Julie philosophe ou le Bon patriote/I/13

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Poulet-Malassis, Gay (p. 193-210).
Tome I, chapitre XIII


Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre
Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre

CHAPITRE XIII.

Danger pour une fille de courir la poste avec un homme. Rencontre. Le Moine est toujours Moine.


Il est aussi impossible dans l’ordre moral, que la vue d’un être malheureux n’émeuve pas une âme sensible, qu’il l’est dans l’ordre physique, que le soleil ne s’élève pas au plus haut point de l’horizon à l’heure de midi ; aussi le récit du père Jérôme excita en moi le plus vif intérêt, et quoique dans le fond je n’approuvasse pas sa conduite, cette impression défavorable disparut aisément devant l’émotion du sentiment ; et j’oubliai ses fautes pour ne m’occuper que de son malheur. Après lui avoir témoigné combien j’étais sensible à son état : Père Jérôme, lui dis je, si deux compatriotes se doivent réciproquement des secours en pays étranger, à plus forte raison deux personnes qui ont eu des relations ensemble. Il n’a pas tenu à vous que ces relations ne fussent plus intimes, ajoutai-je en riant, mais elles suffisent à mon cœur pour me déterminer à vous donner toutes les preuves d’amitié qui sont en mon pouvoir ; vous êtes sans le sou, moi j’ai la bourse bien remplie, il est tout naturel que je vous défraye ; venez avec moi à Rotterdam, et ne soyez nullement inquiet sur votre sort.

Le père Jérôme me remercia dans les termes les plus propres à me prouver sa reconnaissance ; une seconde bouteille de Bourgogne que je fis venir, contribua encore à bannir son chagrin, et bientôt il fut de la meilleure humeur. Comme il était à pied et que j’avais une voiture, il était tout simple que je lui offrisse une place ; il l’accepta sans façon, et nous prîmes ensemble la route de Rotterdam. La rencontre que j’avais faite de l’ex-Jacobin, m’ayant arrêtée plus longtemps que je ne comptais, il était déjà nuit, et nous avions encore trois lieues à faire avant d’arriver dans cette ville. Chemin faisant, le père Jérôme, égayé par le vin, et sans doute aussi par les promesses que je lui avais faites, m’amusait par mille discours plaisants, et différentes anecdotes sur son couvent, qu’il débitait avec une ingénieuse causticité et une tournure piquante qui leur donnait un nouvel intérêt. Le rusé moine ne s’en tint pas là. Par une transition heureuse, il fit tomber la conversation sur le chapitre de la galanterie, et bientôt il passa presque ab abrupto, du raisonnement au geste, et du geste aux tentatives les mieux caractérisées.

Jeunes filles qui avez encore toute votre innocence et cette pudeur native que le souffle de la volupté n’a pas encore détruite, gardez-vous de voyager seules avec un moine, surtout à l’entrée de la nuit ! Vos oreilles chastes auraient, à coup sûr, à souffrir des propos plus ou moins grossièrement obscènes de l’homme au capuchon, et vos jeunes charmes courraient risque d’être fourragés par sa main libertine ; c’est là le moins que vous auriez à craindre, si les tentatives du paillard en froc ne réussissaient pas à soulever vos sens contre vous-même, et ne lui assuraient une victoire complète ; car cette situation de deux personnes serrées ainsi l’une contre l’autre, dans une enceinte aussi étroite, est, à mon avis, plus dangereuse qu’un tête-à-tête dans un appartement solitaire. Outre la continuité d’une position qu’on ne peut changer, ce contact permanent dont on ne peut se défendre ; les chocs fréquents qui en résultent et qui vous rapprochent d’une manière encore plus intime, quelquefois adroitement provoquée par un adversaire habile ; le mouvement, le bruit continuel de la voiture occasionnent dans l’âme un certain désordre et dans l’esprit un certain trouble très favorable aux tentatives amoureuses ; joignez à cela les ténèbres qui vous mettent moins en garde contre les entreprises du co-voyageur, jetant pour ainsi dire un voile sur la pudeur, et l’endorment dans la douce impression de la volupté. Je suis assurée que telle fille a succombé en courant la poste, qui avait su résister même dans le boudoir le plus voluptueux.

Je ne me trouvais point dans le cas de ces jeunes personnes chargées d’honneur et d’innocence ; outre l’expérience que j’avais, je connaissais le père Jérôme, je savais de quoi il était capable ; aussi en faisant cette réflexion, j’ai plutôt voulu donner un conseil aux filles, que faire une application à ma situation ; ce qui a aussi contribué à me la suggérer, c’est la facilité avec laquelle le moine défroqué parvint à me faire condescendre à ses vues, car si autrefois j’avais éprouvé les effets de son incontinence, il s’était écoulé un si longtemps, que nous devions être presqu’étrangers l’un à l’autre pour cet objet, et pour que nous revinssions au même niveau, la bienséance exigeait quelques préliminaires, et de ma part cette résistance de convention que les femmes emploient ordinairement moins encore par décence que par une espèce d’amour-propre.

Bref, j’arrivai à Rotterdam convaincue que si le père Jérôme avait quitté l’habit de moine, il en avait conservé la paillardise et toute l’énergie monacale. À dire vrai, je ne fus pas trop fâchée de la nouvelle audace de l’ex-Jacobin, ni de la faiblesse que j’avais montrée. J’étais sans amant, et outre que Jérôme était un vaillant athlète dans le déduit amoureux, il avait très bonne mine sous l’habit de cavalier. Je crus donc que je ne devais que m’applaudir du hasard qui avait renoué notre vieille connaissance.

Nous descendîmes dans la même auberge, et pour éviter toute gêne, nous nous donnâmes pour mari et femme ; quoique nous fussions assez fatigués de la route, le sommeil ne remplit pas tous les instants de cette nuit, et je ne me levai pas sans avoir reçu de nouvelles preuves qu’un moine est bon à quelque chose.

La liaison intime que je venais de former avec le père Jérôme, ne me permettant pas d’avoir rien de caché pour lui, je lui fis part de ma petite fortune et lui montrai les différents bijoux que j’avais reçus de M. van Rennen. Il parut fort satisfait de me voir tant de choses précieuses ; je ne me bornai point à cela ; je lui donnai vingt-cinq louis pour augmenter sa garde-robe et s’équiper d’une manière qui pût entrer en parallèle avec ma mise. Les premiers jours que nous passâmes ensemble s’écoulèrent dans ce doux contentement, cette plénitude de jouissance qui ne laisse rien à désirer. Au commencement d’une liaison fondée sur le plaisir, tout est délices ; outre l’attrait piquant de la nouveauté, qui agit toujours plus ou moins sur les hommes, chacune des deux parties, guidée par une heureuse prévention, ne voit encore dans l’autre, que ses belles qualités ; l’aiguillon de l’amour-propre et de la vanité qui se fait encore sentir en elles, les porte à ne se montrer l’une à l’autre que du beau côté ; mais lorsque cette espèce d’enthousiasme vient à cesser, que l’imagination est plus calme, qu’on s’est pour ainsi dire familiarisé avec ces plaisirs, ces agréments, ces dehors séduisants, alors on ne se donne plus la peine de se déguiser, on se montre tel qu’on est ; le caractère perce l’enveloppe dont l’amour-propre l’avait revêtu, et comme deux individus réunissent ordinairement des défauts plus ou moins opposés, il en résulte bientôt un choc, un conflit qui, en déchirant le voile de l’illusion, occasionne des aigreurs, des différends, et souvent une rupture entière.

Cette dissonance, cette opposition que la nature a mise dans le moral des hommes, se fit bientôt sentir entre mon nouvel amant et moi ; des nuages légers d’abord s’accumulèrent en se grossissant, et bientôt il en résulta des tempêtes qui troublèrent de plus en plus notre union.

Un moine n’a jamais un défaut à demi, ceux du père Jérôme étaient des mieux caractérisés, outre qu’il en avait un très grand nombre. Il était vain, babillard comme tous ceux de son état, ivrogne jusqu’à la crapule, et en même temps fort colérique dans l’ivresse. Je lui aurais passé ce défaut, si, à ce goût pour le vin, que j’aurais tenté en vain de réformer, n’était venu se mêler la passion du jeu. Profitant de ma facilité, il mettait sans cesse ma bourse à contribution, pour aller tenter la fortune dans ces maisons où un art perfide ne fait que trop souvent la fixer aux dépens des victimes aveugles de cette passion. Je supportai pendant quelque temps de bonne grâce les brèches que mon amant faisait à ma bourse, mais voyant qu’elle diminuait sensiblement, et que les pertes successives et considérables qu’il faisait, l’auraient bientôt entièrement épuisée, je lui fis de sérieuses représentations ; elles furent sans succès, Jérôme revenait sans cesse à la charge. Enfin, lassée, je refusai absolument de lui fournir de l’argent pour jouer. L’ex-Jacobin était brusque et emporté ; l’ascendant que je lui avais laissé prendre sur moi, lui fit croire qu’il parviendrait aisément à me faire plier à ses volontés ; il prit un ton de maître, je lui répondis avec fermeté ; il s’ensuivit une querelle plus vive encore que toutes celles que nous avions déjà eues, et dans laquelle je reprochai au moine son ingratitude, et le menaçai de me séparer de lui, s’il ne mettait pas plus d’ordre dans sa conduite.

Les querelles d’amants ne sont pas de longue durée ; le levain que le choc des opinions et des sentiments a jeté dans leur âme est bientôt détruit par la force du charme qui les unit, et l’aigreur disparaît devant l’attrait puissant du plaisir ; c’est un léger nuage que l’astre radieux du jour écarte presqu’aussitôt qu’il s’est montré ; une femme surtout a bien de la peine à conserver du ressentiment contre celui qu’elle aime ; son cœur est un foyer ardent qui anéantit bientôt tout ce qui est contraire ou étranger à sa flamme, et pour peu que son amant sache la prendre par son faible, il est assuré qu’elle lui pardonnera tout. Il n’y a que l’infidélité absolue et prouvée qui puisse exciter en elle un sentiment permanent d’indignation, parce que ce délit attaque directement son amour-propre, et que c’est une atteinte portée à ses droits les plus chers ; encore dans son amoureuse prévention, s’en prend-elle plutôt à sa rivale qu’à son amant, et son cœur justifie-t-il en secret ce dernier autant qu’il peut être justifié. Jérôme connaissait trop bien ce faible des femmes, pour ne pas savoir en tirer parti dans l’occasion, et son intérêt qui l’attachait à moi encore plus que le plaisir, ne devait pas le faire balancer à recourir à cet expédient. Quelques propos tendres, quelques caresses qu’il fit suivre de ces arguments ad mulierem qui sont toujours du plus grand poids sur une femme, eurent bientôt banni de mon cœur le juste courroux que ses paroles autant que sa conduite y avaient fait naître, et notre réconciliation fut scellée du sceau de la volupté.

Si la fausseté et la dissimulation règnent parmi les hommes, c’est surtout dans les cloîtres qu’elle a établi son empire. Là, ces êtres liés par des vœux qu’ils ont secrètement en horreur, apprennent le grand art de tromper par les apparences, de se montrer tels qu’ils ne sont pas et de donner à leurs défauts mêmes les couleurs de la vertu. Cette étude que leurs passions, sans cesse en conflit avec leurs devoirs, leur rend en quelque façon nécessaire, devient bientôt un goût, et ils finissent par être réellement ce qu’ils n’étaient d’abord que par nécessité, c’est-à-dire aussi fourbes, aussi trompeurs que si la nature les avait faits tels. On doit donc toujours regarder un moine comme le prototype de la fausseté et de la dissimulation, puisque tout tend à le rendre tel, et qu’il n’est pour ainsi dire pas possible qu’il soit autrement. Ceci seul devrait engager tous les Gouvernements à supprimer des associations où l’homme est forcé de devenir méchant, car c’est l’être que de ne point paraître tel que l’on est ; et un état où l’on est obligé d’abjurer la franchise, ce premier lien de la société, est un état affreux et qu’on ne doit point laisser subsister.

Le père Jérôme était en ce point moine dans toute la force du terme, et on va voir comment j’en acquis la triste connaissance. J’ai dit de quelle manière notre réconciliation s’était effectuée : au milieu de cet épanchement des âmes qui suit ordinairement les combats amoureux, il m’avait fait les plus belles promesses, et surtout celle de ne plus jouer ; en effet, le jour suivant il me tint fidèle compagnie, et ne sortit que pour aller remplir quelques commissions dont je l’avais chargé. Nous passâmes ensemble la soirée la plus agréable, et nous ne quittâmes la table que pour aller goûter d’autres plaisirs. Mon amant se montra encore plus passionné que de coutume, et ce fut au milieu des plus vives caresses, que l’accablement de la volupté me porta de ses bras dans ceux du sommeil.

J’ignorais le proverbe trivial mais juste, qui dit : Qui te fait plus de caresses que de coutume t’a trompé ou veut te tromper. J’étais bien éloignée de soupçonner la moindre tromperie de la part de mon amant, et mon âme franche ne pouvait supposer de la dissimulation là où je ne voyais que de l’amour. Je m’éveillai, l’âme encore remplie des plaisirs dont je m’étais enivrée la veille. Le soleil qui dardait vivement ses rayons à travers mes jalousies, me fit juger que mon sommeil avait été long. N’apercevant pas Jérôme à mes côtés, je pensai qu’il s’était levé, et que ne voulant pas interrompre mon sommeil, il était allé se promener dans le jardin de l’auberge, comme il avait souvent coutume de le faire. J’étais dans cette persuasion, lorsque jetant par hasard les yeux sur la cheminée, je n’aperçus point ma montre que j’y avais pendue la veille ; cette disparition fit aussitôt naître en moi un soupçon, léger à la vérité, mais cependant inquiétant ; je me levai, et par une impulsion, en apparence machinale, mais réellement motivée par ce soupçon, j’allai droit à un tiroir où j’avais mis mon argent et mes bijoux : quelle fut ma surprise et mon effroi en trouvant ce tiroir vide ; un trait de lumière vint tout-à-coup éclairer mon esprit, et je devinai le reste. — Le traître, le scélérat, m’écriai-je, dans le transport de la plus vive colère…! Cependant, pour me convaincre encore davantage de la perfidie de l’infâme Jérôme, je descendis chez l’hôte et lui demandai s’il n’avait point vu mon mari ; il me répondit qu’il était sorti de grand matin, et qu’il avait fait transporter hors de l’auberge une malle, disant qu’il devait partir dans l’après-dîner avec son épouse pour l’Angleterre. — Cette réponse ne me laissa plus douter de mon malheur ; je ne crus pas devoir en dire davantage à l’hôte ; je remontai dans ma chambre en chargeant d’imprécations le moine. Quel monstre, me dis-je à moi-même ! payer ainsi mes bienfaits par la plus noire ingratitude ! abuser de ma confiance pour me voler d’une manière aussi atroce ! mais n’ai-je pas mérité mon malheur par ma sotte crédulité ? Ne savais-je pas de quoi ce scélérat était capable ; le récit de son histoire, sa conduite pendant notre liaison, ne devaient-elles pas me faire voir ce que j’avais à attendre de lui ? on peut aimer le plaisir, son attrait peut nous induire dans des faiblesses, mais se faire un jeu de séduire l’innocence, enfreindre sans le moindre scrupule les lois divines et humaines, étouffer cette voix de la conscience qui nous dicte nos devoirs envers les autres, tromper aussi indignement ceux à qui on doit de la reconnaissance, enfin ne connaître d’autre guide que son intérêt, d’autre règle que ses passions, et tout sacrifier pour les satisfaire ; sans doute il n’y a qu’un moine, et un moine apostat dans le cœur, qui puisse être capable de cet excès de dépravation.

En rentrant dans ma chambre, je trouvai qu’effectivement Jérôme avait enlevé tous les effets qu’il tenait de ma générosité ; il y avait même joint quelques-uns des miens qu’il avait trouvés le plus à sa convenance, outre mon argent et mes bijoux. Je crus inutile de faire faire des perquisitions ; à coup sûr elles eussent été infructueuses ; les fripons sont aussi adroits à se soustraire au châtiment, qu’ils le sont à vous tromper. Je me bornai donc à gémir sur mon sort qui me dépouillait si subitement d’une petite fortune sur laquelle j’avais fondé le bonheur de plusieurs années. J’avais encore heureusement au doigt une assez belle bague, je la vendis pour payer mon hôte, qui, voyant Jérôme parti et ayant appris mon malheur, me pressait déjà vivement pour le paiement d’environ un mois de logement et de nourriture. Le mauvais état de mes finances ne me permettant plus d’effectuer le projet que j’avais eu de passer en Angleterre, je fus assez embarrassée sur le parti que j’avais à prendre, mais je ne perdis point pour cela courage ; comme il n’est point dans ma nature de me laisser aller au désespoir, et que l’espérance et la fermeté ont toujours été dans mon cœur un contrepoids au moins égal à l’infortune, si je n’avais point toute ma gaieté, au moins mon âme n’avait point perdu son ressort, et les réflexions sur mon état, en l’attachant, ne l’amollissaient pas dans une contemplation pénible et affligeante.


Julie philosophe, vignette fin de chapitre
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