Julie de Lespinasse (RDDM)/04

La bibliothèque libre.
Julie de Lespinasse (RDDM)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 28 (p. 51-86).
JULIE DE LESPINASSE[1]

LES AMIS DE PASSAGE. — LA VIE INTIME


I

Vers le milieu du XVIIIe siècle se produisit un fait d’une importance et d’une portée considérables : l’Europe découvrit Paris, et Paris découvrit l’Europe. C’était un événement nouveau dans l’histoire de notre pays. Déjà sans doute auparavant, dans la seconde moitié du XVIe siècle et au commencement du suivant, les alliances de deux de nos rois avec les Médicis avaient fait pénétrer chez nous quelques élémens étrangers ; mais cette infiltration, d’ailleurs assez restreinte, provenait de la seule Italie et ne s’étendait qu’à la Cour. Sous le long règne de Louis XIV, la société française était restée presque exclusivement nationale : la cause en est essentiellement dans l’état de guerre perpétuel où nous étions alors avec les trois quarts des puissances, à quoi s’ajoutait cet orgueil, ancré dans l’âme des sujets du grand Roi, qui leur faisait considérer la France comme l’unique foyer des lumières, tandis que les peuples voisins végétaient dans les limbes d’une demi-barbarie. Cette sorte d’isolement hautain survécut quelque temps au souverain qui l’avait créé ; mais, dans les environs de l’année 1750, après la paix d’Aix-la-Chapelle, on vit, comme sur un mot d’ordre tacite, affluer subitement vers les rives de la Seine une multitude de gens venus de tous les points du monde civilisé, Autrichiens, Polonais, Danois, Italiens, Moscovites, Anglais surtout, plus nombreux à eux seuls que tous les autres réunis, qui se répandirent comme un flot dans la société parisienne. C’étaient d’ailleurs, pour la plupart, des hommes cultivés, policés, au courant des usages, parlant parfaitement notre langue ; aussi leur fit-on parmi nous l’accueil le plus cordial et le plus sympathique ; beaucoup prirent dès lors l’habitude de revenir régulièrement faire séjour à Paris ; quelques-uns s’y fixèrent ; tous, presque sans exception, s’y plurent.

Quelles furent, au point de vue des mœurs et des idées, les conséquences de cette invasion pacifique, nous n’avons pas à l’étudier ici. Il nous suffira de noter la physionomie toute nouvelle et, pour ainsi dire, rajeunie, que prirent, de ce fait, les salons et les cercles littéraires, l’intérêt qu’inspirèrent, aux femmes autant qu’aux hommes, l’état d’esprit, la manière de penser, de juger, de sentir, de ces hôtes distingués, l’élargissement du champ ouvert à la curiosité française. Il ne fut bientôt plus de souper, de soirée, de réunion mondaine, où ne figurassent quelques-uns de ces étrangers à la mode, mis à la place d’honneur, choyés et fêtés à l’envi. Mme Geoffrin avait donné le signal ; son hôtel, on le sait, fut pendant quarante ans comme le rendez-vous de l’Europe. Avec plus ou moins d’empressement, les autres maîtresses de maison suivirent le même chemin, et Mlle de Lespinasse ne demeura pas en arrière. La merveilleuse souplesse et l’ouverture de son intelligence, sa connaissance aussi des langues et des littératures anglaise, italienne, espagnole, devaient la faire spécialement apprécier de ceux de nos voisins qui franchissaient sa porte, et l’on consacrerait des pages à dresser simplement la liste des visiteurs de diverse origine qui défilèrent au pied de son fauteuil. Je n’infligerai pas au lecteur cette énumération, me restreignant à ceux qui furent de son intimité et qui marquèrent quelque peu dans sa vie.

En ancienneté, en importance aussi, le premier rang, dans cette catégorie, appartient sans conteste à David Hume, le grand historien écossais. Pendant trois ans, de 1763 à 1766, il vécut à Paris, où lord Hertford l’avait amené pour y tenir l’emploi de secrétaire d’ambassade[2]. Son succès y fut prodigieux : « Ceux qui n’ont jamais connu les étranges effets de la mode, a-t-il lui-même écrit[3], pourront difficilement concevoir l’accueil que je reçus des hommes et des femmes de tous les mondes et de tous les états. Plus je me dérobais à leur excessive politesse, plus j’en étais accablé. » Il semble, à dire le vrai, qu’il ne s’y déroba pas longtemps et qu’il céda sans trop de peine aux avances qu’on lui prodiguait. L’anglomanie battait alors son plein ; elle se manifestait surtout, au dire d’Horace Walpole, par un triple engouement pour le whist, pour Clarisse Harlowe, enfin pour la personne de Hume. En quelque lieu qu’on fût, à la Cour, à la Comédie, au bal, à l’Opéra, on était sûr d’apercevoir la large face du diplomate improvisé, encadrée de « deux frais minois. » Comme on demandait à Chamfort s’il avait des nouvelles de ce héros du jour : « Je crois qu’il est mort, répliquait-il, je ne l’ai rencontré que trois fois aujourd’hui. » Une dame, assure lord Mareschal, « fut disgraciée à la Cour pour avoir demandé qui il était... Ce devait être quelque provinciale débarquée récemment à Paris. » Et Hume, d’après le même témoin, eût pu prendre à son compte la parole historique : « Ne pas me connaître dénonce que tu es toi-même inconnu[4] ! »

Que l’objet de ces empressemens en ait savouré la douceur, il suffit pour n’en point douter de lire les descriptions, d’une vanité candide, qu’il adressait à Robertson : « Je ne me repais ici[5] que d’ambroisie, je ne respire que de l’encens, je ne marche que sur des fleurs. Toutes, les personnes que je rencontre, les femmes surtout, croiraient manquer à un devoir de rigueur en se dispensant de me faire un long et pompeux compliment. » Et il s’étend avec une naïve complaisance sur sa visite au château de Versailles, où les fils du Dauphin, dont l’aîné a dix ans à peine, accourent vers lui pour le couvrir des louanges les plus hyperboliques, où le plus jeune, le Comte d’Artois, un enfant de cinq ans, s’efforce à balbutier, aux applaudissemens du public, « un compliment qu’on lui a fait apprendre, et qu’il n’a pas bien retenu. » S’étonnera-t-on, après de tels triomphes, que l’historien proclame Paris la ville la plus intelligente, la plus polie de l’univers, et qu’il ait eu, comme il l’avoue, « la pensée de s’y établir pour tout le reste de sa vie[6] ? »

Les Anglais, disons-le, manifestaient quelque étonnement de l’enthousiasme parisien, et plus d’un riait sous cape d’une prodigalité d’encens, bien propre à faire tourner la tête la plus solide et la mieux ordonnée. Lord Mareschal, intime ami de Hume, le met en garde contre ce danger : « J’espère, lui écrit-il[7], que les belles et grandes dames ne vous séduiront pas au point de nous renvoyer ici un petit-maître, adroit à faire de la tapisserie. Une coquette a bien induit Hercule lui-même à filer ! » Walpole a la plume plus mordante : « M. Hume est la seule chose au monde dans laquelle les Français aient une foi implicite ; et ils ont raison, car je les défie de comprendre un mot de ce qu’il dit, en n’importe quelle langue... M. Hume, reprend-il ailleurs, est la mode personnifiée, quoique son français soit presque aussi inintelligible que son anglais. » Ces appréciations sans bienveillance contiennent une part de vérité. Hume, en effet, était loin de briller par les dons extérieurs : sa parole était lourde, hésitante et embarrassée, sa tournure épaisse et massive, son visage dépourvu de finesse et de distinction. Il n’en est pas moins vrai qu’il rachetait amplement ces défectuosités physiques par ses hautes qualités morales, l’élévation de son esprit, la profondeur de ses pensées, la solidité de ses jugemens, et cette puissance d’observation qui paraissait dans sa conversation aussi bien que dans ses écrits, joignant, par une heureuse alliance, la clairvoyance aiguë de l’historien aux larges vues du philosophe. On vantait non moins justement la droiture de son cœur, son caractère à la fois ferme et doux, la constance de ses amitiés et la sûreté de son commerce. « Sa plaisanterie habituelle, dit un des hommes qui l’ont le mieux connu[8], n’était que la simple effusion d’une bonté naturelle et d’une gaîté tempérée par la délicatesse et la modestie ; mais il n’y entrait pas la plus légère teinture de malignité... Jamais il ne lui échappa une seule moquerie qui eût pour but de mortifier ; aussi ses railleries plaisaient-elles à ceux mêmes sur qui elles tombaient. » Tout, en lui, respirait, affirment d’autres témoignages, la candeur et la loyauté ; l’exemplaire pureté de sa vie pouvait faire présager la sérénité de sa mort, digne d’un des Sages de la Grèce[9]. Il semble donc qu’en comblant Hume des marques de son estime et de son admiration, la société française ait eu l’intuition vague d’une supériorité réelle, qui échappait au public londonien ; et, pour une fois, l’engouement de Paris fut aussi justifié au fond qu’il était excessif et frivole dans la forme.

À cette contagion d’enthousiasme, dont je viens de rappeler les traits, Julie de Lespinasse n’échappa pas plus que les autres. Elle avait connu Hume dans le salon de Saint-Joseph, où, à peine débarqué, il avait été introduit : « Je me vante, écrira Mme du Deffand quelques années plus tard[10], d’être la première qui lui ait marqué de l’empressement ; c’est le seul titre dont je puisse tirer quelque avantage... Les charmes et les agrémens qu’il a trouvés ailleurs, ajoute-t-elle aussitôt avec une mélancolique amertume, l’ont emporté, et m’ont laissée dans la classe des simples connaissances. Vous savez si j’en suis fâchée, si je ne sens pas tout son mérite, si je n’en suis pas touchée, et si je n’aurais pas été fort aise d’être du nombre de ses amies. » On devine bien à quelle adresse vont ces reproches mélangés de regrets. Hume, en effet, tombé du premier coup, comme dit Mme de la Ferté-Imbault, « au pouvoir de la magicienne, » avait sollicité et obtenu ses entrées parmi les habitués de la rue Saint-Dominique et ne bougeait quasiment pas de la « petite chapelle. » Il y trouvait d’ailleurs l’accueil le plus flatteur, dont il se montrait fort touché ; mais on lui avait vite fait comprendre que, s’il tenait à garder les bonnes grâces de la déesse et des pontifes du lieu, il fallait renoncer à fréquenter dans le sanctuaire voisin ; et toute infraction à cette règle était suivie d’un dur rappel à l’ordre. « Oui, monsieur, lui écrit Julie, après un manquement de ce genre[11], j’ai été toute des premières à connaître votre mérite ; j’en fais vanité, et j’ai désiré sincèrement d’être votre amie. Je m’étais flattée d’y avoir réussi ; et c’est avec beaucoup de chagrin que je me suis aperçue que je m’étais trompée... J’ignore si l’usage autorise ou tolère les liaisons de nos amis avec nos ennemis ; je ne sais que ce que dicte l’amitié, et je serais fâchée d’en savoir davantage. » Que le coupable ait su obtenir son pardon, on n’en saurait douter à lire le billet[12] plein de coquetterie qui scellait peu après la réconciliation : « L’objet de vos amours, la charmante Néolé (?) vous ordonne, vous commande, avec sa petite voix flûtée, de souper chez moi samedi, 11 de ce mois ; je ne crois pas que vous osiez y manquer. Je remets à ce jour-là à vous dire tout le bien et tout le mal que je pense de vous. Ah ! que ce temps est long à mon impatience ! » Et s’il fallait une preuve de plus, le dépit de la délaissée nous la fournirait sans réplique : « Je suis bien aise, dira Mme du Deffand à Walpole[13], que vous ne soyez plus à portée de le voir (Hume), et moi ravie de l’assurance de ne le revoir jamais. Vous me demandez ce qu’il m’a fait ? Il m’a déplu. Haïssant les idoles, je déteste leurs prêtres et leurs adorateurs. »

Lorsqu’en l’année 1766 l’arrivée du duc de Richmond mit fin à la mission de Hume et le renvoya outre-Manche, l’absence laissa debout et intactes, pour ainsi dire, les amitiés contractées à Paris. Entre Julie et lui une correspondance s’engagea, dont une partie subsiste[14] et qui témoigne du durable souvenir que garda de lui la première, et de la vraie tristesse qu’elle eut de son départ. « Je vous avais promis de ne vous point écrire, lit-on dans la première de ces lettres, mais je sens que j’ai promis plus que je ne peux tenir, et je ne puis résister au désir qui me presse… Mme de Boufflers me fait espérer que vous ne tarderez pas à revenir. Je voudrais en hâter le moment, et vous posséder sans avoir la crainte de vous perdre. » A quelques mois de là : « Vous ne parlez pas de votre retour. L’Angleterre est-elle donc comme les Enfers, qui ne rendent rien ? » L’année suivante : « Je suis si personnelle, et j’ai tant d’envie de vous revoir, que je prie Dieu de tout mon cœur que vous soyez incessamment disgracié[15]. » Malgré l’accent sincère de ce langage, peut-être pourrait-on n’y voir que des formules de courtoisie, si la suite de ces lettres ne nous montrait Julie de Lespinasse prenant chaudement, dans une circonstance délicate, le parti de l’absent et lui prouvant son intérêt mieux que par des paroles. Je veux parler ici de son intervention dans la fameuse querelle de Hume avec Jean-Jacques Rousseau. Sans conter dans tous ses détails une histoire trop connue, il me sera permis d’en rappeler l’origine et d’indiquer le rôle, — jusqu’à ce jour presque ignoré, — qu’y joua notre héroïne.


II

L’époque où nous sommes arrivés était celle où Rousseau traversait la crise la plus grave de son existence agitée. Frappé durement par le Parlement de Paris, et décrété de prise de corps pour ses derniers ouvrages, l’Émile et le Contrat social, condamné de même, peu après, par le Conseil de Genève, qui avait fait brûler ses livres par la main du bourreau, il errait sous des noms et sous des déguisemens divers, de ville en ville, de pays en pays, ne sachant où trouver refuge. C’est alors que sa protectrice, la comtesse de Boufflers, lui fit avoir un sauf-conduit pour séjourner quelques heures à Paris, dans l’espoir d’obtenir sa grâce. Il vint loger au Temple, chez le prince de Conti, dont Hume était l’hôte assidu. Les deux philosophes s’y connurent, se lièrent d’une étroite amitié ; si bien qu’en janvier 1766, quand Hume revint vers son pays natal, il emmenait avec lui Rousseau, qu’il installait chez Davenport, dans le Derbyshire, et qu’il comblait de bienfaits de toutes sortes, faisant démarches sur démarches, épuisant son crédit, pour lui faire accorder une pension du roi d’Angleterre. Faut-il décrire l’effet produit en France, dans les milieux où régnait l’Encyclopédie, par ce spectacle attendrissant ? Tous les yeux se mouillaient, à évoquer l’image de l’historien anglais « transportant Jean-Jacques dans ses bras » au sein de cette île bienheureuse, où se pratiquaient, disait-on, les principes essentiels inscrits dans le Contrat social. On s’échauffait à la pensée que cet audacieux novateur, ce « sauvage, » ce « républicain, » trouvait de l’appui près d’un roi et des pensions au pied d’un trône. « On ne se figurait plus Hume et Jean-Jacques Rousseau que dans les bras l’un de l’autre, et baignés de larmes de joie et de reconnaissance[16]. »

Julie, est-il nécessaire de le dire ? était l’une des plus exaltées. Passionnément éprise du génie de Rousseau, les quelques occasions qu’elle avait eues de le connaître, à son récent passage, avaient suffi pour que son enthousiasme allât de l’œuvre à l’écrivain. Les réserves de d’Alembert, les avis de Mme Geoffrin, rien n’avait pu modérer la ferveur de ses sentimens[17] ; j’en trouve une preuve assez curieuse dans une de ses lettres à Hume, la première qu’elle lui écrivit après qu’il eut quitté la France. Le Dauphin[18] venait de mourir, au milieu des regrets qu’on accorde libéralement à tout prince qui n’a point régné. L’Encyclopédie notamment, sans que l’on comprenne bien pourquoi, pleurait cette fin précoce comme la ruine de ses espérances. Imbue de la même illusion, Julie conçut la pensée singulière de faire composer par Rousseau le panégyrique du défunt, voyant là, pour le proscrit, un moyen de fléchir Louis XV et de rentrer en grâce. « Je voudrais, explique-t-elle à Hume[19], que M. le Dauphin fût loué comme il le mérite, et je ne connais, sans exception, personne en France qui en soit capable. M. Rousseau seul saurait mettre dans cet éloge la chaleur et l’intérêt qui peuvent le rendre agréable aux âmes sensibles, et dont nos orateurs, nos poètes et nos philosophes ne se doutent pas. M. Rousseau a d’ailleurs quelques raisons, qu’il ignore peut-être, pour chérir la mémoire de M. le Dauphin, car il est constant que ce prince, peu de jours avant de mourir, a témoigné s’intéresser beaucoup à M. Rousseau et désapprouver entièrement les persécutions qu’on lui fait souffrir. » Afin de hâter la besogne, elle pousse la précaution jusqu’à joindre à sa lettre une espèce de canevas, qu’elle a composé de sa main avec l’aide de d’Alembert, et qui pourra « servir de matière à Rousseau pour les belles choses qu’il saura dire. » Elle insiste donc près de Hume pour qu’il « échauffe » sur ce sujet la tête de son ami : « J’imagine, conclut-elle, que cet éloge serait un moyen de faciliter le retour de M. Rousseau en France, et de le rendre à ses amis et à une nation qui le regrette. »

L’idée d’écrire l’éloge du prince le plus dévot du siècle n’agréa point, comme il était trop facile de le prévoir, à l’auteur du Contrat social, et le projet mourut dès sa naissance. Ce refus néanmoins n’influa pas sur les relations du trio, et les bons procédés continuèrent comme par le passé. Au mois de mai suivant, Julie reçoit encore de Londres une image gravée de Rousseau, d’après « l’admirable portrait » que Humé a, de sa poche, fait exécuter par Ramsay[20]. Entre les trois amis, la lune de miel persiste, et le public s’attendrit de plus belle.

Les choses en étaient là, quand, un beau soir, au souper de Mme Necker, l’un des convives tire de sa poche une lettre de Hume à d’Holbach, arrivée de la veille : « Mon cher baron, Jean-Jacques est un scélérat !... » Tels sont les premiers mots, qui font frémir toute l’assistance, et la suite répond au début. À cette lecture succède une lettre de Jean-Jacques à Hume : « Vous êtes un traître ; vous ne m’avez mené ici que pour me perdre et me déshonorer !... » La stupeur redoubla. « Ces deux mots, traître et scélérat, dit un témoin[21], retentirent dans ce souper et, la nuit même, dans une partie de la capitale, comme deux coups de canon. »

A la première surprise succède, parmi la gent philosophique, une incroyable effervescence. On ne sait rien encore de ce qui s’est passé, mais les imaginations travaillent, et déjà se forment deux camps, les uns tenant pour Hume, les autres pour Rousseau. Du désarroi, de l’affolement général, on trouve l’écho dans ce billet que Mlle de Lespinasse, le lendemain du coup de théâtre, adresse à l’historien anglais[22] : « Hé ! mon Dieu, monsieur, qu’est-il donc arrivé entre vous et Rousseau ? Quelle noirceur vous a-t-il donc faite ? Suivant la lettre que vous avez écrite au baron (d’Holbach), il n’y a rien qu’on ne doive craindre... Si je ne craignais pas d’être importune, je vous supplierais de vouloir bien me dire le précis des noirceurs que vous avez éprouvées. Ce n’est pas du tout par curiosité que je vous le demande, car je vous crois sur parole ; mais, permettez-moi de vous le dire, c’est par intérêt pour vous, et pour être à portée de vous défendre contre les fanatiques de Rousseau. »

Les vagues explications qu’on eut par le prochain courrier n’étaient pas faites pour calmer les esprits. On attendait des faits, on n’eut que des déclamations et des griefs extravagans. D’Alembert n’exagère en rien quand il mande à Voltaire[23] : « Vous ririez de voir les raisons d’après lesquelles Rousseau a soupçonné et ensuite accusé M. Hume d’intelligence avec ses ennemis : M. Hume a parlé contre lui en dormant ; il logeait à Londres dans la même maison que le fils de Tronchin[24] ; il avait le regard fixe ; et surtout il a fait trop de bien à Rousseau pour que sa bienfaisance fût sincère. » En réalité, ces derniers mots donnent la clé du mystère, et c’est ce dont Rousseau, quelques années plus tard, est convenu cyniquement lui-même, le jour où il a fait à Mme d’Epinay cet aveu surprenant : « Sachez, madame, une fois pour toutes, que je suis vicieux, que je suis né tel, et vous ne sauriez croire la peine que j’ai de faire le bien et combien peu le mal me coûte... Vous riez ? Pour vous prouver à quel point ce que je vous dis est vrai, apprenez que je ne saurais m’empêcher de haïr les gens qui me font du bien[25] ! « Il y faut sans doute ajouter l’amer dépit que ressentait Jean-Jacques du médiocre succès qu’il remportait en Angleterre ; et c’est encore ce que démêle justement d’Alembert dans ces lignes écrites à Hume[26] : « Il y a dans la drôle de lettre de ce joli petit homme, comme vous l’appeliez autrefois, une phrase à laquelle vous n’avez peut-être pas fait autant d’attention qu’elle le mérite : c’est que le public qui avait été d’abord fort amoureux de lui commença bientôt à le négliger. Voilà ce qui le fâche véritablement, et il s’en prend à qui il peut. Vous vous êtes chargé de montrer l’ours à la foire ; sa loge, qui d’abord était pleine, est bientôt restée vide ; et l’ours vous en rend responsable. »

Telles sont, on n’en saurait douter, les raisons intérieures, — psychologiques, dirait-on aujourd’hui, — de l’étrange conduite de Jean-Jacques ; toutefois, quelle que fût sa folie, son inavouable irritation n’eût peut-être pas éclaté avec une si prompte violence, sans l’incident qui troubla sa cervelle et le jeta hors de mesure. Il en faut accuser une fantaisie d’Horace Walpole, alors en séjour à Paris. L’impitoyable railleur s’était amusé à écrire une lettre supposée du Grand Frédéric à Rousseau, une lettre qui, sous une forme à demi sérieuse, était pleine de malice et de la plus mordante ironie[27]. Walpole se contenta d’abord, — par égard, assure-t-il, pour la liaison de Hume avec Jean-Jacques[28], — de la faire circuler dans quelques salons parisiens ; mais il céda bientôt au désir de la faire tenir à son destinataire, et Rousseau y fut si bien pris, qu’on a trouvé dans ses papiers une longue et emphatique réponse adressée au roi de Prusse, pour protester contre ce qu’il appelle une cruelle insulte au malheur On juge de sa fureur, de sa soif de vengeance, lorsqu’il connut la mystification dont il avait été victime. Comment il vint à supposer, contre toute vraisemblance, que d’Alembert était le coupable et que Hume était son complice, c’est un effet de son cerveau malade. Toujours est-il que cette idée s’implanta dans sa tête ; de là le réquisitoire foudroyant qui, fondant inopinément sur l’honnête historien, bouleversa son âme ingénue et le plongea dans une stupéfaction profonde, à laquelle succéda une colère indignée.

Mieux eût valu sans doute, — si juste que fût cette colère, — conserver son sang-froid, traiter par le dédain les divagations de Rousseau et ne pas faire de bruit autour d’une aussi sotte histoire. C’est ainsi qu’en jugèrent d’abord Julie et d’Alembert, et ils le dirent nettement à Hume, dans ce billet qu’ils lui adressèrent en commun[29] : « Je vous conseille d’y penser à deux fois, avant de mettre vos griefs sous les yeux du public, parce que ces sortes de querelles ne font souvent qu’échauffer davantage les fanatiques obstinés, et parce que les indifférens en prennent occasion de dire du mal des gens de lettres. » Même recommandation, à quelques jours de là : « Mon avis, écrit d’Alembert, sur le parti que nous devons prendre, c’est de ne rien publier du tout contre Rousseau et d’attendre qu’il vous attaque... Il suffit qu’il soit déclaré unanimement fou et digne d’être mis à Bedlam pour que nous n’ayons rien à en craindre. Tout ce qu’il veut, c’est de faire parler de lui, à quelque prix que ce soit ; le plus mauvais tour qu’on puisse lui jouer, c’est d’empêcher le plus possible qu’on en parle. C’est l’avis de Mlle de Lespinasse et de toutes les personnes à qui j’ai pu en parler. » Ces conseils n’avaient qu’un défaut, qui était d’arriver trop tard. La lettre de Hume à d’Holbach, colportée, commentée dans tous les cercles de Paris, avait eu un retentissement que son auteur n’attendait pas : « Si le roi d’Angleterre avait déclaré la guerre au roi de France, s’écrie-t-il d’un ton de surprise, on n’en eût pas fait plus soudainement le sujet de toutes les conversations ! » Les amis de Jean-Jacques faisaient courir, pour le défendre, des bruits aussi faux qu’injurieux sur le compte de son bienfaiteur ; nombre de gens étrangers à l’histoire étaient éclaboussés par ces perfides propos ; et le scandale grandit si fort qu’il ne parut guère plus possible de garder le silence et de « rester les bras croisés. »

L’après-dînée du 21 juillet, sur la prière de Hume, un solennel aréopage se réunit dans le salon de la rue Saint-Dominique[30]. Il comprenait Turgot, Morellet, Marmontel, Saurin, Duclos et d’Alembert, convoqués pour délibérer sous la présidence de Julie. Le débat fut long et sérieux, comme il convenait à une si grave affaire ; il aboutit à une résolution formelle, prise d’un commun accord, que d’Alembert reçut mission de communiquer le soir même au principal intéressé : « Nous sommes tous unanimement d’avis que vous devez donner cette histoire au public, avec toutes ses circonstances. Je dis nous, car je parle ici au nom de tous... » Ce préambule est suivi d’un plan de conduite ou, si l’on veut, d’un mémoire détaillé, sur la façon de présenter les faits, sur le ton qu’il convient de prendre, en exposant toutes choses « simplement et nettement, sans aigreur, sans la moindre injure, sans même de réflexions sur le caractère de Rousseau et sur ses écrits... Tout ce que je vous dis là, ajoutait d’Alembert, je le dirais en présence de Rousseau lui-même ; je n’ai aucune raison, du moins que je sache, de me plaindre ni de me louer personnellement de lui, mais je dois à votre amitié, qui me demande conseil, de dire ce que je ferais si j’étais à votre place. » Les dernières lettres sont ‘écrites sous la dictée directe de Julie : « Mlle de Lespinasse, à qui j’ai lu toute votre lettre et ma réponse, et qui prend de vous le plus grand intérêt, me charge de vous dire combien elle vous aime, et combien elle est persuadée que vous devez imprimer. »

Le conseil fut suivi. Ecrite par Hume, traduite par Suard, publiée et lancée par les soins diligens de d’Alembert et de Julie de Lespinasse[31], une grosse brochure, bourrée de documens, établit le public pour juge d’un différend d’ordre purement privé. Les ripostes ne tardèrent point ; le seul résultat obtenu fut celui qu’on eût dû prévoir : envenimer, prolonger, généraliser cette querelle, qui mit bientôt aux prises les plus fameux pontifes de la doctrine nouvelle. Il n’entre point dans mon dessein de pousser plus loin le récit des péripéties de cette lutte ; mais je dois indiquer le contre-coup qu’elle eut sur certains de nos personnages. Le spectacle en est instructif, autant que la cause est puérile ; et l’on y voit à découvert ce fond secret d’orgueil, de jalousie, de rancune et de passion mesquine, dont ne sont, hélas ! préservés ni les plus grands esprits, ni les âmes les plus philosophes.

La fausse lettre de Frédéric composée par Walpole fut l’occasion de cette seconde querelle, qui se greffa sur la première. D’Alembert, dès qu’il la connut, s’était montré fort irrité que Rousseau l’en eût cru l’auteur : « Ah ! pardieu, mon cher Jean-Jacques, s’écrie-t-il avec dépit[32], il n’y a pas moyen d’y tenir ! Quelque envie qu’on ait de respecter votre situation et de ne point se moquer de vous, il faut rire malgré qu’on en ait. C’est donc moi qui suis auteur, ou tout au moins complice, de la lettre de M. Walpole ! Et vous êtes sûr de cela comme si vous l’aviez vu ! Et j’ai fait un complot avec M. Hume pour vous perdre ! Je ne me suis jamais douté de cela, et je vous félicite d’avoir de si bonnes lunettes... » C’est du même ton qu’il écrit à Voltaire : « Rousseau[33] prétend que c’est moi qui ai fait la lettre sous le nom du roi de Prusse, où on se moque de lui. Vous saurez que cette lettre est d’un M. Walpole, que je ne connais même pas et à qui je n’ai jamais parlé. Jean-Jacques est une bête féroce, qu’il ne faut voir qu’à travers des barreaux et toucher qu’avec un bâton ! »

De Rousseau, son ressentiment se tourne vers Walpole, auquel il doit l’ennui de cette absurde « tracasserie » et, s’adressant à Hume : « Il y a de la cruauté, dit-il, à tourmenter un malheureux qui ne vous a point fait de mal... Rousseau est un charlatan, j’en conviens ; mais il faut se contenter de ne point acheter ses drogues, sans lui jeter des pierres. M. Walpole aura éternellement à se reprocher d’avoir fait perdre la tête à ce pauvre diable-là, et de vous avoir compromis très mal à propos, ainsi que moi, qui à la vérité ne m’en soucie guère... Je rirai éternellement des charlatans comme Rousseau, et des poltrons comme M. Walpole, qui n’osent les attaquer à découvert[34]. » Enfin, suivant son habitude, c’est à la marquise du Deffand que, fort injustement, il attribue l’origine du méfait, la dénonçant à Hume comme l’inspiratrice de Walpole : « On dit ici, comme une chose très certaine, que c’est Mme du Deffand qui lui a inspiré cette méchanceté. Elle en est très capable, et vous le savez bien. On raconte que c’est elle qui a revu et corrigé la lettre pour le style[35]… » Sur un doute exprimé par Hume, il passe à la fureur et aux violentes invectives et, par une suprême maladresse, il mêle à la dispute le nom de Mlle de Lespinasse : « A l’égard[36] de ma voisine la Vipère (car c’est ainsi que je l’appelle), je persiste à dire que c’est une carogne, qui vous flagorne aujourd’hui, non par amitié pour vous, mais uniquement par haine pour Rousseau. Vous êtes la dupe de sa plate fausseté ; mais croyez qu’elle vous hait, premièrement parce qu’elle hait tout le monde et surtout les gens de mérite, secondement parce qu’elle sait que vous aimez des gens qu’elle n’aime pas et qui, à la vérité, le lui rendent bien, ou plutôt qui lui donnent en mépris la monnaie de sa haine. Elle est bien heureuse d’avoir affaire à une personne aussi honnête que Mlle de Lespinasse, qui ne veut permettre ni à elle, ni à ses amis, rien qui puisse nuire à cette méchante femme, qui n’est pourtant occupée qu’à chercher les moyens de lui nuire per fas aut nefas. C’est à Mlle de Lespinasse qu’elle est redevable de n’être pas criblée de chansons et d’épigrammes, qui la rendraient aussi ridicule qu’odieuse. Laissons là cette ordure, et revenons à Rousseau, qui à la vérité en est une autre... »

Comme il fallait qu’en cette affaire nulle faute ne fût évitée, Hume commit l’imprudence de montrer cette lettre à Walpole. Ce dernier n’était pas d’humeur à supporter patiemment une attaque ; sa première attitude fut pourtant celle d’un orgueilleux dédain : « J’ai un profond mépris pour Rousseau, et je suis parfaitement indifférent à ce que les lettrés de Paris peuvent penser à ce sujet. » Mais il s’échauffe promptement, et sa riposte est vive : « Je ne puis m’empêcher de penser que, si Rousseau a droit d’attaquer tous les gouvernemens et toutes les religions, j’ai le droit d’attaquer Rousseau. D’Alembert peut s’offenser qu’on lui attribue ma lettre : il a raison de le faire ; je serais, moi, désolé que l’on m’attribuât ses Éloges et ses traductions de Tacite. Cependant je lui pardonnerai tout, pourvu qu’il ne me traduise jamais[37]. » Puis, de sa défense personnelle, il passe à celle de Mme du Deffand : « Porter la haine contre une femme vieille et aveugle, au point de haïr ses amis sans motifs, est triste et misérable. La conduite de d’Alembert est injuste. Je n’ai jamais entendu Mme du Deffand parler de lui que trois fois, et jamais, bien qu’elle ne l’aime pas, avec aucune réflexion à son préjudice. Je me souviens que, la première fois que je l’ai entendue mentionner son nom, je dis que l’on m’avait assuré que c’était un bon mime, mais que je ne pouvais le croire un bon écrivain ; elle me releva, et dit qu’il était extrêmement amusant[38]. »

Longtemps encore, sur ce ton agressif, se poursuivra la polémique, à la grande joie de la galerie, fort divertie de cette guerre intestine, dont personne d’ailleurs ne s’amuse de meilleur cœur que Voltaire. « Voici, s’écrie-t-il gaiement[39], une affaire aussi ridicule que Jean-Jacques lui-même ! Je me trouve fourré dans cette noise, comme un homme qui assiste à un souper auquel il n’est pas prié. Ce polisson de Jean-Jacques se plaint que je lui ai écrit une lettre dans laquelle je me moque de lui. Il est très sûr que je m’en moque ! »

Si justifiés que fussent rires, sarcasmes et quolibets, il y faut préférer l’attitude qu’adoptèrent, l’effervescence une fois tombée, les deux amis dont l’âme haute n’était pas faite pour de telles pauvretés. Hume et Julie de Lespinasse. Le philosophe anglais, après la première bouffée de colère, avait promptement repris possession de lui-même ; il le prouva l’année suivante, en implorant de son propre mouvement, avec une éloquence émue, la compassion de ses amis en faveur de l’ingrat Rousseau, et en priant Turgot de lui faire accorder sa grâce. Après bien des efforts, il obtint gain de cause, et, si Jean-Jacques ne lui en sut point gré, du moins eut-il pour récompense la chaleureuse approbation de Mlle de Lespinasse : « J’ai vu, lui écrit-elle[40], la lettre pleine d’humanité que vous avez écrite à M. Turgot en faveur du malheureux Rousseau. Je vous y ai bien reconnu, et ce nouveau trait de bonté, bien digne de vous, met le comble à tous les autres. Il me paraît bien décidé que Rousseau est absolument fou, et d’après cela vous ne devez plus être étonné des procédés qu’il a eus envers vous. » L’épilogue de l’histoire rachète les misères du début, et il me plaît de clore par ce trait généreux le récit d’une liaison qui, d’un simple commerce de familiarité mondaine, devait s’élever progressivement jusqu’à la plus noble amitié.


III

Entre le sage, vertueux, flegmatique Écossais dont je viens de parier, et le léger Napolitain, bruyant, bavard, gesticulant, qu’était Caraccioli[41], le contraste est frappant ; aussi, bien qu’ils fussent tous les deux, presque à égal degré, de l’intimité de Julie, est-il facile de discerner dans l’amitié qu’elle accorde à chacun des nuances qui correspondent à cette variété de natures. Le second amuse son esprit bien plus qu’il ne remplit son cœur. Elle marque elle-même cette distinction par les termes dont elle exprime le regret que lui cause le départ de Caraccioli, quand celui-ci, longtemps ambassadeur du royaume de Naples à Paris, est à la veille de quitter les bords de la Seine pour se rendre à son nouveau poste de vice-roi de Sicile, une belle place, disait-il, mais qui ne vaut pas la place Vendôme : « L’ambassadeur s’en va cette semaine[42] ; je crois qu’il me manquera beaucoup, mais il me fera sentir très distinctement la différence infinie qu’il y a entre le plaisir qui dissipe et celui qui touche ou intéresse. Ce ne sera qu’une privation négative. » Il n’en est pas moins vrai, malgré la froideur de ces lignes, que c’était une curieuse et, somme toute, sympathique figure que celle de ce diplomate sicilien, massif de corps et d’esprit fin, érudit et bouffon, mêlant dans sa causerie les aperçus originaux aux facéties extravagantes, — dans une langue qu’il avait créée, moitié française et moitié italienne, pittoresque toujours et singulièrement savoureuse, — capable, à lui tout seul, de remplir un salon du flux de sa parole, de l’exubérance de son geste, de la sonorité de son rire. « Il avait de l’esprit comme quatre, dit un de ses contemporains[43], faisait des gestes comme huit, et du bruit comme vingt. »

Son succès fut vif à Paris, dans les milieux mondains comme dans les cercles littéraires. « Vous ne sauriez croire à quel point il est ici à la mode ; c’est le second tome de M. Hume. On se pâme de rire à tout ce qu’il dit. » C’est Mme du Deffand qui parle, ajoutant d’ailleurs aussitôt : « Je perds les trois quarts de ce qu’il dit, mais, comme il en dit beaucoup, on peut supporter cette perte. » Parmi quelques coups de griffe de ce genre, la marquise, dans les premiers temps, fait, malgré tout, preuve d’une certaine bienveillance envers l’ambassadeur : « Cet homme est un peu braillard, écrit-elle à Walpole, mais il est doux, il a de la franchise et de la candeur... » — « Je vous dirai, reprend-elle ailleurs, que j’aime assez le Caraccioli. Son caractère est franc ; il a de la noblesse, de la bonté, il est savant, il est bouffon, il a des traits, du raisonnement, du galimatias, du comique. C’est un mélange de toutes sortes de choses différentes, excepté des mauvaises. » Mais soudain le ton change, et le miel se tourne en acide : « Votre Caraccioli me voit souvent, mais je n’augmente pas de goût pour lui. Il a une abondance de paroles, qui ne sont qu’un amas de feuilles sans aucun fruit... On n’est point fâché de le connaître, de le rencontrer, de l’avoir chez soi, mais cependant il fatigue, il assomme. C’est une cervelle de veau dans une tête de singe. » Et comme il est un jour assez gravement malade : « Je crois qu’il crèvera bientôt. Il est plein comme un œuf, et tousse comme un renard, si tant est qu’un renard tousse. » Si l’on tient à savoir le fin mot de ce revirement, on n’a qu’à lire la courte phrase qui sert de post-scriptum à ces aménités : « L’objet de sa vénération, c’est d’Alembert et Mlle de Lespinasse. »

Du jugement un peu réservé que j’ai cité plus haut, il ne faut pas d’ailleurs conclure que Julie soit restée complètement insensible aux hommages de l’ambassadeur, qu’elle n’ait pas, tout au moins, senti le prix de cette conquête. L’esquisse flatteuse qu’elle a tracée de lui suffit à prouver le contraire[44] : « C’est un des esprits les plus complets que l’on connaisse, c’est-à-dire qui réunit à un degré très distingué les plus différentes sortes de mérites... Il a l’esprit très fin, très clair et très juste, et il joint à ces qualités une gaîté qui se communique à tous ceux avec lesquels il se trouve, une conversation facile, un caractère aimable, et une bonté dont les effets dispensent de s’informer s’il est sensible. » Ce trait final, jeté comme en passant, éclaire la pensée de Julie et nous dévoile son sentiment intime. Chaleureuse, impulsive, assoiffée de tendresse, la moindre apparence de sécheresse, de légèreté de cœur, lui cause une sorte de malaise et la glace presque à son insu. C’est le reproche que, dans le secret de son âme, elle adresse à Caraccioli, et dont il semble que plus tard elle ait reconnu l’injustice, quand l’épreuve de l’absence, cette pierre de touche des véritables affections, vint révéler le fond sérieux qui se cachait sous des dehors frivoles : « Il nous regrette du fond de l’âme, écrira-t-elle alors avec quelque surprise[45]. Sa lettre est triste et pleine d’amitié. Dites à Mme la duchesse d’Amville que l’aimable ambassadeur a plus de sensibilité qu’il n’en voulait montrer. »


Parmi tant d’étrangers qui hantèrent la maison de Mlle de Lespinasse, bien d’autres seraient à citer, qui ont marqué soit dans la société, soit même dans l’histoire de ce temps : le comte de Creutz, le comte d’Aranda, le baron de Gleichen, sans compter ce marquis de Mora qui nous occupera spécialement dans un prochain article. Dans cette galerie d’illustrations, que je ne voudrais pas allonger sans mesure, deux figures pourtant se détachent avec trop de relief pour que je puisse me dispenser de m’y arrêter au passage. C’est d’abord l’abbé Galiani, la « petite chose » chère à Mme Geoffrin et son enfant gâté, digne compatriote du marquis de Caraccioli et, pour ainsi parler, sa réduction en miniature. Si le terrible abbé se risquait, ainsi qu’il s’en vante, à « divaguer » à l’aise et à pérorer librement, la perruque de travers, jusque dans le sévère salon de la rue Saint-Honoré, — sous l’œil, pour lui seul indulgent, de la vieille maîtresse du logis, et à portée du bras, momentanément désarmé, de Burigny, son exécuteur des hautes œuvres, — quels paradoxes surprenans et quelles audacieuses bouffonneries ne devait-il pas se permettre au cours de ces réunions sans contrainte que présidait, avec une autorité si légère, Julie de Lespinasse ? Pourvu qu’il respectât la décence dans les mots, on lui passait toutes ses histoires et l’on souriait à toutes ses fantaisies ; témoin ce « souper mémorable, où, rappelle-t-il avec orgueil[46], à force d’être un monstre, je fus si aimable, où j’établis que je n’aimais que l’argent de mes amis et les lits de mes amies... Mlle de Lespinasse trouva que j’avais peut-être raison, et toute la cour du parlement philosophique décida qu’un monstre gai vaut mieux qu’un sentimental ennuyeux. »

Nulle part, d’après son témoignage, le vif Napolitain ne se sentait plus libre, mieux apprécié et plus « chez soi, » que dans le « salon cramoisi » de la rue Saint-Dominique. Aussi ce plaisant de profession a-t-il, malgré ses efforts pour gouailler, des larmes dans la voix, lorsqu’il faut dire adieu, sans esprit de retour, à la délicieuse société qui a fait, comme il dit, « le bonheur de sa vie » au cours de son séjour en France : « Je n’ai pas en le courage de prendre congé de vous. Ce sont des momens terribles, pour un cœur sensible, de se séparer pour toujours de ses amis et des personnes qu’on aime, qu’on estime et honore... Adieu, souvenez-vous de moi[47]. » Et pendant des années, du fond de son exil de Naples, — auquel il s’habitue, dit-il, « comme les diables au feu de l’enfer, » — ce sont des rappels incessans de son incomparable amie : « Que fait Mlle de Lespinasse ? Et sa chienne ? Et son perroquet ? Dit-il toujours des ordures ? Elle verra bien que je me souviens de tout son monde ! » Peut-être, en récompense de ses soupirs, lui accordera-t-elle quelquefois une pensée, « car elle est polie, honnête, a une mémoire très heureuse, beaucoup de lecture, et je suis pour elle un livre qu’elle a lu autrefois sans ennui[48]. »

Assurément, malgré la séparation sans espoir, Julie n’oublia pas le pétulant abbé, dont les pirouettes et les fusées d’esprit l’avaient plus d’une fois divertie en ses heures de tristesse ; mais combien plus profonde fut l’impression laissée par l’homme dont ce même Galiani écrit d’une plume légèrement dédaigneuse : « C’est un aimable Anglais, chose fort rare ; il a été secrétaire d’Etat à Londres, chose fort commune ! » L’ « aimable Anglais » dont il s’agit était William Petty, comte de Shelburne[49], chef de l’opposition dans le parlement britannique depuis que Pitt avait pris sa retraite. Il vint en séjour à Paris dans l’été et l’automne de 1774. Pendant ces quelques mois, un attrait mutuel et puissant le rapprocha de Mlle de Lespinasse, et ils se virent presque quotidiennement, soit dans l’intimité du tête-à-tête, soit dans les réunions mondaines où, connaissant leurs sentimens, on les conviait perpétuellement ensemble. « Il s’en va dans huit jours et j’en suis bien aise, dira Julie, brisée de lassitude ; il est cause que j’ai dîné tous les jours avec quinze personnes !... Il me faut du repos ; ma machine est détruite. »

Gardons-nous bien de prendre au sérieux cette boutade, et croyons-la plutôt quand elle porte sur lord Shelburne ce jugement réfléchi : « Je l’ai beaucoup vu, je l’ai écouté ; il a de l’esprit, de la chaleur, de l’élévation ; il me rappelait un peu les deux hommes que j’ai aimés[50], et pour qui je voudrais vivre et mourir. » Tel est son enthousiasme, qu’elle en « fait part à tout le monde, » rapporte Morellet, avec « ces expressions énergiques » qui lui sont familières] chaque fois que son cœur est ému. Et Morellet précise avec finesse l’origine de cette sympathie, le jour où il écrit à lord Shelburne lui-même : « Je dois vous dire[51], pour rabattre un peu votre amour-propre, que ce qu’elle aime principalement en vous, c’est une qualité dont ses amis lui font tous les jours des reproches, une activité, une ardeur inquiète et insatiable, un feu dévorant qui consume, une véhémence dans les affections. Elle a vu tout cela en vous, et elle aime en vous ses propres défauts... Nous autres, gens froids et sages, ajoute-t-il, nous trouvons cela horrible, funeste, mais nous désespérons de vous corriger tous les deux ; aussi faisons-nous comme les gourmands invités à un grand festin chez un homme qui se ruine en le leur donnant, nous dévorons tout, nous faisons bonne chère, en disant : Cet homme-là se ruine et ne soutiendra pas longtemps cet état de maison ! »

Cette similitude de natures contribue sans nul doute à leur intimité ; mais ce qui, chez Shelburne, intéresse davantage encore Julie de Lespinasse, ce sont ses vertus d’homme d’Etat. Ce qu’elle admire et ce qu’elle étudie en lui avec une curiosité passionnée, c’est le ministre d’hier et de demain, c’est le leader d’un grand parti sous un régime de liberté, c’est le politique généreux qui a souci du bien public plus que de ses propres plaisirs et de sa fortune personnelle. « Savez-vous, écrit-elle, comment il repose sa tête et son âme de l’agitation du gouvernement ? C’est en faisant des actes de bienfaisance dignes d’un souverain, c’est en créant des établissemens publics pour l’éducation de tous les habitans de ses terres, c’est en entrant dans tous les détails de leur instruction et de leur bien-être. Voilà le repos d’un homme qui n’a que trente-quatre ans, et dont l’âme est aussi sensible qu’elle est forte... Qu’il y a loin de là à un Français, à un homme aimable de la Cour ! » De cette différence des hommes, elle s’en prend sans hésitation à la différence des régimes sous lesquels vivent les deux pays : « Ah ! le président de Montesquieu a raison : le gouvernement fait les hommes. Un homme doué d’énergie, d’élévation, de génie, est, dans ce pays-ci, comme un lion enchaîné dans une ménagerie, et le sentiment qu’il a de sa force le met à la torture. C’est un Patagon condamné à marcher sur les genoux ! »


IV

On entrevoit ici chez l’héroïne de cette étude tout un ordre de sentimens que nous n’avions pas encore rencontrés. Ce langage révèle en effet un genre de femme assez rare en ce temps, la femme à « l’âme citoyenne[52], » éprise de liberté, assoiffée de réformes, apportant aux affaires publiques la même fougue impétueuse, peut-être aussi les mêmes illusions chimériques, dont elle est coutumière dans les questions privées. Ce n’est certes pas à l’école de Mme du Deffand ni de Mme Geoffrin que Mlle de Lespinasse a pu contracter ce goût de la politique ; car l’une professe à cet égard une indifférence ironique, et l’autre s’en éloigne avec une craintive répulsion. Au rebours des deux femmes qui eurent le plus d’influence sur sa vie, Julie prend un vif intérêt à tout ce qui se passe dans les hautes régions du pouvoir et aborde ces graves problèmes avec une évidente complaisance ; elle est toutefois moins occupée des faits que des idées, de la pratique que de la théorie, et se laisse prendre volontiers, comme la plupart de ses contemporains, à la magie des mots, au prestige des formules. Autant que l’on en peut juger d’après quelques expressions de ses lettres, son idéal est à peu près celui qui, quinze années après sa mort, guidera les premiers doctrinaires de la Révolution : la liberté sous toutes ses formes, l’élection à tous les degrés et pour toutes les fonctions publiques, la république de fait avec l’étiquette monarchique.

Dans tous les cas, si ses aspirations demeurent quelque peu vagues, ses antipathies, au contraire, s’affirment avec précision. Le pouvoir absolu, voilà le perpétuel objet de sa colère, de son mépris, de ses malédictions. « Comment n’être pas désolés de vivre sous un gouvernement comme celui-ci ! » Cette phrase, avec des variations diverses, revient constamment sous sa plume. L’horreur foncière qu’elle éprouve pour le despotisme ne se restreint pas à la France ; sa haine passe la frontière et lui inspire, à l’égard de certaines des nations voisines, des jugemens d’une dureté et d’une virulence singulières. La Russie particulièrement est en butte à ses invectives ; les avances de la Grande Catherine au parti encyclopédique, les relations cordiales qu’entretient cette habile souveraine avec les plus illustres philosophes français, ont bien pu désarmer Diderot, Grimm, Voltaire, d’Alembert lui-même, mais elles n’apaisent pas les rancunes de Mlle de Lespinasse. « Que verrez-vous là-bas ? écrit-elle à Guibert prêt à partir pour Pétersbourg[53]. Tout ce qu’il faudrait fuir et pouvoir ignorer toute sa vie. Vous verrez ce que votre âme déteste, l’esclavage et la tyrannie, la bassesse et l’insolence. Je sais bien qu’à beaucoup d’égards, vous pouvez dire : c’est comme chez nous ; mais cependant nos vices sont affaiblis par nos défauts ; au lieu que, dans ce pays-là, il n’y a que l’excès du malheur qui modifie l’excès de la corruption et de l’avilissement ! »

Par une conséquence naturelle, le régime britannique excite à la fois son envie et son admiration. Elle le proclame même en des termes qui feraient tort à son patriotisme, si l’on ne tenait compte de cette fièvre d’exaltation qui entraîne quelquefois sa plume fort au delà de sa pensée : « Pour moi, faible et malheureuse créature que je suis, si j’avais à renaître, j’aimerais mieux être le dernier membre de la Chambre des communes que d’être même le roi de Prusse ; il n’y a que la gloire de Voltaire qui pourrait me consoler de n’être pas née Anglaise ! » Elle compare, à tout bout de champ, le sort des habitans du pays d’outre-Manche avec celui de ses compatriotes, et la comparaison est toujours en faveur des premiers. Au fond, vers la fin de sa vie, elle semble avoir été atteinte de ce chagrin de parti pris et de ce pessimisme amer qui, dans les temps troublés, se confondent aisément avec la clairvoyance. Le jour de la mort de Louis XV, elle revenait d’Auteuil avec « une carrossée d’amis, » ils rencontrèrent en chemin Morellet, qui leur apprit le changement de règne. Tous se congratulaient ; mais Mlle de Lespinasse se penchant hors de la portière : « Mon cher abbé, cria-t-elle tragiquement, nous allons avoir pire ! » On la trouva sur le moment, nous dit le narrateur[54], « bien disposée à voir les choses en noir ; » mais après coup, quand survint la Révolution, les témoins de cette petite scène se rappelèrent ces paroles comme une espèce de prophétie.

Même l’arrivée au ministère de Turgot et de Malesherbes, — l’un, comme elle dit, « son ami depuis dix-sept ans, » l’autre un peu plus récent en date, mais guère moins intime avec elle, — la direction des affaires de l’État remise aux mains des philosophes, cet événement qui, semble-t-il, aurait dû combler tous ses vœux ne parvient pas d’abord à dissiper ses doutes, à éclaircir ses sombres prévisions : « Il y a tant de nouvelles, tant de mouvement, tant de joie, écrit-elle[55], qu’on ne sait auquel entendre. Je voudrais être bien aise, et cela m’est impossible. » Deux jours après : « L’ivresse est générale ; il y a cette différence entre ma disposition et celle de tout ce que je vois, qu’ils sont transportés de joie du bonheur qu’ils espèrent, et moi, je ne fais que respirer du malheur dont nous sommes délivrés. » Un peu plus tard encore : « Si le bien ne s’opère pas par lui (Turgot), nous ne serons pas Gros-Jean comme devant, mais mille fois plus malheureux, parce que nous aurons perdu l’espérance. » Ces extraits successifs montrent la progression qui s’opère au fond de son âme ; malgré soi, dirait-on, elle prend lentement et graduellement confiance ; l’honnêteté des nouveaux ministres, leur évidente bonne volonté, lui donnent à croire qu’ils pourront peut-être accomplir les réformes les plus urgentes. « C’est un homme excellent, dira-t-elle de Turgot, et, s’il peut rester en place, il deviendra l’idole de la nation. Il est fanatique du bien public, et il s’y emploie de toute sa force[56]. » Son principal espoir se fonde sur l’union qui existe entre les deux amis devenus collaborateurs : « Vous aurez bien de la peine à mettre dans ces deux têtes-là deux volontés, répond-elle à Guibert qui émettait des doutes ; il n’y en a qu’une, et c’est toujours pour faire le mieux possible. Oh ! oui, je les aime, et ce n’est pas le mot, je les chéris, je les respecte du fond de mon cœur. » — « En vérité, reprend-elle peu après, tout ce qui est était impossible à prévoir. C’est par delà toute espérance[57] ! »

En constatant chez Mlle de Lespinasse ce passage imprévu du découragement à la joie, devons-nous faire un rapprochement avec les prévenances toutes spéciales dont elle se voit l’objet du fait des deux ministres ? Faut-il y voir l’effet de l’influence incontestable dont elle jouit auprès d’eux ? Ces motifs personnels ont-ils eu quelque part à son changement d’humeur ? « Nous allons être gouvernés par des philosophes, raille Mme du Deffand ; j’ai bien du regret de n’avoir pas su me ménager leur protection. Pour l’obtenir aujourd’hui, il me faudrait avoir recours à Mlle de Lespinasse ; me le conseillez-vous ? » Il est effectivement certain que leur avènement au pouvoir n’a nullement relâché les liens qui unissaient jadis ces hommes d’Etat à leur intelligente amie, et qu’ils font volontiers appel à ses lumières avec une courtoise déférence. Turgot vient, comme auparavant, passer de longues heures auprès d’elle, lui conter ses projets, demander ses avis, écouter ses critiques, avec cet « abandon » et cette simplicité qu’il lui témoignait autrefois, lorsqu’il lui soumettait, dit-elle, ses tentatives de « vers métriques. » Malesherbes en use de même et lui consacre de bonne grâce une part de ses loisirs. Elle assure néanmoins, et il est permis de l’en croire, que des procédés si flatteurs ne lui l’ont point tourner le tête. « Ce n’est pas par reconnaissance que je tiens à M. Turgot. Il oublierait que j’existe, que je me souviendrais de même de tout ce qu’il vaut. « — « Si je voulais, écrira-t-elle ailleurs, je vous en dirais bien long aussi sur M. de Malesherbes, mais cela serait de trop bon air ; et d’ailleurs il est difficile de crever de vanité quand on meurt de tristesse. »

Sa foi est, en tous cas, fragile, et ses illusions ne durent guère. Dès les premières difficultés où se heurte le ministère, elle retourne à ses craintes, à ses défiances d’antan, et reprend son rôle de Cassandre. Lors des troubles causés par la Guerre des farines : « Notre ami, écrit-elle[58], est resté calme pendant l’orage ; son courage et sa bonne tête ne l’ont point abandonné ; il a passé les jours et les nuits à travailler. Pour moi, qui n’ai ni son courage, ni ses vertus, je me sens pénétrée de tristesse et de terreur. Je crois tout ce que je crains, et je ne pense qu’avec effroi à l’avenir... N’est-il pas désolant de voir qu’avec un roi qui veut le bien et un ministre qui en a la passion, ce soit le mal qui se fasse ? Oui, l’ambassadeur [Caraccioli] a raison, nous sommes en général de grandes canailles ! »

De tout ce qui précède, on peut déduire, d’une manière générale, l’état d’esprit de Mlle de Lespinasse en matière politique : utopiste dans ses doctrines, sceptique quant aux résultats. Pour qui aurait la curiosité de chercher ce qu’eussent été ses sentimens si elle eût vécu jusqu’au temps de la Révolution française, il paraît vraisemblable qu’elle en aurait accueilli les débuts avec l’enthousiasme fougueux, la fièvre généreuse, les transports d’une Mme Roland, mais qu’elle aurait été aussi l’une des premières désabusées. Sa déception, son amertume, eussent été d’autant plus profondes que plus ardente eût été son ivresse, obéissant en cela comme en tout aux suggestions d’une âme désordonnée, qu’elle-même compare à un « thermomètre affolé » qui passerait brusquement des régions de la glace « au climat brûlant de l’Equateur, » pour retomber sans transition à la frigidité du pôle, sans pouvoir, en aucune saison, marquer « le tempéré ! »


Quelque vif intérêt qu’elle prenne aux spéculations politiques, ce n’est pas là pourtant qu’elle met le meilleur de son cœur. Elle n’appartient vraiment, elle ne se livre sans réserve, qu’à ce qui s’adresse plus directement à la partie sensible de son âme, à ce qui fait vibrer ses nerfs, à ce qui la remue dans le fond intime de son être ; et rien, dans cet ordre d’idées, n’agit plus fortement sur elle que la musique. Elle l’avait aimée de tout temps, dans « les dissipations, dit-elle, de la jeunesse » et parmi la douceur des périodes heureuses de sa vie ; mais, de son propre aveu[59], elle n’en goûte pleinement tout le charme, elle n’en sent véritablement tout le prix, que lorsque le malheur l’a touchée, et qu’elle a jusqu’au fond vidé la coupe amère : « Dans les maux incurables, s’écriera-t-elle alors, il ne faut chercher que des caïmans, et il n’en est pour moi que de trois espèces dans la nature entière. » De ces « caïmans » qu’elle énumère, le meilleur, le plus efficace est la présence de l’homme qu’elle aime ; le second est l’opium, « la ressource du désespoir ; » enfin, « ce qui charme mes maux, c’est la musique, elle répand dans mon sang, dans tout ce qui m’anime, une douceur et une sensibilité si délicieuses, que je dirais presque qu’elle me fait jouir de mes regrets et de mon malheur. » Cette action apaisante, ce bienfait de la mélodie, elle trouve pour l’exprimer des accens pénétrans ; c’est ainsi qu’elle écrit après la représentation d’Orphée : « J’ai répandu des larmes, mais elles étaient sans amertume ; ma douleur était douce... Ah ! quel art charmant ! Quel art divin ! La musique a été inventée par un homme sensible qui avait à consoler des malheureux ! « Et, dans une autre lettre, à propos du même opéra : « Mon impression a été si profonde, si sensible, si déchirante, si absorbante, qu’il m’était absolument impossible de parler de ce que je sentais. J’éprouvais le trouble, le bonheur de la passion, j’avais besoin de me recueillir, et ceux qui n’auraient pas partagé ce que je sentais auraient pu croire que j’étais stupide. Cette musique était tellement analogue à mon âme, à ma disposition, que je suis venue me renfermer chez moi, pour jouir encore de l’impression que j’avais reçue... Ces accens attachaient du charme à la douleur, et je me sentais poursuivie par ces sons déchirans et sensibles. »

On voit bien, par ces citations, où vont ses préférences et, des deux écoles opposées qui se disputent alors la faveur du public, vers laquelle la porte d’instinct sa nature passionnée. Cette prédilection néanmoins ne va pas jusqu’à dénigrer, encore moins à proscrire, cette espèce de musique qui plaît sans émouvoir et parle à l’esprit plus qu’au cœur. « Si, je suis exagérée, lit-on dans son Apologie d’elle-même[60], je ne suis jamais exclusive. » Rien de plus vrai que cette affirmation ; en musique comme en tout, elle est capable d’apprécier les genres les plus divers et qui paraissent les plus incompatibles. Au sortir d’une pièce de Grétry : « J’ai admiré son talent, confesse-t-elle de bonne foi ; jamais on n’a eu plus d’esprit, jamais on n’a mis tant de délicatesse, de finesse et de goût dans la musique ; elle a le piquant, le saillant, la grâce de la conversation d’un homme d’esprit, qui attacherait toujours, sans fatiguer jamais. » Mais, en rendant justice à l’auteur de la Fausse Magie, elle fixe les limites de son admiration : « Il faut que mon ami Grétry s’en tienne au genre doux, agréable, sensible spirituel. C’est bien assez ; quand on est bien fait dans sa petite taille, il est dangereux et sûrement ridicule de monter sur des échasses. » Aussi n’admet-elle point qu’on égale ce talent gracieux au merveilleux génie de Gluck, ni ces aimables mélodies aux chants « sublimes » qui l’entraînent, la bouleversent et la rendent « quasi folle. » — « Comment comparer ce qui ne fait que plaire à ce qui remplit l’âme ? Comment comparer l’esprit à la passion ? Comment comparer un plaisir vif et animé à cette mélancolie qui fait presque de la douleur une jouissance[61] ? »

C’est dans le même esprit et de la même façon qu’elle juge les œuvres littéraires. Elle n’y apporte point de parti pris, ne se plie à nul préjugé, ne se confine entre les murs d’aucune petite église, mais elle n’en a pas moins des préférences très décidées ; et, dans la brève revue qu’elle passe, au cours de son Apologie[62], de ses écrivains favoris et de ses livres de chevet, elle marque, par des nuances précises, le cas spécial qu’elle fait de chacun d’eux et le degré de son admiration. C’est ainsi, nous informe-t-elle, que si elle prise à leur valeur l’âpre « sévérité » des Maximes de La Rochefoucauld, le « décousu » charmant des Essais de Montaigne, la « naïveté et la simplicité » des apologues de La Fontaine, elle met une espèce de « passion » à lire et relire constamment les tragédies pathétiques de Racine, et, presque seule de son époque, elle s’enthousiasme « avec transport » pour certains des drames de Shakspeare. Voltaire, dit-elle encore, l’amuse par son esprit et l’éblouit par la variété de ses dons ; elle se laisse agréablement bercer par les idylles du « doux et paisible Gessner ; » elle trouve un plaisir délicat dans la finesse subtile de Marivaux et son « affectation piquante ; » mais c’est presque « avec égarement » qu’elle se livre au prestige de l’éloquence enflammée de Jean-Jacques, et elle est « à genoux » devant Clarisse Harlowe. Enfin, parmi les autres auteurs bri- tanniques dont sa connaissance de la langue lui permet de goûter les œuvres, elle porte une tendresse toute spéciale aux fantaisies de Sterne, pour ce qu’elle y découvre de sensibilité discrète et d’émotion contenue. Plus que personne, affirme Morellet, elle contribua à populariser en France le Voyage sentimental ; elle s’amusa même, certain Jour, à y ajouter deux chapitres, prétendus inédits, dont elle donna lecture au cercle de Mme Geoffrin, morceaux d’une si habile facture, d’une imitation si parfaite, que les auditeurs y furent pris et les jugèrent « meilleurs et bien mieux traduits que le reste[63]. »

Si j’ai tenu à donner ces détails sur les goûts et sur les jugemens, en différentes matières, de Mlle de Lespinasse, c’est qu’à mon sens ils jettent un jour précieux sur son état d’esprit ou, comme on dirait aujourd’hui, sur sa « mentalité » complexe. Eclectique, elle l’est en ce sens qu’elle a, selon son expression, une « voracité d’affections » qui la prédispose à aimer tout ce qui lui apporte une sensation nouvelle ; mais elle ne s’éprend réellement que de ce qui, dans son âme, fait jaillir les sources profondes, de ce qui, ne fût-ce qu’un moment, la soulève au-dessus d’elle-même, et fait couler un sang plus chaud, plus précipité dans ses veines. Et c’est pourquoi il est permis de dire qu’avec des goûts multipliés, elle n’a au fond qu’une seule passion, et que, dans sa physionomie morale, la variété et la mobilité des traits ne rompent pas l’harmonieuse unité de l’ensemble.


V

Ainsi, pendant plusieurs années, dans le cadre que j’ai décrit, parmi les familiers qu’on a vus groupés autour d’elle, et l’esprit occupé par les plus nobles distractions, ainsi s’écoule sans heurt et sans fracas l’existence, douce en somme et sagement ordonnée, de l’héroïne de cette étude. Chacune de ses journées ressemble à celle qui la précède. Nous en savons exactement l’emploi. Elle sort très rarement le matin ; c’est le temps consacré à la lecture, à la correspondance, à moins, comme il arrive souvent, qu’elle ne reçoive quelques intimes, désireux de la voir dans le calme du tête-à-tête ; elle gagne ainsi deux heures, qui est le moment du dîner, un repas fort sobre et fort court, qu’elle prend habituellement seule avec d’Alembert ; il en faut toutefois excepter le lundi et le mercredi, où tous deux sont, de fondation, les convives de Mme Geoffrin. L’après-dînée est employée en courses, en visites et parfois en promenades dans les musées, dans les expositions, dont la mode tend à se répandre. À partir de six heures du soir, elle est toujours rentrée chez elle ; et jusqu’à plus de neuf, le salon ne désemplit pas. Fréquemment la causerie est coupée de quelques lectures : La Harpe enfle sa voix pour déclamer une tragédie nouvelle[64] ; Marmontel, laborieusement simple et froidement libertin, lit un de ses Contes moraux ; ou bien encore ce sont des ouvrages d’un genre plus sérieux, morceaux d’histoire et mémoires scientifiques. La marquise du Deffand rapporte, avec sa caustique ironie, l’émerveillement du marquis de Caraccioli au sortir d’une de ces séances. « Il était[65] enivré de tous les beaux ouvrages dont il avait entendu la lecture. C’était un éloge d’un nommé Fontaine, par M. de Condorcet ; c’étaient des traductions de Théocrite, par M. de Chabanon ; des contes, des fables, par je ne suis plus qui. Et tout cela était plus beau que tout ce qui a jamais été écrit ! »

Ce train se poursuivait d’un bout à l’autre de l’année, sauf quelques brèves villégiatures dans la saison d’été. Encore est-ce à grand’peine, après quelque temps de cette vie, que Mlle de Lespinasse s’arrache, — serait-ce pour une semaine, — à ses habitudes sédentaires. Il semble qu’au début les souvenirs plus récens de sa jeunesse rustique aient pu lui suggérer, à de rares intervalles, de passagères velléités de respirer la senteur des grands bois, de retremper son âme dans la paix du silence et de la solitude. « Tout le monde est à la campagne, lui arrive-t-il d’écrire[66], et bientôt je vais me donner des airs d’été comme tout le monde. » Mais elle se laisse rapidement envahir par une espèce de nonchalance et d’horreur du mouvement physique, qui lui rendent tout voyage, tout déplacement intolérables ; et lorsque, par hasard, elle s’absente vingt-quatre heures, ce sont maintenant des doléances sans fin, suivies d’une fébrile impatience de retrouver son logis parisien. « Me voilà à la campagne, ainsi que mon secrétaire[67] (qui vous salue), et c’est en vérité comme si j’avais fait le tour du monde, tant le déplacement est désagréable pour moi ! Nous sommes arrivés par un temps exécrable, dans une voiture mal fermée, avec le vent et la pluie... » Toute cette mauvaise humeur est pour deux jours passés auprès de Fontainebleau, au château du Boulai, chez M. d’Héricourt. « Cela me déplaît à mourir, reprend-elle peu après dans une occasion analogue[68] ; mais on dit qu’il y a des devoirs de société qu’il faut remplir. Il y a des temps où ce genre de devoirs me paraît une grande sottise. »

Telle est sa répugnance à « courir les grandes routes, » qu’en dépit de toutes les instances, pas une seule fois, depuis l’époque de son arrivée à Paris, elle ne se décidera à revoir la province où elle a vécu tant d’années, où vivent encore ceux qui lui sont unis par la plus étroite parenté. C’est à tort cependant, malgré cette apparence d’oubli, qu’on la jugerait dénuée de tous sentimens de famille. Ni la fausseté de sa situation, ni les procédés qu’elle reproche, à tort ou à raison, à quelques-uns de ses proches, ni l’attachement qu’elle porte à son nouvel entourage, rien n’a pu, au contraire, effacer de son cœur l’attachement d’autrefois pour ses compagnons de jeunesse, tout au moins pour certains d’entre eux, et particulièrement pour Abel de Vichy[69]. La correspondance régulière qu’elle entretint jusqu’à son dernier jour avec ce jeune frère bien-aimé en offre un touchant témoignage et nous révèle un côté de sa vie laissé jusqu’à présent dans une ombre complète.


Entre Abel et Julie, cette persistance d’intimité est d’autant plus à remarquer que la vie les avait séparés davantage. Engagé de bonne heure dans le service du Roi, guidon de cavalerie dans les gendarmes du Berri, Abel, pendant toute cette période, ne rencontra sa sœur qu’à de rares intervalles. Son mariage, en l’année 1768, avec une jeune fille de province, Mlle de Saint-Georges[70], « jolie, grande, bien faite, aimable, bien élevée, » de bonne naissance et de fortune médiocre, n’était pas pour faciliter son séjour dans la capitale. De fait, Julie ne vit pour la première fois sa belle-sœur que deux années après la noce : « Avez-vous le bonheur et le bon goût d’être amoureux de votre femme ? demande-t-elle au jeune mari[71]. Quel est son caractère ? Est-elle vive, gaie ? En un mot, mon cher ami, puisque je ne puis la voir, faites-la-moi connaître, faites-moi son portrait, et vous me ferez un sensible plaisir. Ce n’est pas son portrait physique que je vous demande, c’est le moral, parce que c’est celui-là qui est le plus important à votre bonheur, et qu’après votre femme, personne ne s’y intéresse plus tendrement que moi. » C’est de ce ton simple, affectueux, que sont écrites la plupart de ces lettres, sans recherche de style, sans étalage de sentimens, mais respirant le plus vif intérêt pour toutes les affaires du ménage et racontant les siennes avec un minutieux détail, jusqu’aux nouvelles de sa petite chienne Sophilette et de son perroquet, « grand diseur de sottises. »

Ce qui fait l’originalité de cette correspondance, ce qui éclaire d’un jour à peine soupçonné jusqu’ici la figure de celle qu’on nomma tantôt la « Sapho de son siècle, » tantôt la « Muse de l’Encyclopédie, » ce sont les judicieux et les vertueux conseils qu’elle prodigue à chaque page, c’est la direction maternelle, tout empreinte de circonspection, de prudence, de bon sens, qui s’exerce sur la conduite d’un frère, honnête sans doute et d’excellente conduite, enclin pourtant, comme il est naturel, à céder à la promptitude et à la chaleur de son âge. A parcourir ces épîtres un peu prêcheuses, vrais modèles de sagesse mondaine, s’évoque une Mlle de Lespinasse assez inattendue, femme d’intérieur, ménagère avisée, voire quelque peu terre à terre, bref, aussi raisonnable, aussi pratique et aussi réfléchie, quand l’intérêt de son frère est en jeu, qu’elle est fougueuse, emportée, téméraire, toute de premier mouvement, chaque fois qu’elle agit pour son compte. Ecoutons-la faire la morale, lorsque, l’année de son mariage, Abel lui annonce l’intention de quitter le service pour se consacrer tout entier à sa femme, qu’il adore, et à la gestion de ses terres : « Vous ne sauriez[72] trop vous examiner, pour savoir si vous n’aurez pas de regret un jour d’avoir renoncé à un moyen de fortune qui est regardé comme un grand avantage dans le monde. Ce n’est pas tout : il faut tâcher de vous transporter au temps où vous serez sans passion pour votre femme, et voir alors si vous serez content de n’avoir rien à faire, car il ne faut pas croire que les occupations que donnent les terres soient suffisantes à une âme active. Cela vous suffit actuellement, parce que vous êtes occupé d’une passion vive ; elle sera suivie d’une confiance extrême et de l’amitié la plus vraie, je n’en doute pas ; mais, encore une fois, vous sentirez du vide, qui serait rempli par l’occupation que vous donnerait le métier de la guerre... J’ai voulu vous dire tout ce que ma tendre amitié me dictait pour vous ; je voudrais que vous fussiez heureux, et c’est ce que je désire par-dessus tout ; aussi voudrais-je que vous ne preniez pas légèrement un parti qui doit influer sur tout le reste de votre vie. »

Ces sermons, souvent répétés, ont la fortune réservée d’ordinaire à ce genre d’éloquence. Abel n’écoute que son désir ; il se décide à briser sa carrière ; et c’est l’occasion pour Julie de faire encore preuve de sagesse. Nul reproche de sa part, point de vaines récriminations, mais des conseils pratiques sur la façon de présenter les choses pour échapper aux désobligeans commentaires : « Je crois, — mande-t-elle à Mme de Vichy, mère du jeune officier[73], — qu’il faudrait envoyer sa démission en écrivant une lettre bien courte, bien pleine de regrets et bien honnête à M. le duc de Choiseul, et par le même courrier une lettre très succincte à Mme du Deffand et l’abbé de Champrond ; cela éviterait bien des discours qui pourraient déplaire à votre fils... » Elle s’adresse ensuite à Abel, pour insister, avec un désintéressement méritoire, sur la nécessité de ménager les susceptibilités de la redoutable marquise : « Pourquoi[74] n’avez-vous pas écrit à Mme du Deffand que vous étiez dans l’intention de donner votre démission ? Il aurait été plus honnête de lui en faire part, et je trouve, mon cher ami, ne vous en déplaise, qu’il faut toujours se piquer de bons procédés. » Cela dit, elle se borne à l’exhorter, en termes pleins de charme, à jouir doucement et sans regrets de l’existence qu’il a choisie, paisible, obscure, et vouée au bien : « Puisque vous avez pris votre parti après de longues et sérieuses réflexions, il n’y a plus rien à vous dire. Mais il faut vous attendre à être blâmé hautement dans ce pays-ci : on y juge de presque tout relativement à la vanité ; on ne connaît de bonheur que celui de vivre dans l’opinion des gens du monde ; en un mot, on sacrifie tout aux apparences et au bon air. Et on a raison, car on est à mille lieues de savoir ce que c’est que le bonheur domestique, ce que c’est que de jouir doublement de sa fortune, en faisant du bien dans ses terres et à tout ce qui vous environne. Nous avons tant raffiné sur tout, que nous sommes parvenus à n’ignorer que les goûts simples et les choses naturelles. Il ne faut pas vous en fâcher, encore moins vous en affliger ; mais il faut que les gens sensés soient heureux à leur manière. J’approuve fort la vôtre ; et la vie que vous allez mener est faite pour contenter et remplir une âme sensible et vertueuse[75]. »

A dater de ce jour, sa direction ne s’exerce plus guère que sur des détails de ménage. Elle prend intérêt aux enfans, à leur santé, à leur éducation, mais elle souhaiterait de voir s’en accroître le nombre : « Je voudrais que vous ne fussiez pas content de n’avoir que deux enfans ; je vous en désirerais six. Vous auriez de quoi les rendre si heureux ! » A peine sont-ils hors des lisières, qu’elle s’emploie avec zèle à leur chercher un précepteur, et c’est le fidèle d’Alembert qui, sur ses injonctions, se met activement en campagne[76]. Bref, c’est une occupation continuelle de tous les incidens de la vie de son frère. On devine donc quelle est sa joie, quand, dans l’automne de 1770, les jeunes époux viennent faire un séjour à Paris. Le Journal d’Abel de Vichy, comme les billets qui nous sont conservés de Julie[77], témoignent que, pendant ces mois de voisinage, ils se retrouvent presque quotidiennement, dans la plus familière et la plus tendre intimité. Elle fait, par exception, trêve à ses habitudes, et ce sont des promenades, des visites en commun, des soupers avec des amis, de fréquentes parties de spectacles, où, malgré sa mauvaise santé, elle accompagne comme elle peut le couple provincial, afin de l’initier aux plaisirs parisiens. Toutefois, à ce métier, la lassitude vient vite, et au bout de quelques semaines on la voit s’efforcer, avec un médiocre succès, de mettre un peu plus de sérieux dans cette existence dissipée. C’est en ce sens qu’il faut interpréter ces lignes, où elle accuse spirituellement Abel d’avoir travaillé de son mieux à dégoûter sa femme du séjour de la capitale : « Je voudrais[78] la savoir (Mme de Vichy) arrivée à Montceaux[79], à se reposer des fatigues de Paris : je ne dis pas des plaisirs, car elle doit en être dégoûtée, tant elle s’en est donné ! Je meurs de peur que la vie active qu’elle a menée ne lui donne de l’éloignement pour Paris. Ce ne serait pas juste. Si vous n’étiez pas de bonne foi dans tout ce que vous laites, je vous soupçonnerais d’avoir eu le projet de ces mères qui veulent faire leurs filles religieuses : pour avoir l’air de n’avoir rien à se reprocher, elles les mènent dans le monde, leur donnent de la dissipation, de la parure et des spectacles jusqu’au dégoût ; et puis les pauvres créatures entrent dans leur couvent, persuadées qu’elles connaissent le monde et qu’elles n’y étaient pas propres... Je prie Mme de Vichy de ne point juger de la vie de Paris par celle qu’elle y a menée ; s’il n’y avait que cette manière d’y vivre, j’avoue que, pour moi, je trouverais moins austère de me faire carmélite ! »

Ces citations, que je pourrais multiplier, suffisent à caractériser la manière de notre héroïne dans ce rôle tout nouveau de guide et de tutrice, presque de mère de famille. Ajoutons cependant qu’aux conseils et aux remontrances se mêlent souvent des confidences d’une nature personnelle, non sur les épreuves de son cœur, — elle garde ici, comme bien on pense, la plus complète réserve, — mais touchant sa santé, ses affaires domestiques et ses embarras de fortune. Quant à ce dernier point, si la plupart du temps elle affecte, avec ses amis, un stoïcisme, un détachement hautains, elle se laisse aller, au contraire, avec ceux qui lui sont unis par l’étroit lien du sang, à des aveux pleins de mélancolie sur ses difficultés présentes et sur ses inquiétudes d’avenir. Le jour où Abel de Vichy s’installe dans sa terre de Montceaux : « Je suis persuadée, lui dit-elle[80], que c’est l’endroit que vous aimez le mieux, car c’est lui qui vous a fait connaître le premier les joies de la propriété, qu’on dit être un très grand plaisir. Il y a apparence que je mourrai sans l’avoir connu. Je ne désirerais pas de grandes propriétés, mais j’avoue que je commence à être bien lasse de ma pauvreté. En vieillissant, elle deviendra un vrai malheur. Mais à chaque jour suffit son mal. » Quelques années plus tard, quand les édits fiscaux viennent diminuer son maigre revenu : « Il ne me[81] manquerait que de n’avoir point d’amis, pour avoir tous les malheurs ensemble, souffrances, mauvaise santé, pauvreté. Croyez qu’il y a peu de personnes qui eussent tiré un meilleur parti de la situation où j’ai été condamnée. Je me plains rarement, mais il y a des temps où je trouve la vie un peu pesante. Le voisinage de la vieillesse m’effraye, parce que les besoins augmentent et que l’abbé Terray m’a déjà retranché 400 livres de rentes. Cela est pitoyable à citer, mais, quand c’est pris sur le nécessaire, cela se fait sentir. »

La dernière lettre venue jusqu’à nous est d’un accent plus douloureux encore ; elle est la seule de toute cette longue correspondance où apparaissent quelques symptômes d’aigreur, ou, tout au moins de susceptibilité : « Je vous avais fait des questions auxquelles vous n’avez pas répondu, écrit-elle à son frère[82] Si c’est par oubli, cela me paraît bien simple. Si c’était à dessein, je vous avoue que votre prudence et votre réserve me paraîtraient outre mesure… Je suis loin de vouloir forcer, ni même exciter la confiance, je ne suis point curieuse, et je sais modérer mon intérêt. Ainsi croyez que je jouirai toujours avec plaisir des marques de votre amitié, et que je ne me plaindrai jamais de ce que vous me laisserez à désirer à cet égard. Les gens qui, comme moi, ont beaucoup souffert, qui ont connu le monde, qui en sont dégoûtés et désabusés, sont faciles dans le commerce. Ils désirent peu, et ils ne se plaignent de rien. » À ce langage, tout nouveau sous sa plume, à ces plaintes pour une cause légère, à cet amer découragement, ne sent-on pas que quelque chose a changé dans son âme ? C’est qu’elle est arrivée, en effet, à cette phase où tout ce qu’elle a jusqu’alors aimé et recherché, la gloire de son salon, le commerce des hommes d’esprit, les distractions élevées que procurent l’art et la littérature, les douceurs même de l’amitié, vont lui sembler chose vaine, superflue, sans saveur, où toutes ses facultés, tendues vers un unique objet, vont s’absorber, se concentrer dans un seul sentiment, dont elle ne saurait jouir en paix et qui l’empêche de jouir du reste. L’histoire de Mlle de Lespinasse ne sera plus dorénavant que celle de ses passions, de ses luttes et de ses douleurs.


SEGUR.

  1. Voyez la Revue des 1er et le avril et Du 15 juin.
  2. Il n’en eut le titre officiel que dans l’été de 1765, où il devint « chargé d’affaires, » jusqu’à l’arrivée du duc de Richmond, qui eut lieu à la fin de cette même année. (Fragmens des Mémoires de Hume, traduits par Suard.)
  3. Fragmens des Mémoires de Hume.
  4. Lettre du 4 lévrier 1763. I.etters of eminent persons addressed to David Hume. Edimbourg, 1849.
  5. Lettre du 1er décembre 1763.
  6. Fragmens des Mémoires, passim.
  7. Letters of eminent persons, etc., passim.
  8. Lettre d’Adam Smith, écrite après la mort de Hume. Citée par Suard dans son Introduction aux Mémoires de Hume.
  9. Quelques instans avant sa fin et déjà presque en agonie, comme on tentait de le leurrer encore d’une espérance de guérison : « Non, non, répondit-il avec un sourire, je m’en vais aussi vite que mes ennemis, si j’en ai, peuvent l’attendre, et aussi doucement que mes meilleurs amis le peuvent désirer. »
  10. Lettre du 29 juin 1766, à Craufurd. Édition Sainte-Aulaire.
  11. Paris, 13 août. — Letters of eminent persans addressed to David Hume, passim.
  12. Letters of eminent persans addressed to David Hume.
  13. Lettre du 3 août 1769. Edition Lescure.
  14. Letters of eminent persans, etc., passim.
  15. Lettres des 13 février, 13 août 1766 et du 8 juin 1767. Ibid.
  16. Mémoires de Garat.
  17. Lettre de d’Alembert à Hume du 4 août 1766. Letters of eminent persons, etc., passim.
  18. Louis de France, fils de Louis XV, né le 4 septembre 1729, mort le 20 décembre 1765.
  19. Lettre du 23 février 1766. Letters of eminent persons, etc.
  20. Lettre de Hume à la comtesse de Boufflers, du 16 mai 1766. (Private Correspondence of David Hume, London, 1820.)
  21. Garat, Mémoires sur M. Suard.
  22. 6 juillet 1766, Letters of eminent persons, etc., passim.
  23. 11 août 1766, Correspondance générale de Voltaire.
  24. Tronchin était mortellement brouillé avec J.-J. Rousseau.
  25. Mémoires de Mme d’Epinay.
  26. 4 août 1766. Letters of eminent persons, etc.
  27. On trouve le texte de cette lettre reproduit dans celle que Walpole adresse à Conway le 12 janvier 1766. (Letters of Horace Walpole, édition Cunningham.)
  28. Lettre à Hume du 26 juin 1766. Ibid.
  29. 6 juillet 1766. Letters of eminent persons, etc.
  30. Lettres de Turgot et de d’Alembert à Hume. Letters of eminent persons, etc.
  31. Lettre de d’Alembert à Hume du 4 août 1766. Letters of eminent persons, etc.
  32. Lettre du 4 août 1766, Letters of eminent persans, etc.
  33. Lettre du 11 août 1766, Correspondance générale de Voltaire.
  34. Lettres des 21 juillet, 1er septembre, 6 octobre 1766. — Letters of eminent persons, etc — Disons que Turgot fait, lui aussi, remonter à Walpole la première responsabilité de l’affaire : « On voit évidemment, écrit-il à Hume, que la lettre de M. Walpole, que Rousseau a sottement imputée à d’Alembert, est cause de tout. Dans toute cette affaire, il s’en faut de beaucoup que je trouve M. Walpole innocent... Je n’ai pas vu sans une sorte d’indignation l’air de triomphe de cet homme, sur un événement dont il est la cause. » (Lettre du 7 septembre 1766, Letters of eminent persons, etc.)
  35. Lettre du 4 août 1766. Ibid.
  36. Lettre du 1er septembre 1766. Ibid. — « Je persiste à vous dire, reprend-il quelques jours plus tard, que c’est ce que nous appelons en grec une... Je la plaindrais pourtant volontiers, en considération qu’elle serait muette. Votre excessive bonté pour elle me fait souvenir d’un roi de Sparte, à qui on vantait la bonté de quelqu’un : Comment peut-il être bon, disait-il, s’il n’est pas terrible pour les méchans ? » (Lettre du 6 octobre, ibid.)
  37. Lettre du 6 novembre 1766 à Hume (Walpole’s private correspondence).
  38. 11 novembre. — Ibid.
  39. 27 octobre 1766. — Correspondance générale de Voltaire.
  40. 8 juin 1767. — Letters of eminent persons, etc.
  41. Dominique, marquis de Caraccioli (1715-1789), ambassadeur de Naples à Paris de 1770 à 1774.
  42. Lettre du 14 avril 1774, à Condorcet. — Lettres inédites, publiées par M. Ch. Henry.
  43. Souvenirs et portraits du duc de Lévis.
  44. Lettres inédites, publiées par M. Ch. Henry. Ce portrait, que l’auteur de la publication ci-dessus a très justement restitué à Mlle de Lespinasse, a été longtemps attribué à d’Alembert et publié dans ses Œuvres posthumes.
  45. Lettre de juin 1774, à Condorcet. — Ibid.
  46. Lettre du 30 juin 1770. Édition Perey et Maugras.
  47. Lettre adressée à d’Alembert au moment du départ.
  48. Lettres des 28 août 1769 et 15 décembre 1770. Édition Perey et .Maugras. — Galiani conserva un même culte pour d’Alembert ; sa sincère affection perce à travers les formules bouffonnes habituelles à sa plume : « Aimez-moi, mon cher ami. lui écrit-il quatre ans après avoir quitté la France ; je le mérite par mon attachement, qui est une raison d’amour bien plus forte que la ressemblance ou le mérite égal. En effet, saint Antoine aimait son cochon, et Baronius soutient que ce cochon lui était attaché, lui sautait au col, et faisait maintes autres gentillesses par amour. Soyez mon saint Antoine 1 » (Lettre du 27 septembre 1772. Ibid.)
  49. Né en 1737, ministre avec Pitt de 1766 à 1768, puis de nouveau en 1782, mort en 1805. Il porta plus tard le titre de marquis de Lansdowne.
  50. Le marquis de Mora et le comte de Guibert.
  51. Lettre du 10 février 1775. — Lettres de l’abbé Morellet à lord Shelburne, publiées par lord Fitz Maurice.
  52. Souvenirs inédits de Mme de la Ferté-Imbault, passim.
  53. Lettre du 6 juin 1773. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
  54. Mémoires de Morellet.
  55. 23 août 1774. — Lettres à Guibert. Édition Asse.
  56. « Enfin, monsieur, mande-t-elle à Turgot lui-même, nous dirons du ministère : Si tout n’est pas bien, tout est passable ; et moi je répète sans cesse pour vous ce que Mme de Sévigné disait pour sa fille : Dieu nous le conserve ! Et c’est du fond du cœur que je le prononce. » (British Museum, mss, 22, f. 206.)
  57. British Museum, mss. 22, f. 206.
  58. Lettre de mai 1773, à Condorcet. Correspondance publiée par M. Ch. Henry.
  59. Lettre du 14 octobre 1774. Édition Asse.
  60. Apologie d’une pauvre personne, etc., passim.
  61. Ibidem.
  62. Ibid., passim.
  63. Mémoires de Garat, et Mémoires et Correspondances, publiés par Ch. Nisard. — Ces deux chapitres, intitulés Que ce fut une bonne journée que celle des pots cassés, et Qui ne surprendra pas, ont été pour la première fois publiés dans les Œuvres posthumes de d’Alembert. Mlle de Lespinasse fait allusion à cette mystification dans un billet à Suard daté de 1772 : « On a découvert encore un nouveau chapitre du Voyage sentimental... Si M. Suard veut aller voir Mlle de Lespinasse lundi matin, elle lui communiquera ce chapitre, qui est charmant et meilleur que beaucoup de ceux que M. de La Fresnaye a traduits. On observe à M. Suard que Mlle de Lespinasse n’abusera point de sa patience, et qu’elle se bornera à deux chapitres de Sterne, comme Mme du Bocage s’est bornée à faire deux poèmes épiques. »
  64. La Harpe essaya notamment chez Mlle de Lespinasse l’effet de sa tragédie de Barnevelt et de celle qui est intitulée : Les Brames. Cette dernière pièce fut si vivement critiquée par toute la compagnie que, dépité, il jeta le manuscrit au feu. Il est vrai qu’il en possédait une copie ; et la tragédie corrigée vit le jour huit ans plus tard. « Elle vient de renaître de ses cendres, sans être pourtant un phénix, » écrit Grimm à ce propos. (Correspondance littéraire, décembre 1783.)
  65. Lettre du 14 novembre 1773. — Édition Lescure.
  66. Lettre à Mme X... — Papiers du président Hénault, passim.
  67. D’Alembert. — Lettre de Mlle de Lespinasse, du 9 septembre 1769, à Condorcet. Correspondance publiée par M. Ch. Henry.
  68. Lettre à Suard. — Collection de l’auteur.
  69. Abel-Claude-Marie-Cécile de Vichy, fils aîné de Gaspard et connu sous le nom de marquis de Vichy.
  70. Claude-Marie-Joseph de Saint-Georges, née en 1750, morte à l’âge de trente-trois ans, en 1783.
  71. Lettre du 29 juin 1768. — Archives de Roanne.
  72. Lettre du 23 mai 1768. — Archives de Roanne.
  73. Lettre du 4 décembre 1708. — Archives de Roanne.
  74. Lettre du 24 février 1769. — Ibid.
  75. Lettre du 10 novembre 1768. — Ibid.
  76.  » J’ai déjà deux hommes en vue, écrit-elle, que M. d’Alembert connaît, et dont il vous répondrait, si cet arrangement avait lieu ; mais voici les questions préliminaires : Êtes-vous attaché à avoir un prêtre, de préférence à un séculier Assureriez-vous à cet homme une pension après l’éducation finie de vos enfans ? Et quels honoraires lui donneriez-vous pendant l’éducation ? Il faut aussi que vous me disiez dans quel temps vous le voudriez, parce qu’il y a tel homme qui ne voudrait pas attendre des années ?... Répondez à toutes ces questions, et comptez sur mon zèle et mon tendre intérêt. » (27 janvier 1771. — Archives de Roanne.)
  77. Archives du marquis de Vichy.
  78. Lettre du 22 octobre 1771. — Archives du marquis de Vichy.
  79. Propriété du marquis de Vichy.
  80. 14 décembre 1769. — Archives de Roanne.
  81. 23 septembre 1773. — Archives du marquis de Vichy.
  82. 20 mars 1774. — Archives de Roanne ;