Julie, ou J’ai sauvé ma rose/01

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A Hambourg, et se trouve à Paris chez les Marchands de Nouveautés. (Tome 1 ; Tome 2p. 1-252).


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JULIE,

ou
J’AI SAUVÉ MA ROSE.
[Tome premier]



« La mère en défendra la lecture
à sa fille. »



À mon Armand.


Qu’exigez-vous, mon cher Armand ? Quoi ! vous voulez que j’écrive ma vie ! Songez que, malgré les droits que l’amour vous a donnés sur moi, vous n’avez pas celui de me demander un pareil sacrifice : vous savez, mon ami, qu’il est mille choses pardonnables, lorsqu’on les couvre du voile du mystère ; mais paraissent-elles au grand jour, on vous blâme, on vous décrie, et ce sont souvent les plus criminels qui se déchaînent avec le plus de violence.

Vous me dites que vous ne savez, de mon histoire, que ce qu’il en faut pour exciter la curiosité ; ne vous étonnez pas de ma réserve, mon cher Armand ; l’amour ne m’a jamais rendue communicative ; et, si ce sentiment subsistait encore entre nous, en vain me supplieriez-vous de contenter votre curiosité, mon intérêt ne me le permettrait pas. L’amitié qui nous lie depuis plusieurs années vous servira mieux que l’amour ; quoi qu’il puisse m’en coûter, vos désirs seront satisfaits ; je ne dois pas moins à mon dernier vainqueur.

Tout autre, en commençant son histoire, vous dirait que vous allez renouveler des douleurs profondes, rouvrir des blessures mal cicatrisées ; car y a-t-il dans la nature un être qui ne se croie pas malheureux ? Chaque mortel imagine avoir à lui seul épuisé tous les traits du sort. Si j’avais de pareilles plaintes à faire, mon cher Armand, je pourrais espérer du moins exciter votre pitié, et je ne manquerais pas de vous prévenir que vous allez verser tant de larmes, que vous serez plus d’un an sans pouvoir pleurer ; mais, hélas ! cette ressource me manque ; je n’ai jamais excité que le désir ou l’envie, et s’il vous faut du pathétique, je vous conseille de me faire grâce du sacrifice que mon extrême amitié me dispose à vous faire.

Ô mon ami ! à quoi me suis-je engagée ! Vous ne pouvez prévoir l’excès du danger auquel ma condescendance m’expose ; malgré tous les attraits que le monde avait pour moi, j’ai su le quitter avant que d’en être abandonnée. À trente ans je me suis retirée de ce monde plein de charmes, où j’étais encore désirée, fêtée ; j’ai renoncé aux plaisirs enchanteurs qui jusqu’alors avaient été mes compagnons fidèles ; je vis maintenant dans la solitude ; mais j’ai l’art de l’embellir : j’ai des amis, je fais des heureux, je m’occupe de choses sérieuses. Vous savez, Armand, que j’ai toujours allié l’utile et l’agréable ; j’y réussis mieux que jamais, et, malgré ma philosophie, les ris folâtres viennent souvent encore se mêler parmi nous.

Vous verrez qu’en bonne épicurienne, j’ai su me ménager des jouissances pour un âge où mon sexe commence à gémir de perdre sa fraîcheur et la beauté : si les femmes connaissaient mieux leurs intérêts, elles se garderaient bien de se désespérer d’un mal inévitable, et, loin de se livrer à cette humeur maussade qui éloigne leurs meilleurs amis, elles emploieraient toutes les ressources de leur esprit, doubleraient leur amabilité, abandonneraient des prétentions ridicules, et, se parant de l’aimable indulgence, elles se verraient encore aimées, accueillies ; elles n’inspireraient plus de ces passions vives, brûlantes, que la jeunesse seule a droit de faire éprouver, et dont cependant la vieillesse n’est pas à l’abri ; mais on aurait pour elles ces égards, cette amitié sincère qui peut encore nous faire goûter un bonheur durable, et qui n’est dédaigné que des femmes qui n’ont pas assez de délicatesse pour en sentir le prix.

Je vous entends, Armand, me demander quel danger je cours en me rappelant des plaisirs délicieux ? N’avez-vous jamais éprouvé l’effet qu’un rêve enchanteur produit sur les sens ? Il enflamme, il transporte ; on croit jouir de la félicité suprême ; et, lorsque l’illusion du sommeil se dissipe, on soupire après la réalité ; tel est l’effet de l’imagination : lorsqu’elle n’est pas retenue, elle cause les plus grands maux, ainsi que les plus grands plaisirs ; je crains la mienne, cher Armand ; vous savez combien elle est vive ; ce n’est pas sans de pénibles combats que j’ai triomphé de mon penchant à l’amour ; souvent une flamme secrète me tourmente, et je tremble de la rallumer par un récit trop fidèle, de délices qui ne sont plus faites pour moi. Je ne puis supporter l’idée du ridicule dont je me couvrirais, si je cessais de réprimer ces restes de passion qui me dévorent encore. Je vois les femmes dont j’ai fait la critique, rire à leur tour de ma philosophie, se récrier sur cette amitié que je vantais avec tant d’enthousiasme, et convenir, d’un air moqueur, que je prêchais à merveille. Mais je ne donnerai pas de telles armes contre moi ; je prétens prouver par mon exemple la bonté de mes principes ; oui, mon ami, je me sens le courage de résister à tout, d’autant plus aisément que vous m’avez promis, si je consentais à vous faire une entière confession (il m’est bien permis de nommer ainsi mes Mémoires), de venir en personne m’en remercier au fond de ma Provence. Je vous vois sourire, méchant Armand ! Vous imaginez qu’il serait peu dangereux pour moi de réveiller des désirs que vous savez si bien éteindre ! Détrompez-vous, monsieur, je suis sage de bonne foi, et vous compteriez vainement sur de nouvelles condescendances. De l’amitié, cher Armand, de la bien tendre amitié ; mais rien de plus : arrangez-vous en conséquence.

Mais je crains que cette vive amitié ne me fasse entreprendre au-dessus de mes forces. Comment décrire un nombre infini de petits événemens qui n’ont d’intérêt que pour ceux qu’ils concernent, et qui cesseraient même d’en avoir sans l’attrait du mystère qui sait rendre tout agréable ? Peindrai-je, d’une plume hardie, des plaisirs que désire la femme la plus délicate, mais dont le tableau fait rougir celle qui se pique le moins de vertu ? Non sans doute ; on doit toujours respecter la décence ; la volupté même, en se parant de son voile, en devient plus enivrante. Quoique d’une morale peu sévère, je n’ai jamais cessé de rendre hommage à cette vertu ; et, lorsque je m’oubliais moi-même, je n’oubliais pas la pudeur. Je vois déjà mon Armand m’accuser de n’avoir été modeste que par un raffinement de coquetterie. Quand vous auriez deviné juste, qu’en résulterait-il ? Croyez-moi, mon ami ; c’est une grande folie que de vouloir pénétrer dans les replis du cœur humain, pour connaître les motifs qui le font agir ; contentons-nous des résultats, et surtout, lorsqu’ils sont bons, profitons-en sans nous embarrasser du reste.


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Vous savez, mon cher Armand, que je suis née dans un climat où les femmes résistent rarement à leurs passions ; de toutes celles qui embrasent le cœur d’une Italienne, une seule m’a fait ressentir son pouvoir. La jalousie, la perfidie et mille autres auxquelles on pourrait plus justement donner le nom de vice, n’ont jamais souillé l’âme de votre Julie ; l’Amour, il est vrai, m’a soumise à son empire ; mais y a-t-il un être dans l’univers qui lui ait résisté ? S’il en est un, croyez-moi, mon ami, cet être inconcevable, unique en son espèce, doit être étranger à tous les sentimens de la nature ; son âme n’a jamais éprouvé la moindre émotion ; la piété filiale, qui réchauffe tous les cœurs, ne lui est point connue ; il ignore tout, jusqu’à son existence. Quant à moi, je le révoque en doute, et j’imaginerais plutôt que c’est quelque automate bien perfectionné. Mais quelle folie ! Et pourquoi me fâcher contre une chimère que je viens de forger moi-même !

C’est à Naples que je reçus le jour. J’aurais plus qu’une autre à me plaindre du sort, si j’avais éprouvé dans un âge moins tendre les malheurs qui me sont arrivés dans cette ville ; mais j’étais trop jeune alors pour en connaître l’étendue. Mon père, M. d’Irini, était d’une famille noble et ancienne ; à l’âge de vingt-cinq ans il désira se marier ; et, comme la fortune était la seule qualité qu’il recherchât dans une femme, son choix tomba sur mademoiselle de Rosalba, dont les richesses, quoique immenses, pouvaient à peine compenser la laideur. M. d’Irini ne chercha pas même à savoir si le caractère de la femme à laquelle il allait unir son sort, était aussi désagréable que sa personne ; content des revenus qu’elle lui apportait, il ne demanda même pas à la voir ; ce ne fut que la veille de la célébration de leur mariage que l’on fit sortir du couvent mademoiselle de Rosalba, à qui l’on présenta pour époux M. d’Irini, l’un des plus beaux cavaliers de l’Italie.

Ce ne fut pas sans verser bien des larmes que mademoiselle de Rosalba s’arracha de son couvent ; élevée depuis son enfance dans cette retraite chérie, elle ne demandait pour toute grâce que de pouvoir y terminer ses jours. Elle aimait la vie sédentaire par goût et par habitude, et le monde ne lui causait que de l’effroi ; malheureusement elle était fille unique ; sa famille, sans avoir égard à ses inclinations, la força d’obéir ; on imagina d’ailleurs que les grâces du jeune d’Irini la feraient bientôt changer de sentimens ; j’ignore si l’on eut raison ; mais l’événement ne justifia que trop l’éloignement que ma mère avait pour le mariage, puisqu’il lui en coûta la vie à la fleur de ses ans.

Au bout d’un an, madame d’Irini mit au monde un fils qui ne vécut que vingt-quatre heures ; cette couche la rendit si malade, que les médecins assurèrent qu’elle ne résisterait pas à une seconde grossesse ; leur prédiction ne fut que trop véritable : dix-huit mois après ce malheur, ma mère perdit le jour en me le donnant.

M. d’Irini avait une sœur dont il ne s’était jamais séparé ; Rosa, c’était son nom, était mariée depuis plusieurs années, et vivait avec son époux dans l’union la plus parfaite ; ils venaient de perdre un enfant chéri que ma tante nourrissait encore. Rosa était douée d’autant de sensibilité que son frère en avait peu ; elle oublia sa propre douleur pour ne s’occuper que de moi : Pauvre petite ! dit-elle, en me pressant dans ses bras, combien ton sort me fait pitié ! Tu perds en naissant un être qui t’aurait chérie et prodigué les soins les plus tendres ; tu ne sauras jamais ce que c’est qu’une mère, et combien il est doux de l’aimer ! Mais, non, tu ne passeras pas en des mains mercenaires ; je viens de perdre ma fille, tu remplaceras pour moi cet objet adoré ; tu seras ma petite Rosa, je serai ta tendre mère. Ah ! si je prends soin de toi, si je te nourris de mon lait, ne me devras-tu pas autant qu’à celle qui t’a donné le jour ?

Transportée de cette idée, l’excellente Rosa me présente son sein ; je le saisis avec avidité. Son époux entra dans ce moment ; Mon ami, s’écria-t-elle ; ta Rosa n’est plus sans enfant, Julie n’est plus orpheline ; si tu veux la regarder comme ta fille, tu combleras tous mes désirs. La sensible Rosa était baignée de larmes ; son époux, presque aussi touché qu’elle, ne put lui répondre qu’en nous embrassant toutes deux ; mais son silence éloquent montrait combien il approuvait cette bonne action.

Ma tante se chargea d’obtenir de son frère la permission de me garder près d’elle. M. d’Irini céda, sans se faire presser, tous les droits qu’il avait sur sa fille ; je ne pouvais être pour lui qu’un sujet d’embarras ; il ne dissimula pas la joie que lui causait la proposition de sa sœur ; et, dès ce moment, il oublia qu’il était père.

Ce jour décida du reste de ma vie ; je venais de perdre ma mère ; mon père cessait d’en être un pour moi ; mais je retrouvais dans Rosa tout ce que la tendresse maternelle a de plus doux. Grâce à ses soins généreux, je ne me suis jamais aperçue du malheur d’être orpheline. Je n’ai pas besoin de vous faire le portrait de ma tante ; vous connaissez, aussi bien que moi, ses bonnes qualités ; je l’aime comme une mère, et je crois lui devoir davantage. Je ne l’ai jamais quittée, et celle de nous deux qui mourra la première, aura la consolation d’avoir les yeux fermés par son amie.

Quelques années après, mon père se remaria ; mais heureusement pour moi, il se sépara de ma tante, avec laquelle, depuis quelque temps, il avait cessé de vivre en bonne intelligence. Il alla habiter un hôtel magnifique à l’autre extrémité de Naples, et laissa sa sœur goûter en paix le bonheur d’être unie au meilleur des hommes.

Mais la félicité dont jouissait ce couple généreux ne devait plus être de longue durée. J’atteignais mon second lustre, lorsque mon oncle tomba malade ; les médecins les plus habiles firent de vains efforts pour le sauver ; tout ce qu’ils purent fut de prolonger son existence pendant près d’une année ; mais ce spectacle d’un homme luttant contre la mort était si douloureux, que son trépas coûta moins de larmes que sa maladie n’en avait fait verser.

Vous vous représentez aisément quelle fut l’affliction de ma tante, après la perte d’un époux qu’elle aimait aussi tendrement. Elle en conçut un tel chagrin, qu’elle résolut de quitter des lieux qui ne lui offraient plus que des souvenirs déchirans. Son intention n’était d’abord que de faire un voyage en France ; mais, n’envisageant qu’avec effroi le moment de son retour, elle se décida bientôt à s’y fixer.

M. d’Irini, en se séparant de sa sœur, avait entièrement cessé de la voir. Lorsque le jour de notre départ fut fixé, Rosa m’envoya lui faire mes adieux. Je n’oublierai jamais cette terrible visite ; je n’avais jamais été chez M. d’Irini, je ne le connaissais pas ; on avait toujours évité d’en parler devant moi ; cette réserve même me faisait mal juger de lui ; d’ailleurs je ne pouvais concevoir qu’un père ne désirât pas voir sa fille. Il m’arrivait souvent d’exprimer dans des termes assez peu ménagés la surprise que me causait une telle conduite. Ma tante alors me reprenait avec bonté, disant qu’on ne devait jamais mal penser de son père, et que M. d’Irini pouvait avoir des motifs particuliers qu’il lui plaisait de nous laisser ignorer ; c’était avec de semblables raisons que sans cesse ma tante me fermait la bouche, sans jamais parvenir à me persuader.

Je vis enfin arriver le jour où je devais aller prendre congé de mon père. Malgré mon assurance naturelle, je tremblais en entrant chez lui. On annonça mademoiselle d’Irini ; les domestiques me regardaient avec étonnement et avec curiosité ; ils semblaient croire que je m’arrogeais un titre qui ne m’appartenait pas. Enfin l’on me fit entrer dans un salon où tout respirait le luxe le plus grand. La première personne que j’aperçus fut une femme extrêmement belle, étendue sur un sopha. Je m’en approchais pour lui adresser la parole, lorsqu’elle jeta sur moi un regard si dédaigneux, que j’en fus entièrement décontenancée. J’allais me retirer, quand j’aperçus, de l’autre côté du salon, un homme qui lisait. Je ne sais quel secret sentiment me dit que c’était mon père ; oubliant à l’instant même tout ce que j’avais à lui reprocher, je courus vers lui, et j’étais à ses genoux, que j’embrassais avec ardeur, sans savoir encore ce que je faisais. Y pensez-vous, mademoiselle ? s’écria mon père en me relevant avec la plus extrême froideur ; aviez-vous ainsi l’habitude de presser les genoux de votre oncle ? Ma sœur en vérité, vous donne une plaisante éducation ; si je l’avais su plutôt, on vous aurait mise au couvent. Mais peut-on savoir, mademoiselle, le sujet qui vous amène ? car nous ne sommes pas accoutumés à l’honneur de vont recevoir.

Le discours de mon père, et l’air dont il l’accompagna, me remplirent d’abord de confusion ; mais recouvrant aussitôt ma fierté naturelle, je lui répondis avec vivacité : Vous me pardonnerez, monsieur, un mouvement involontaire ; tous les cœurs ne sont pas également froids : d’après le mien j’avais jugé le vôtre, et quoique des années d’indifférence m’aient donné lieu de croire que je n’avais plus de père, un seul moment me l’avait fait oublier.

Si cette petite était moins impertinente, s’écria la dame en me fixant de nouveau, de manière à me faire rougir, je la croirais spirituelle. Mais, dites-moi mon enfant, pour quelle raison venez-vous nous interrompre ? Je gagerais que cette petite sotte s’est brouillée avec sa tante, et qu’elle vient ici réclamer votre protection.

Non, non, m’écriai-je vivement, ne vous alarmez pas, madame ; je ne viens point ici réclamer de protection ; j’espère n’en avoir jamais besoin. Je quitte Naples dans huit jours, et je viens, par l’ordre de ma tante, faire mes adieux à M. d’Irini. Je respire, reprit tout haut la dame ; allez, ma belle amie, embrasser votre père ; et vous, monsieur, ne sauriez-vous la mieux recevoir, lorsqu’elle vient vous faire des adieux ? Regardez comme elle est bien faite ! comme elle est grande ! on lui donnerait quatorze ans ! C’est en vain, je vous assure, que vous raillez votre sœur : je suis persuadée qu’elle est précisément ce qu’il faut être pour élever une jeune personne ; et le mieux que vous puissiez faire, c’est de la lui laisser toujours.

Mon père l’écouta tranquillement, et, quand elle eut cessé de parler, il me souhaita un heureux voyage, sans me demander en quel lieu je devais aller ; il ajouta, toujours avec le même sang-froid, qu’une affaire indispensable le forçait de sortir, mais qu’il ne croyait pas avoir d’excuse à me demander, puisqu’il me laissait avec madame d’Irini. Effectivement il s’en alla, sans même m’avoir embrassée, et sans avoir éprouvé la moindre émotion. Grand Dieu ! quel homme ! s’écria madame d’Irini. Grand Dieu ! quel père ! m’écriai-je à mon tour.

Le but de ma visite étant rempli, et n’ayant aucun désir de la prolonger, je saluai madame d’Irini, et je me retirai pleine de ressentiment d’une aussi cruelle réception.

Ma fierté m’avait soutenue pendant cette scène étrange ; mais, dès que je me vis seule, mes larmes s’ouvrirent un passage ; j’en étais baignée, lorsque j’arrivai chez ma tante. Je la trouvai qui m’attendait ; l’état dans lequel elle me vit, lui fit deviner une partie de ce qui s’était passé. Je courus me jeter dans ses bras. Ah ! ma bonne amie ! m’écriai-je, quel frère vous avez ! Est-il bien possible que cet homme soit le frère de ma chère Rosa ? Et de plus, il est votre père, répondit-elle, en me pressant contre son sein ; ce titre, ma chère enfant, doit nous fermer la bouche à toutes deux ; d’ailleurs chaque personne naît avec un caractère différent ; on a plus ou moins de sensibilité. Plus ou moins, c’est en admettre, interrompis-je vivement ; mais M. d’Irini n’en a point du tout. Cessons ce sujet, reprit ma tante avec un ton fâché ; pour vous, Julie, vous péchez par l’excès contraire ; cela n’est pas moins dangereux ; mais vous êtes trop agitée maintenant pour entendre la voix de la raison ; allez faire quelques tours de jardin ; demain, si vous êtes raisonnable, je vous promettrai de m’entretenir de ce qui vient de vous arriver.

Forcée de concentrer mon ressentiment, il n’en devint que plus vif ; chaque fois que je pensais à M. d’Irini, je regrettais amèrement d’avoir un aussi mauvais père. Huit jours après, nous quittâmes Naples sans avoir entendu parler du frère de Rosa, auquel je rendis bientôt indifférence pour indifférence. Après avoir traversé une partie des contrées délicieuses de l’Italie, nous nous embarquâmes pour la France. Arrivées à Marseille, cette ville parut si agréable à ma tante, qu’elle résolut de s’y établir. Une des plus belles maisons de Marseille se trouvant à vendre, Rosa l’acheta, et peu de temps après, elle fit l’acquisition d’une terre charmante, où depuis nous avons passé presque tous les étés. C’est dans cette même terre que votre Julie vit maintenant retirée du monde, mais non pas entièrement sevrée de ses plaisirs.

Ma tante refusa de contracter de nouveaux liens, dans la crainte que je ne souffrisse du partage de sa tendresse. Elle se livra toute entière à mon éducation ; sa fortune la mettait à même de me donner les meilleurs maîtres dans tous les genres. Aussi rien ne fut épargné pour mon instruction. J’apprenais tout avec la plus grande facilité, et j’y mettais une assiduité que l’on n’attendait pas de mon âge. Rosa, en me donnant tous les talens possibles, ne négligea pas de me former le cœur ; elle cherchait, par mille moyens, à me faire aimer la vertu ; son exemple me persuadait encore mieux que ses paroles ; j’écoutais ses leçons avec docilité ; elle se gravèrent si fortement dans mon esprit, que depuis elles ont servi sinon à réprimer mes passions, du moins à m’empêcher de m’y livrer entièrement.

Mes progrès dans tous les arts furent extrêmement rapides ; à quatorze ans, je peignais agréablement, j’étais bonne musicienne, et j’excellais surtout dans la danse. J’étais vive, agaçante, enjouée ; mon âme était le siége des vertus ; et mon cœur, que mille passions naissantes commençaient à troubler, était celui de la plus parfaite innocence. Hélas ! si Rosa, à mille autres qualités précieuses, eût joint plus de prudence, j’aurais conservé cette pureté angélique qui brillait en moi dans tout son éclat ! Mais à quoi bon ce soupir ; quel bien m’en serait-il revenu ? et de combien de plaisirs aurais-je été privée ? Tout est ici-bas pour le mieux ; j’aime à le croire ainsi ; d’ailleurs, malgré mes nombreuses folies, je me suis toujours conduite de manière à m’éviter le repentir ; et maintenant que je suis arrivée à l’heure où l’on pleure ses fautes, ma sage politique me sauve les peines cuisantes du remords.

De jour en jour, le cercle de mes connaissances s’agrandissait ; déjà les femmes commençaient à me craindre et les hommes à me courtiser. Ma peau éblouissait par sa blancheur ; mes longs cheveux bouclés avaient l’éclat du jais ; mes grands yeux noirs peignaient, avec une mobilité surprenante, les diverses émotions de mon âme ; ma bouche, petite et vermeille, était ornée de deux rangées d’émail ; mes joues avaient la fraîcheur de la rose, et je joignais à tout cela un certain je ne sais quoi, qui seul aurait suffi pour faire tourner toutes les têtes ; enfin, après s’être demandé si j’étais belle ou jolie, on convenait que j’étais l’une et l’autre. J’étais gracieuse et caressante à l’excès ; mes familiarités amusaient beaucoup ma tante, et surtout ceux qui en étaient l’objet. On trouvait fort drôle qu’une petite personne qui excitait déjà les désirs, et qui souvent, par les attitudes les plus voluptueuses, semblait les partager, vînt se mettre sur les genoux d’un homme, l’embrassât, lui fît mille caresses, et tout cela avec un air de si bonne foi, qu’on ne pouvait douter que ce ne fut mon innocence même qui me faisait manquer aux règles de la bienséance.

Telle j’étais à quatorze ans ; mais je touchais au moment où toutes les passions que je renfermais dans mon sein devaient éclore. Mon penchant à l’amour se trahissait de mille manières ; mes yeux étaient animés, souvent même remplis d’ivresse. Tout annonçait en moi ce que je devais être un jour.

Je dansais très-souvent avec un jeune homme que l’on nommait Adolphe ; j’éprouvais, lorsque j’étais avec lui, un plaisir que je ne cherchais pas à dissimuler. Il fut présenté chez ma tante ; bientôt il devint notre chevalier ; je le voyais tous les jours ; mais Rosa ne nous quittait pas, et je désirais souvent, sans en deviner la cause, qu’elle ne fût pas présente à nos jeux.

La belle saison approchait, les bals étaient finis, et pour la première fois je craignais de voir arriver l’instant où nous devions partir pour la campagne ; il me semblait que, me séparer d’Adolphe, était renoncer au plaisir. Il était l’âme de mes jeux ; sa gaîté, son enfantillage presqu’égal au mien, me le faisaient idolâtrer. Je soupirais toujours après le moment où je devais le voir ; je soupirais encore quand il me quittait. Enfin, le jour de notre départ fut fixé, et, malgré mes instances, ma tante ne voulut pas emmener Adolphe. Il fallut bien s’en consoler. J’espérai que je trouverais assez de sujets de distraction pour pouvoir m’amuser sans lui. Je ne fus pas trompée dans mon attente ; bientôt les plaisirs de la campagne me firent oublier ceux que je goûtais près d’Adolphe.

J’ai souvent remarqué, depuis que je raisonne, que j’avais un des caractères les plus rares et les plus heureux du monde. Toutes les sensations agréables m’affectent avec excès, et j’ai toujours eu pour les sentimens pénibles une espèce de philosophie, ou, si vous l’aimez mieux, d’insensibilité qui en diminuait l’amertume, et qui m’a souvent préservée de mille chagrins qui seraient venus troubler le bonheur dont j’ai joui presque sans interruption.

Un de mes grands plaisirs, lorsque j’étais à la campagne, était la chasse aux papillons. Je jouissais d’une entière liberté ; j’avais même la permission de me promener seule dans les environs ; mais les dépendances du château étaient si considérables, et tout ce qu’elles renfermaient si délicieux, que je ne m’en éloignais jamais. Tout s’y trouvait réuni ; des tapis de verdure, des bois solitaires, des ruisseaux, des bosquets ; cette demeure est vraiment un paradis terrestre. Il y avait un mois que nous avions quitté Marseille ; déjà j’avais tout oublié, tout, jusqu’à mon cher Adolphe, lorsqu’un beau matin, vêtue d’une robe légère, armée de tout ce qu’il fallait pour faire bien des captifs, je sortis, dans l’intention de faire une chasse complète. Un beau papillon bleu de ciel me fit courir un temps infini ; il se posait sur chaque fleur, mais aucune ne pouvait le fixer ; enfin ma constance triompha de sa légèreté ; le beau papillon, pris sous la gaze, se débattait en vain ; il était en ma puissance, et jamais volontairement je n’ai rendu la liberté. Glorieuse de ma victoire, j’allai me reposer sous un berceau charmant auquel j’allais souvent rendre visite. Je me couchai sur l’herbe, où bientôt je tombai dans un profond sommeil. Je ne sais si je dormis longtemps ; mais il est impossible de décrire quel fut l’excès de ma surprise, lorsque j’ouvris les yeux. Deux bras amoureux me servaient de ceinture, et mon sein était couvert de baisers que me prodiguait une bouche brûlante. Toute autre, à ma place, se serait effrayée ; mais, dans le premier moment, ma conquête fut le seul objet de mon inquiétude. Grand Dieu ! où est mon papillon ? m’écriai-je avec un effroi vraiment comique ; vous l’aurez sûrement écrasé ! Un papillon, répondit d’un air surpris celui qui me tenait embrassée, je n’ai point vu de papillon ! Non, non, je l’aperçois, m’écriai-je ; heureusement vous n’y avez pas touché. Mais, vous, mon cher Adolphe, quel hasard vous amène ici, ajoutai-je en lui sautant au cou ? quel plaisir j’éprouve à vous revoir ! Par quelle raison ai-je été privée si long-temps de ce bonheur ? Cela serait trop long à vous dire, me répondit Adolphe en reprenant sa première attitude ; vous le saurez une autre fois. Dormez encore : si vous saviez combien cela vous rend jolie, vous ne vous seriez pas réveillée si mal à propos. Je n’en ai plus envie, mon cher Adolphe. Mais que faites-vous donc là ? J’admire la plus jolie gorge du monde, me répondit-il en me donnant un baiser. Eh ! quel baiser ! Je ne l’oublierai de ma vie ! Ce fut le premier baiser d’amour, ce fut le plus délicieux ! Il m’enivra de volupté ; jamais baiser ne procura pareille ivresse. Adolphe s’aperçut de mon émotion, et s’efforça de l’accroître encore, en répétant mille fois ce qui l’avait causée. Ses baisers, à chaque instant, devenaient plus ardens ; ceux que je lui rendais n’étaient pas moins amoureux, et je crois que j’aurais accordé, dès la première fois, ce que depuis mille amans passionnés n’ont pu obtenir, ni par leur amour, ni par leur constance, si, à l’instant même où mon Adolphe allait devenir tout-à-fait téméraire, le nom de Julie, que répétaient plusieurs voix, n’eût frappé notre oreille. Aussitôt Adolphe se releva, et, sans nulle pitié de l’état où il m’avait mise, il se débarrassa de moi, malgré les efforts que je faisais pour le retenir ; et le poltron chercha son salut dans la fuite, en me recommandant bien bas de ne pas dire que je l’avais vu. Je restai couchée sur l’herbe, privée de toutes mes facultés, et brûlante de mille désirs. La seule de mes idées qui ne fût pas confuse, était le regret d’être séparée d’Adolphe, et le désir de le revoir encore ; enfin, peu à peu je recouvrai mes esprits. En réfléchissant sur les dernières paroles de mon jeune ami, je m’étonnai du secret qu’il m’avait recommandé ; mais, n’y voyant aucun inconvénient, je résolus de garder le silence. Adolphe m’avait plu d’abord par cet instinct naturel qui rapproche les deux sexes. Le plaisir qu’il venait de me faire éprouver, me le rendait mille fois plus cher que jamais. Je ne sais quand j’aurais fini de m’occuper de lui, si ma tante, qui me cherchait depuis une heure, ne m’eût enfin aperçue. Julie, me dit-elle d’un ton fâché, que faites-vous donc là ? Je vous appelle depuis une heure. Assurément vous m’avez entendue ; tout le monde vous cherche, on ne sait ce que vous êtes devenue.

Ces paroles achevèrent de dissiper mon trouble. Je répondis à ma tante, sans me déconcerter, que, m’étant fatiguée en courant après des papillons, j’étais venue me reposer dans l’endroit où elle me voyait ; que le sommeil dans lequel j’étais plongée m’avait empêché de l’entendre, et que j’étais fâchée de l’avoir mise dans l’inquiétude. En achevant ces mots, je courus embrasser ma tante ; l’air naturel avec lequel je m’étais disculpée, ne permettant pas de concevoir le moindre soupçon, Rosa me sourit affectueusement, se repentant, au fond du cœur, de son mouvement d’impatience.

Dès cet instant, je ne fus plus la même. Je venais pour la première fois de déguiser la vérité ; cette faute me paraissait si grande, que je fus tentée vingt fois de me jeter aux genoux de ma tante, et de lui demander un pardon que j’étais sûre d’obtenir en lui faisant un aveu sincère. Une seule chose m’arrêtait, c’était la crainte de ne plus voir Adolphe ; une voix secrète me disait que ces baisers délicieux étaient défendus, je n’en pouvais deviner la raison ; mais il me semblait que si cette manière d’embrasser n’avait pas été condamnable, on n’en aurait jamais eu d’autres ; le silence qu’Adolphe m’avait recommandé ne me fortifiait que trop dans ce soupçon. J’aurais bien désiré l’explication de ce mystère, et de mille autres qui commençaient à piquer vivement ma curiosité. J’ouvris vingt fois la bouche, sans avoir le courage de faire une seule question ; enfin il me vint à l’esprit qu’Adolphe, mieux que tout autre, pourrait m’apprendre ce que je désirais savoir. Cette idée me parut lumineuse, d’autant plus que je craignais que ma tante ne fût pas en état d’applanir toutes les difficultés qui se présentaient en foule à mon imagination. Ce qui me le faisait croire, c’est que, malgré le soin extrême qu’elle prenait de m’instruire, elle ne m’avait jamais parlé de ce qui causait mon embarras ; d’où je concluais tout naturellement qu’elle-même n’y connaissait rien.

Je passai une partie de la nuit à penser à mon Adolphe, et l’autre à rêver de lui. Je me levai avec l’aurore ; et, donnant pour prétexte de ma promenade, mon amour pour les papillons, je sortis dans le dessein de me rendre sous le berceau où j’avais vu la veille celui que j’espérais y revoir encore.

Mais ce fut vainement que je passai plusieurs heures à l’attendre. Adolphe ne vint pas, et je fus obligée de retourner tristement au château. C’est ainsi que, trois jours de suite, j’allai me désespérer sous le même berceau ; enfin, lasse d’attendre, je prenais la résolution de n’y plus revenir et d’oublier Adolphe et ses baisers, lorsque je l’aperçus accourant vers moi, d’un air satisfait qui semblait dire : je suis sûr du plaisir que je vais causer ! Je ne sais pourquoi cet air me déplut, et, déjà coquette avant que de connaître l’étendue de ce mot, je résolus sur-le-champ de le faire repentir de cet excès d’assurance.

Au lieu de répondre à ses caresses comme je l’avais fait la première fois, je m’éloignai de lui d’un air froid et dédaigneux, et je jouai si bien l’indifférence, qu’Adolphe en fut la dupe. Ne pouvant deviner la cause d’un changement aussi peu naturel, il me demanda d’un air modeste s’il avait eu le malheur de me déplaire. Contente de lui en avoir si bien imposé, et trouvant que je perdais beaucoup à cet air respectueux, je le regardai en riant, et je posai mes lèvres sur son front, n’osant pas en faire davantage. Je fus entendue ; la crainte fit place aux transports les plus vifs, et, avant d’avoir pu opposer la moindre résistance, je fus couverte de baisers. C’était beaucoup plus que je n’en voulais permettre. Malgré mon extrême innocence, je savais que la vertu défendait sévèrement de certaines libertés que j’étais bien résolue à n’accorder jamais. Adolphe, m’écriai-je en l’arrêtant, il faut que vous ayez perdu la raison, et je ne vous pardonnerai de la vie ce que vous venez de faire. Hé quoi ! s’écria-t-il étonné de ma résistance ; qu’ai-je fait pour exciter tant de colère ? Faite comme Vénus, tu dois lui ressembler en tout, et, si je parais criminel, c’est que je ne suis pas aimé ! Ah ! mon Adolphe, lui dis-je en lui donnant le baiser le plus tendre, ne profère pas un pareil blasphême. Je fais plus que t’aimer, je t’adore ; mais tu ne sais sûrement pas que de semblables libertés nous rendraient tous les deux également coupables. Voilà pourquoi je me fâchais, mon ami ; mais je ne t’en veux plus, car tu l’ignorais sans doute : songe seulement qu’à présent tu ne seras plus excusable.

Je ne sais si mon Adolphe conçut quelques scrupules de détruire autant d’innocence, ou s’il crut que le temps et mes propres désirs le serviraient mieux que son audace ; mais il parut se rendre à mes raisons avec toute la bonne foi du monde, et se contenta, sans faire le moindre effort pour en obtenir davantage, de caresser une gorge arrondie par la main des Grâces, d’admirer un petit pied, le bas d’une jambe charmante, et de se reposer sur ma bouche, où il semblait prêt à mourir d’amour.

Ce n’est pas à vous, cher Armand, que j’oserai dire n’en avoir jamais accordé davantage ; mais une triste vérité qui vous étonnera peut-être, c’est que je n’ai jamais éprouvé autant d’ivresse, de délices, que dans les bras de cet Adolphe, qui, par une bizarrerie que je ne comprends pas encore, n’a jamais tenté de me séduire, quoique alors mon inexpérience et l’amour violent que j’avais pour lui, rendissent la chose extrêmement facile. Sa simplicité, dites-moi, ne surpassait-elle pas la mienne ? S’il m’eût fait un peu de violence, s’il eût seulement profité de ces momens d’abandon où je ne me connaissais plus, alors j’aurais goûté ce qu’il y a de plus enivrant sur la terre ; je me serais livrée, sans crainte, aux désirs qui mille fois m’ont dévorée, sans pouvoir triompher de moi. Adolphe ! cher Adolphe ! que de momens délicieux tu m’as fait perdre ! J’ai passé l’âge des plaisirs, et j’en ignore les plus vifs ! j’ai mis de côté préjugés et vertus, sans avoir connu les jouissances qui sont le partage et l’excuse de ceux qui s’abandonnent à leurs passions ! Mais loin de moi ces regrets inutiles, le temps vole toujours et ne revient jamais sur ses pas. À quoi bon se repentir des choses auxquelles on ne peut rien changer ! Mais, quand il serait en mon pouvoir de parcourir une nouvelle carrière, je suis persuadée que je tiendrais encore la même conduite. En me privant de ces plaisirs, que peut-être on exagère, je me suis préservée de mille craintes, et j’ai mis à l’abri ma réputation ; et d’ailleurs, de quoi ne me dédommage pas la gloire d’être aujourd’hui la seule femme qui puisse se vanter d’avoir goûté mille fois les plaisirs d’une défaite, et de n’avoir jamais été vaincue ! J’aurais pu connaître de plus grandes jouissances ; mais elles eussent été plus courtes et moins variées ; j’aurais pu, d’ailleurs, perdre ma réputation, j’aurais été tourmentée par des craintes continuelles.

Ma liaison avec Adolphe dura pendant une partie de l’été. Chaque fois qu’il me voyait il semblait m’aimer davantage. Pour moi, le plaisir que j’éprouvais, en me trouvant avec lui, ne pouvait être comparé qu’à la peine que je ressentais en le quittant. Jamais fille de quinze ans n’eut plus de goût pour la chasse aux papillons, et surtout ne fut plus maladroite, car je revenais toujours sans en avoir attrapé. Toute autre que ma tante aurait conçu quelques soupçons de ces longues et fréquentes promenades ; mais, comme je vous l’ai déjà dit, la surveillance n’a jamais été du nombre des vertus qui brillaient en elle. Adolphe, dans la crainte de nous trahir, venait très-rarement au château depuis qu’il me voyait en secret, de sorte que personne ne s’aperçut de notre intelligence.

Ma tante, vers la fin de l’été, annonça qu’elle irait passer l’hiver à Paris, afin de me perfectionner dans la peinture et dans la musique : ce projet m’aurait enchantée, s’il n’avait pas fallu renoncer à mon Adolphe. Mais, malgré l’idée délicieuse que je me formais de Paris et de ses plaisirs, ceux que je goûtais avec mon bien-aimé me paraissaient, avec raison, devoir surpasser tous les autres. Dans la crainte d’affliger Adolphe, je ne lui parlai du projet de Rosa qu’au moment de partir. Le chagrin de le quitter était alors tellement balancé par le plaisir que je me promettais à Paris, que je lui appris cette nouvelle sans beaucoup d’émotion. Les sentimens d’Adolphe furent bien différens ; il ne put retenir ses larmes à l’idée de notre séparation, quoique je l’assurasse qu’elle ne durerait que peu de mois. Ah ! ma Julie, me dit-il d’une voix entrecoupée, comment pourrai-je vivre sans toi ? tu me regretteras, ma douce amie ; le premier objet que nous aimons se grave dans notre cœur en traits ineffaçables ; tu pourras me faire mille infidélités, mais tu ne m’oublieras jamais. Oh ! mon amie, lorsque tu seras dans les bras d’un autre qui ne t’aimera pas assez pour respecter ton innocence ; lorsque tu seras initiée à tous les secrets de la volupté, et que tu connaîtras le pouvoir qu’elle a sur nos sens, alors ressouviens-toi d’Adolphe, et songe au sacrifice qu’il t’a fait en renonçant par un excès d’amour au plus grand de tous les plaisirs.

Je ne compris pas alors le sens de ce discours, je crus seulement qu’Adolphe était jaloux, et je tâchai de le rassurer par tous les moyens possibles ; je lui protestai que, malgré notre éloignement, je l’aimerais toujours avec la même constance, et que je reviendrais au printemps lui redemander un cœur que je regardais comme mon bien. Ma chère Julie, me dit Adolphe, ne me fais pas de sermens, et souviens-toi de n’en jamais faire ; dès que la voix des passions se fait entendre, on oublie les promesses les plus sacrées : et souvent les remords que cause le parjure viennent empoisonner les plus doux plaisirs ; ainsi tu vois que les sermens sont toujours inutiles et quelquefois dangereux. Si par un hasard impossible tu me conservais ton cœur au milieu des écueils qui vont t’environner, alors il doublerait de prix pour moi ; mais je te connais trop bien, Julie, pour me livrer à ce fol espoir : tout ce que j’exige de toi, c’est que, lorsque je te reverrai, tu me dises avec candeur le nombre de ceux que tu auras aimés ; car, je te le prédis, ta jeunesse, tes grâces, et surtout ton esprit, attireront mille amans sur tes traces, et ton penchant pour l’amour, joint à la force de tes passions, t’en feront distinguer un grand nombre. Puisses-tu choisir assez bien pour ne jamais te repentir de tes bontés : à peine maintenant peux-tu me comprendre ; mais dans peu tu seras en état d’apprécier mes conseils. Je vais t’en donner un dernier ; c’est le plus essentiel de tous ; si tu le suis, tu t’épargneras la douleur la plus insupportable, celle des remords. Écoute-moi bien, Julie, et n’oublie jamais ce que je vais te dire : De toutes les passions, l’amour est, sans aucun doute, celle qui nous procure les jouissances les plus réelles et les plus vives ; mais, par un préjugé bizarre, les hommes seuls ont le privilége de s’y livrer sans perdre leur réputation. Et lorsqu’une femme nous aime assez pour nous sacrifier ce qu’elle a de plus précieux, pour nous combler de faveurs et nous enivrer de volupté, au lieu de la regarder comme un être divin, digne de l’adoration la plus pure, après en avoir tout obtenu, nous la traitons avec mépris, et nous la livrons à la honte en publiant sa défaite. Tels sont les hommes, ma chère Julie, ils passent leur vie à feindre des passions qu’ils ne sentent pas, et à tendre des piéges à des êtres qu’ils devraient protéger ! Mais ce n’est pas assez que de faire connaître le danger que tu cours, je veux te donner le moyen de t’en garantir. Ta mère te dirait qu’il n’y en a qu’un seul : que ce n’est qu’en s’armant d’une vertu sévère, que l’on peut éviter les maux que l’amour entraîne après lui ; mais on t’ordonnerait en vain de renoncer à ses plaisirs, ton penchant triompherait de tous tes efforts, et ton destin est d’être une de ses prêtresses les plus zélées. Livre-toi donc à l’amour sans chercher à lui opposer une résistance inutile, goûtes-en tous les plaisirs ; perfectionne, si tu le peux, l’art d’en prolonger les jouissances, de les rendre plus vives, plus enivrantes. Nage dans une mer de délices, mais aie le courage de conserver assez de sang-froid, au sein même de la volupté, pour refuser la dernière faveur : peu de femmes, je crois, seraient assez maîtresses d’elles-mêmes pour faire un pareil sacrifice : celle qui aurait cédé une première fois, tenterait vainement de résister la seconde ; mais je ne crois pas cet effort impossible pour celle qui n’a jamais joui de ce dernier plaisir. Songe Julie, qu’en suivant cet excellent conseil, tu prendras, si tu veux, mille amans, sans qu’aucun d’eux puisse se vanter d’avoir triomphé de toi. Nous sommes esclaves jusqu’à ce que nous ayons obtenu cette précieuse faveur ; mais votre empire finit avec votre résistance, et nous régnons à notre tour : non contens de devenir tyrans, n’ayant plus rien à désirer, le dégoût remplace l’amour, et nous abandonnons sans pitié celle à qui nous devons le bonheur, et dont l’attachement s’est accru en proportion de ses bienfaits ; en vain nous donne-t-on les noms de perfide, d’infidèle ; nous nous glorifions de les mériter.

Tu vois donc, ma chère Julie, qu’en refusant la dernière faveur, tu éviteras une foule de maux ; les désirs de tes amans, n’étant jamais satisfaits entièrement, renaîtront sans cesse avec plus de vivacité : tu seras toujours l’arbitre de leur sort, et tu goûteras mille plaisirs sans renoncer à la vertu. Mais une chose qui n’est pas moins nécessaire, ni peut-être moins difficile, c’est de mettre assez d’art dans ta conduite, pour ne pas laisser pénétrer ton secret ; la certitude de n’être jamais heureux produit sur nous le même effet que la satiété. Il faut employer toute l’adresse dont les femmes sont capables, pour persuader à ton amant que tu es toujours à l’instant de te rendre. Tant qu’il aura l’espoir de parvenir à son but, il conservera son ardeur : mais si malheureusement il s’apercevait que sa constance est inutile, et que ton parti est pris, alors il se croirait joué, et ne conserverait de cette intrigue qu’un vif ressentiment. Fais croire à chacun de ceux qui te plairont, qu’il est le premier qui ait fait impression sur ton cœur : notre amour-propre est toujours flatté de cette préférence, et l’on ne pourra douter de ta sagesse tant que tu conserveras le cachet de la vertu. Joue l’Agnès tant que ta jeunesse te le permettra ; rien de si plaisant et de si commode que ce rôle, on est dispensée de rougir, et l’on peut tout dire, parce qu’on est censée ne rien entendre. N’attends pas, pour changer de ton, qu’il te rende ridicule ; sans être prude, deviens réservée, la pudeur a sa coquetterie.

Je viens de te donner, ma chère Julie, les leçons d’un véritable épicurien ; si tu les mets en pratique, tu seras la plus heureuse des femmes, sois sûre que ce secret est infaillible. Je sais que maintenant tu ne peux pas en connaître tout le prix ; mais bientôt tu seras en état de l’apprécier, et je ne demande pour récompense que la promesse de me dire sincèrement, lorsqu’il me plaira de te le demander, si tu as profité de mes conseils.

Le discours d’Adolphe me fit une telle impression, quoique je ne le comprisse pas entièrement, et je l’écoutais avec tant d’avidité, qu’il ne sortit jamais de ma mémoire ; il confirma bientôt la bonté de sa théorie en me faisant goûter mille plaisirs sans s’éloigner de sa réserve accoutumée. Enfin il fallut se dire adieu. Je l’aimais toujours davantage ; à l’instant de le quitter, ce fut à mon tour à répandre des larmes ; les délices de Paris perdirent tout le prix qu’ils avaient pour moi quelques heures auparavant ; mon imagination exaltée ne s’occupa plus que de ceux dont je venais de jouir avec Adolphe et du regret de m’en séparer.

Ce fut lui qui le premier s’arracha du berceau où nous avions passé des heures si délicieuses ; pour moi, loin d’avoir ce pénible courage, j’avais à peine celui de prononcer un triste adieu : semblait-il vouloir s’éloigner, je faisais mille efforts pour le retenir, et, dans les termes les plus tendres, je le suppliais de rester encore un moment ; c’en était trop pour le cœur sensible d’Adolphe, qui déjà se faisait la plus grande violence pour s’arracher de mes bras ; enfin il me représenta si vivement le danger que nous courions d’être surpris, que je me déterminai à le laisser partir, après lui avoir fait promettre de revenir le lendemain. Cette entrevue devait être la dernière ; Adolphe se défia sans doute de ses forces, car pour la première fois il manqua au rendez-vous : je passai sous le berceau plusieurs heures à me désespérer vainement, Adolphe était perdu pour moi ! Le chagrin que je conçus de ne plus voir Adolphe fut si vif que j’en tombai malade ; ma tante s’inquiéta beaucoup du dérangement de ma santé, elle parla même de remettre son voyage à l’année suivante ; mais le médecin l’ayant assurée que la cause de ma maladie ne provenait que d’une mélancolie profonde, chose ordinaire aux personnes de mon âge, et que le plus sûr moyen de me guérir était de me distraire, Rosa reprit sa première résolution, et le jour de notre départ fut fixé.

Je sens tout plus vivement qu’une autre, et pourtant rien de si léger que moi : jamais un sujet pénible n’a pu me faire une impression durable, bientôt je m’accoutumai à l’absence de ce que j’aimais le mieux, et dès que j’eus perdu l’espérance de le voir, il s’effaça de ma pensée.

Peu de jours après ma dernière entrevue avec Adolphe, nous retournâmes à Marseille ; nos amis s’empressèrent de venir nous voir ; tout le monde me félicitait sur notre voyage ; mes jeunes compagnes enviaient mon bonheur ; Que tu es heureuse d’aller à Paris, me disaient-elles, que je voudrais être à ta place ! Ces discours étaient bien faits pour me guérir de ma tristesse, il est si doux d’exciter l’envie ! Je m’étonnais d’avoir craint ce voyage qui devenait l’objet de tous mes désirs ; j’allais enfin briller sur un théâtre digne de moi. On admirerait mon esprit et mes grâces ; je serais entourée de mille amans, Adolphe me l’avait prédit et m’avait donné le secret d’en être toujours aimée ! Combien mon orgueil allait être satisfait ! Adorée des hommes, redoutée des femmes, les uns ne conserveraient leur liberté, et les autres leurs amans, qu’autant qu’il me plairait de les en laisser jouir !

Telles étaient les idées qui fermentaient dans une tête de quinze ans ; déjà coquette à l’excès, il ne me manquait que l’occasion pour développer mes talens, et j’imaginais avec raison que Paris était le lieu le plus propre pour donner l’essor à toutes mes passions.

En vain prêche-t-on contre la coquetterie, je soutiens qu’après l’amour, c’est la passion qui procure le plus de jouissances ; quel plaisir peut égaler celui dont jouit une femme, lorsque dans un cercle nombreux elle se voit préférer à toutes les autres ! Une coquette est toujours aimée avec plus d’ardeur ; combien elle triomphe en voyant un homme qui la chérit, essayer vainement de se détacher de ses liens ! Elle peut à son gré désespérer et rendre heureux ; un de ses sourires fait oublier tous ses caprices, et l’on vient à ses genoux s’accuser des efforts qu’on a faits pour ne plus l’aimer, et se convaincre que c’est une chose impossible.

Nous quittâmes bientôt Marseille ; jamais voyage ne fut entrepris plus gaîment ; ma santé s’était rétablie, et je ne m’occupais plus que des fêtes et des plaisirs auxquels j’allais participer. Nous étions au commencement de l’automne ; le temps était parfaitement beau, et nous n’allions qu’à petites journées. Nous nous arrêtions dans tous les endroits où il y avait quelque chose de remarquable. Arrivées à Paris, nous descendîmes chez un M. de Saint-Albin, que ma tante avait beaucoup connu à Naples, où il avait passé plusieurs années. Depuis qu’il avait quitté cette ville, il s’était établi une correspondance entr’eux, et Rosa l’avait chargé dans cette occasion de lui louer un hôtel, et de faire tous les préparatifs nécessaires à notre arrivée.

M. de Saint-Albin avait environ quarante ans ; il était grand, bien fait, d’une figure très-agréable, et la recherche de sa parure ajoutait encore à ses agrémens personnels ; son esprit était si séduisant et si enjoué, qu’il pouvait passer pour un des cavaliers les plus aimables de Paris. Madame de Saint-Albin paraissait avoir été très-belle ; cette dame était la douceur même, et, quoiqu’elle fut plus âgée que lui, jamais mari ne fut plus attentif et n’eut plus d’égards pour sa femme, que n’en avait M. de Saint-Albin.

Dès le jour même, M. de Saint-Albin nous conduisit dans notre nouveau domicile ; je fus surprise et charmée d’apprendre que j’aurais un appartement particulier. Celui de ma tante était très-vaste, et meublé avec la plus grande magnificence ; le mien, beaucoup plus modeste, était décoré avec tant de goût, qu’il ne laissait rien à désirer. Ce qu’il y avait de plus délicieux, c’était un petit boudoir qui terminait mon appartement. La tenture était rose parsemée de fleurs noires et veloutées. Le fond de la pièce était garni de glaces. Sur une estrade, était un lit de repos en velours noir, relevé par des draperies, de satin rose. Sur le plafond étaient représentés des traits de mythologie, analogues à ce lieu charmant, où tout semblait inviter à la volupté. L’adroit Saint-Albin, qui craignait avec raison que Rosa ne fut mécontente de me voir maîtresse de ce délicieux réduit, avait eu soin d’y faire placer mes instrumens de musique, des livres, des pinceaux ; de sorte qu’il nous l’annonça comme un joli cabinet d’étude, où je pouvais travailler sans courir le risque d’être interrompue. Cette précaution ne fut pas inutile ; il fut aisé de s’apercevoir que ma tante était loin de partager l’enthousiasme que me causait ce cabinet charmant. Vous devez rendre grâces à monsieur du plaisir que vous éprouvez, me dit-elle avec un sourire ironique, car, malgré l’empressement que je mets à satisfaire vos moindres désirs, j’avoue que mes soins ne se seraient pas étendus jusque-Là. Un coup-d’œil significatif fit entendre à M. de Saint-Albin combien j’étais reconnaissante de cet excès d’attention. Je ne demande pour récompense, me dit-il à l’oreille, que la permission d’y venir quelquefois répéter des duos avec vous. Volontiers, lui répondis-je ingénûment, et j’espère que nous en exécuterons souvent de votre composition. M. de Saint-Albin ne put s’empêcher de sourire de cette naïveté, et nous sortîmes de mon boudoir pour aller visiter le jardin, que je trouvai comme tout le reste, extrêmement agréable.

La plus grande intimité s’établit bientôt entre nos deux maisons. Ma tante ne pouvait plus se passer de madame de Saint-Albin, et celle-ci nous recevait toujours avec des grâces nouvelles. M. de Saint-Albin me traitait, devant ces dames, à peu près comme un enfant : il parlait sans cesse de ses quarante ans, et disait qu’il pouvait être mon papa. Mais, était-il seul avec moi, aussitôt il changeait de ton : il ne songeait plus à la différence de nos âges, et je m’apercevais qu’il n’épargnait rien pour me faire partager son oubli. Il était rempli de soins délicats ; il n’essayait plus de me faire rire, mais il cherchait à m’intéresser. Cette conduite ne m’échappa pas, et je lui sus gré, non-seulement du désir qu’il avait de me plaire, mais de la manière fine qu’il employait pour y réussir.

Ma tante le chargea de me procurer les maîtres dont j’avais besoin : j’en eus bientôt dans tous les genres. M. de Saint-Albin les choisit remplis de talens ; mais, par un hasard, qui peut-être n’en était pas un, ils étaient tous extrêmement laids : je ne pus m’empêcher un jour de lui en faire la remarque, et je m’aperçus qu’il s’était fait un mérite auprès de ma tante de ce qui servait si bien les projets qu’il avait sur moi.

On donnait souvent des fêtes chez M. de Saint-Albin ; il était excellent musicien est très-bon compositeur ; il aimait surtout la musique italienne, et semblait hors de lui-même en m’entendant chanter. Lorsqu’il y avait concert chez lui je me chargeais toujours des morceaux les plus difficiles, et chaque fois j’étais comblée de nouveaux éloges. Quoique je fusse la plus jeune, on assurait que j’étais la plus habile. Quel triomphe pour mon amour-propre !

La saison des bals allait bientôt arriver, c’était-là que je me promettais de déployer toutes mes grâces. En attendant, nous visitions les spectacles : M. de Saint-Albin nous accompagnait partout, il avait l’art de se rendre nécessaire et d’embellir jusqu’au plaisir même. Lorsque nous allions aux Français, il me faisait remarquer avec discernement les beautés et les défauts des pièces que l’on représentait, et ses réflexions étaient toujours aussi piquantes qu’instructives. Le spectacle que j’avais grande envie de voir, était l’Opéra : aussi le garda-t-on pour le dernier. Je vis enfin arriver le jour après lequel j’avais soupiré avec tant d’impatience, je me promettais de passer une soirée délicieuse ; mais quel fut mon désespoir, lorsqu’au lieu du plaisir auquel je m’attendais, j’éprouvai le plus mortel ennui. L’opéra me parut mauvais, les voix détestables. J’étais honteuse d’avoir désiré si vivement une chose qui me paraissait d’autant plus maussade, que je m’en étais fait un tableau plus séduisant. Je ne pus cacher mon dépit, et je témoignai le désir de m’en aller. Ayez un peu de patience, me dit M. de Saint-Albin, je me doutais que cet opéra ne vous plairait guère ; mais j’espère que le ballet qui va le suivre vous dédommagera. Je ne répondis que par un geste qui montrait combien j’étais incrédule, et je pris la sage résolution de finir la soirée comme je l’avais commencée, c’est-à-dire, de m’ennuyer au ballet, même lorsque je serais privée du plaisir de la critique : cependant, en dépit de moi, je fus forcée de m’amuser et d’applaudir ; j’étais dans l’enchantement, dans l’extase. Je n’avais jamais rien vu qui égalât les grâces des danseuses : chacune d’elles me paraissait la déesse de la Volupté. Comment un homme peut-il aller à l’Opéra, et revenir chez lui dormir tranquillement ? voilà ce qui m’a toujours étonnée. Pour moi, si j’eusse été d’un autre sexe, ces femmes-là m’eussent fait faire les plus grandes folies. Je vis avec peine arriver la fin du ballet, et je convins ingénûment de tout le plaisir qu’il m’avait causé. Hélas ! disais-je en revenant, combien l’on avait tort à Marseille de vanter la manière dont je dansais : que je suis loin d’une pareille perfection, et combien la distance qui m’en sépare fait souffrir mon amour-propre ! Vos regrets sont mal fondés, me dit M. de Saint-Albin, ce qui nous enchante sur le théâtre, nous choquerait dans un salon, et nous aurions la plus mauvaise opinion d’une femme qui prendrait de telles attitudes ; d’ailleurs, si vous me promettez de ne pas vous fâcher, ajouta-t-il en souriant, je vous dirai ma petite Julie, que vous péchez plutôt par l’excès qui vous charme tant que par le défaut contraire. La réflexion de monsieur est extrêmement juste, répliqua ma tante, et je l’ai faite bien des fois ; j’en ai même souvent conçu de l’inquiétude, tant la chose était remarquable ; mais l’extrême jeunesse de Julie ne permettant pas de croire qu’elle y mît la moindre intention, je ne lui en ai jamais parlé. Cependant, puisque l’occasion se présente, je vous conseille, ma bonne amie, de prendre garde à votre manière d’être : loin de chercher à imiter les grâces dangereuses, qui font le sujet de votre admiration, faites tous vos efforts pour acquérir cette réserve, qui est le plus grand ornement de notre sexe, et que vos quinze ans et demi commencent à rendre très-nécessaire. La voiture qui s’arrêta mit fin à la conversation. Saint-Albin, en me donnant la main pour descendre, pressa tendrement la mienne, et m’exprima, par un soupir, le regret de me quitter.

Chaque jour l’adroit Saint-Albin inspirait plus de confiance à Rosa : elle admirait son excellente morale ; et la manière avantageuse dont il parlait toujours de sa femme, lui faisait croire que ses mœurs n’étaient pas moins pures ; enfin, il parvint à lui faire croire qu’elle pouvait en toute sûreté me confier à lui, n’imaginant pas pouvoir me trouver un meilleur Mentor.

C’était afin d’obtenir ce privilége que Saint-Albin s’était donné tant de peine. Malgré toute son adresse, il n’avait jamais pu faire naître l’occasion de se trouver seul avec moi ; et, lorsque le hasard éloignait nos surveillans, c’était pour un temps si court, ou ils étaient si près de nous, qu’il était toujours sur le qui-vive. Un jour que Saint-Albin était chez ma tante, je la tourmentais pour sortir. Rosa ne s’en souciait guère ; mais elle ne savait jamais comment me refuser. Après avoir résisté quelque temps, voyant que je montrais toujours le même désir, elle s’adressa à M. de Saint-Albin : Si j’osais vous prier, lui dit-elle, de vous charger d’un enfant gâté, je le ferais avec grand plaisir ; mais je crains de mettre votre complaisance à une trop rude épreuve. Vous ne pouvez jamais trop exiger de moi, répondit-il d’un air indifférent ; je mènerai Julie voir des marionnettes, c’est un plaisir de son âge. Fort bien, répondit Rosa, elle m’en avait déjà parlé ; vous me rendrez un double service en lui faisant passer cette nouvelle fantaisie.

M. de Saint-Albin ayant atteint son but, il résolut de ne pas laisser échapper une occasion aussi favorable. Il n’imaginait pas pouvoir trouver d’obstacles à ses désirs, après avoir eu l’adresse d’en surmonter d’aussi grands. Notre tête-à-tête fut d’abord assez froid ; Saint-Albin affectait une réserve que je ne lui avais jamais vue. Mais quelle fut ma surprise, lorsqu’à quelque distance de l’hôtel, je l’entendis ordonner de nous conduire aux Champs-Élysées. N’irons-nous pas voir les marionnettes ? lui demandai-je naïvement. — Oui, vraiment nous les irons voir, me répondit-il ; mais il vaut mieux nous promener auparavant ; car j’ai mille choses à vous dire, et vous savez que l’on ne cause pas commodément dans un lieu public ; d’ailleurs je crains que les marionnettes elles-mêmes ne captivent votre attention à mon préjudice. Saint-Albin, en me répondant, avait baissé les stores ; ensuite il s’approcha de moi, me prit les mains dans une des siennes, et, passant l’autre bras autour de ma taille, il se mit à causer de l’air le plus familier. — Dites-moi, charmante Julie, s’écria-t-il en m’embrassant sur la bouche à l’instant où je m’y attendais le moins, combien d’heureux mortels ont-ils déjà respiré cette haleine de rose ? — Cette manière, répondis-je en rougissant, n’est pas en usage à Marseille, et c’est la première fois que je vois embrasser ainsi. J’aime à vous croire, me dit-il. Il est si doux d’être le premier qui donne un pareil baiser. Que de fois, ma chère Julie, je me suis vu prêt à poser mes lèvres sur cette bouche délicieuse, lorsque vous veniez d’un air enfantin me prodiguer d’aimables caresses. Ô Julie ! si tu savais dans quel état me mettent ces douces libertés ! Quel feu tu fais couler dans mes veines, lorsque tu viens sans y penser, me prendre la main, et la poser sur ton sein, pour me faire sentir le battement de ton cœur ! À peine la présence de ma femme, de ta tante peut-elle me retenir. Je ne vois plus que toi dans l’univers ; mes genoux fléchissent, et je suis prêt à me jeter à tes pieds pour te jurer un éternel amour. Ah ! ma Julie ! un seul moment peut me dédommager de cette contrainte cruelle. Je vais oublier dans tes bras tout ce que tu m’as fait souffrir : j’y vais mourir de volupté !

L’entreprenant Saint-Albin mettait autant de feu dans ses gestes que dans ses paroles. Plus prompt que l’éclair, plus avide que l’oiseau de proie qui fond sur la tendre fauvette, il semblait me dévorer en me couvrant de baisers ; et sa main téméraire profanait le secret asile des plaisirs les plus doux. Il ne fut pas long-temps possesseur du terrain qu’il avait si brusquement usurpé : la voix de la persuasion l’aurait peut-être conduit à la victoire ; mais il était impossible de m’emporter d’assaut, et, par mille efforts qui l’étonnèrent, je parvins à me débarrasser entièrement de lui. Comment peut-on avoir autant de force avec des membres si délicats ? s’écria-t-il. Quel petit lutin ! Qui l’aurait jamais cru ? Mais, que vois-je ? vous pleurez ! vous vous fâchez d’une simple plaisanterie ! À tant d’esprit pouvez-vous joindre un tel enfantillage ! Mais, de grâce, répondez-moi donc ; que puis-je faire pour vous appaiser ? Rien, répondis-je d’un air boudeur, car je ne vous aime plus. Mais, puisqu’au lieu d’avouer vos torts, vous prétendez avoir raison, je prendrai ma tante pour juge, et nous verrons ce qu’elle dira de mon enfantillage. Ah ! maligne petite personne, me dit Saint-Albin, en me reprenant dans ses bras, cette menace me montre assez que votre colère était feinte ; car celui qui menace d’une punition impossible, n’a l’intention d’en infliger aucune ; mais si, pour vous plaire, il ne faut que s’avouer coupable, je vous demanderai bien humblement pardon de vous trouver si séduisante, de ne savoir pas réprimer mes transports en me voyant seul avec vous, et d’avoir osé vous manquer de respect. — Si vous aviez la moindre délicatesse, repris-je d’un ton piqué, vous ne joindriez pas le sarcasme à l’insulte ; ma tante, dites-moi, m’aurait-elle laissé venir avec vous, si elle vous avait cru capable d’abuser à ce point de la confiance que vous êtes parvenu à lui inspirer à force d’hypocrisie ? Et n’est-ce pas une chose horrible que de profiter de cette confiance aveugle, pour essayer de séduire sa nièce ? — Dieu me pardonne, s’écria Saint-Albin, je ne sais plus où j’en suis ; je croyais que vous plaisantiez ; mais vous le prenez maintenant sur un ton si sérieux, que vous me forcez d’y croire. Qu’ai-je donc fait pour exciter cet excès de colère ? N’êtes-vous pas, Julie, aussi pure, aussi chaste que lorsque je vous ai prise sous ma protection. Quel mal vous ai-je fait, et comment ai-je abusé de la confiance de votre tante ? — Et, si je vous eusse laissé faire, m’écriai-je ingénûment, m’auriez-vous remise entre les mains de Rosa telle que vous m’en avez prise ? — Ah ! ma Julie sait donc ce que je voulais lui faire ? Cette candeur, cette innocence extrême que chacun admire, et surtout dont chacun s’étonne, n’existent qu’en apparence ; c’est une ruse, un raffinement de coquetterie. Je suis bien aise de savoir à quoi m’en tenir, et, si vous voulez, Julie, que je vous confesse la vérité, en me conduisant ainsi je n’avais que l’intention d’éclaircir un mystère que je ne pouvais concevoir. J’étais bien sûr que, malgré toute votre finesse, vous ne pourriez éviter ce piége, si, comme je le soupçonnais fort, vous n’étiez pas aussi Agnès que vous vous efforcez de le paraître. Maintenant, Julie, avouez à votre tour la vérité de ma découverte ; et si vous me donnez le moindre encouragement, je vous promets de vous garder fidèlement le secret.

Vous m’accusez d’une affectation dont je ne me suis jamais rendu coupable, répondis-je toujours sur le même ton. Je sais, il est vrai, qu’une femme peut accorder mille faveurs à celui qu’elle aime ; je sais de plus que ces faveurs rendent criminels, non-seulement ceux qui les sollicitent, mais celles qui n’ont pas assez de force pour les refuser ; mais quel est le genre de ces faveurs ? voilà ce que j’ignore, et mon savoir se réduit à peu près à connaître mon ignorance. Assurément, reprit Saint-Albin, jamais on ne se tira d’un pas aussi délicat avec autant d’esprit ; mais cependant, Julie, vous ne me persuadez pas. Comment ces faveurs pourraient-elles rendre criminelles deux personnes qui s’aimeraient tendrement ? Si vous me le prouvez, dès cet instant je renonce à tous les plaisirs de l’amour ; car, bien que vous ayez paru douter de ma délicatesse, rien au monde ne pourrait me porter à faire une action condamnable. — Vous cherchez à m’embarrasser, St.-Albin ; j’avoue qu’il me serait bien difficile d’expliquer pourquoi telle caresse est plus répréhensible que telle autre ; mais il me suffit de savoir que la vertu la défend, pour ne jamais m’y prêter. — La vertu défendre d’être heureux ! quelle idée fausse, ma chère Julie, vous avez de la vertu ! vous la confondez avec le préjugé, et c’est à lui que vous sacrifiez les plus beaux jours de votre vie. La vertu consiste à faire le bien, à faire des heureux, mais non pas à imposer les privations les plus insupportables. Celui qui nous donne un cœur pour aimer, serait-il assez injuste pour nous défendre l’amour ? Et si la conséquence de cette passion est de nous faire goûter les plaisirs les plus suaves, quel être assez ennemi de lui-même pourrait s’y refuser ? Le Tout-Puissant n’aurait-il créé ces jouissances délicieuses, et ne les aurait-il mises en notre pouvoir, que pour nous livrer à des tentations irrésistibles ; se serait-il plu à donner au vice des dehors si séduisans, afin d’avoir le plaisir de nous rendre criminels ? Non, Julie, ce ne sont là que des erreurs que la saine raison dément et condamne ; mais on avait besoin d’un semblable préjugé pour prévenir une trop grande licence, et remédier aux désordres que les passions ardentes de votre sexe auraient occasionnés dans la société ; afin de mettre un frein à votre inconstance naturelle, on convint d’attacher un grand prix au titre de femme vertueuse, et d’honorer d’une manière particulière celle qui s’en rendrait la plus digne ; mais, quoiqu’on puisse nous taxer de quelqu’injustice, en ne voulant pas partager le joug auquel nous vous soumettons, cependant il faut avouer que nous ne fûmes pas exigeans, puisque nous ne faisons

Consister la sagesse qu’à éviter tout cet éclat. Une femme peut être galante à l’excès, sans s’exposer à perdre le titre auquel vous attachez tant de prix, pourvu qu’elle mette assez d’art dans sa conduite pour ne pas blesser les convenances. Vous voyez donc, ma chère Julie, que cette vertu n’est qu’une chimère que nous avons eu l’adresse de forger pour servir notre jalousie ; mais, comme les meilleures choses ont toujours leurs inconvéniens, il arrive que des personnes de votre âge, ignorant l’origine de cette vertu qu’on a soin de leur prêcher dès leur enfance, s’en font un monstre si redoutable, qu’elles lui sacrifient et leur jeunesse et leurs plaisirs. Ces femmes aveugles, étouffant leurs désirs et s’offensant des nôtres, se refusent à notre amour, et nous nous trouvons pris dans nos propres piéges. On en voit même qui, méconnaissant la cause d’un feu dont elles se sentent embraser, imaginent que Dieu les appelle, et vont s’ensevelir au fond d’un cloître, afin de lui sacrifier un bien qu’elles n’ont reçu que pour leur bonheur et celui des autres. Ce sacrifice est toujours suivi de longues années de repentir ; car à peine est-il consommé, que ces malheureuses victimes s’aperçoivent de leur erreur, et désirent, mais en vain, pouvoir rétracter des sermens qui les condamnent à des privations éternelles.

C’est ainsi que Saint-Albin, avec un artifice sans égal, essayait de me séduire ; il y aurait réussi sans doute, si je n’eusse eu l’amour de la vertu, et des principes que le temps seul pouvait affaiblir. Espérant que sa force le servirait mieux que son éloquence, il fit plusieurs tentatives ; mais elles furent toutes également infructueuses : sa violence ne servit qu’à m’irriter, et détruisit les impressions favorables que ses sophismes avaient fait sur mon esprit ; il vit enfin que tous ses efforts ne tendaient qu’à l’éloigner de son but, et qu’il fallait renoncer à la victoire, ou l’acheter par mille soins et mille complaisances nouvelles. Saint-Albin n’était pas de caractère à se laisser effrayer par les obstacles, il prit la résolution de s’armer de patience, changea ses batteries et se promit un entier succès.

Il commença par se jeter à mes genoux, et à solliciter son pardon dans les termes les plus humbles et les plus touchans ; mais, loin de me laisser fléchir, je lui répétais avec un sang-froid qui le mettait au désespoir, que, décidée à ne lui pardonner de ma vie l’insulte que j’en avais reçue, je ne m’exposerais jamais à une seconde ; lorsqu’il vit l’inutilité de ses prières, il fut saisi d’une si forte douleur, ou plutôt il sut si bien feindre, qu’il parvint à me toucher ; non-seulement j’accordai son pardon, mais je mis tout en usage pour lui rendre le calme qu’il semblait avoir perdu ; enfin la paix fut rétablie, un baiser bien tendre en fut le gage ; je l’appelai mon cher Saint-Albin, et je lui promis de ne jamais éviter les occasions de me trouver seule avec lui. Ces douces assurances le calmèrent et l’entreprenant Saint-Albin, devenu modeste et timide, demanda mille fois pardon d’une faute qu’on ne lui reprochait plus.

Nous allâmes enfin voir les marionnettes, car il fallait pouvoir rendre compte de ma soirée ; elles m’occupèrent bien faiblement, l’aimable Saint-Albin se surpassait lui-même et captivait seul toute mon attention ; nous redoutions également l’instant de nous séparer, il fallut enfin s’y résoudre. Rosa le remercia mille fois de sa complaisance, et dès qu’il eut pris congé de nous, je me retirai dans mon appartement, où son image me suivit.

Pour la première fois, St.-Albin éloigna le sommeil de ma paupière, je m’occupai toute la nuit des scènes de la soirée, et plus j’y réfléchissais, moins je trouvais Saint-Albin coupable ; l’amour n’était-il pas la cause de son crime, et peut-on s’offenser d’un excès d’amour ! D’ailleurs je pouvais m’aveugler moi-même, et ma sévérité était peut-être déplacée : tout ce qu’il m’avait dit me semblait sans réplique ; je désirais être convaincue, mon bonheur en dépendait. Saint-Albin pouvait-il avoir l’envie de me séduire ? je ne l’en croyais pas capable ; il ne voulait que détruire un préjugé fatal à mon bonheur, à mes plaisirs ; je devais l’écouter et me livrer sans scrupule à tout ce qu’il exigerait de moi. Rosa elle-même assurait qu’il était le plus sage des hommes, et me recommandait sans cesse d’écouter ses conseils et de les suivre. D’où provenaient donc mes scrupules ? Le souvenir d’Adolphe acheva d’enflammer mon imagination. Je me rappelai la félicité dont j’avais joui dans ses bras, et je savais qu’il en était une mille fois plus grande encore. Ce fut alors que les derniers conseils de mon Adolphe me revinrent à l’esprit ; il m’avait donné le secret d’être heureuse sans être coupable. Je pouvais tout accorder, excepté la dernière faveur ; pourquoi donc me refuser à des délices dont mon âme était avide ?

Je désirais que Saint-Albin pût connaître ma pensée, voler dans mes bras, me faire jouir de cette volupté qu’il m’avait peinte avec des couleurs si vives, et que je brillais de connaître ; mais où m’arrêter, me demandai-je ? quelle est cette dernière faveur si enivrante et si dangereuse ? qui m’avertira du moment où je dois éteindre le feu dont je serai dévorée, et arrêter ce torrent de plaisirs qui peut-être m’entraînera malgré moi ? Avant de me rendre aux désirs de Saint-Albin, il faut qu’il détruise mon ignorance. Je veux savoir jusqu’où s’étend mon pouvoir, ce que je peux accorder et refuser, comment je puis récompenser ou punir ; enfin il faut qu’il déchire ce voile qui vient sans cesse obscurcir mes idées, et qui m’empêche d’user des droits que mon sexe et mon âge me donnent sur tous les hommes.

Je passai la nuit à faire de semblables réflexions : les argumens de Saint-Albin, qui d’abord avaient glissés légèrement sur mon esprit, commençaient à me paraître convaincans. Je m’accusais d’obstination ; j’allai même jusqu’à craindre de l’avoir rebuté par mes reproches et les termes injurieux dont je m’étais servie, et je finis par me promettre d’employer ce que je connaissais de plus séduisant pour le ramener à moi, dans le cas où il se croirait offensé.

On avait projeté pour le lendemain une partie charmante ; nous devions aller dîner au bois de Vincennes en nombreuse société. Saint-Albin avait arrangé cette partie pour me plaire : j’avais paru le désirer quelques jours avant ; le lendemain j’appris qu’elle aurait lieu.

C’était toujours ainsi que Saint-Albin prévenait ou satisfaisait mes désirs. Comment ne pas aimer un pareil homme ? Quand on est aussi séduisant, combien l’on est dangereux ! Parmi les personnes que Saint-Albin avait invitées, une seule m’était étrangère, c’était une demoiselle de dix-huit à vingt ans, qu’on nommait Céline. À peine l’eus-je vue, que je désirai lui plaire ; ses manières agréables inspiraient ce désir à tous ceux qui l’approchaient, et son air gracieux leur persuadait bientôt qu’ils avaient réussi. Céline était d’une taille moyenne et bien proportionnée. Elle avait l’air à la fois décent et voluptueux ; elle connaissait toutes les ressources de la coquetterie ; enfin elle possédait l’art de plaire au suprême degré, et lorsqu’elle voulait gagner les bonnes grâces, même d’une femme, elle était sûre d’y réussir.

Mes manières caressantes et naïves parurent fixer son attention ; elle y répondit avec un charme qui acheva de me captiver entièrement. L’espèce d’analogie qu’il y avait entre nos caractères, ne contribua pas peu à former cette liaison qui fut pour moi la plus dangereuse de toutes celles que je contractai jamais.

Les résolutions que j’avais formées pendant la nuit, en faveur de Saint-Albin, s’évanouirent à mon réveil ; je l’accusai de nouveau de vouloir abuser de mon inexpérience, et je me promis d’être en garde contre ses séductions. Cependant je désirais le voir, j’attendais avec impatience l’heure de son arrivée ; mon cœur battit quand on l’annonça ; je rougis, et contre ma coutume, je ne me levai pas pour aller au-devant de lui : nous montâmes aussitôt en voiture pour nous rendre chez madame de Saint-Albin, où nous trouvâmes tout le monde rassemblé. Ce fut là que je vis la charmante Céline, avec laquelle je causai beaucoup en déjeûnant, et que je trouvai si aimable, que je résolus de ne pas m’en séparer de tout le jour. Céline m’ayant assurée qu’elle avait le même désir, j’obtins, de la dame qui l’avait amenée, la permission de la prendre dans notre voiture, après quoi nous nous mîmes en route très-gaîment, et mutuellement charmées de nos compagnons de voyage.

Ce que je ressentais pour Saint-Albin provenait plutôt du besoin que j’avais d’aimer, que d’un véritable attachement ; car, malgré le charme que je trouvais dans sa société dès le premier jour, celle de Céline en eût autant pour moi, et bientôt elle en eût davantage. Il est vrai que de toutes les femmes, c’est celle que j’ai le plus chérie, et je doute que l’amour même puisse être plus vif, plus tendre que l’amitié que m’inspira Céline. Les grâces de sa personne et de son esprit charmèrent ma tante, qui en fut presqu’aussi enthousiasmée que moi. Saint-Albin, qui la connaissait depuis long-temps, se félicita du penchant qui m’entraînait vers elle, ne doutant pas que cette liaison ne fût utile à ses desseins.

Nous arrivâmes à Vincennes, où nous passâmes une journée charmante. Je ne quittai pas Céline un seul moment ; nous nous écartâmes du reste de la société pour mieux jouir du plaisir d’être ensemble. Saint-Albin nous suivit ; je ne l’avais jamais vu si gai : il prit avec ma nouvelle compagne un air familier qui me choqua d’abord. Je vis avec surprise que non-seulement elle le souffrait, mais qu’elle y répondait par mille agaceries. Rien n’est plus dangereux qu’un tel exemple ; mon étonnement cessa, et je finis par m’accuser d’une sévérité ridicule. Comment croire en effet que Céline, que je prenais pour un modèle de vertu, pût manquer à la décence ? Saint-Albin lui donna quelques baisers bien tendres dont elle ne s’offensa pas ; mon tour vint, mille caresses me furent prodiguées. Mon embarras était extrême : si je paraissais irritée, ne serait-ce pas offenser Céline ? Sans doute, me disais-je, je pousse le scrupule trop loin, et cette réserve qu’on me recommande n’est qu’un manteau de cérémonie. Combien cet air enjoué sied à Céline ! il la rend mille fois plus jolie ! D’ailleurs quel mal fait-elle ? Aucun assurément. Saint-Albin ne me trompait pas ; je suis remplie de préjugés. Qu’il est heureux pour moi d’avoir connu Céline ! personne au monde ne saurait mieux qu’elle m’éclairer sur cette foule de doutes qui viennent sans cesse m’assaillir.

Après une promenade assez longue, nous allâmes rejoindre la troupe joyeuse ; bien d’autres que nous s’en étaient écartés. Dans toute autre occasion, quel beau sujet de médisance ! mais dans un jour consacré au plaisir, tout paraît naturel. D’ailleurs on a tant d’excuses au fond d’un bois ! un sentier qui trompe, une épine qui déchire : la fatigue ou la douleur oblige de s’arrêter ; enfin on revient. Telle femme est embellie par le plus vif incarnat, la frayeur en est la seule cause ; telle autre, soulevant à peine une paupière humide, a l’air languissant et distrait : c’est l’excès de la lassitude ; on le croit ou l’on feint d’y croire, et tout le monde est heureux. Pour Céline et moi, nous n’avions pas besoin d’excuse, un trio n’excite pas de soupçons. Cette charmante journée finit trop tôt ; je regrettais surtout de me séparer de Céline, et je lui fis promettre de me revenir voir sous peu de jours.

Céline ne revenant pas assez vîte au gré de mes désirs, j’obtins de ma tante la permission de lui faire la première visite. J’y fus conduite par Saint-Albin, qui ne cessait de faire à ma tante l’éloge de cette jeune personne. Céline demeurait chez une de ses parentes, dont l’éducation peu soignée contrastait avec une fortune brillante. Cette dame avait conçu pour elle une affection si tendre, qu’elle ne lui croyait aucun défaut, et s’empressait de satisfaire ses moindres caprices.

Dès que j’aperçus Céline, je courus l’embrasser. Je fus frappée au premier coup-d’œil du changement qui s’était fait en elle ; ce n’était plus cette jeune personne modeste, rougissant dès qu’on la fixait : c’était une femme agaçante et voluptueuse, qui semblait provoquer le désir. Céline était au milieu d’un cercle de jeunes gens dont les hommages l’enivraient. Son teint était animé, son regard plein de feu, et sa parure dans un désordre qui ne pouvait être qu’un effet de l’art. Tout ce que je voyais était nouveau pour moi, et j’avoue, en rougissant, que cette nouveauté ne me parut pas dénuée de charmes : mon ingénuité amusa beaucoup. On s’empressait autour de moi, on vantait ma taille, ma jolie tournure, on me trouvait mille agrémens que j’ignorais posséder ; mes naïvetés faisaient mourir de rire. Enfin, je fus enivrée de l’encens qu’on me prodiguait. Saint-Albin s’était surpassé, et, malgré les efforts que les autres faisaient pour être aimables, aucun d’eux n’avait pu l’égaler. Jamais soirée ne me parut plus délicieuse. Hélas ! peut-être aucune ne me fut plus fatale. J’avalais à longs traits le poison de la corruption, et mon erreur était telle, que je croyais m’abreuver de nectar ! — Si les louanges effrénées de mes nouveaux adorateurs me troublèrent l’esprit, celles de Saint-Albin, moins outrées, mais bien plus délicates, ne faisaient pas moins d’impression sur mon cœur. Nous quittâmes enfin ces hommes dangereux, et cette femme mille fois plus dangereuse encore. Je revins la tête enflammée de tout ce que je venais de voir et d’entendre, et désirant plus que jamais former une liaison intime avec la trop séduisante Céline. Saint-Albin profita du trouble voluptueux dans lequel m’avait jeté cette enivrante soirée, pour obtenir quelques légères faveurs. Je n’étais pas en état de les lui refuser. Il avait achevé de me vaincre par son esprit ; car malgré l’attrait que la nouveauté a toujours eu pour moi, je ne pouvais me dissimuler combien il était supérieur à tous ses rivaux. Il me déroba vingt baisers délicieux, et parvint même à me faire partager ses tendres emportemens. J’ignore jusqu’où il aurait poussé la témérité et moi la faiblesse, si son cocher, qui sans doute n’avait pas le mot d’ordre, ne s’était arrêté au moment même où le baiser le plus savoureux me faisait perdre à moitié la respiration. Hé quoi ! sitôt arrivés, criâmes-nous à l’unisson ? Le faquin, dit Saint-Albin à demi-voix, il ne saura jamais son métier ! Charmante Julie, ajouta-t-il en me pressant la main, vous retrouverai-je aussi tendre la première fois que nous serons ensemble ? Je ne sais, lui répondis-je en souriant, de pareils momens ne sont pas moins rares qu’enchanteurs. — Enchanteurs, ma Julie, l’auraient-ils été pour vous ? Auriez-vous partagé mon ivresse ? — Rien n’est plus égoïste que moi sur cet article. Ne vous attendez jamais à la moindre complaisance ; mais lorsque vous me verrez partager vos transports, ne doutez pas que mon plaisir ne soit égal au vôtre. — Ma tante, qui parut au même instant, empêcha Saint-Albin de me répondre ; ses yeux seuls m’exprimèrent combien cet aveu le rendaient heureux. En effet, quelle différence de ce langage à celui que j’avais tenu le jour des marionnettes ! Cette soirée funeste venait de me pervertir à moitié, je n’étais plus la même. L’exemple de Céline avait fait en quelques heures plus d’impression sur mon esprit, que les discours de vingt libertins n’en auraient pu faire en six mois.

Je fus long-temps sans trouver le sommeil ; la tranquillité de la nuit, en rendant le calme à mes sens, me fit envisager Céline et la société que j’avais trouvée chez elle, sous un point de vue tout-à-fait différent ; je commençais à craindre qu’elle ne fût indigne de ma tendresse, et plus encore de la bonne réputation dont elle jouissait. Je ne pouvais me dissimuler que ses manières ne fussent très-libres, et que sa conversation ne le fut encore davantage. Si Rosa l’avait vue ce soir, me disais-je, je suis bien sûre qu’elle ne souffrirait pas cette liaison ; mais cependant ne me trompais-je pas ? Saint-Albin répond de sa sagesse ; ma tante me dit de le croire comme un oracle. Ne faudrait-il donc ajouter foi à ses paroles que lorsqu’il me contrarie ? En vérité, je perds l’esprit ! Céline est sans doute ce qu’il faut être pour atteindre le dernier degré d’amabilité ; tout cela n’était que badinage, et ce badinage n’est-il pas charmant ? Céline est sûrement une de ces femmes exemptes de tout préjugé dont Saint-Albin me parlait l’autre jour. Elle sait mieux que tout autre affecter un maintien décent, lorsque l’occasion l’exige ; mais lorsqu’elle se trouve avec des gens moins scrupuleux, elle se livre sans crainte au plaisir, et répand la gaîté sur tout ce qui l’environne. C’est ainsi que je m’efforçais d’étouffer une lueur de raison, trop faible pour triompher d’une imagination aussi ardente que la mienne.

Deux jours après, Céline me rendit ma visite ; elle avait repris le maintien décent et réservé qui lui avait fait faire à Vincennes la conquête de ma tante. Après être restées quelques instans avec Rosa, je proposai à mon amie de passer dans mon appartement ; je lui fis voir mon boudoir. La divine retraite, s’écria-elle en se jetant sur le sopha ; que vous êtes heureuse d’être la prêtresse d’un pareil temple ! C’est sans doute à l’aimable Saint-Albin, ajouta-t-elle avec un sourire malin, que vous avez cette obligation ? À propos de Saint-Albin, savez-vous, Julie, que vous me rendez jalouse ? C’est bien le plus séduisant de tous les hommes ; il m’avait toujours honorée, lorsque le hasard nous réunissait, d’une préférence décidée ; mais, depuis que vous êtes à Paris, toutes les femmes lui sont également indifférentes. La pauvre Céline est rentrée dans la foule ; et, pour la première fois de sa vie, je le crois vraiment amoureux. — Assurément, ma chère, lui répliquai-je, vous êtes dans l’erreur ; Saint-Albin a trop bon goût pour ne pas vous préférer à ce qu’il y a de plus aimable, et j’ai moins de droit que toute autre à vous enlever une pareille conquête. Écoutez, me dit Céline, faisons nos conventions ; je vous cède Saint-Albin d’autant plus volontiers ; que je n’ai jamais eu de prétention sur lui. Vous pouvez même m’enlever toutes mes conquêtes les unes après les autres, sans que je vous en sache mauvais gré. Mais, ce que je ne vous pardonnerais jamais, c’est de dissimuler avec moi. Soyez franche, ma bonne amie ; cela seul peut donner des charmes à une intimité comme la nôtre. Allons, Julie, prouvez-moi que toutes les protestations d’amitié que vous me faites sont sincères. Racontez-moi vos amours avec le charmant Saint-Albin ; cela nous divertira. — Jamais je ne fus plus disposée à la confiance, ma chère Céline ; vous l’inspirez à tout ce qui vous entoure. Si vous regardez comme une marque d’attachement l’aveu que vous me demandez, j’avouerai que M. de Saint-Albin m’a quelquefois parlé d’amour. — Parlé ? s’écria-t-elle d’un air surpris ; eh ! de grâce, n’a-t-il fait que vous parler d’amour ? Serait-il assez sot, ou vous aimerait-il assez peu pour n’avoir jamais cherché à vous prouver d’une manière plus positive ce qu’il sentait pour vous ? — À me prouver ? répondis-je en rougissant ; de quelle manière voulez-vous donc qu’il me prouve son amour ? — Mais je n’imagine pas qu’il y en ait deux ; et, si Saint-Albin n’a fait que vous parler de sa tendresse, il est loin d’avoir pour vous la passion que je lui supposais ; mais cela n’est pas possible. Encore de la dissimulation. Ah ! Julie ; je m’étais trompée sur votre compte ; je vous croyais naïve, ingénue, et vous avez toute la réserve d’une prude consommée. Mais je vois bien ce qui vous arrête ; un peu de honte, n’est-ce pas ? un reste d’enfantillage ! Eh bien ! je consens à vous épargner la peine de la confession. Répondez-moi seulement avec vérité. N’a-t-il pas fait comme cela ; dit-elle en m’embrassant sur la bouche ; puis cette jolie gorge qu’il a bien caressée ; puis ce petit pied, puis la jambe… Je restais muette… Il a donc mieux fait encore ? Allons, je vois bien que sa main a été plus indiscrète que ne le sera jamais la mienne. Mais, friponne, malgré cette ingénuité piquante dont vous savez tirer un si grand avantage, peut-être l’heureux Saint-Albin n’a-t-il plus rien à désirer ? — Ah ! vous vous trompez, m’écriai-je. — Que lui reste-il donc à faire, reprit-elle avec étonnement ? aller si loin, et rester en chemin ! Julie, prenez bien garde ! je lis dans vos yeux le contraire ! — Vous vous trompez, je vous jure ; il est vrai que M. Saint-Albin a eu assez peu de délicatesse pour tenter d’abuser de la confiance de Rosa ; il a même employé la violence ; voilà pourquoi il a été si loin ; mais je lui ai fait sentir toute la bassesse de son procédé, et je ne doute pas qu’à l’avenir il ne se comporte bien différemment. — Qu’entends-je ? Où donc avez-vous été chercher de pareilles maximes ? il me semble entendre votre vieille tante ; je crois même que vous devez la surpasser ! Mais parlez-vous tout de bon, dites-moi, ou voulez-vous seulement vous égayer un moment ? — Non, je vous ai dit l’exacte vérité ; j’ai même peine à comprendre ce que vous me dites. N’ai-je pas eu raison de me mettre en colère, lorsque M. de Saint-Albin a voulu prendre avec moi des libertés indécentes ? — Oh ! vraiment vous vous êtes conduite comme un ange ! — Mais de grâce, que fallait-il donc faire ? — Je ne veux pas me mêler de vous donner des conseils, vous êtes trop enfant : je crains déjà de m’être compromise en vous montrant une confiance indiscrète. C’est ma faute ; j’aurais dû réfléchir qu’à votre âge et avec l’éducation que vous avez reçue, vous ne pouviez me convenir comme amie ; mais votre air éveillé, et surtout la manière aimable dont l’autre jour vous vous êtes conduite chez moi, m’avaient donné de vous une opinion bien différente. Cependant je me sens tant d’amitié pour vous, que je veux prendre soin de vous former ; vous avez toutes les dispositions nécessaires pour devenir la femme la plus séduisante de Paris. — Dites-moi, Céline, que faut-il faire pour cela ? Si vous me promettez de me rendre aussi aimable que vous, je suivrai aveuglément tous vos avis. — Cette manière me charme ; allons, nous ferons quelque chose de vous. Dites-moi maintenant, sans plus de bégueulerie, pourquoi vous êtes-vous opposée aux désirs de Saint-Albin ? — Mais, j’ai cru bien faire. — C’est selon ; vous avez très-bien fait, s’il ne vous plaît pas. — Au contraire, je le trouve très-aimable ; mais la sagesse ? — Pur enfantillage ; la sagesse, ma chère, consiste à sauver les apparences : une femme doit, j’en conviens, préférer sa gloire à tout, et savoir même sacrifier son amant, lorsque sa réputation l’exige ; mais, lorsqu’elle est assez heureuse pour être aimée d’un homme discret, incapable de la compromettre, c’est une folie que de résister à l’occasion, et ce n’est qu’à votre âge que l’on est assez dupe pour le faire. — Vous m’étonnez ; mais, au surplus, votre morale n’est pas difficile à suivre. — Cela n’en fait pas le moindre mérite, reprit Céline ; je hais les gens qui prêchent toujours l’impossible. Quoi de plus naturel, de plus délicieux, que de se livrer à tous ses goûts, de n’avoir pour guide que son cœur et ses sens, et pour frein que la crainte de la satiété ! Quant à moi, voilà ma morale ; et la preuve qu’elle est bonne, c’est que j’ai joui dix fois plus qu’une autre, et que j’ai conservé ma réputation intacte. — Cette manière de penser s’accorde parfaitement avec celle de Saint-Albin, et je commence à croire que jusqu’ici je n’ai pas eu le sens commun. — J’en tombe d’accord, et je vous engage, ma chère Julie, à profiter de votre jeunesse. Lorsque vos beaux jours seront passés, il vous restera du moins des souvenirs agréables. Adieu, il faut que je vous quitte, je reviendrai vous voir bientôt.

À peine Céline était-elle sortie que Saint-Albin entra. Votre tante m’envoie, me dit-il gaîment, répéter avec vous le duo que nous devons chanter au premier concert ; l’avez-vous bien étudié ? — Je le sais très-bien. — Cela mérite un baiser ; mais voyez donc cette petite espiègle qui refuse d’embrasser son maître ! — Ma résistance n’avait rien d’effrayant, Saint-Albin me prit dans ses bras, et me posa sur la couche moelleuse que venait d’occuper Céline ; ses discours avaient fait sur mon esprit la plus vive impression ; Saint-Albin choisissait le moment le plus favorable pour en recueillir le fruit. Je me trouvais précisément dans la situation dont Céline m’avait parlé, je pouvais, sans courir aucun risque, me rendre à l’amour de St.-Albin ; je trouvais ses caresses délicieuses, sa main blanche qui pressait doucement des contours arrondis me faisait, pour ainsi dire, entrer le plaisir par tous les pores, j’étais brûlante de désirs, je volais au-devant de ses baisers, ma bouche amoureuse ne pouvait se détacher de la sienne. Le ciel semblait prêt à s’ouvrir pour moi. Hé bien, malgré ces transports et mes désirs, les larmes et les prières de Saint-Albin, je résistai ! une voix, plus forte encore que celle du plaisir, me criait au fond du cœur : Arrête, Julie ! défie-toi de toi-même, crains tes sens, crains Saint-Albin ! Étonné d’une résistance dont il ne pouvait plus deviner la cause, il m’en demanda l’explication.

Hélas ! lui dis-je ingénument, j’ignore moi-même comment je ne succombe pas ; mes désirs égalent les vôtres ; il semble qu’une puissance surnaturelle m’empêche de m’y livrer. Le temps, j’espère, me répondit Saint-Albin, vous fera connaître combien ces préjugés de province sont ridicules. Mais, ma chère Julie, vous perdez, de bien beaux momens !

Sans doute, j’étais née vertueuse, et sans les séducteurs dont je fus entourée dès l’enfance, je l’aurais toujours été, ce ne fut que par de lentes gradations et avec des peines infinies, que l’on parvint à détruire en moi cette pudeur virginale, si précieuse et si rare.

Le lendemain, il y avait un concert chez Saint-Albin. Je chantai, je fus applaudie, admirée. Ma voix ne manquait jamais de produire le plus grand enthousiasme. Tout le monde commençait à s’apercevoir du goût que Saint-Albin avait pour moi. Ma tante seule ne s’en doutait pas, et lui laissait plus que jamais la liberté de me voir. Mon intimité avec Céline devenait tous les jours plus grande, et les principes de vertu que m’avait donnés Rosa, s’affaiblissaient en proportion. Céline connaissait mon faible. J’étais vaine et voluptueuse ; elle flattait mon amour-propre, et ne cessait de me vanter les plaisirs des sens. Cependant elle ne me faisait aucune confidence, et j’ignorais encore si elle connaissait par sa propre expérience les délices qu’elle me pressait si vivement de goûter ; je résolus de m’en éclaircir, bien décidée à suivre son exemple quel qu’il fût, car je commençais à m’ennuyer de mon éternelle sagesse, et l’indifférence que Saint-Albin affectait depuis quelque temps envers moi, augmentait encore le désir que j’avais d’y mettre fin.

Le lendemain je me rendis chez Céline ; il était de bonne heure ; l’empressement que j’avais de la voir me fit voler à son appartement sans donner le temps de m’annoncer. Je courus à son lit dont j’ouvris les rideaux avec vivacité ; mais quel fut l’excès de ma surprise en apercevant un homme qui serrait dans ses bras un corps charmant, dont aucun voile ne dérobait les charmes. Ciel ! que vois-je ? m’écriai-je. Le verrou n’était pas mis, cria Céline douloureusement en se cachant le visage de ses deux mains ; car la femme la plus effrontée ne peut se défendre d’un mouvement de honte lorsqu’elle se voit surprise. Son amant, au lieu de lui répondre, disparut par une porte dérobée. Le bruit que cette fuite occasionna fit lever les yeux à la coupable. Eh quoi ! c’est vous, Julie, dit-elle en me tendant la main d’un air satisfait ; grand Dieu ! ma chère, quelle frayeur vous m’avez causée ! Je vous ai prise pour ma cousine, qui n’aurait pas manqué de trouver mauvais l’innocente liberté que prenait son mari ; car cette femme est d’un caractère si ridicule et si jaloux, que tout lui fait ombrage. Mettez les verroux, ma chère, et venez m’embrasser. — J’obéis en silence. Ce que je venais de voir m’avait mille fois plus déconcertée que Céline, et son sang-froid surtout me paraissait miraculeux. Je revins près de mon amie ; elle n’avait pas changé d’attitude, et semblait encore agitée de la plus vive émotion. Elle enlaça ses bras autour de mon cou, me baisa sur la bouche ; puis laissant échapper un profond soupir : Ah ! Julie, s’écria-t-elle, que ne puis-je changer ton sexe pour un moment ; qu’une pareille métamorphose nous servirait bien l’une et l’autre ! — J’ai mal pris mon temps pour venir, lui dis-je. — Ah ! j’en conviens, reprit-elle, quelques minutes plus tard, et le plaisir de vous voir n’aurait été mêlé d’aucun regret. — Cet homme est donc votre amant ? Mon amant ! point du tout, c’est mon cousin ; il est entré par hasard et sans aucun dessein ; il m’a trouvée sur mon lit ; je dormais, ses baisers m’ont réveillée. Vous êtes survenue, et voilà tout ce qu’il en est. — Je m’aperçus facilement que ce récit n’était point exact ; mais je feignis d’y croire. Vous n’avez donc pas d’amant, lui dis-je ? cela s’accorde peu avec les conseils que vous me donnez. Julie, me répondit-elle, vous m’inspirez un attachement si vif, que je ne puis plus rien avoir de caché pour vous. J’espère que, malgré votre âge, vous êtes capable de discrétion ; ainsi je ne veux plus reculer la confidence que depuis long-temps j’avais le dessein de vous faire. Écoutez donc mon histoire, ce récit ne sera pas long.

« Je suis née de parens à leur aise ; mais ils perdirent leur fortune au moment où je commençais à en sentir le prix. Ma mère ne survécut pas long-temps à ce malheur ; et mon père, désespérant de se procurer en France une existence agréable, passa en pays étranger. Je l’y suivis : j’avais alors environ votre âge, j’étais aussi formée que vous l’êtes, et je n’avais pas moins de penchant pour l’amour. Je fus courtisée par tous les hommes que je rencontrais, et sans doute j’aurais été bientôt sensible à leurs soins, si je n’avais fait une conquête assez brillante pour éclipser toutes les autres. Un jeune prince allemand me vit, m’aima, me le dit. Il avait les traits de l’Amour, la taille d’Hercule. Quelle femme, à ma place, ne se serait pas rendue ? Les princes n’aiment pas à soupirer long-temps. La distance qui nous séparait était trop grande pour qu’il pût jamais être mon époux. Il fallut donc lui tout accorder sous un autre titre. J’étais surveillée ; cela nous gênait. Il me proposa de m’enlever ; j’y consentis. Une belle nuit, nous partîmes. Lorsqu’on s’aperçut de ma fuite, nous étions déjà bien loin. Pendant deux ans je fus sa maîtresse ; je fus la plus heureuse de toutes les femmes. C’était chaque jour des fêtes nouvelles, et chaque nuit de nouveaux plaisirs. Mon amour ne faisait que s’accroître, le sien n’était pas moins violent ; mais mon bonheur touchait à son terme. La gloire vint l’arracher de mes bras : il fallut, malgré mes prières et mes larmes, me séparer du plus aimable et du plus chéri des mortels. (À ces mots, Céline essuya quelques pleurs qu’elle n’avait pu retenir.) Il me laissa sans sentiment, poursuivit-elle. J’avais voulu, dans un de mes transports, me jeter sous les roues de son char ; trop heureuse de perdre la vie pour le voir un moment de plus ! Il donna l’ordre à ses gens de me reconduire dans mon appartement. Je fus saisie d’une fièvre dévorante ; un délire affreux s’empara de moi. Je demandais mon amant à grands cris ; inutile douleur, il était à jamais perdu pour moi ! Enfin, ma jeunesse ayant triomphé de cette maladie, qui m’avait mise aux portes du tombeau, et ne conservant aucune espérance de revoir celui qui m’était si cher, je résolus de quitter l’Allemagne. J’aurais en vain imploré le pardon de mon père, je le connaissais inflexible. Je me ressouvins, dans ma détresse, que j’avais à Paris une cousine qui m’avait toujours montré beaucoup d’affection. Je lui écrivis avec un feint repentir, pour lui demander sa protection ; j’en reçus la réponse la plus gracieuse. Elle m’invitait à venir chez elle, et m’assurait que j’y serais regardée comme sa fille. Aussitôt je repartis pour la France, et j’arrivai chez ma cousine, où je suis depuis deux ans. J’aime trop les hommes pour ne pas leur plaire. Je fus bientôt environnée d’un essaim de jeunes étourdis qui se disputèrent ma conquête ; mais ils étaient trop loin des perfections de celui que j’avais aimé, pour avoir jamais de droits sur mon cœur. Quelques-uns d’entr’eux, il est vrai, parvinrent à m’inspirer quelques désirs. Les sens d’une femme sont si faciles à surprendre ! Mais si parfois je daignai partager leurs transports, ce ne fut qu’en me faisant illusion que je parvins à goûter quelques plaisirs. Je fermais les yeux en m’abandonnant, et rappelant à ma pensée l’image de celui que j’avais tant chéri, je me croyais encore dans ses bras, et j’expirais de volupté ! »

À ces mots, Céline se tut, ses yeux enflammés et ses joues brûlantes prouvèrent assez le pouvoir que son imagination avait sur ses sens, et jamais, j’en suis bien sûre, elle n’avait été dans un moment plus favorable pour se prêter aux charmes de l’illusion.

La confidence de Céline eut l’effet qu’elle s’en était promis, elle prévint toute indiscrétion de ma part, et me disposa à lui accorder en retour la confiance la plus illimitée. Dès ce moment elle connut mes pensées les plus secrètes ; je me serais fait un crime d’avoir rien de caché pour elle, et je reçus toutes les impulsions qu’il lui plut de me donner. Je crus enfin le moment propice pour m’éclaircir sur les doutes qui me tourmentaient ; je lui fis ingénûment l’aveu de mon ignorance, et je la conjurai d’y mettre fin. Quoi ! s’écria Céline ; est-il bien possible que vous soyez encore si novice ! où donc avez-vous pris ces airs de langueur et d’ivresse ; ces positions inimitables, qui excitent le désir chez tous ceux qui vous voient ? N’est-ce donc qu’à la nature que vous devez ce que tout l’art d’une coquette consommée pourrait à peine lui faire atteindre ? En vérité je me sens quelques scrupules de répondre à vos questions : tenez, ma chère, Saint-Albin vaut infiniment mieux que moi pour éclaircir vos doutes, car il peut joindre la pratique à la théorie, et cette manière d’enseigner est certainement la meilleure ; tout ce qu’il vous démontrera se gravera dans votre mémoire en traits ineffaçables, au lieu que ce serait peut-être vainement que je m’efforcerais de vous faire comprendre les délicieux mystères de l’amour. — Non, non, m’écriai-je, c’est de vous que je veux tenir cette science, Saint-Albin pourrait me tromper, je veux enfin savoir en quoi consiste cette dernière faveur que j’ai tant entendu vanter sans y rien comprendre. — En un moment vous serez à même de juger si l’on vous en a trop dit. Saint-Albin est la complaisance même, cessez seulement de vous, opposer à ses désirs, et dès ce soir vous serez une adepte. — Non, je veux le savoir d’avance. — Mais, Julie, vous m’embarrassez plus que vous ne sauriez le croire ; cette dernière faveur, ma chère, se réduit à bien peu de chose, c’est tout bonnement une soustraction, de deux on ne fait plus qu’un, m’entendez-vous ? — Non. — Je m’y perds. Lorsque Saint-Albin vous prodigue les plus vives caresses, lorsqu’il paraît ivre d’amour, ne remarquez-vous pas en lui certains changement ? n’a-t-il rien alors qui vous paraisse extraordinaire ? — Ah ! vraiment oui, alors ses yeux s’enflamment, il en sort comme des étincelles, ses joues se colorent, sa bouche devient brûlante, et tous ses nerfs semblent éprouver une contraction singulière. — C’est précisément cette heureuse contraction, reprit Céline en souriant, qui cause ce délicieux prodige ; en un mot, la femme est une pierre d’aimant qui attire l’homme dès qu’il prend la dureté du fer, et ce fer et cet aimant se confondent si bien ensemble, qu’il n’est point de force capable de les désunir jusqu’au moment où, le charme cessant, la femme redevint femme, et l’homme… Ma foi, ma chère, vous m’en direz des nouvelles lorsque vous en aurez fait l’épreuve ; mais je vous réponds que l’homme le plus aimable ne l’est jamais beaucoup après cette seconde métamorphose. C’est une chose dont le plus adroit n’a jamais su tirer parti ; il n’y a rien à gagner pour nous, et tout à perdre pour eux. Maintenant, Julie, si vous ne m’avez pas comprise, j’en suis fâchée ; mais je vous assure que je ne vous dirai pas un mot de plus sur ce sujet. — Il fallut, faute de mieux, me contenter de cette explication. Elle était assez claire, me direz-vous ; oui, je conviens maintenant de son exactitude ; mais j’étais sans doute alors bien inepte, puisque, au lieu de me donner la solution tant desirée de cet intéressant problème, elle ne fut pour moi qu’une source nouvelle de doutes et de réflexions.

Dès que Céline eut fini sa toilette, on annonça M. Dorval : je l’avais vu chez elle toutes les fois que j’y avais été. C’était un homme d’environ trente ans, il était grand, bien fait, et d’une figure distinguée ; mais sa peau était excessivement brune ; il avait l’air spirituel et l’était en effet, c’était un des hommes les plus aimables de ceux qui venaient chez Céline, et c’était presque le seul qui ne me fît pas la cour. Cette conduite réservée, que mon amour-propre m’empêchait de trouver naturelle, m’avait d’abord fait soupçonner que c’était l’amant de Céline ; mais elle le traitait toujours avec tant de froideur, que j’imaginai que s’il en était épris, au moins il n’était pas heureux. Cette visite dissipa mon erreur : Céline, qui n’avait plus besoin de se gêner devant moi, laissa de côté toute contrainte, et reçut M. Dorval à peu près comme si je n’avais pas été là. Il quitta aussitôt l’air de cérémonie qu’il avait pris en entrant et tous deux se mirent à causer sur un sopha : pendant cette conversation, je m’amusais à jouer avec des fleurs qui garnissaient la cheminée. Je m’apercevais déjà de tout ce que le rôle de confidente a d’incommode et d’ennuyeux, et n’étant pas d’humeur à le supporter longtemps, je m’apprêtais à prendre congé de Céline, lorsqu’elle s’écria : Julie, vous dînerez avec moi ; ma cousine doit rester dehors toute la journée, et je crains de m’ennuyer seule à la maison. Je croyais, lui dit M. Dorval, assez bas et d’un ton piqué, que ma société pourrait vous suffire. Je n’aime point les tête-à-tête, reprit Céline, surtout lorsqu’ils sont aussi longs ; d’ailleurs vous me plaisez trop pour que je n’évite pas avec soin tout ce qui pourrait amener la satiété, et, malgré l’excès de votre mérite, si je vous avais laissé profiter de toutes les occasions que nous avons journellement de nous voir sans témoins, il y a long-temps que je ne pourrais plus vous souffrir. Allons, Dorval, reprenez donc votre gaîté, vous avez l’air du chevalier de la triste figure : tenez, si cela dure encore cinq minutes, je vous jure qu’au lieu de vous permettre de dîner avec nous, je vous cède la place et je m’en vais avec Julie — Je ne dis rien, madame, quelle que soit la singularité de vos caprices, je sais m’y soumettre. — Mes caprices ! je sais que j’en ai, Dorval, que j’en ai mille ; mais vous devez savoir, à votre tour, que je n’aime point qu’on s’en aperçoive, ou du moins qu’on en ait l’air. D’ailleurs de quel droit me reprocheriez-vous ces caprices, ne devriez-vous pas les chérir ? et n’est-ce pas au plus bizarre de tous que vous avez dû mes faveurs ? Oui, c’est le seul que je me sois jamais reproché. — Je vous conseille, madame, de mettre fin à vos regrets, rien n’est aussi facile. — Dorval, vous avez raison, le plutôt sera le mieux, mais nous nous quitterons en amis en faveur de ce bon conseil. M. Dorval pouvait à peine contenir les diverses émotions qui l’agitaient ; il prit gravement son chapeau, nous salua profondément et s’en alla.

Hé quoi ! Céline, m’écriai-je, le laissez-vous partir ainsi ? Cet homme vous aime, ma chère ; les larmes qui roulaient dans ses yeux vous en sont garans ; comment pouvez-vous lui faire un tel chagrin ? En vérité il ne le méritait pas, et vous vous en repentirez, j’en suis sûre, car M. Dorval ne reviendra plus. Lui, ne plus revenir ! ah ! ma chère petite, que vous connaissez peu les hommes : Dorval m’aime beaucoup, sans doute, parce que je suis aimable ; mais il m’aimerait dix fois moins si je ne le tourmentais pas journellement. Il s’en va bien en colère, il fait le serment de ne plus me revoir, il se promet de m’oublier ; mais il ignore l’empire que j’ai sur lui, et la fin du jour me le ramènera plus amoureux que jamais. Les efforts qu’il fait pour se détacher de moi, quoiqu’infructueux, méritent une punition ; il serait trop heureux s’il croyait que son départ m’a causé le moindre soupir. Je veux que, lorsqu’il reviendra ce soir (car je vous promets qu’il reviendra), je veux qu’il me retrouve en fête. Je vais écrire à quelques-unes de mes amies, que je donne ce soir un bal ; elles ne manqueront pas de venir. Ah ! ma chère Julie, la bonne idée ! — Mais M. Dorval ne sera pas content. — Tant mieux, c’est bien mon intention, et je vous assure que si ce soir il ne meurt pas de dépit, demain il sera le plus amoureux des hommes. — Soit, courez-en la chance ; mais je ne puis rester chez vous, ma chère, si vous avez du monde, je suis en trop grand négligé. — Vous resterez, vous dis-je, vous êtes à merveille, cette robe blanche est tout ce qu’il faut ; ôtez seulement ce schall qui cache votre jolie taille. Tenez, regardez-vous maintenant, rien ne sied si bien que d’avoir la gorge découverte ; je vous trouve charmante. Mais sentez-vous le bonheur d’avoir une amie telle que moi ? je vous donne des leçons de coquetterie, je vous enseigne l’art de plaire, je pousse les bons offices jusqu’à vous donner du goût. Il faut, en vérité, que je vous aime jusqu’à la folie ! Vous resterez, n’est-ce pas ? — Oui, puisque vous le voulez.

Céline, fort contente de moi, plus encore d’elle-même, se mit à écrire des billets d’invitation, et fit avertir des musiciens. Nous préparâmes tout pour notre petite fête : toutes les personnes acceptèrent. On avait toujours la certitude de s’amuser chez elle, et l’attrait du plaisir fait voler les plus indolens. Je n’avais presque jamais vu de femmes chez Céline ; elle ne les souffrait que quand elles pouvaient contribuer à ses plaisirs ; mais elle avait un cercle de connaissances qu’elle appelait ses amies, qui étaient à ses ordres chaque fois qu’elle le désirait. Les femmes qui vinrent ce soir-là étaient toutes jeunes et jolies, et les jeunes gens aimables et galans : la gaîté brillait sur tous les visages, les yeux étincelaient de plaisir ; c’était à qui l’emporterait pour la grâce, la souplesse, et cette rivalité nous faisait faire des merveilles ; on nous aurait prises pour une troupes de jeunes nymphes qui se disputaient la pomme de la Volupté. Cependant d’une voix unanime je fus proclamée la meilleure danseuse. J’avais un abandon si voluptueux, qu’il paraissait ne rien devoir à l’art ; chacun de mes mouvemens déployait une grâce nouvelle, et semblait fait pour exciter le désir. Mon corps se balançait amoureusement, et mes bras arrondis formaient des passes aussi variées que moelleuses : tantôt j’avais l’air de mourir de langueur, puis reprenant tout-à-coup ma première vivacité, je ne respirais plus que l’enjouement, des ris folâtres m’auraient reconnue pour leur reine. Ce ne fut pas en vain que je déployai tant de grâces : non-seulement j’eus le plaisir d’être admirée et d’effacer toutes les autres femmes, mais je fis une conquête qui vaut bien la peine d’en parler.

J’avais déjà remarqué chez Céline un jeune original nommé Précourt, dont le but était de paraître singulier, et qui y réussissait parfaitement, sans pour cela en être plus aimable. Il affectait dans toute sa personne un négligé presque cynique, qui contrastait d’une manière bizarre avec l’extrême parure des autres jeunes gens. Son esprit était aussi extraordinaire que son extérieur : il était rempli de sophismes, ne parlait que pour contredire, vantait sans cesse les lois naturelles qu’il se glorifiait de préférer, en toute occasion, à celles de la société. Enfin, pour dernier trait de son originalité, il soutenait ne pouvoir souffrir les femmes. Quoiqu’il n’eût aucun agrément qui pût compenser ses défauts, il suffisait qu’on regardât son cœur comme invulnérable, pour que les femmes briguassent sa conquête. Mais leur manége était perdu ; Précourt ne sentait rien, ou du moins feignait de ne rien sentir ; il répondait à leurs agaceries avec un flegme vraiment comique, et semblait recevoir les avances qu’elles avaient la sottise de lui faire, comme autant d’hommages qui lui étaient dus. Je ne puis dire combien ces manières me choquèrent ; et avec une franchise qui n’appartenait qu’à moi, je blâmai hautement les femmes qui s’estimaient assez peu pour s’occuper d’un homme qui semblait ne pas songer à elles. Tous les hommes m’applaudirent ; Céline fut la seule femme qui sembla de mon avis, et les autres ne continuèrent pas moins de donner une préférence décidée au nouveau Diogène.

Comment, à l’âge de mademoiselle, dit Précourt d’un air piqué, ose-t-on se permettre une critique qui regarde toute une assemblée ? — Lorsque vous m’aurez dit, monsieur, de quel droit vous censurez la nature entière, je vous répondrai. Tout le monde rit de ma réponse, excepté Précourt ; dès que son amour-propre était de la partie, il n’était pas homme à quitter prise aisément ; il s’ensuivit entre nous une querelle assez vive. Il avait de l’esprit et même un certain piquant qui suppléait aux grâces qui lui manquaient ; mais j’avais la répartie si vive, je le plaisantais avec tant de finesse, que je mis tous les rieurs de mon côté ; lui-même voyant qu’il ne gagnait rien à ce singulier combat, eut le bon esprit d’en rire avec les autres, et tout en me déclarant une guerre ouverte, il eut pour moi mille prévenances. C’était, je crois, la première fois qu’il s’avisait d’être galant ; aussi la nouveauté de ce rôle lui donnait-elle un air si gauche, qu’elle fournit une nouvelle source à mes plaisanteries. Je lui prodiguai le nom d’original, et je m’aperçus que rien ne le flattait autant que cette épithète. Je ne fus pas fâchée de cette découverte ; car, bien que j’eusse fortement blâmé les femmes qui lui faisaient des avances, j’aurais été fort aise de le rendre amoureux, sans compromettre ma dignité. Il ne me plaisait en aucune manière ; mais rendre esclave un homme qui se croyait au-dessus de mon sexe, cette idée avait, quelque chose de si flatteur, que je remarquai avec un vrai plaisir la préférence qu’il me donnait sur celles qui l’avaient si bassement adulé.

Nous étions encore à nous quereller, lorsqu’on annonça M. Dorval. Rien ne put peindre sa surprise, lorsqu’au lieu de trouver Céline seule avec moi, il la vit au milieu d’un cercle de jeunes étourdis. Deux d’entr’eux, dans ce moment, voulaient lui arracher son bouquet, qu’elle défendait en riant. À moi, Dorval ! s’écria-t-elle ; vous arrivez bien à propos pour prendre ma défense contre ces messieurs, qui ont l’audace de vouloir m’enlever ce que j’ai de plus précieux, et cela devant tout le monde ; tandis que, parmi tous ces chevaliers, il n’y en a pas un seul qui ait assez de cœur pour venir à mon secours. — Si ces messieurs ne se montrent pas plus courageux, répondit M. Dorval, c’est qu’ils se doutent bien que vous leur en sauriez mauvais gré.

Je vis l’instant où leur mésintelligence allait paraître, et par conséquent leur intrigue se découvrir ; mais Céline avait trop de pouvoir sur elle-même pour se laisser aller à un premier mouvement. Après s’être délivrée des deux jeunes gens qui la tourmentaient, elle s’avança vers Dorval, lui adressa quelques paroles gracieuses, et n’eut plus l’air de s’en occuper. Plus j’examinais Céline, et plus j’apercevais d’art dans sa conduite. Chacune de ses actions se gravaient dans ma mémoire ; je la regardais comme un modèle bon à suivre dans tous les instans de la vie ; en un mot, elle devint mon oracle.

Précourt, qui ne laissait plus échapper l’occasion de s’entretenir avec moi, apercevant un fauteuil vide à mes côtés, vint aussitôt s’y placer. Mademoiselle d’Irini, dit-il en m’adressant la parole à voix basse, se doute peu du genre de société dans lequel elle se trouve ; autrement elle se croirait avec raison bien déplacée. — Il est vrai, monsieur, lui répondis-je, que je n’ai jamais vu la plupart des personnes qui sont ici ; mais je connais la maîtresse de la maison, cela me suffit. — La maîtresse de la maison, si vous entendez par là mademoiselle Céline, est bien légère : je la crois sage cependant ; mais sa société n’est bonne, tout au plus, que pour des jeunes gens oisifs, et non pour des femmes comme vous. Voyez-vous, auprès de la cheminée, cette jeune personne qui éclate de rire d’une manière si ridicule, elle est mise avec élégance, et tout en elle est séduisant ; elle a même des talens qui la rendraient les délices de la bonne compagnie, si l’on pouvait l’y admettre sans rougir. Mais ses parens, gens parvenus, glorieux de trouver leur fille si remplie d’attraits, n’ont pas même songé qu’il fût nécessaire qu’elle eût des vertus, et elle déshonore sa famille par la vie la plus licencieuse. Remarquez cette petite brune, si vive, si piquante, qui est à côté d’elle ; elle se dit mariée à ce jeune homme que voilà là-bas ; mais je sais le contraire. Il l’a enlevée à Marseille, et vit avec elle depuis six mois, et la pauvre petite va bientôt être plantée là, car son amant est amoureux de cette grande blonde, avec laquelle il cause dans ce moment. Je la connais ; elle le mènera loin : elle est aimable, et, grâce à l’excès de sa froideur, elle peut passer pour sage. Mais le diable n’y perd rien, car elle est d’une coquetterie fatale à tous ceux qui ont le malheur de prendre du goût pour elle : une fois attaché à son char, il n’y a plus moyen de s’en défendre. Tenez, voici la plus âgée de l’assemblée ; elle a vingt-cinq ans. La chronique veut qu’elle ait un peu hâté la carrière de son mari ; mais elle a le cœur trop tendre pour s’être portée à une action aussi noire. Jugez-en vous-même : dernièrement on fit la plaisanterie de lui dire qu’un jeune homme était malade d’amour pour elle ; elle voulut aussitôt entreprendre sa guérison, et depuis elle y a travaillé avec tant d’ardeur, que le pauvre garçon est prêt à demander grâce. Mais la meilleure aventure est celle de Betzi, cette jeune personne qui dansait vis-à-vis de vous. Au même instant le son du violon se fit entendre ; un jeune homme vint m’inviter, et je laissai Précourt satiriser tout seul. Après cette contre-danse, un domestique m’ayant avertie que ma voiture m’attendait, je pris congé de Céline. Personne ne pensait encore à se retirer, quoiqu’il fut fort tard. Précourt me demanda la permission de me donner la main ; j’y consentis. Ne me savez-vous pas bon gré, me dit-il, dès que nous fûmes seuls, de vous avoir fait connaître les gens avec lesquels vous étiez ? — Nullement, je vous assure, lui répondis-je ; qu’avez-vous fait pour mériter ma reconnaissance ? Vous avez troublé mon plaisir. On ne doit jamais déchirer le voile, quand ce qu’il cache est désagréable. Pour moi, je préférerai toujours une illusion qui me plaît à une vérité qui me choque. — Du moins, vous hésiterez maintenant à retourner dans cette maison. — Pourquoi donc ? Je n’y vais que pour Céline, et je ne vois pas comment des femmes, qui n’ont rien de commun avec elle, pourraient influer sur l’attachement qu’elle m’inspire. — Je vois avec peine l’intimité qui règne entre vous. Cette femme est aimable, elle l’est beaucoup ; mais plus elle est séduisante, et plus je la crois dangereuse. Il me serait impossible de rien citer à son désavantage. Je n’ai que des soupçons sur son compte ; mais ces soupçons valent des certitudes. Je la crois dissimulée, artificieuse, capable de pervertir le cœur le plus vertueux. Enfin je ne puis voir sans chagrin qu’une personne de votre âge, aussi bien élevée que vous l’êtes, et douée d’un si bon naturel, forme une liaison aussi dangereuse. — Je vous sais gré, monsieur, de la bonne opinion que vous avez de moi, mais je vous en veux encore davantage de celle que vous avez de mon amie. — La bonté de mes intentions devrait pourtant me servir d’excuse ; l’intérêt que vous m’inspirez peut seul me porter à vous parler avec tant de franchise ; je sais même à quoi je m’expose, car je ne me dissimule pas le plaisir que je trouve dans cette maison ; et si, comme la chose est probable, vous faites confidence à votre amie de notre conversation, je serai forcé de n’y plus aller. Mais cette crainte ne m’empêchera pas de vous répéter que cette femme vous perdra. — Brisons là, monsieur, je vous prie ; j’en ai déjà trop écouté, et je ne souffrirai pas un mot de plus contre mon amie.

Lorsque je fus de retour, j’entrai chez ma tante pour lui rendre compte de l’emploi de ma journée ; la bonne Rosa se réjouit de mon plaisir, et m’ordonna d’aller me mettre au lit, parce que je paraissais fatiguée.

Je ne me le fis pas répéter, je brûlais d’être seule, non pas pour me livrer au sommeil, mais pour dévorer un petit livre que j’avais trouvé sous le chevet de Céline, et qu’elle m’avait dit d’emporter, m’annonçant que j’y trouverais toutes les explications possibles, et qu’après l’avoir parcouru, j’en saurais autant que la femme la plus galante de Paris. Un avare, en découvrant un trésor, n’éprouve pas plus de plaisir que la possession de ce livre m’en donna ; je touchais enfin au moment de connaître l’étendue de mon empire. J’allais dresser mes batteries en conséquence ; aux charmes de la jeunesse, j’allais ajouter l’expérience d’une femme du grand monde. Que de moyens de triomphe ! quel cœur désormais pourrait me résister ? — Dès que je fus dans ma chambre, je posai mon livre sur la cheminée : j’étais bien tentée de l’ouvrir, mais par une raffinement dont j’étais déjà susceptible, je différai mon plaisir afin de le rendre plus vif ; je trouvai qu’il serait plus piquant de ne faire cette lecture que lorsque je serais au lit. Je me fis déshabiller avec une extrême promptitude, et dès que je fus mollement étendue, j’ouvris, avec une avide curiosité, ce dépôt de la plus utile des sciences, de la seule qui soit digne de nous occuper, en un mot de celle du plaisir. La première gravure qui me frappa la vue me donna l’explication de ce fameux mystère que Céline s’était en vain efforcée de me faire comprendre. Le livre me tomba des mains ; je rougis, mais ce fut de colère : mes sens, loin d’en être émus, se révoltèrent, et je me promis de ne plus toucher à ce livre impudique. Glorieuse de cette belle résolution, je tâchai de m’endormir, ce fut en vain ; cette image se représentait sans cesse à mon esprit, et plus j’y pensais, moins j’en étais choquée. Enfin, poussée par la curiosité, peut-être aussi par un autre sentiment dont je ne me rendais pas compte, je repris le livre d’une main tremblante, et l’ouvrant encore au hasard, je vis une femme qui, moins heureuse que la précédente, s’efforçait de rendre à son amant la vigueur nécessaire à leurs plaisirs. Je tressaillis et fus de nouveau prête à renoncer à cette dangereuse lecture, mais ce bon mouvement ne fut pas de longue durée, j’en avais trop vu pour ne pas désirer en voir davantage. Je parcourus d’abord ce livre avec rapidité ; cet examen ayant fait taire la pudeur chaque page devint l’objet d’une attention particulière ; je n’étais plus effarouchée des scènes qu’elles représentaient, mon œil au contraire en recherchait les détails avec avidité ; j’avais cru n’ignorer qu’une seule chose, et je voyais avec surprise que chaque ligne était pour moi un nouveau trait de lumière. Je me sentis bientôt consumée par les plus vifs désirs ; chacun de ces tableaux remplissait mon âme d’un feu dévorant ; que n’aurais-je pas donné pour être l’une de ces héroïnes ! Mais, au défaut de la réalité, mon imagination me créait d’autres plaisirs plus variés, plus fréquens, et non moins vifs peut-être. Dans les bras d’un amant je n’aurais joui qu’une fois, avec mon livre je jouissais mille ; je m’identifiais avec chaque personnage, je goûtais tous leurs plaisirs, ils ne me paraissaient plus que la représentation de mes propres jouissances, en un mot je délirais !

Une gravure fixa mon attention plus long-temps que les autres : elle représentait un couple amoureux, prêt à s’enivrer de la plus douce volupté. Aucun voile incommode ne dérobait les grâces qu’on avait prodiguées aux deux amans, et les signes les moins équivoques annonçaient les désirs brûlans du jeune homme, et semblaient inviter sa maîtresse à se rendre. J’imitais, sans m’en apercevoir, tous les gestes de mes héros ; à chaque moment je changeais de position, mon corps se courbait, se balançait, ma bouche s’entr’ouvrait sans cesse, dans l’espoir d’obtenir un baiser. L’image d’Adolphe me revint à la pensée, mon imagination l’embellissait encore, je serrais les bras autour de moi, et je croyais embrasser le corps de mon amant, je prenais l’air que je respirais pour son haleine embaumée. Mon illusion était si parfaite, que je sentais toutes les approches du plaisir ; mais cela ne servait qu’à me consumer. Cette crise heureuse, qui éteint les désirs en les comblant, ne venait point à mon secours ; j’étais sans cesse près du but et ne pouvais l’atteindre. Enfin, épuisée de mes efforts superflus, le sommeil s’empara de mes sens, sans parvenir à les calmer ; mes rêves se ressentirent de l’état de mon âme, ils me représentèrent Adolphe, non pas timide comme il l’avait toujours été, mais ardent, emporté, tel enfin que j’aurais voulu le revoir.

Le lendemain matin, fière de ma science, je me consultai pour savoir si je devais suivre les conseils qu’Adolphe m’avait donnés, ou me livrer à l’ardeur de mes désirs ; ce dernier parti me sembla d’abord préférable. Mais lorsque je réfléchis que le premier me donnerait un pouvoir absolu sur un sexe qui se prétendait le maître du mien, je n’hésitai plus ; encore plus impérieuse que tendre, je sacrifiai la volupté même au plaisir de régner, — et je fis bien.

Depuis la scène du boudoir, Saint-Albin n’était plus reconnaissable ; à peine faisait-il attention à moi : j’en fus piquée, et le peu d’amour que j’avais pour lui s’évanouit entièrement. Une des singularités de mon caractère a toujours été d’aimer, non pas en proportion de ce qu’on me paraissait aimable, mais de l’amour que l’on avait pour moi. L’homme le plus parfait ne m’aurait rien inspiré s’il n’avait rendu d’avance hommage à mes charmes, et l’amour le plus vif que j’aie jamais ressenti, n’aurait pu tenir contre un moment de froideur. Quoique l’indifférence que je me sentais au fond du cœur pour Saint-Albin surpassât encore celle qu’il affectait pour moi, cependant je résolus de le punir de ce que j’appelais son crime. Je ne pouvais me dissimuler combien il était aimable ; la différence de nos âges était le seul reproche que je pusse lui faire ; mais pour une femme moins jeune que moi, il eût été un amant parfait. Je résolus donc qu’une autre ne jouirait pas du bonheur de s’en voir aimée, quoique je trouvasse ce bonheur presqu’indigne de moi. Je n’avais qu’un moyen de ramener à moi Saint-Albin, c’était de lui donner de l’espoir ; mais j’étais loin de vouloir le réaliser, car c’eût été le récompenser, et non pas le punir Cependant il était presqu’impossible qu’il ne s’aperçut pas de ma ruse. Rosa lui laissait plus que jamais l’occasion de se trouver seul avec moi ; il ne pouvait manquer de mettre ma sincérité à l’épreuve, et si je refusais encore, je devais m’attendre à l’abandon Je plus absolu. L’avenir m’embarrassait ; mais à quelque prix que ce fût, je voulais le revoir à mes pieds. Je fus pour lui, pendant quelques jours, prévenante à l’excès ; mes yeux se remplissaient d’amour dès qu’ils se tournaient vers lui : tout lui présageait une victoire facile, s’il voulait reprendre auprès de moi le rôle d’amant. Saint-Albin m’entendit, il n’avait fait que feindre l’indifférence. Il se flatta que son adresse avait réussi, et, plus amoureux que jamais, il me demanda mille fois pardon d’avoir pu feindre un moment de s’éloigner de moi. Non-seulement je pardonnai, mais je promis d’aller dîner le lendemain à la campagne avec lui, Céline et Dorval.

Nous partîmes tous quatre le lendemain, sous prétexte d’aller passer la journée chez une parente de Céline qui demeurait à quelques lieues de Paris. Jamais Saint-Albin n’avait été si gai qu’il le fut ce jour-là ; on lisait dans ses yeux tout le bonheur qu’il se promettait. Son triomphe, qu’il croyait certain, avait d’autant plus de prix qu’il avait été long-temps désiré. Céline et moi nous avions exigé que nous irions tous quatre ensemble, et Dorval et Saint-Albin n’y avaient consenti qu’à la condition de revenir le soir séparément. Nos amans jouissaient en perspective des plaisirs qu’ils allaient goûter, et Céline et moi n’avions qu’à nous livrer à notre enjouement naturel pour être charmantes ; d’ailleurs rien ne rend aimable comme la certitude de plaire. Nous dînâmes à Saint-Germain, et après le dîner nous allâmes nous promener dans la forêt. Ce fut en vain que Saint-Albin et Dorval voulurent prendre des routes différentes, nous persistâmes, Céline et moi, à vouloir rester ensemble. Si elle ne m’avait pas aussi bien secondée, j’ignore comment j’aurais pu résister aux entreprises de Saint-Albin ; mais il nous restait encore quatre lieues à faire en tête-à-tête, c’était alors que ces messieurs se promettaient de prendre leur revanche, et de nous faire payer les mille et une fantaisies que nous avions eues dans la journée. Je peindrais difficilement mon embarras, je ne savais plus comment m’en tirer ; heureusement les femmes sont fécondes en ressources, et je ne le cédai jamais à la plus inventive. Dès que nous fûmes de retour à l’endroit où nous avions dîné, je feignis d’avoir une migraine affreuse : nous étions alors dans le mois d’avril ; la journée, quoique belle, n’avait pas été chaude ; Céline prétendit que j’avais éprouvé du froid dans la forêt. Je me plaignais beaucoup ; Saint-Albin se désespérait ; enfin, nous partîmes comme on l’avait décidé le matin. Dès que je fus seule avec Saint-Albin, je redoublai mes plaintes, et je jouai si bien la malade, qu’il ne songea pas une seule fois à me demander ce qui lui était dû à tant de titres. Je ne puis dire combien cet excès de délicatesse me toucha ; je fus sur le point d’abjurer ma feinte et de couronner son amour. Quel homme, me disais-je ! peut-il mieux mériter ce sacrifice ? puis-je maintenant douter de son amour ? et n’est-ce pas me rendre coupable que d’abuser ainsi de sa crédulité ? Cependant, si j’accorde à Saint-Albin ce qu’il désire, il faut donc renoncer à cette gloire unique que m’a promise Adolphe ! — De semblables idées m’occupèrent pendant toute la route. Je feignis de m’endormir dans les bras du tendre Saint-Albin, je le sentais qui me pressait sur son cœur : ses lèvres brûlantes effleuraient les miennes ; il craignait de troubler mon sommeil par le plus léger baiser, et tandis qu’il me croyait hors d’état de l’entendre, il me donnait des noms si doux, il me disait des choses si tendres, qu’à chaque moment j’étais prête à lui répondre.

Enfin nous arrivâmes : je lui dis que mon sommeil m’avait fait beaucoup de bien, et nous convînmes que nous ne parlerions pas à ma tante de mon indisposition, dans la crainte de l’inquiéter.

Je m’aperçus avec surprise et presqu’avec effroi, que, non-seulement la conduite de Saint-Albin avait détruit en moi toute idée de vengeance, mais qu’elle avait réveillé l’amour qu’il m’avait d’abord inspiré. Craignant de le trouver trop aimable, je m’efforçai de ne plus voir en lui qu’un criminel. N’est-ce pas un séducteur ? me disais-je. Combien il abuse de la confiance de ma tante ! Chaque soin qu’il me rend n’est-il pas un nouvel attentat ? — Mais comment trouver coupable un homme qui ne l’est que parce qu’il vous aime ! C’est un effort au-dessus de mon sexe, et je n’étais pas faite pour donner des exemples de rigidité. Saint-Albin me plaît trop maintenant, me dis-je, pour que je puisse lui rien refuser, ou, si j’en ai le courage, la peine que j’éprouverais à combattre mes propres désirs surpassera le plaisir que me promet la victoire. Qui pourrait avoir la force de résister à un amant pressant, et qui sait plaire ? La partie serait trop inégale : je ne vois qu’un moyen d’exécuter le projet que j’ai formé, c’est de congédier mes amans dès que je m’apercevrai qu’ils deviennent trop dangereux ; ce nouveau genre d’ostracisme est la seule manière de me garantir du malheur de succomber. Je vais donc m’arracher à St.-Albin, et m’efforcer de m’attacher à un nouvel objet, que je quitterai dès que je me verrai prête à me rendre.

Charmant projet, me direz-vous. Ainsi donc, pour un scrupule d’enfant, pour réaliser une chimère impraticable, vous allez, non-seulement devenir la femme du monde la plus coquette, mais faire croire à tous ceux qui vous connaîtront (car personne assurément ne devinera l’étrange motif d’une conduite plus étrange encore), que vous êtes une femme galante qui vous livrez à tous les caprices qui vous passent par la tête ? Ne vous fâchez pas, mon cher Armand ; je ne prétends pas être tout-à-fait excusable ; mais songez du moins, avant de me condamner, que j’avais à peine seize ans, lorsque je fis ce beau projet ; que j’étais aussi passionnée qu’une Italienne puisse l’être, que j’avais pour amant un homme auquel bien peu de femmes auraient pu résister ; et, ce qui était encore plus dangereux que tous les séducteurs, une femme galante pour amie. Au milieu de tant d’écueils, quel autre que moi aurait pu tenter de conserver cette fleur qui a tant d’attraits pour vous autres hommes, et quel autre moyen aurait pu mieux servir mes projets ? J’imaginais alors que je serais un modèle de vertu, si je pouvais refuser la dernière faveur. Mes idées de morale ne s’étendaient pas plus loin : il m’eût été trop douloureux de penser que ces baisers de feu, que ces caresses qui portaient l’ivresse dans tous mes sens, me rendissent coupable. L’ignorance extrême dans laquelle Rosa s’était plue à me laisser, avait encore servi à m’entretenir dans cette douce erreur ; je n’avais jamais entendu condamner ces plaisirs célestes, et combien de fois me les avait-on vantés !

Je résolus donc d’éconduire Saint-Albin. La chose n’était pas facile ; mon cœur plaidait vivement en sa faveur ; mais c’était précisément ce qui faisait son crime à mes yeux. Il fallait de plus lui trouver un rival, car, sans cela, j’eusse tenté vainement de m’en détacher. Quoique le cercle de mes connaissances fût très-nombreux, et que plusieurs hommes me fissent la cour, je n’en voyais pas un seul qui fût digne de lui succéder. Mon goût pour la singularité me décida en faveur de Précourt. Depuis le bal qu’avait donné Céline, il était venu très-assidûment chez ma tante ; l’accueil que je lui avais fait jusqu’alors n’était rien moins que flatteur, et tout autre, à sa place, en aurait tiré un fort mauvais augure ; mais, comme il voyait tout à sa manière, il prétendait que l’extrême froideur que je lui montrais provenait d’une préférence secrète ; car les femmes, disait-il, affichent toujours le contraire de ce qu’elles pensent. Cependant, lorsque je parus le traiter plus favorablement, il n’en tira pas la même conséquence ; j’étais, selon lui, « lasse de déguiser ma passion. » Un homme rempli d’une aussi sotte vanité pouvait m’amuser un moment, mais non pas me fixer. Je le comparais involontairement à Saint-Albin : tout en eux était différent, et tout était à l’avantage de ce dernier. Je me reprochais souvent le chagrin que je causais à un homme qui avait pris tant de soin pour me plaire. J’évitais de me trouver seule avec lui ; je craignais ses trop justes reproches. Rosa me causait souvent le plus grand embarras en m’en parlant : « Pourquoi donc, me disait-elle, Saint-Albin vient-il maintenant si rarement, et a-t-il l’air si triste ? Pauvre Saint-Albin ! je crains qu’il ne soit malade ; il a sans doute quelque chagrin qui le mine. Mais il paraissait vous aimer tant, poursuivait-elle : il me semble qu’il est encore plus changé pour vous que pour les autres : est-ce qu’il est fâché contre vous ? »

Je ne savais que répondre à ces questions que Rosa me répétait sans cesse. Dès que Saint-Albin s’était aperçu de l’espèce de préférence que je donnais à Précourt, non-seulement il avait cessé de me parler de sa tendresse, mais il avait évité avec autant de soin que moi de me voir sans témoins. Je le vis un jour plus ému qu’à l’ordinaire ; des larmes semblaient prêtes à s’échapper de ses yeux. Il s’était retiré dans l’embrasure d’une fenêtre, afin de n’être pas remarqué de plusieurs personnes qui causaient avec ma tante. Je me levai par un mouvement machinal, et je m’approchai de lui. Mes yeux exprimaient la plus tendre pitié, pour ne pas dire davantage. Qu’avez-vous, lui dis-je, en lui prenant la main ? Est-ce bien vous qui me le demandez ? me répondit-il avec un son de voix qui me pénétra jusqu’au cœur. Mon émotion était si vive, que j’allais lui tout avouer. J’ouvris la bouche pour lui dire combien je souffrais moi-même, lorsque Précourt entra. Saint-Albin pâlit en l’apercevant, et retirant vivement sa main que je tenais encore : « Épargnez-moi, s’écriat-il, cette cruelle et honteuse pitié, volez où l’amour vous appelle. Ah ! Julie, poursuivit-il en radoucissant sa voix, vous êtes loin d’avoir le discernement que je vous supposais, ou l’amour propre m’aveugle d’une manière bien étrange ; car je ne croyais pas, je l’avoue, devoir jamais craindre Précourt. » — Saint-Albin sortit au même moment ; je le suivis en réfléchissant à ses derniers mots. Lorsque nous fûmes vis-à-vis la porte de mon appartement, mes regards semblèrent lui dire : « Entrez. » Je vous devine, me dit Saint-Albin d’un air très-agité : vous voudriez aimer Précourt, et que je continuasse à vous adorer. Votre orgueil serait sans doute flatté de ce double hommage. Mais, Julie, si je ne suis pas digne de vous posséder seul, je cède la place à l’heureux Précourt. C’est en vain que vous chercheriez maintenant à me ramener à vous ; vous m’avez trompé trop de fois pour pouvoir m’abuser encore. Vous m’avez coûté bien des larmes, mais mon parti est pris. Demain je pars pour le Havre ; je venais pour en informer votre tante. Je ne me suis pas senti la force de lui faire mes adieux devant tant de témoins. Veuillez-les lui faire pour moi. Adieu, Julie : un seul baiser, et je pars. — Il le prit sans résistance : je pleurais sans trop savoir pourquoi, et je cherchais toujours à le faire entrer dans mon appartement. Il s’y laissait entraîner, lorsque nous entendîmes une porte s’ouvrir : Précourt parut encore, et Saint-Albin disparut comme un éclair.

Saint-Albin ne pouvait rendre de plus grand service à Précourt que de lui céder la place ; car un rival, quelqu’aimable qu’il soit, n’est jamais dangereux lorsqu’il est éloigné. Le départ de Saint-Albin me rendit toute ma gaîté ; avec lui s’évanouirent et mes combats et mes incertitudes. Je me sentis soulagée d’un poids énorme, et je me livrai sans contrainte au penchant que je croyais avoir pour Précourt. Celui-ci cependant n’en fut pas plus heureux. Malgré ses prières, il ne put obtenir un seul rendez-vous, et, lorsque le hasard nous faisait trouver seuls, tout le fruit qu’il en retirait était de pouvoir me parler plus librement. Je l’écoutais, il est vrai ; je paraissais même le faire avec plaisir ; mais jamais un doux aveu ne sortit de ma bouche ; jamais je ne lui dis : « Je vous aime. » Jamais nos lèvres ne se touchèrent ; je lui refusai jusqu’au moindre baiser. Un tel excès de rigueur aurait désespéré tout autre. Précourt en devint mille fois plus amoureux. Il s’était jusqu’alors déchaîné contre les femmes ; il les croyait toutes également perverties. Il déclara hautement qu’il s’était trompé, qu’il en existait une que rien ne pouvait séduire, et il ne manquait pas d’ajouter que ce phénix l’adorait. Enfin, les choses allèrent si loin, qu’elles vinrent jusqu’aux oreilles de ma tante, qui se trouva fort scandalisée que l’on osât me prodiguer de pareils éloges. On ne vante la vertu d’une femme, disait la sage Rosa, que lorsque d’autres ont commencé à la révoquer en doute ; et, soit qu’on en parle en bien ou en mal, c’est toujours lui faire un outrage ; et, comme si ce n’était pas assez que de tenir ces propos ridicules, continuait Rosa en m’adressant la parole cet insolent prétend que vous l’aimez. Serait-il vrai, Julie, que vous ayez osé l’encourager sans mon avis ? Quels que soient vos sentimens pour lui, je vous préviens qu’un pareil fou n’entrera jamais dans ma famille.

Ma tante ne s’en tint pas là, elle fit défendre sa porte à Précourt. Je n’avais pas, je crois, beaucoup d’amour pour lui ; mais l’habitude de le voir m’en tenait lieu. Je trouvais qu’on le traitait avec trop de rigueur, je le plaignais ; et cela, joint à la privation que l’on m’imposait, donna aux sentimens que j’avais pour lui une vivacité qu’ils n’avaient pas encore eue.

Précourt trouva bientôt le moyen de m’entretenir de son douloureux martyre. Son ressentiment contre ma tante était tel qu’on devait l’attendre d’un homme de son caractère : il ne ménageait point ses termes. Lorsqu’il lui arrivait d’en parler devant moi, je m’efforçais de lui imposer silence ; mais la plupart du temps je ne pouvais y réussir. Dans sa fureur il n’aurait pas respecté sa mère. Depuis que Précourt venait habituellement chez ma tante, il avait beaucoup négligé Céline ; mais dès qu’il n’eut plus que ce moyen de me voir, il y revint assidûment. Céline avait toujours quelques nouveaux prétextes pour nous laisser seuls. L’amour de Précourt devenait tous les jours plus vif : pour moi je ne relâchais rien de ma première sévérité. Voyant enfin qu’il n’y avait qu’un seul moyen de me posséder, il déclara hautement que ses vues étaient de m’épouser ; il m’en parla, je lui dis que jamais je ne serais à lui sans l’aveu de ma tante : il traita cela d’enfantillage, et continua de m’en entretenir pendant quelque temps sans obtenir de moi d’autre réponse. Un certain soir je remarquai dans ses traits une gravité que je ne lui avais jamais vue ; je m’apprêtais à rire de cet air auguste, lorsqu’il m’arrêta, et du ton le plus sérieux me tint ce discours : « Je n’ai pas besoin, Julie, de vous dire combien je vous aime, l’offre de ma main ne peut vous laisser aucun doute à ce sujet. Vous avez jusqu’ici paru me refuser ; mais ne m’étant pas expliqué d’une manière très-positive, vous ne pouviez faire autrement. Cet engagement, je l’avoue, m’effrayait un peu ; cependant plus j’y réfléchis, et plus je vois que vous êtes nécessaire à mon bonheur. J’ai donc déterminé que demain j’irais demander votre main à votre tante. Je ne peux vous faire un plus grand sacrifice, et je vous proteste que vous êtes la seule femme pour laquelle je m’exposerais à un refus ; mais puisque vous l’exigez, j’en courrai les risques. Si, comme je m’y attends, votre tante se refusait à notre union, alors vous auriez recours aux moyens réservés aux jeunes gens que leurs païens oppriment. J’ai vingt-cinq ans, je suis maître de ma fortune ; elle est, vous le savez, très-considérable. Vous m’aimez, je vous adore : avec cela nous pouvons bien nous passer du consentement d’une tante capricieuse. Au surplus, ce n’est point elle que j’épouse, et je me soucie fort peu que ce mariage l’arrange ou non ; mais dès que vous serez ma femme, vous verrez qu’elle sera trop heureuse de m’appeler son neveu. » — Je vous ai répété mille fois, répondis-je à Précourt avec une extrême froideur, que je ne me marierais jamais contre le gré de ma tante ; je lui dois autant, et plus peut-être, que je ne devrais à ma propre mère, et je suis bien résolue de ne jamais commettre aucune désobéissance qui puisse me rendre indigne de ses bontés. — « Serait-il possible, s’écria Précourt hors de lui-même, que vous m’aimassiez assez peu pour ne pas me sacrifier un préjugé aussi vide de sens ? Quoi ! ces tendres regards, ce sourire enchanteur, cette rougeur aimable qui colorait votre charmant visage dès que vous me voyez paraître, étaient donc autant de piéges tendus à ma crédulité ? Ô vous ! que je croyais la plus innocente, la plus ingénue de toutes les femmes, vous en êtes la plus perfide et la plus artificieuse ! Oui, le voile se déchire ! Insensé que j’étais ! je croyais avoir trouvé une femme vertueuse ; ne savais-je pas depuis long-temps qu’il n’en existe point ? C’en est fait, femme ingrate, je vous aimais avec délire, maintenant je vous hais avec fureur ! » — L’extravagant Précourt, après avoir exhalé sa rage, redevint suppliant ; mais il ne put ni me fâcher, ni m’attendrir : je lui répétai de nouveau que ma tante réglerait mon sort. Outré de ce qu’il appelait mon obstination, après avoir employé vainement tous les sophismes imaginables, il me quitta en me jurant une haine éternelle. Je m’affligeai de l’injustice de Précourt ; j’allai même jusqu’à répandre des larmes. Mais j’aimais trop Rosa, ses bienfaits m’inspiraient trop de reconnaissance pour que je fisse rien qui pût lui déplaire. Je croyais pourtant mon bonheur attaché à l’union que je refusais, je déplorais l’aversion que ma tante avait pour Précourt ; mais plus le sacrifice me paraissait grand, et plus il me donnait de mérite à mes propres yeux : victime volontaire de la reconnaissance, mon âme exaltée s’enivrait de ce trait d’héroïsme. Je n’avais pas, d’ailleurs, le moindre reproche à me faire à l’égard de Précourt ; je ne lui avais jamais accordé la moindre faveur qui pût l’enhardir ; je l’avais même toujours assuré que je n’avais pas d’amour pour lui, quoiqu’au fond je fusse persuadée du contraire ; et si parfois je lui avais tenu des discours assez tendres, c’était toujours sous le nom de l’amitié.

Cependant, le vindicatif Précourt ne ménagea rien pour se venger de ce double refus ; son orgueil offensé le rendait capable de tout. Il calomnia sans remords celle qu’il avait portée aux nues : il trouva sans peine des gens qui le crurent ou qui firent semblant de le croire, et ses reproches, aussi peu mérités qu’outrageans, me causèrent dans la suite de véritables chagrins.

Ma tante ayant résolu de ne point retourner à Marseille de l’année, loua près du bois de Boulogne une jolie maison de campagne, et nous allâmes nous y installer huit jours après ma rupture avec Précourt. Quels que fussent les sentimens qu’il m’avait inspirés, la manière dont nous nous étions quittés, jointe au soin que depuis il prenait de me nuire, était bien faite pour les éteindre ; mais ce qu’il y a de singulier, c’est que le ressentiment ne les remplaça pas dans mon cœur. Je le regardai comme un fou ; je me plaignis et je lui pardonnai.

Le changement de scène me fit bientôt oublier Jusqu’à mes regrets. On était à la mi-juin ; la campagne était charmante, et notre petite maison délicieuse. Saint-Albin était toujours au Hâvre. Madame de Saint-Albin vint se consoler avec ma tante de l’absence de son époux : ces deux dames étaient inséparables ; Céline et moi nous ne l’étions pas moins. Mon amie vint passer avec nous la belle saison : avec une compagne aussi tendrement aimée, je n’avais pas à craindre l’ennui.

Comme nous étions à la porte du bois de Boulogne, Céline et moi nous allions souvent nous y promener le matin ; nous nous plaisions à nous enfoncer dans les allées les plus solitaires, et là nous faisions des lectures qui n’étaient rien moins qu’édifiantes. Céline me plaisantait souvent de ce que j’avais déjà eu trois amans, sans leur accorder ce qu’on accorde presque toujours au premier. Chez vous, me disait-elle, c’est de l’enfantillage ; chez eux, c’est de l’imbécillité ; mais, ce que je ne puis concevoir, c’est que Saint-Albin ait échoué. Il faut, ajoutait-elle en riant, qu’il soit bien déchu depuis l’année dernière.

Un matin que nous nous promenions ensemble, et que nous cherchions un ombrage épais pour nous garantir de l’extrême chaleur, nous passâmes devant un beau jeune homme qui lisait couché sur l’herbe ; sa blonde chevelure, son air noble et gracieux nous frappèrent l’une et l’autre. C’est Adonis ! s’écria Céline, de manière qu’il l’entendit. Parlez moins haut, lui dis-je : que va-t-il penser de nous ? — Que voulez-vous qu’il en pense ? reprit-elle toujours de manière à s’en faire remarquer ; croyez-vous que je sois la première à qui il ait inspiré ce mouvement d’admiration ? — Céline détourna la tête jusqu’à ce que nous l’eussions perdu de vue, et, malgré mes représentations, elle voulut repasser dans le même endroit. Lorsque nos volontés étaient différentes, c’était toujours moi qui cédais. Nous retournâmes donc sur nos pas. Le bel inconnu quitta son livre du plus loin qu’il nous vit. Je tremblais que Céline ne fît encore quelques exclamations en passant devant lui. Pour cette fois, elle se tut ; mais ses regards furent tellement significatifs, que l’inconnu n’hésita pas à nous aborder. Il le fit d’un air si cavalier, que je ne daignai pas lui répondre. Céline, au contraire, lui parla comme si elle le connaissait. Nous nous promenâmes tous trois pendant près d’une heure. Céline fit briller toutes les grâces de son esprit. Le jeune homme me parut aimable. Pour moi, je gardais un froid silence, malgré les plaisanteries de mon amie et les agaceries du beau cavalier. Quel que fût mon aveuglement pour Céline, je ne pouvais me dissimuler combien elle nous compromettait par sa légèreté. Je me promettais de lui en dire franchement mon avis, dût-elle s’en fâcher : j’avais pris mon parti. Je répétai plusieurs fois à Céline qu’il fallait nous en aller. Elle s’y résolut enfin, mais avec un air qui disait : si j’en étais maîtresse, je resterais encore. Le jeune homme proposa de nous accompagner. À ces mots, ne pouvant plus me contenir, je lui défendis de nous suivre, du ton le plus impérieux. Il feignit de prendre un autre chemin ; et, dès que je fus seule avec Céline, je m’apprêtai à lui parler de mon mécontentement. Mais quelle fut ma surprise, lorsque je la vis quitter l’air aimable qu’elle avait eu jusqu’alors, et me déclarer avec un ton d’humeur, qu’elle trouvait ma conduite extrêmement ridicule. Comment se peut-il, s’écria-t-elle, que vous affectiez un tel excès de pruderie ? Jamais je ne vous vis un air aussi pincé. Et pourquoi, je vous prie, toute cette colère ? Parce qu’un jeune homme charmant nous aborde, et que je cause avec lui. En vérité, ce crime est grand, et je mérite de vifs reproches ! Tenez, s’il faut vous dire nettement ce que j’en pense, vous vous êtes conduite comme une bégueule de province. Je pardonne ces airs de rigidité à des femmes trop vieilles ou trop laides pour pouvoir inspirer de l’amour. Celles-là font bien de se rejeter, faute de mieux, sur une vertu que personne ne leur dispute ; mais à seize ans, Julie, et faite comme vous l’êtes, vouloir fuir à la vue du plus beau jeune homme qui soit au monde, et s’indigner lorsqu’une autre lui parle, ah ! c’est bien là le comble de la bizarrerie ! — Étonnée de cette apostrophe, j’oubliai la querelle que je m’étais promise de lui faire, et je ne songeai plus qu’à m’excuser. — Vous conviendrez au moins, lui dis-je, qu’il est peu décent que deux jeunes personnes se laissent accoster dans un bois par un inconnu, et causent familièrement avec lui ? Si nous l’avions rencontré dans un salon, répondit Céline, vous n’auriez pas fait difficulté de vous entretenir avec lui : est-ce donc le feuillage qui nous entoure qui rendait la chose indécente ? Mais, de bonne foi, croyez-vous qu’il n’ait pas conçu de nous une idée très-équivoque ? — Je ne le crois pas ; mais au surplus, que nous fait l’opinion d’un homme que nous ne reverrons jamais ? — Vous ne me persuadez pas, lui répliquai-je ; mais je sens bien que j’essayerais inutilement de vous faire changer d’opinion : ainsi nous garderons chacune notre incrédulité. — Non, me dit Céline en m’embrassant, cela ne me suffit pas. Deux amies comme nous ne doivent jamais être d’un avis différent. Si j’ai tort, ma chère Julie, prouvez-le moi, et je le reconnaîtrai avez plaisir ; mais imitez ma franchise, et convenez que je n’ai rien fait qui puisse mériter votre censure. On vous a, dès l’enfance, remplie de préjugés ridicules que le temps seul peut détruire entièrement. Dans quelques années, je vous assure qu’ils vous surprendront autant qu’ils m’étonnent aujourd’hui. — Céline, soit par ses sophismes, soit par ses caresses, parvenait toujours à me ramener à son avis : elle étouffait en moi tous les principes de vertu, tous les germes de raison. Le ridicule est l’arme la plus dangereuse dans les mains de qui sait la manier ; chacun le craint, le redoute ; et tel qui se verrait tranquillement accuser d’un crime, ne pourrait pas supporter une raillerie.

Quelques jours se passèrent sans que nous entendissions parler du bel inconnu ; mais il était l’objet principal de nos entretiens. Céline m’avait enfin persuadée qu’il n’y avait rien de répréhensible dans ce qu’elle avait fait, et son désir de revoir l’inconnu était si vif, qu’elle me le faisait presque partager. Un matin que j’allais me mettre à ma toilette, je vis accourir ma femme de chambre avec un air d’empressement et de mystère ; elle tira une lettre de son sein, et me la donnant : Voilà, me dit-elle, ce que m’a chargé de vous remettre le plus beau jeune homme que j’aie jamais vu. — J’ouvris la lettre ; c’était une déclaration d’amour, dans les termes les plus délicats et les plus respectueux, de la part du bel inconnu. Cette lettre n’est pas pour moi, dis-je à Cécile, on s’est trompé ; c’est sûrement à Céline que l’on se proposait de l’adresser. — Oh ! non, mademoiselle, me répondit Cécile ; le joli monsieur s’est bien expliqué. Il y a deux demoiselles ici, m’a-t-il dit. Oui, monsieur, lui ai-je répondu, — La plus jeune, la plus grande et la plus jolie, a-t-il ajouté, s’appelle Julie ? Oui, monsieur, et c’est celle-là qui est ma maîtresse. — Hé bien, ma belle enfant, il faut que vous alliez porter cette lettre à votre charmante maîtresse, et que vous me rapportiez le mot de réponse que je la supplie de m’accorder. Aussitôt j’ai pris sa lettre, et, sachant que vous étiez seule, je suis bien vîte accourue. Vous voyez bien, mademoiselle, que ce beau jeune homme ne s’est pas trompé ; car tout le monde dit que vous êtes bien plus jolie que mademoiselle Céline.

Quelle que soit la force de l’amitié, l’amour-propre ne perd jamais ses droits ; mon triomphe était d’autant plus flatteur, que Céline n’avait rien épargné pour paraître aimable, au lieu que je n’avais fait aucuns frais pour plaire. Je voulus me cacher à moi-même le plaisir que me causait cette préférence ; je me le reprochais comme une offense faite à l’amitié ; mais au moins il fit évanouir les scrupules qui avaient résisté à l’éloquence de Céline. Mademoiselle va-t-elle me donner la réponse, me demanda Cécile d’un air qui me disait : faites-là donc bien vîte. Non, lui dis-je, je n’écrirai pas. — Vous n’écrirez pas ! ah ! bon Dieu ! comme il va se désoler ! Tenez, le voilà sous la fenêtre ; ah ! regardez donc comme il est joli ! — Je m’avançai vers la croisée, et je l’aperçus qui se promenait d’un air inquiet. Qu’il me parut enchanteur ! La première fois je l’avais regardé comme une belle statue, et je l’aurais revu avec la même indifférence, sans l’amour dont il prétendait brûler pour moi. Mais combien cette douce persuasion ajoutait à ses charmes ! Je crus voir Apollon. Il eût pu lui servir de modèle. Je me retirai précipitamment. Allez, dis-je à Cécile, allez lui dire que je n’ai pas de réponse à faire. Il fallut me faire violence pour ne point écrire. Mais qu’aurait pensé Céline, si j’avais eu cette faiblesse ? Ma femme de chambre s’en alla tout en disant que j’avais le cœur bien dur. Cette fille m’avait été donnée par Saint-Albin, qui croyait alors qu’elle lui serait très-utile ; elle cachait, sous un air de simplicité, beaucoup d’adresse et de goût pour l’intrigue ; mais toutes les mesures qu’avait prises le pauvre Saint-Albin ne tournèrent qu’au profit de ses rivaux.

Cécile ne fut pas long-temps sans revenir. Ah ! si vous saviez, me dit-elle, combien vous avez désolé ce beau jeune homme, il vous ferait pitié ! Il dit que vous le haïssez, et qu’il en mourra de chagrin. En vérité, ce serait bien dommage ! J’ai été si touché de sa douleur, que j’ai fait tous mes efforts pour lui persuader qu’on ne pouvait pas le haïr. Il m’a demandé si vous sortiriez ce matin. Je lui ai dit que oui. Cela l’a rendu si joyeux, que j’ai cru qu’il allait m’embrasser.

Pourquoi lui avoir dit que je sortirais ? demandai-je à Cécile d’un ton que je m’efforçais de rendre sévère ; je ne vous avais pas donné pareille commission.

Mais vous ne me l’aviez pas défendu non plus. Dans l’incertitude, il ne se serait pas écarté de la maison ; ne valait-il pas mieux le lui dire tout de suite ? Au moins cela l’a consolé.

Céline entra dans ce moment. — Qu’y a-t-il ? me dit-elle ; ne grondez-vous pas cette bonne Cécile ? Mais quelle est cette lettre ?

— Lisez, lui dis-je, en la lui donnant.

— Quoi ! c’est à vous qu’il en veut, s’écria Céline d’un air étonné ? D’honneur, ma chère, votre sort est digne d’envie : il aime les dédaigneuses, cela me donne bonne opinion de lui. Oh ! sur ce point, je ne le cède à aucune femme ; mais, si j’avais été comme vous, vous n’auriez pas eu le plaisir de faire une aussi brillante conquête. Allons, remerciez-moi, et d’aussi bon cœur que je vous en félicite. Mais, à propos, qu’avez-vous répondu ?

— Répondu ! repris-je avec nonchalance : rien du tout !

— Rien du tout ! quelle fierté sublime ! Et vous, Cécile, que lui avez-vous dit ?

Cécile, enhardie par l’air de Céline, lui répéta ce qu’elle m’avait dit. Elle fut applaudie, je fus grondée, et Céline décida qu’il fallait m’habiller de suite, pour ne pas faire attendre le bel inconnu. Je feignis d’abord de ne pas vouloir sortir ; mais on ne pouvait pas me faire un plus grand plaisir que de m’y contraindre. Avouez donc, me disait Céline, que je suis une bien bonne amie ! Toute autre se fâcherait, vous bouderait ; et moi, bien au contraire, je vous mène triomphante dans les bras du bel Adonis : j’ai tendu les filets, et vous prenez l’oiseau.

Les plaisanteries de Céline durèrent jusqu’au moment où nous sortîmes. Nous aperçûmes alors le bel inconnu qui nous attendait. Nous nous enfonçâmes dans le bois, et ce ne fut que lorsque nous eûmes perdu de vue la maison, qu’il nous aborda.

Il nous dépeignit, dans les termes les plus vifs, combien cette complaisance le rendait heureux, et combien un refus l’aurait désespéré. C’est à mon amie, lui dis-je en souriant, que vous en avez toute l’obligation, et, si elle n’avait pas plaidé votre cause avec autant de chaleur, vous ne nous auriez certainement pas revues. Il me fallut encore essuyer quelques railleries de la part de Céline, et quelques reproches bien tendres de son protégé ; je les soutins gaîment, et j’y répondis de même. Nous nous assîmes au pied d’un gros chêne, et nous nous mîmes à louer à l’envi les délices de la campagne, et surtout cet air suave que l’on respire dans les bois, et qui semble vous électriser.

Après la condescendance que nous avons eue, s’écria gaîment Céline, j’espère que nous avons bien le droit de demander le nom du mortel fortuné auquel nous accordons une aussi grande faveur.

On m’appelle Camille, répondit l’inconnu, et je suis fils du duc de N**.

— Du duc de N** ! reprit Céline en le regardant fixement, je connais ce duc ; il n’a qu’un fils, je le connais aussi, et ce n’est point vous, monsieur.

— Nous avons raison tous les deux, reprit le jeune homme en rougissant, le duc de N** a treize fils de treize femmes différentes, il n’y en a qu’un de légitime, et c’est sans doute celui que vous connaissez.

— Je ne m’étonne pas, m’écriai-je vivement, que vous soyez l’enfant de l’amour, car vous en avez tous les traits.

— Cet éloge, qui semblait m’être échappé, rendit au charmant Camille sa première assurance. Mes douze frères, répondit-il avec une rougeur qui l’embellissait encore, sont tous également bien : mon père peut se vanter d’avoir été un des plus beaux hommes de son siècle, et pourrait encore le disputer à ses fils.

— Et quelle est votre mère ? demanda Céline, en hésitant.

— L’amour-propre devrait peut-être me le faire cacher, répondit l’aimable Camille ; mais, quelle que soit l’obscurité de celle qui m’a donné le jour, je n’en rougirai jamais. D’après le nombre des enfans naturels du duc de N**, vous jugez combien il aimait les femmes ; il suffisait d’être jeune et jolie pour exciter ses désirs, et sa beauté mâle et ses grâces peu communes lui laissaient rarement rencontrer de cruelles. Mon père, allant un jour visiter une de ses terres, fut charmé de la fraîcheur de la fille de son garde-chasse. Lise avait quinze ans et toute l’innocence de cet âge : la séduire fut l’affaire d’un moment, elle fut mère avant de savoir qu’elle pût le devenir. Le désespoir de Lise, en s’apercevant du résultat de sa faute, égala la joie qu’elle avait ressentie en se voyant aimée de son seigneur : elle pleura, elle gémit, mais le mal était irréparable. Cependant mon père se sentant pour elle une affection particulière, l’enleva de chez ses parens, et lui assura une honnête indépendance.

Cette fortune inespérée aida ma mère à se consoler ; elle voulut me nourrir, et dès que je fus en âge d’apprendre, elle me donna l’éducation la plus soignée. Elle avait acquis elle-même toute sorte de talens, et avait su fixer le cœur du léger duc de N** qui l’aimait toujours, en lui faisant mille infidélités. Ma mère trouva plusieurs fois l’occasion de se marier d’une manière avantageuse ; mais son amour pour moi l’en a jusqu’alors empêché. Elle a bien expié sa faute par la conduite exemplaire qu’elle a tenue depuis ; et j’ai souvent entendu dire au duc, qu’il la respectait maintenant autant qu’il l’avait aimée.

Le beau Camille avait montré, pendant le cours de son récit, une sensibilité qui m’avait charmée. Le bon fils ! me disais-je tout bas, qu’il mérite bien, et l’amour de sa mère et la préférence du duc !

— La conversation devint si animée, qu’elle nous fit oublier les heures : nous nous séparâmes en nous promettant mutuellement de nous revoir bientôt ; et Céline et moi nous regagnâmes le logis en diligence, craignant bien d’être grondées ; effectivement on nous attendait pour se mettre à table. Ma tante me fit quelques reproches sur l’inquiétude que je lui avais donnée ; je l’embrassai, et tout fut oublié.

Nous ne manquâmes pas au prochain rendez-vous, nous trouvâmes Camille assis sous le même chêne où nous nous étions oubliés la dernière fois ; mon cœur battit en l’apercevant. Grands Dieux ! que vous vous êtes fait attendre, s’écria-t-il en se levant : depuis une heure je meurs d’impatience, je désespérais de vous voir aujourd’hui.

— Un plaisir désiré en est plus vif, lui répondis-je en riant : d’ailleurs, il est peu galant de nous faire des reproches lorsque vous ne devriez songer qu’au plaisir de nous voir. Il rejeta son impolitesse sur l’extrême désir qu’il avait d’être avec nous ; et nous lui promîmes d’être plus exactes une autre fois.

Vous allez peut-être trouver, nous dit Camille, que mes désirs sont insatiables ; il semble qu’ils devraient se borner au bonheur de vous revoir, bonheur aussi grand qu’inespéré. Mais quand je songe à tout ce qui peut m’enlever cette félicité, que le moindre orage, en dérangeant un de nos rendez-vous, pourrait me priver plus long-temps, et peut-être pour jamais, du plaisir de vous voir, je me sens, au milieu de ma joie, pénétré de la plus vive inquiétude. Eh quoi ! ne sera-ce donc jamais que dans ce bois que je pourrai jouir du bonheur d’être avec vous ? — Vraiment, s’écria Céline, vous m’y faites penser ; il faut absolument trouver quelque expédient pour nous voir dans un lieu plus commode. — Que je serais heureuse, dis-je à mon tour, si je pouvais vous recevoir chez ma tante ; si vous connaissiez quelqu’un qui vînt chez elle, rien ne serait plus facile. — Cette idée parut bonne ; il nous nomma toutes les personnes de sa connaissance : nous en fîmes autant ; mais ce fut en vain, tous ces noms nous étaient mutuellement étrangers. Je ne vois qu’un moyen, s’écria Camille, de sortir d’embarras ; mais il est infaillible si vous y consentez ; vous m’avez dit que votre maître de musique ne pouvait plus vous donner de leçons depuis que vous êtes à la campagne ; je suis très-bon musicien, je me présenterai chez madame votre tante en qualité de maître. Quel sera mon plaisir de vous avoir pour écolière ! — Délicieux, s’écria Céline, on ne pouvait trouver de meilleur moyen, et vous aurez, de plus, l’avantage de pouvoir venir le matin, temps auquel nous ne voyons personne ; au lieu que, si vous aviez été présenté comme vous deviez l’être, les visites de cérémonie n’auraient pas eu de fin. Eh bien ! Julie, qu’en dites-vous ? — Que je n’y puis consentir ; ce serait tromper Rosa, et j’en suis incapable. — Ah ! je ne m’attendais pas à celui-là, s’écria Céline avec humeur ; en vérité je désespère de vous corriger jamais de ces petitesses. Quant à moi, je ne suis pas aussi scrupuleuse, et je me fais fort de recevoir monsieur chez ma cousine. Je lui dirai que je vous ai connu en Allemagne, cela suffira pour vous faire avoir la meilleure réception du monde. — Mais, répondit Camille, je n’ai jamais été en Allemagne, je ne saurais que répondre aux questions que l’on ne manquera pas de me faire ; et si votre cousine devinait notre ruse, comment prendrait-elle la chose ? — Avec de l’esprit on se tire de tout, répondit Céline ; d’ailleurs ma cousine ne vous demandera rien, ou si peu de chose, que vous pourrez sans peine satisfaire sa curiosité : à tout hasard, si l’on vous faisait quelques questions embarrassantes, je répondrais pour vous. — Soit, dit Camille ; quels que soient d’ailleurs les inconvéniens de votre projet, je dois plutôt chercher à les applanir qu’à vous les faire apercevoir. Donnez-moi donc les instructions nécessaires, et j’espère m’en tirer avec honneur.

Céline lui nomma une famille allemande chez laquelle elle devait être censée l’avoir connu, la ville, etc. Camille sut bientôt sa leçon par cœur. Ce projet nous divertit beaucoup ; nous en parlâmes jusqu’au moment de nous séparer. J’aurais mieux aimé le recevoir chez Rosa ; mais je m’étais formé des principes de délicatesse auxquels je tenais trop pour que rien ne put m’y faire renoncer.

En rentrant, nous trouvâmes une lettre de Dorval. Eh quoi ! s’écria Céline en la décachetant, ne serai-je donc jamais débarrassée de ce mortel ennuyeux ? Tous les jours je reçois de lui des plaintes nouvelles : il prétend qu’il ne peut vivre sans me voir. Qu’il meure donc, et que j’en sois délivrée !

— Vous me surprenez, lui dis-je ; loin de vous fâcher des justes regrets que lui cause votre absence, ne devriez-vous pas en être flattée ? Comment pouvez-vous traiter ainsi un homme que vous aimez depuis si long-temps ?

— C’est précisément parce qu’il y a long-temps que je l’aime, ou du moins que j’en ai l’air, qu’il est bien temps que cela finisse. Croyez-vous donc qu’une passion puisse durer toujours ? Dorval a mille qualités, je le sais ; mais il lui en manque une très-essentielle, c’est de savoir terminer une intrigue au bon moment. Un homme d’esprit ne doit jamais attendre qu’on lui donne son congé ; lorsqu’il voit qu’on ne le désire plus tant, qu’on le revoit avec moins de plaisir, il doit se retirer sans attendre que le dégoût vienne enfin vous forcer de rompre ouvertement.

— Mais il me semble que, lorsque nous quittâmes Paris, vous me dîtes que vous ne pouviez pas me faire un plus grand sacrifice que de vous éloigner de Dorval.

— C’était pure bonté de ma part ; j’étais sensible à ses regrets. Mais s’il faut vous dire la vérité, son plus grand tort à mes yeux, c’est de ne pas être Camille. Depuis l’instant où j’ai vu celui-ci, je n’ai plus senti que de l’indifférence pour Dorval.

— Vous aimez donc Camille, demandai-je avec inquiétude ?

Moi, point du tout, je vous assure ; mais mon amour-propre est blessé de n’avoir pour amant qu’un homme ordinaire, tandis que le vôtre est fait pour vous attirer l’envie de toutes les femmes.

Je plaignis Dorval, je me plaignis plus encore. Le changement de Céline ne me présageait rien de bon, et j’en aurais été jalouse si j’avais pu l’être de mon amie ; mais je l’aimais si tendrement, que j’aurais donné pour elle tous les Camille de l’univers.

Nous eûmes encore plusieurs entrevues dans le bois ; chaque jour j’aimais Camille davantage. L’envie que Céline semblait me porter doublait à mes yeux le mérite de mon amant ; cependant cette aisance, qui avait fait d’abord le plus grand charme de nos entretiens, loin d’augmenter, diminuait à chaque rendez-vous : à peine pouvions-nous cacher la gêne que nous éprouvions, et chacune de nous semblait dire qu’un des trois était de trop.

Céline, qui n’était pas accoutumée à maîtriser ses goûts, ne put supporter plus long-temps cette contrainte. Sous un prétexte assez léger, elle prit congé de nous et retourna à Paris. Avant son départ, elle convint avec Camille qu’il se présenterait chez sa cousine peu de jours après son arrivée ; tout cela, disait-elle, se faisait pour l’amour de moi. C’est parce que Camille m’aimait qu’elle consentait à tromper sa cousine ; c’est parce que j’aimais Camille qu’elle était si empressée de le revoir ; enfin, tout en faisant ses efforts pour m’enlever mon amant, elle voulait encore que je lui en eusse obligation. Mon cœur se serrait à l’idée de perdre Camille ; je savais que Céline était femme à tout entreprendre pour contenter un de ses caprices ; et je ne doutais pas qu’à la première occasion elle ne déclarât son amour à Camille. Et quel homme aurait pu lui résister ! Il n’en existait pas. Si Céline n’était pas jolie, elle avait mille agrémens qui valaient mieux que la beauté. Tout annonçait en elle une femme ardente et voluptueuse. Quand la coupe du plaisir est offerte par la main des grâces, quel est celui qui hésiterait à la porter à sa bouche ?

Céline me quitta donc, malgré les instances que je fis pour la retenir ; elle me promit, pour me consoler, qu’elle reviendrait bientôt, et qu’en attendant elle m’écrirait tous les jours. Ce départ me laissa le plus grand vide : non-seulement il me privait d’une compagne dont je ne savais plus me passer depuis long-temps ; mais le seul bien qui aurait pu m’en consoler, Camille, mon cher Camille, m’était aussi enlevé. Ma tante, qui n’avait consenti qu’avec peine à nous laisser sortir seules, ne voulut plus, lorsque Céline fut partie, que j’allasse me promener sans elle. Je m’ennuyais à mourir. Le séjour de la campagne me paraissait affreux. Tous les jours j’écrivais à Céline de hâter son retour, et tous les jours elle trouvait de nouveaux prétextes pour le reculer. Camille, m’écrivait-elle, a maintenant ses entrées chez ma cousine ; Camille est bien séduisant ! mais il n’est pas dangereux pour moi, puisque vous l’aimez. Ces assurances ne me tranquillisaient pas plus que les sermens de m’aimer toujours, dont les lettres de Camille étaient remplies. Si mes soupçons n’étaient pas fondés, me disais-je, Céline serait déjà de retour. Hélas ! faut-il être en même temps trompée par les deux êtres qui me sont les plus chers au monde ?

Nous allions nous promener tous les soirs dans le bois de Boulogne, ma tante, madame Saint-Albin et moi, et nous étions souvent accompagnées par des personnes qui venaient dîner à la maison. Un soir que nous nous étions plus écartées qu’à l’ordinaire, nous entendîmes les cris d’une femme que l’on semblait maltraiter : nous n’avions avec nous qu’un seul homme ; mais consultant plutôt son courage que la prudence, il s’élança du côté d’où partaient les cris ; nous étions très-près de la victime : le bruit que nous fîmes en approchant, mit en fuite le scélérat qui semblait en vouloir en même temps à sa vie et à son honneur ; jamais spectacle ne fut plus touchant que celui qui frappa nos regards. Une femme d’environ vingt ans, belle comme les amours, était couchée sur l’herbe, où elle semblait prête à mourir d’effroi ; de longs cheveux cendrés flottaient en désordre sur son sein, et semblaient vouloir remplacer le voile qu’une main téméraire venait d’en arracher ; ses sanglots la suffoquaient, et près de là était un poignard que l’homme qui s’était enfui avait laissé tomber Ah ! qui que vous soyez, s’écria-t-elle en se tordant les bras, si vous avez quelque sentiment d’humanité, prenez pitié de la plus malheureuse des femmes, arrachez-moi des mains de ce monstre odieux ; si c’est le ciel qui vous envoie à mon secours, qu’il achève son ouvrage, et qu’il ne permette pas que ce scélérat puisse accomplir ses affreux projets.

Calmez-vous, ma chère enfant, s’écria Rosa, en lui serrant les mains, le ciel protège toujours l’innocence ; il ne pouvait vous en donner une preuve plus grande que de nous envoyer ici ; il ne permettra pas sans doute que vous tombiez au pouvoir de ce scélérat.

— Ah ! madame, s’écria l’infortunée, je crains à chaque instant de le voir reparaître.

— Éloignons-nous d’ici, reprit Rosa, nous sommes près de chez moi ; vous sentez-vous assez de force pour marcher ?

— La course la plus longue, répondit l’inconnue, ne me ferait pas autant souffrir que de rester un moment de plus ici.

— Partons-donc, répartit Rosa.

— Nous relevâmes la belle inconnue : je rattachai ses cheveux, et je lui jetai mon schall sur les épaules ; M. Dorset, qui avait volé si généreusement à son secours, lui offrit son bras ; Rosa marcha près d’elle de l’autre côté, et madame de Saint-Albin et moi nous les suivîmes. L’inconnue retournait la tête à chaque moment, le moindre bruit lui causait les plus vives alarmes ; la frayeur semblait lui donner des ailes ; nous fûmes en moins d’un quart d’heure à la maison.

Dès que nous fûmes arrivés, on prodigua à la belle étrangère tout ce qu’on crut pouvoir lui être utile dans son état ; nous brûlions de savoir qui elle était, ainsi que les circonstances de sa singulière aventure, et nous nous attendions à chaque moment à la voir satisfaire notre curiosité ; mais c’était en vain que nous l’espérions, elle continuait à garder le silence, et sa douleur, loin de s’appaiser, semblait redoubler avec ses sanglots. Rosa, par délicatesse n’osait l’interroger ; mais voyant que ses pleurs ne tarissaient pas, elle lui dit avec douceur, qu’elle avait tort de se désespérer comme elle le faisait, et que, puisqu’elle avait heureusement échappé au danger qu’elle avait couru, elle devait maintenant, au lieu de continuer à se désoler, rendre des actions de grâces à la Providence. Hélas, madame, s’écria l’infortunée, si vous connaissiez toute l’étendue de mon malheur, vous ne parleriez pas ainsi. Mais il faut enfin vous faire connaître quelle est l’infortunée à laquelle vous venez de sauver plus que la vie ; je ne pourrais garder le silence plus long-temps, sans me faire taxer d’ingratitude ; ainsi quelle que soit la peine que j’éprouve à le rompre, il faut m’y soumettre. « Cet homme, madame, que vous avez vu près d’accomplir le plus noir des forfaits ; cet homme, hélas ! ma bouche se refuse à le dire… cet homme barbare est mon frère ! »

— Votre frère ! nous écriâmes-nous tous ensemble. Hélas ! il n’est que trop vrai, reprit-elle, et c’est-là l’unique protecteur qu’un père mourant m’ait laissé ! Il y a trois ans que j’eus le malheur de perdre la plus tendre des mères, j’étais le seul objet de sa tendresse, elle avait toujours eu pour mon frère une aversion extrême, qu’elle-même condamnait, mais qu’elle s’était en vain efforcée de vaincre ; mon père voulant dédommager son fils de ce qu’il perdait du côté de l’amour maternel, lui montra à son tour une préférence décidée. Mon frère eut le désir de voyager, et, malgré le chagrin que cette séparation devait causer à mon père, il en obtint facilement la permission. J’avais quatorze ans lorsqu’il quitta la maison paternelle, j’étais peu formée pour mon âge, et rien ne me présageait qu’un jour je dusse être jolie. Mon frère partit, n’emportant que les regrets de mon père, et n’en ayant pour personne ; il voyagea pendant trois années, au bout desquelles la mort de ma mère le rappela près de nous. J’étais alors dans le moment le plus brillant de la jeunesse ; généralement on me trouvait belle, et j’eus le malheur de le paraître aux yeux de l’incestueux Victor. Surpris de me trouver aussi changée, il devint pour moi le frère le plus tendre ; la discorde qui avait toujours régné entre nous, fit place à l’amitié la plus vive ; je me livrais avec délices au plaisir d’être aimé d’un frère que j’adorais, et j’attisais par mes innocentes caresses le feu criminel dont il brûlait pour moi. Pendant deux ans, je jouis d’un bonheur qui n’était troublé que par les regrets que me causait la perte de ma mère. Au bout de ce temps, mon père tomba malade ; l’union qui régnait entre mon frère et moi avait fait le charme des dernières années de sa vie, et l’aidait à supporter ses souffrances. « Mon fils, disait-il à Victor, tu seras le protecteur de Mélanie ; qu’elle retrouve en toi et sa mère qu’elle pleure encore, et son père qui bientôt ne sera plus ! »

Mon père, qui se sentait affaiblir tous les jours, mourut bientôt, nous comblant de ses bénédictions, et lorsque la voix lui manqua, sa main défaillante qui pressait les nôtres, semblait nous bénir encore. Mes regrets furent si vifs, qu’ils ne purent être augmentés par la disposition que mon père avait faite de sa fortune, laquelle me laissait dans une entière dépendance. Entraîné par la préférence aveugle qu’il avait eu pour son fils, et qui lui avait toujours fait voir dans celui-ci les vertus qu’il lui désirait, il lui léguait tous ses biens, se reposait pour mon sort sur sa générosité, et se contentait de l’exhorter à avoir toujours pour moi l’amitié d’un frère.

Victor fut sitôt consolé, que j’imaginai qu’il me cachait sa douleur dans la crainte d’aigrir la mienne. Il m’assura que mon père, en le faisant l’arbitre de mon sort, avait rendu justice à son cœur ; qu’il ne se regardait que comme le dépositaire de sa fortune, et qu’elle m’appartenait autant qu’à lui. Tous mes désirs, me disait-il, se bornent à te rendre heureuse, et pour prix de mes soins, je ne demande que ton amour ; me doutant peu du sens qu’il attachait à ce mot, ma bouche et mon cœur répétaient à chaque moment le serment de l’aimer toujours.

Nous vivions dans la solitude la plus absolue ; mais je trouvais en lui tout ce que je désirais ; chaque jour son amitié semblait prendre de nouvelles forces, et bientôt les témoignages en devinrent si vifs, qu’ils commencèrent à m’alarmer. Je sentais que l’amour fraternel ne pouvait surpasser ce que j’éprouvais au fond de mon cœur, et pourtant j’étais loin de partager les transports que Victor faisait éclater.

Il savait que j’aimais beaucoup la lecture, il ne manquait jamais le soir de venir lire auprès de mon lit ; il choisissait toujours les livres les plus propres à porter le trouble dans les sens. Souvent dans son œil égaré, les désirs se peignaient de manière à me remplir d’effroi, ses baisers étaient brûlans, et dans ses momens de délire sa main parcourait ce que la main d’un frère n’aurait jamais du toucher. Cependant je n’osais manifester mes craintes ; je rejetais avec horreur l’idée, l’affreuse idée de voir mon frère brûler pour moi d’une flamme incestueuse, et j’allais même jusqu’à me reprocher mes soupçons. Mais Victor ne me laissa pas long-temps dans cette pénible incertitude : me faisant un soir la lecture accoutumée, il la quitta subitement, et se jetant sur mon lit ; Mélanie, me dit-il, répète-moi que tu m’aimes ; mon âme a soif de t’entendre ! Je brûle pour toi, je brûle ! ce feu seul fait ma vie ; je sens que, s’il s’éteignait, mon âme s’envolerait avec lui. Mélanie, enivre-moi de tes baisers, cesse d’opposer à mes caresses une résistance inutile ; tu es à moi, tu m’appartiens, et si la foudre doit m’écraser, ce ne sera du moins qu’après avoir goûté dans tes bras les délices de l’empirée !

Je restai si confondue, que je ne pus lui répondre ; mais la frayeur, en m’ôtant la voix, sembla doubler mes forces, et je parvins enfin à me débarrasser de l’infâme Victor. Il me quitta en proférant mille blasphêmes et en jurant qu’il obtiendrait de force ce qu’il ne pouvait obtenir autrement. Soit qu’il éprouvât quelques remords, soit qu’il espérât que de bons procédés le feraient plutôt parvenir à ses fins, le lendemain, loin d’apercevoir dans ses regards la moindre trace de colère, il s’excusa de ce qui s’était passé, et ne me quitta qu’après avoir obtenu son pardon. Il fut pendant quelque temps sans faire de nouvelles tentatives ; mais il essayait par mille moyens de m’accoutumer à l’idée de m’en voir aimée. Il me disait que le préjugé seul avait élevé une barrière entre le frère et la sœur ; mais que cet amour, loin d’avoir rien de révoltant, était dans la nature, et sans doute bien légitime, puisque, dans les temps d’innocence où vivaient nos premiers parens, l’amour fraternel était toujours couronné par les mains de l’hymen ; que les Égyptiens, un des peuples les plus sages, épousaient leurs sœurs plusieurs milliers de siècles après la création ; et que maintenant encore il est des contrées respectées du crime, d’où la pureté des mœurs bannit le vain scrupule, et où la vierge innocente se livre sans remords à l’amour qu’elle inspire dès le berceau. Son frère l’aime ! et qui plus que lui aurait des droits sur son cœur ? Le même sein les a portés, le même lait les a nourris, le même tombeau les unira et le passant lira sur leur tombe : Ils s’aimèrent, ils furent heureux !

Cependant le bouillant Victor voyait avec une espèce de rage échouer tous ses projets ; il me remettait souvent devant les yeux que mon sort dépendait absolument de lui. Sans doute, me disait-il les yeux étincelans d’amour et de colère, il est plus sage, lorsqu’on en a le choix, de captiver que d’irriter son maître. Depuis quelques mois il avait recommencé ses entreprises avec une nouvelle fureur ; mais craignant sans doute que mes cris ne fussent entendus, il n’avait pas encore osé en venir aux extrémités ; enfin, sous le prétexte de me faire faire une promenade agréable, il m’avait amenée ce soir au bois de Boulogne. Après avoir laissé la voiture à la porte, il me mena de sentier en sentier jusqu’à l’endroit où vous nous avez trouvés ; et là, se croyant sans doute assez éloigné pour n’avoir rien à craindre de mes cris, il me déclara en tirant un poignard de son sein, qu’il était résolu à obtenir sans plus de délai ce qu’il désirait depuis si long-temps ; et si vous n’étiez arrivée, madame, l’infortunée Mélanie n’existerait plus maintenant.

Ce récit fut souvent interrompu par les larmes de la touchante Mélanie. Nous étions tous extrêmement attendris ; mais l’émotion de M. Dorset semblait encore surpasser la nôtre. Il s’approcha d’elle, et s’efforça de lui trouver quelques sujets de consolation ; mais dans sa position la chose n’était pas aisée : si elle parvenait à se soustraire au pouvoir de son frère, elle était sans aucun moyen d’existence, et si elle se résignait à retourner chez lui, c’était de nouveau s’exposer à toutes ses fureurs. Voilà ce que Mélanie répondait à M. Dorset, et malheureusement ces raisons étaient sans réplique. Mais, reprit-il, après un moment de réflexion, n’avez-vous pas quelque ami chez qui vous puissiez être en sûreté, en attendant que l’on voie s’il n’y a pas quelque moyens d’améliorer votre sort ?

— Hélas ! monsieur, répondit la belle affligée, je n’ai pas un seul ami, je n’ai pas un seul asile. Depuis long-temps mon frère a pris soin d’écarter de moi tous ceux qui auraient pu me servir de protecteurs.

— Ah ! que ne puis-je ; s’écria M. Dorset en étouffant un soupir, vous offrir dans ma maison l’asile que toute âme honnête doit à l’innocence opprimée ! Mais je n’ai pas de femme, et votre âge ne me permet pas de me livrer à l’impulsion de mon cœur !

M. Dorset, en finissant ces mots, jeta les yeux sur Rosa, comme pour lui reprocher de ne pas partager ses sentimens.

— Je vous entends, s’écria-t-elle, le sort de cette infortunée ne me touche pas moins que vous ; l’intéressante Mélanie peut rester chez moi aussi long-temps que sa sûreté l’exigera, et plus encore, si cela peut lui plaire.

— Mélanie, pour toute réponse, baisa la main de ma tante, qu’elle arrosa de ses larmes ; mais ses regards exprimaient mieux sa reconnaissance que ne l’aurait pu faire le discours le plus éloquent.

Nous fûmes tous charmés de la bonne action de ma tante, et M. Dorset l’en remercia avec autant de vivacité, que si elle lui eût été personnelle.

M. Dorset était chevalier de Saint-Louis ; c’était un homme d’environ quarante à quarante-cinq ans. Ses manières étaient aisées, ses traits pleins de noblesse ; son air grave annonçait l’austérité de ses mœurs ; mais le sourire de la bienveillance venait souvent adoucir la sévérité de son regard : il s’attendrissait aisément, et ne s’égayait jamais. Il n’avait hérité de ses pères que d’un nom recommandable et d’une fortune très-médiocre ; mais ses besoins étaient si bornés, ses goûts si simples, qu’il trouvait l’abondance où tout autre n’aurait trouvé que le nécessaire. M. Dorset venait souvent à la maison, surtout depuis que nous étions à la campagne, parce que nous y vivions fort retirées. Ma tante avait pour lui la plus grande estime ; pour moi, il m’inspirait une espèce de vénération.

L’offre que ma tante avait faite à Mélanie paraissait avoir calmé sa douleur. Elle ne pleurait plus ; un sourire céleste errait sur ses lèvres de rose. Dieu ! qu’elle était belle ! Malgré l’horreur que la passion de son frère m’inspirait, en la regardant je le trouvais moins coupable, et je concevais alors que les liens du sang n’eussent pas été assez forts pour le garantir de l’amour que Mélanie devait inspirer à tous les hommes qui la voyaient.

Il était tard lorsque M. Dorset prit congé de nous ; il demanda la permission à Rosa de venir le lendemain s’informer de la santé de la belle Mélanie. Il fut convenu qu’il viendrait passer avec nous la journée entière. Je conduisis Mélanie dans la chambre qui lui était destinée : c’était celle qu’occupait Céline. Cette chambre n’était séparée de la mienne que par un cabinet. Comme nous n’avions envie de dormir ni l’une ni l’autre, je restai quelque temps avec elle. Dès que nous fûmes seules, je lui dépeignis, avec mes manières ingénues et caressantes, combien elle m’avait intéressée. Mélanie avait cessé pour moi d’être étrangère, dès l’instant qu’elle était entrée dans la chambre de Céline. Cet endroit me rappelait si vivement mon amie, et les entretiens que j’avais avec elle, qui souvent duraient une partie de la nuit, que je croyais la voir et lui parler encore. Cette illusion prêtait tant de force et d’intérêt à tous mes discours, que je fis passer dans le cœur de Mélanie une partie des douces sensations dont le mien était plein. Ses beaux yeux étaient encore humides de larmes ; mais la douleur ne les faisait plus couler, c’étaient les pleurs de la sensibilité. Mes caresses franches et naïves dissipèrent enfin les nuages qui obscurcissaient son front. Elle parut oublier entièrement ses chagrins, pour ne s’occuper que du plaisir de répondre à mes caresses. Que je dois remercier le ciel, me disait-elle en m’embrassant, de m’avoir envoyé, au moment où je n’en espérais plus de secours, non-seulement des protecteurs, mais encore une amie telle que vous !

Nous nous séparâmes enfin, et je lui promis que le lendemain matin je viendrais moi-même la réveiller.

Lorsque j’entrai dans sa chambre, elle était déjà toute habillée. Je lui proposai de venir avec moi embrasser Rosa : c’était toujours par-là que je commençais la journée. Ma tante était encore au lit, lorsque nous entrâmes dans son appartement. Elle nous fit asseoir près d’elle, et nous traita toutes les deux avec la même amitié. Mélanie répondait avec une grâce extrême à cet accueil flatteur. Enfin Rosa se leva, et j’allai me promener au jardin avec Mélanie, en attendant le déjeûner.

M. Dorset ne manqua pas de se rendre à l’invitation de Rosa. Il vint même de meilleure heure que de coutume. Aussitôt qu’il fut entré, ses yeux cherchèrent Mélanie. Dès qu’il l’eut aperçue, le plaisir anima ses traits ; il vola près d’elle, et s’informa de sa santé avec un air qui décelait l’intérêt extrême qu’il prenait à elle. Chaque fois que M. Dorset adressait la parole à Mélanie, ou qu’il entendait seulement le son de sa voix, son émotion devenait si visible, qu’elle n’échappait à personne. Mélanie ne fut pas la dernière à s’en apercevoir ; elle me parut en être bien aise, et je remarquai que, depuis ce moment, elle ne négligeait rien de ce qui pouvait accroître l’amour qu’elle avait si subitement inspiré.

FIN DU PREMIER VOLUME.