Julie philosophe ou le Bon patriote/I/11

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Poulet-Malassis, Gay (p. 146-170).
Tome I, chapitre XI


Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre
Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre

CHAPITRE XI.

Philosophie de Julie. Elle est arrêtée et mise en prison avec son amant. Son innocence est reconnue. Julie sort de La Haye. Surprise agréable qu’elle éprouve. Elle est aimée par un membre des États-Généraux. Éloge des Françaises. Portrait de M. van Rennen. Julie s’ennuie dans sa solitude.


Rien n’est stable dans ce bas monde, l’ordre moral des choses y change sans cesse comme celui de la nature, et comme dans une campagne le chardon croît à côté de la violette, la ciguë meurtrière près de la camomille bienfaisante, de même dans la carrière de la vie, la peine se trouve à côté du mal, la douleur à côté du plaisir. Dans la succession des jours, des heures, des instants qui forment le tout de notre vie, ces impressions différentes et contraires se succèdent avec une rapidité inégale, et s’entrechoquent même souvent ; c’est le sort de l’homme ; il n’est point le maître des circonstances, il ne peut disposer des événements, et dans l’odieuse répartition qui s’est faite des biens qui peuvent contribuer à son bien-être, au milieu de cette inégalité des rangs et des conditions, au milieu des usages et des préjugés qui commandent impérieusement et qui contraignent sa volonté, il fait souvent d’inutiles efforts pour atteindre le but universel, le but vers lequel tendent tous ses vœux, toutes ses actions : son propre bonheur. Cependant il est une portion de félicité, entièrement indépendante de l’opinion des uns et des autres ; c’est lorsque satisfait de son sort, de ce que la nature lui a donné en partage, il ne forme de désirs que ceux qu’il peut satisfaire ; brave, il supporte avec constance les maux qu’il ne peut éviter et jouit sans soins, sans inquiétudes, des plaisirs qui sont à sa portée. Il faut sans doute un haut degré de philosophie pour savoir être content avec peu, trouver une jouissance où un autre trouverait de la peine ou du moins de l’ennui, et circonscrire son ambition dans la sphère étroite à laquelle on est borné. J’ose dire avoir atteint ce degré ; tranquille et sereine dans la position où je suis, le passé ne me présente que des réminiscences agréables, le présent ne me laisse rien à désirer et l’avenir ne m’intimide pas, car je ne m’en occupe jamais. Je verrai tranquillement arriver la mort, et je la regarderai comme un doux sommeil qui terminera pour moi le songe de la vie.

Mais à quoi bon cette tirade métaphysico-philosophique, me demandera quelque personne à qui la morale donne des vapeurs ; j’en ai déjà averti mes lecteurs, j’aime à raisonner ou à bavarder, car cela est à peu près synonyme dans une femme ; d’ailleurs, ne faut-il pas que je soutienne mon titre : je ne veux pas faire comme quantité d’auteurs dont les ouvrages n’ont rien de saillant que le titre, et qui après avoir épuisé leur imagination à le trouver, ne débitent, dans un tissu plus ou moins lumineux, que des rapsodies insipides et des lieux communs qui font dormir debout. Au reste, comme je me pique de l’à-propos, le lecteur saura que les réflexions ci-dessus, n’étaient qu’une transition heureuse pour le faire passer à l’événement suivant.

J’ai dit que Dupuis était Français ; il y avait quelques mois qu’il était à La Haye et il y faisait assez de dépense. Je n’avais jamais eu l’idée de lui demander qui il était et de quoi il vivait ; une femme et une femme galante surtout, s’embarrasse peu de la naissance, de l’état d’un homme qu’elle aime ; tout ce qui n’a point rapport à son amour lui est indifférent ; une réciprocité de soins et de tendresse, voilà tout ce qu’elle exige de lui ; leur liaison est un échange de plaisirs, et puis c’est tout. D’ailleurs, Dupuis fournissait à tous mes besoins ; j’étais liée à lui par le double nœud de l’amour et de la reconnaissance. Tout en lui semblait annoncer l’honnêteté, je n’en demandais pas davantage.

Un jour que nous étions ensemble et qu’après nous être livrés à tout ce que l’amour a de plus vif, nous nous entretenions confidentiellement, tout-à-coup un grand bruit se fit entendre ; au même instant la porte s’ouvre et nous fit voir une troupe d’alguasils qui, sans rien dire, se jettent sur nous, et après nous avoir liés, nous conduisirent, à travers une foule de peuple, à la prison publique. Là on nous sépara et nous fûmes jetés chacun dans un cachot. Cet événement aussi cruel qu’imprévu m’avait tellement ôté l’usage de toutes mes facultés, qu’à peine avais-je le sentiment de mon existence. Revenue peu à peu à moi, j’aurais cru que ce qui venait de m’arriver était un songe, si la vue du cachot et l’horreur de ce qui m’environnait ne m’eût convaincue de la triste réalité de mon malheur. Quel crime ai-je commis, me dis-je à moi-même, pour être traitée ainsi ? Aucun, car à coup sûr ce n’est point un crime de donner du plaisir et d’en recevoir, et notre personne n’est-elle point une propriété dont nous pouvons disposer à notre gré ? L’amour ne rompt aucun lien dans la société, il ne nuit à personne ; c’est la jouissance la moins sujette à des inconvénients, j’ose même dire la plus pure, puisque l’homme ne se procure presque jamais les autres que plus ou moins aux dépens de ses semblables, et sans doute il vaut mieux remplir le vœu de la nature et coopérer à la multiplication de l’espèce humaine que de dépeupler la terre par des guerres qui n’ont d’autre motif que le caprice de quelque Souverain.

Après m’être creusé la tête pour trouver une cause à ma détention, sans pouvoir y réussir, je résolus d’attendre patiemment ; ma philosophie vint à mon secours, et me confiant à mon innocence, je fus assez tranquille. Le lendemain le geôlier me tira d’inquiétude, il m’apprit que celui avec lequel j’avais vécu, était un scélérat qui s’était rendu coupable de vols et d’assassinats, et qu’on m’avait arrêtée avec lui, parce qu’on soupçonnait que j’étais sa complice. Cette nouvelle m’occasionna un tremblement universel ; je frémis d’avoir été liée avec un homme pareil, et dans ma douleur je me promis bien d’être plus circonspecte à l’avenir dans le choix de mes liaisons. Comme j’avais ignoré entièrement les manèges odieux de Dupuis, qu’il ne s’était jamais ouvert à moi en la moindre chose à cet égard, je ne doutai point que ma prison ne fût de courte durée, et mon innocence bientôt reconnue.

Après quelques jours de détention, je subis un premier interrogatoire : je répondis aux questions qu’on me fit avec cet air de vérité et de candeur que l’imposture et le mensonge ne peuvent jamais qu’imparfaitement imiter. Je dis au juge que je n’avais eu avec Dupuis d’autre liaison que celle du plaisir ; — si c’est un crime, ajoutai-je, je suis sans doute bien coupable, car je l’ai commis plus de mille fois. Cette espèce d’ingénuité fit sourire le juge ; son front se dérida un peu, et je crus même remarquer dans ses yeux une toute autre impression que celle de la sévérité. Il me dit que si j’accusais vrai, il ne me serait rien fait, qu’il désirait que je fusse innocente, mais que forcé de remplir les fonctions de son ministère, il devait étouffer l’intérêt que je lui inspirais pour observer les formes prescrites et attendre le résultat des dépositions de Dupuis. En achevant ces paroles, le juge sortit, et je fus reconduite dans mon cachot.

Ces grands principes de justice que la nature a mis dans le cœur de l’homme, s’y manifestent toujours plus ou moins, quelque dépravé qu’il soit, et il est rare que les plus grands scélérats ne se laissent aller à leur impulsion et ne leur rendent un hommage tacite, lorsque ces principes ne sont pas en opposition avec leur intérêt. Dupuis en donna une preuve : comme en m’inculpant il n’en était pas moins coupable, et que d’ailleurs dans ce moment terrible où rien ne peut voiler à nos yeux l’image d’une mort certaine, le repentir le fait plus ou moins sentir dans notre cœur, il déclara que je n’étais nullement sa complice, et pria ses juges de me délivrer de ma prison ; aussi dès qu’il eut fait cette déclaration, les Juges prononcèrent mon élargissement, mais on m’insinua en même temps, que comme la bienséance et les mœurs ne permettaient pas le concubinage, et que d’ailleurs je paraissais être sans aveu, on ne pouvait permettre que je restasse plus longtemps à La Haye ; au sortir de prison on me conduisit jusque hors de la ville où l’on m’enjoignit de ne plus reparaître.

Tout le monde sait que dame Justice a la louable coutume de ne rien rendre de ce dont elle s’est une fois emparé ; en cela l’innocent n’est pas plus heureux que le coupable ; s’il échappe à un châtiment qu’il ne méritait pas, il perd au moins le peu de bien qu’il possédait lors de sa détention. Il semble qu’on veut le punir d’avoir eu seulement l’apparence du crime ; on lui fait porter la peine d’une méprise dont il a été la victime.

Quoi qu’il en soit, lorsque je sortis de la prison, je ne pus obtenir qu’on me rendît le peu d’effets qui m’appartenaient, et je me trouvai sans hardes, sans argent, et ne sachant où aller et que devenir. Je marchais à grands pas, réfléchissant à ma situation, lorsqu’à une demie-lieue de La Haye une vieille femme qui se trouvait sur mon passage, m’arrêta : Calmez votre chagrin, me dit-elle, j’ai une bonne nouvelle à vous apprendre. — J’étais tellement absorbée dans la contemplation de mon état, que je restai quelque temps sans répondre, regardant la vieille avec des yeux stupidement fixes. Enfin, en lui ayant demandé quelle était cette nouvelle, elle m’apprit que j’avais eu le bonheur de plaire au juge qui m’avait interrogé, et qu’il l’avait envoyée pour me prendre au passage et me conduire à une de ses maisons de campagne qui n’était éloignée que d’un quart de lieue.

C’est surtout lorsqu’on se trouve dans une position telle que la mienne, et qu’on n’a aucun espoir déterminé, qu’une nouvelle de l’espèce de celle que m’annonçait la vieille, fait la plus agréable impression ; aussi ne pus-je dissimuler ma joie, et après l’avoir remerciée, je m’abandonnai à sa conduite. Nous continuâmes quelque temps à suivre la grande route, ensuite nous prîmes sur la droite un chemin planté d’arbres, qui nous conduisit à une maison de très belle apparence, où nous entrâmes ; la vieille me dit qu’elle était la concierge de cette maison, que son maître, membre des États-Généraux, fort riche et garçon, s’y rendait fréquemment : que dans le poste où il était, devant sauver les apparences, il en avait fait le théâtre de ses plaisirs secrets. La vieille me conduisit dans un appartement très propre, où elle me fit prendre d’autres habits ; je fis une toilette dont j’avais grand besoin, car l’air d’une prison n’est guère favorable à la beauté et à la propreté ; cette seconde beauté du corps n’est pas facile à observer dans un cachot.

Lorsque je fus lavée, coiffée, habillée, et par-dessus tout cela restaurée par un bon dîner que la vieille me servit, ma gaieté naturelle revint bientôt, et je perdis entièrement le souvenir de la désagréable aventure qui m’avait séquestrée de la société pendant plus de huit jours. J’étais dans ces heureuses dispositions, lorsque le bruit d’une voiture se fit entendre dans l’avenue ; la vieille me dit que c’était son maître, et elle me quitta pour aller au devant de lui. Un instant après le Hollandais parut ; il me salua gracieusement : Vous ne vous attendiez pas, me dit-il, à me revoir sitôt ? — Non, lui répondis-je, et jamais surprise ne fut plus agréable pour moi.

Il s’assit à côté de moi, et prenant une de mes mains : Ce n’est plus un juge sévère, Julie, me dit-il, qu’il faut voir en moi, c’est un amant tendre et empressé ; votre beauté et la situation où je vous ai vue m’ont inspiré le plus vif intérêt, et cet intérêt s’est presqu’aussitôt changé en amour ; si vous voulez m’accorder quelque réciprocité, vous aurez fait un heureux de plus ; soyez assurée que de mon côté je ne négligerai rien pour rendre votre sort aussi agréable que vous pourrez le désirer.

Je fus aussi étonnée que flattée de l’air tendre et respectueux du Hollandais, auquel je n’aurais pas cru devoir m’attendre, d’après la connaissance qu’il avait de mes liaisons avec l’infâme Dupuis ; mais mon étonnement cessa lorsque je songeai que l’amour opère de plus grands prodiges encore, qu’il rapproche les distances comme il détruit les impressions les plus contraires, pour régner seul là où il s’est établi. Je répondis à M. van Rennen, (c’était le nom du membre des États) que je ne regrettais nullement l’événement fâcheux dans lequel je m’étais trouvée engagée, puisqu’il m’avait provoqué l’avantage de le connaître, que je m’estimerais la plus heureuse des femmes, si réellement je pouvais lui plaire ; que ma reconnaissance lui étant déjà acquise, il ne devait pas douter qu’un sentiment qui avait tant de poids sur moi, n’en fît naître bientôt un d’un autre genre, aussi vif et aussi sincère qu’il pouvait le désirer.

Cette entrevue se termina comme toutes celles de ce genre : je n’épargnai rien pour augmenter les sentiments favorables du Hollandais ; paroles, caresses, tout fut employé. Quoique le cœur ne me parlât pas en sa faveur, l’abstinence que j’avais faite pendant plusieurs jours, avait enflammé mes sens au point que je goûtai la jouissance dans toute sa plénitude. Je partageais les transports de M. van Rennen avec un feu et une vivacité qui l’enchantaient. Après avoir répété plusieurs fois ce charmant jeu : Vive les Françaises, pour la lutte amoureuse, s’écria-t-il ! il n’appartient qu’à elles seules de goûter le plaisir et de le donner ; ce sont des Prothées qui prennent dans les bras d’un homme les formes les plus enchanteresses, les plus capables d’exciter ses désirs et d’allumer ses sens. Nos flegmatiques Hollandaises ne valent, ma foi, pas la peine qu’on s’en occupe ; elles mettent de la froideur jusque dans l’ivresse de la volupté ; elles ne connaissent point ces doux transports, ces caresses séduisantes, ces abandons inappréciables qui centuplent le prix de la jouissance ; tout est froid, tout est compassé en elles, et en se livrant à nos embrassements, elles semblent plutôt remplir un devoir, que satisfaire au penchant, au vœu, à l’attrait le plus doux de la nature. À mon avis, le plus grand bonheur qu’on puisse goûter sur la terre, c’est d’expirer d’amour et de volupté dans les bras d’une aimable et jolie Française… M. van Rennen ajouta que j’étais une de celles qu’il eût eues, qui connût le mieux tous ces riens amoureux qui séduisent, qui charment, et qui par une espèce de prodige prolongent la volupté au-delà de son terme naturel. Il est vrai, continua-t-il en riant, que vous devez cet art à la pratique et à l’expérience, mais quand l’expérience fut-elle plus pardonnable que lorsqu’elle tourne à notre bonheur et à celui des autres ?

Je répondis comme je le devais au compliment de M. van Rennen, et je me promis de ne rien négliger pour soutenir l’honneur des femmes de ma nation près de Messieurs les Hollandais. Mon nouvel amant ne me quitta que fort tard ; il me donna cinquante louis pour augmenter ma garde-robe, et me promit de ne point laisser passer un jour sans venir me voir.

Je me retrouvai donc une seconde fois dans le même degré d’aisance dont j’avais joui avec le Régent Amsterdamois. M. van Vlieten n’était point si maniéré, si poli, si francisé que ce dernier, mais il avait une gaieté franche, un air ouvert et décidé qui me plaisaient assez ; il était d’ailleurs à peu près du même âge que M. van Vlieten. Quant au physique, quoique sa figure fût assez commune, elle n’avait rien de désagréable ; une taille carrée, une mine rubiconde, un ventre d’une ampleur raisonnable attestaient que le batave avait bien rempli jusqu’alors toutes les fonctions animales ; mais ce qui fut d’un grand poids pour moi, c’est qu’au moins il était assez bien pourvu de cette surabondance de matière que la nature a donnée aux hommes pour remplir le vide qu’elle a laissé chez les femmes. Je n’éprouvai point avec lui de ces petites disgrâces, de ces humiliations si sensibles pour une femme, et mon espoir n’était jamais trompé par des apparences flatteuses qui s’évanouissent subitement, comme cela m’était tant de fois arrivé avec le Régent. Le modèle de M. van Rennen n’était point d’une taille colossale, mais du moins il se faisait sentir ; il ne promettait pas souvent, mais il tenait toujours ce qu’il avait promis. Du reste, mon nouvel amant était un très bon homme, d’une humeur constamment égale, doux, sincère et surtout fort généreux.

J’ai dit que la maison de campagne que j’habitais était située à quelque distance de La Haye ; elle était fort agréable : un jardin grand et bien distribué était borné, d’un côté par un de ces canaux si communs en Hollande, et de l’autre, par une espèce de parc qui s’étendait jusqu’au pied d’une petite colline, sur le site pittoresque de laquelle la vue aimait à se reposer. Au delà du canal, on apercevait une vaste prairie parsemée d’arbres et de ruisseaux, et dans le lointain les murs de la résidence du chef de la République. Cependant je ne tardai pas à m’ennuyer dans ce beau séjour ; ce jardin, ce canal, ce parc, cette charmante situation perdirent bientôt tout l’attrait qu’ils avaient eu d’abord pour moi, et cela parce que j’y étais seule, car les occupations importantes de M. van Rennen ne lui permettaient pas de rester longtemps avec moi ; il ne me voyait presque qu’à la dérobée, et je ne pouvais regarder comme société ni la vieille femme qui me servait, ni son mari qui était un vieillard impotent et presque imbécile.

L’homme est fait pour la société ; la femme surtout a plus besoin encore de se communiquer ; plus sensible, plus liante que l’homme, l’abondance des sensations qu’elle éprouve lui rend plus pressante la nécessité de les épancher ; un amant ne lui suffit pas toujours ; il lui faut une amie ou du moins une femme, parce que la ténuité de ses idées et de ses sentiments ne peut bien se sentir que par une de ses pareilles ; des riens qu’elles se communiquent deviennent intéressants par l’analogie qu’il y a entre leur moral. L’homme a des idées, des sensations trop différentes, trop élevées au-dessus de celles de la femme, pour qu’il existe réellement entr’eux d’autre liaison que celle du plaisir, et quoique les femmes ne soient presque jamais d’accord entr’elles, qu’il y ait presque toujours une rivalité qui les divise, de ce conflit même naît la propension qui les rassemble. Je ne craindrai point d’avancer un paradoxe, en disant que plus elles sont divisées, plus elles ont besoin de se réunir, et que du choc même résulte la plus grande harmonie.

Je sentais ce besoin, je désirais ardemment de rentrer dans la société, car on sait que je ne pouvais retourner à La Haye. Cependant la faute que j’avais faite de quitter mon entreteneur d’Amsterdam était une leçon pour moi ; je commençais à faire un peu entrer le solide en ligne avec l’agréable, convaincue comme je l’étais par l’expérience, qu’on ne se procure ordinairement l’un qu’en s’occupant de l’autre. Je résolus donc d’attendre encore quelque temps, et de mettre à profit la tendresse généreuse de M. van Rennen, pour amasser de quoi vivre longtemps à l’abri du besoin. J’ai toujours beaucoup aimé la lecture ; mon amant qui allait au-devant de tous mes désirs, m’avait formé une bibliothèque nombreuse et bien choisie. Ce fut dans cette retraite que je me formai l’esprit, et donnai à mes idées cette clarté, cette confiance qui leur est nécessaire pour saisir les rapports des choses, la liaison entre les objets abstraits, et le véritable point de vue sous lequel l’homme sensé et dégagé de tous les préjugés doit les envisager. Ce fut alors que j’affermis mes principes sur une base solide, et que je me créai un système, une règle de penser et d’agir dont rien ne me fera jamais départir.

La lecture est un des goûts les plus purs, les plus agréables et les plus susceptibles d’être étendus et diversifiés : il ne laisse point de regrets après lui ; il double, il multiplie pour ainsi dire notre existence, puisque par une séduisante illusion, nous nous identifions au sujet que nous avons sous les yeux, et que par une espèce de magie on se trouve transporté tantôt dans le passé, tantôt dans un monde idéal et délicieusement chimérique. Lit-on l’Histoire, on a devant les yeux le grand tableau des siècles passés, on combat, on subjugue avec Alexandre et Charlemagne, on est clément avec Auguste et Henri IV, héros avec César et La Fayette ; on montre une autre espèce d’héroïsme avec Caton et le Chevalier d’Assas, on sacrifie son bien et sa santé pour la Patrie avec Necker, on défend la cause du peuple avec Cicéron et Mirabeau, ou bien on charme l’univers avec Cléopâtre, on goûte les ravissements de l’amour avec Antoine ; lit-on d’agréables fictions, on est au pays d’Eldorado avec Candide, on parcourt l’île déserte avec Robinson, on analyse l’amour et le sentiment avec Héloïse.

Bien des lecteurs seront étonnés de voir une femme galante, une femme qui leur paraît avoir des principes si relâchés, raisonner aussi sensément, et non-seulement avec une sorte d’érudition, mais encore d’une manière assez conforme à ce qu’ils appellent la vertu ; mais ces lecteurs ne connaissent point la nature humaine ; qu’ils écoutent le raisonnement suivant : la sensibilité physique n’est autre chose que l’impression immédiate des besoins extérieurs sur nos organes ; plus ceux-ci sont délicats, plus l’ébranlement qu’ils reçoivent est vif. Cette impression constitue aussi la sensibilité morale, car nous ne sommes jamais affectés au moral que par des objets antérieurs ou par des réminiscences qui sont toujours la suite et l’effet de l’impression antérieure de ces objets. La sensibilité physique est donc le véhicule de la sensibilité morale, ou plutôt l’une est la cause de l’autre ; conséquemment une personne fort sensible au physique, l’est toujours beaucoup au moral, et dans ce cas elle est portée à l’amour, puisque l’amour n’est qu’une exaltation de ces deux principes qui constituent notre état. Mais l’amour physique est tellement lié à l’amour moral, qu’on n’éprouve jamais l’un sans l’autre ; une femme qui est fortement atteinte de cette passion, et qui y succombe, peut-elle donc être coupable ? La sensibilité est, dit-on, une vertu ; si c’en est une, comme je n’en doute pas, l’effet de cette vertu pourrait-il être un crime ?… J’en conclus qu’une femme peut être galante, se livrer au plaisir toutes les fois qu’elle en trouve l’occasion, et être en même temps bonne, bienfaisante, honnête, respectable, et je dirai même vertueuse.

Vous prêchez pour votre saint, me dira malignement quelque lecteur. Pourquoi non, lui répondrai-je, chacun défend ses défauts ; l’amour-propre n’est-il pas le premier mobile de toutes les actions de l’homme ; il a beau le déguiser, c’est le bout de l’oreille de l’âne qui passe à travers les ornements dont il est surchargé. Nous mettons de l’amour-propre en tout, même dans les choses où il y a l’apparence du plus généreux désintéressement, et depuis le Faquir qui passe des années entières à contempler le bout de son nez, ou qui se martyrise, jusqu’à la Courtisane qui fait parade des esclaves attachés à son char et des sacrifices nombreux qu’elle offre à l’amour, la vie de l’homme n’est qu’un cours complet et ininterrompu d’amour-propre et de vanité.


Julie philosophe, vignette fin de chapitre
Julie philosophe, vignette fin de chapitre