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Justice aux Canadiens-Français !/Chapitre XV

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XV


Vous avez dit, quelque part, dans votre livre, que notre presse était incolore.

Je comprends qu’elle ne vous ait pas intéressé.

L’objet qu’elle se propose (est-ce un bien, est-ce un mal ?) n’est pas de toujours servir à ses lecteurs des chroniques longuement préparées, des articles de fond élaborés dans le silence du cabinet. Elle renseigne, elle annonce, elle est l’intermédiaire direct entre le politicien et ses électeurs, entre le pouvoir qui dispose des fonds et le citoyen qui les fournit, entre le marchand et ses acheteurs. De là, en grande partie, la cause de son aridité pour vous.

Est-ce à dire, cependant, que la presse française, au Canada, soit incolore ? bien au contraire. Les journalistes de talent abondent chez nous, et leurs articles ont une valeur souvent appréciée à l’étranger ; mais malgré eux, il leur faut en passer par la volonté des abonnés et ceux-ci, tiennent par-dessus tout, à être renseignés sur les menus faits de la politique, sur les agissements de leurs représentants, sur la valeur, au jour le jour, des produits du commerce et de l’industrie, sur la répartition des taxes, en un mot sur tout ce qui touche de près à leur existence politique et sociale.

C’est là du practicisme à outrance, me direz-vous, d’accord ; mais, du moins, prouvent-il la ferme volonté de la nation de ne jamais se désintéresser de la marche générale des affaires et de contrôler, en tout temps, la direction que lui impriment ses chefs. Après nous avoir donné votre opinion sur la presse, vous n’hésitez pas à formuler, à priori, un jugement sur la littérature canadienne.

Vous assurez qu’elle est encore dans son enfance.

J’accepte volontiers votre appréciation, à la condition toutefois d’ajouter que, telle qu’elle est, cette enfance est assez vigoureuse pour laisser prévoir, dans un avenir prochain, une belle maturité.

Trois hommes, entre beaucoup d’autres, se sont occupés, avec une attention particulière, du mouvement des esprits au Canada : monsieur Xavier Marmier, de l’Académie française, monsieur Claudio Jannet, monsieur Rameau.

Demandez à ces esprits distingués ce qu’ils pensent de la valeur de nos hommes de lettres ; de Garneau, de l’abbé Ferland, de l’abbé Laverdière, de Turcotte, de Crémazie ; et dans des temps plus rapprochés, de l’abbé Casgrain, de Benjamin Sulte, de Joseph Tassé, de Bourinot, de Faucher de Saint-Maurice, du regretté monsieur Chauveau, du juge Routhier, de MM. Taché, Bourassa, Fréchette, et de tant d’autres dont les noms m’échappent ; ils vous répondront que, par leur talent et leur savoir, ces écrivains honorent non seulement le Canada, mais aussi la France dont ils perpétuent, dans le Nouveau-Monde, le génie littéraire dans sa forme la plus élevée.

Sans aucun doute, direz-vous, ces écrivains, ces poètes que vous me révélez ont fait leurs études en France, en Angleterre et non, assurément, dans vos collèges canadiens ?

Détrompez-vous, mon cher ami, tous ces littérateurs : historiens, poètes, philosophes, chroniqueurs, dont vous trouverez les œuvres couronnés par notre Académie, en vente chez nos grands libraires de Paris, ont puisé dans leur patrie, et le plus souvent dans leurs études personnelles, les premiers éléments de leur savoir. Leur esprit délicat, et, par-dessus tout, leur amour pour notre belle langue, ont fait d’eux des écrivains distingués.

D’ailleurs, à ceux qui nieraient chez les Canadiens les aptitudes naturelles à la race française pour tout ce qui touche aux choses de l’esprit, je rappellerai la faveur dont ont joui, de tout temps, en Angleterre, dans les cercles politiques, les hommes d’État de notre nationalité. L’élite de la haute société ne saluait pas seulement dans sir Étienne Taché, dans sir George Cartier, pour n’en citer que deux entre cent, des orateurs de talents, — elle reconnaissait, dans ces Canadiens, les qualités distinctives de l’homme supérieur par le savoir, l’intelligence et la haute culture intellectuelle.

Afin de vous donner une idée du goût prononcé des Canadiens pour tout ce qui touche aux choses de l’esprit, j’ajouterai qu’il n’est guère de ville de quelque importance et même de gros bourg, qui ne tienne à honneur d’avoir son cercle littéraire.

Dans ces cercles, non seulement on joue la comédie, mais, chaque semaine ou chaque mois, l’un des membres se transforme en conférencier, et traite, en public, un sujet d’histoire, de littérature, voire même de philosophie.

La foule se presse à ces réunions, elle en est friande, et prouve ainsi son attachement aux choses de l’intelligence, et le soin jaloux avec lequel elle entend conserver l’usage de sa langue nationale en la perfectionnant.

Tenez, dans ce vieux fort de Chambly, visité par vous, à l’ombre de ces murailles, antiques vestiges de la puissance française sur les bords du Richelieu, savez-vous ce que viennent faire, une fois par mois, sous la présidence du conservateur des ruines, monsieur Dion, ces jeunes Canadiens, commis de magasin, journaliers, employés publics pour la plupart ? ils viennent satisfaire leur goût naturel pour l’étude, en écoutant l’un d’entre eux développer un sujet d’histoire, choisi d’avance, étudié avec soin, et généralement traité, sinon avec éloquence, tout au moins avec érudition.

Si, d’autre part, vous voulez bien considérer, qu’il y a cinquante ans, la langue française, au Canada, était menacée dans son existence même par des lois injustes ; qu’une lutte de tous les instants, soutenue pour maintenir intactes leurs prérogatives et conquérir leurs libertés, absorbait l’attention des Canadiens ; il ne vous sera pas permis de nier, en constatant les progrès accomplis par la littérature canadienne, les aptitudes intellectuelles des Français d’Amérique.

Pour tout observateur consciencieux et surtout impartial, l’essor que les Canadiens ont imprimé à leur littérature nationale depuis un demi siècle, éclaire d’un jour nouveau le caractère et les tendances de leur race.

Ce magnifique essor, si admiré, et à juste titre, par de nombreux écrivains français de mérite, demeure comme la preuve la plus formelle et en même temps la plus touchante de l’inébranlable attachement des Canadiens à leurs origines.

Et pour nous autres, Français des « vieux pays, » quelle émotion et quelle fierté ne devons-nous pas ressentir à la vue de ces frères d’Amérique, descendants de soixante-trois mille paysans de France, sans relations, pendant plus d’un siècle, avec leur ancienne mère patrie, et perpétuant, dans le nouveau-monde, en dépit des efforts tentés pour l’étouffer, une des marques distinctives du génie français : la culture intellectuelle.


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