de mourir en sont un curieux témoignage. Sortant d’une demi-torpeur, il dit tout à coup : « On eût dû faire manger à Henri V des cœurs de lion. — Pourquoi ? lui demanda-t-on. — Parce qu’il aurait eu le tempérament plus militaire. » Sans vouloir attacher un sens trop précis à ces paroles, ne semble-t-il pas que Michelet ait eu à ce moment le sentiment que la faiblesse de la France contemporaine vient de la rupture de toutes ses traditions historiques ? N’a-t-il pas éprouvé un vague regret, regret d’historien et d’ami de la vieille France, en pensant qu’Henri V eût pu peut-être renouer ces traditions, s’il avait été capable de comprendre les aspirations légitimes et les besoins du monde moderne ?
  19. Sa plus vive admiration était Virgile. « Je suis né, disait-il, de Virgile et Vico. » Il méditait un commentaire sur Virgile. Il fit en 1841 un voyage en Lombardie pour voir les lieux où Virgile a vécu et qu’il a chantés. Nous trouvons dans le Peuple un témoignage éloquent de cette prédilection pour Virgile, prédilection du cœur plus encore que de l’esprit : « Tendre et profond Virgile ! moi qui ai été nourri par lui et comme sur ses genoux, je suis heureux que cette gloire unique lui revienne, la gloire de la pitié et de l’excellence du cœur… (Michelet vient de parler des beaux vers de Virgile sur le bœuf de labour, et des vers à Gallus : nec te pœniteat pecoris.) Ce paysan de Mantoue, avec sa timidité de vierge et ses longs cheveux rustiques, c’est pourtant, sans qu’il l’ait su, le vrai pontife et l’augure, entre deux mondes, entre deux âges, à moitié chemin de l’histoire. Indien par sa tendresse pour la nature, chrétien par son amour de l’homme, il reconstitue, cet homme simple, dans son cœur immense, la belle cité universelle dont rien n’est exclu qui ait vie, tandis que chacun n’y veut faire entrer que les siens. » P. 232.
  20. Le Peuple, page 228.
  21. Il fut ce bon maître pour plus d’un. Il avait toujours avec lui des oiseaux, il les emmenait en voyage. Il y avait un pinson surtout à qui toute la maison obéissait.
  22. L’Oiseau, page 57.
  23. Il eut pourtant vers dix-huit ans une période de mysticisme et de foi ; n’ayant pas reçu le baptême dans son enfance, il se fit volontairement baptiser en 1816. Mais dans ses premiers écrits, on voit que, s’il conserve du respect pour l’Église, il n’a plus la foi.
  24. Mémoires de Luther, préface.
  25. Page 361.
  26. Bible de l’humanité, préface.
  27. Ces deux thèses de doctorat sont devenues à peu près introuvables.