Justine, ou les Malheurs de la vertu/première partie-3

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« en Hollande chez les Libraires associés » [Girouard, Paris] (p. 143-227).


Oh ! Ciel, dis-je à Roſalie quand ces affreuſes ſcènes furent terminées, comment peut-on ſe livrer à de tels excès ? Comment peut-on trouver des plaiſirs dans les tourmens que l’on inflige. Ah ! tu ne ſais pas tout, me répond Roſalie, écoute, me dit-elle en repaſſant dans ſa chambre avec moi, ce que tu as vu a pu te faire comprendre que lorſque mon pere trouve quelques facilités dans ces jeunes éleves, il porte ſes horreurs bien plus loin, il abuſe des jeunes filles de la même manière que des jeunes garçons ; de cette criminelle manière, me fit entendre Roſalie, dont j’avais moi-même penſé devenir la victime avec le chef des brigands, entre les mains duquel j’étais tombée après mon évaſion de la Conciergerie, & dont j’avais été ſouillée par le Négociant de Lyon ; par ce moyen, pourſuivit cette jeune perſonne, les filles ne ſont point déshonorées, point de groſſeſſes à craindre, & rien ne les empêche de trouver des époux ; il n’y a pas d’années qu’il ne corrompe ainſi preſque tous les garçons, & au moins la moitié des autres enfans. Sur les quatorze filles que tu as vues, huit ſont déjà flétries de cette manière, & il a joui de neuf garçons ; les deux femmes qui le ſervent ſont ſoumiſes aux mêmes horreurs… Ô Théreſe, ajouta Roſalie en ſe précipitant dans mes bras, ô chere fille, & moi-même auſſi, & moi-même il m’a ſéduite dès ma tendre enfance ; à peine avais-je onze ans que j’étais déjà ſa victime… que je l’étais, hélas ! ſans pouvoir m’en défendre. — Mais, Mademoiſelle, interrompis-je effrayée… & la Religion, il vous reſtait au moins cette voie… Ne pouviez-vous pas conſulter un Directeur & lui tout avouer. — Ah ! ne ſçais-tu donc pas qu’à meſure qu’il nous pervertit, il étouffe dans nous toutes les ſemences de la Religion, & qu’il nous en interdit tous les actes,… & d’ailleurs le pouvais-je ? À peine m’a-t-il inſtruite. Le peu qu’il m’a dit ſur ces matières n’a été que dans la crainte que mon ignorance ne trahît ſon impiété. Mais je n’ai jamais été à confeſſe, je n’ai jamais fait ma première Communion, il ſçait ſi bien ridiculiſer toutes ces choſes, en abſorber dans nous juſqu’aux moindres idées, qu’il éloigne à jamais de leurs devoirs celles qu’il a ſubornées ; ou ſi elles ſont contraintes à les remplir à cauſe de leur famille, c’eſt avec une tiédeur, une indifférence ſi entière, qu’il ne redoute rien de leur indiſcrétion ; mais convainc-toi, Théreſe, convainc-toi par tes propres yeux, continue-t-elle en me pouſſant fort vite dans le cabinet d’où nous ſortions ; viens, cette chambre où il corrige ſes écoliers eſt la même que celle où il jouit de nous ; voici la claſſe finie, c’eſt l’heure où échauffé des préliminaires, il va venir ſe dédommager de la contrainte que lui impoſe quelquefois ſa prudence ; remets-toi où tu étais, chere fille, & tes yeux vont tout découvrir.

Quelque peu curieuſe que je fuſſe de ces nouvelles horreurs, il valait pourtant mieux pour moi me rejetter dans ce cabinet que de me faire ſurprendre avec Roſalie pendant les claſſes ; Rodin en eût infailliblement conçu des ſoupçons. Je me place donc ; à peine y ſuis-je, que Rodin entre chez ſa fille, il la conduit dans celui dont il vient d’être queſtion, les deux femmes du logis s’y rendent ; & là, l’impudique Rodin n’ayant plus de meſures à garder, ſe livre à l’aiſe & ſans aucun voile à toutes les irrégularités de ſa débauche. Les deux payſannes, totalement nues, ſont fuſtigées à tour de bras ; pendant qu’il agit ſur une, l’autre le lui rend, & dans les intervalles, il accable des plus ſales careſſes, des plus effrénées, des plus dégoûtantes, le même autel dans Roſalie, qui élevée ſur un fauteuil le lui préſente un peu penchée ; vient enfin le tour de cette malheureuſe : Rodin l’attache au poteau comme ſes écolieres, & pendant que l’une après l’autre & quelquefois toutes deux enſemble, ſes femmes le déchirent lui-même, il fouette ſa fille, il la frappe depuis le milieu des reins, juſqu’aux bas des cuiſſes, en s’extaſiant de plaiſir. Son agitation eſt extrême, il hurle, il blaſphême, il flagelle ; ſes verges ne s’impriment nulle-part que ſes levres ne s’y collent auſſi-tôt. Et l’intérieur de l’autel, & la bouche de la victime… tout, excepté le devant, tout eſt dévoré de ſuçons, bien-tôt ſans varier l’attitude, ſe contentant de ſe la rendre plus propice, Rodin pénétre dans l’aſyle étroit des plaiſirs ; le même trône eſt pendant ce temps, offert à ſes baiſers par ſa gouvernante, l’autre fille le fouette autant qu’elle a de forces, Rodin eſt aux nues, il pourfend, il déchire, mille baiſers plus chauds les uns que les autres expriment ſon ardeur, ſur ce qu’on préſente à ſa luxure ; la bombe éclate, & le libertin enivré oſe goûter les plus doux plaiſirs au ſein de l’inceſte & de l’infamie.

Rodin alla ſe mettre à table, après de tels exploits, il avait beſoin de réparer. Le ſoir il y avait encore & claſſe & correction, je pouvais obſerver de nouvelles ſcènes ſi je l’euſſe déſiré, mais j’en avais aſſez pour me convaincre & pour déterminer ma réponſe aux offres de ce ſcélérat. L’époque où je devais la rendre approchait. Deux jours après ces événemens-ci, lui-même vint me la demander dans ma chambre. Il me ſurprit au lit. Le prétexte de voir s’il ne reſtait plus aucunes traces de mes bleſſures, lui donna, ſans que je puſſe m’y oppoſer, le droit de m’examiner nue, & comme il en faiſait autant deux fois le jour depuis un mois, ſans que j’euſſe encore apperçu dans lui rien qui pût bleſſer la pudeur, je ne crus pas devoir réſiſter. Mais Rodin avait d’autres projets, cette fois-ci ; quand il en eſt à l’objet de ſon culte, il paſſe une de ſes cuiſſes autour de mes reins, & l’appuye tellement, que je me trouve, pour ainſi dire, hors de défenſe. Théreſe, me dit-il alors en faiſant promener ſes mains de manière à ne plus me laiſſer aucun doute, vous voilà rétablie ; ma chere, vous pouvez maintenant me témoigner la reconnaiſſance dont j’ai vu votre cœur rempli ; la manière eſt aiſée, il ne me faut que ceci, continua le traître en fixant ma poſition de toutes les forces qu’il pouvait employer… Oui, ceci ſeulement, voilà ma récompenſe, je n’exige jamais que cela des femmes… mais, continue-t-il, c’eſt que c’eſt un des plus beaux que j’aie vus de ma vie… Que de rondeur !… quelle élaſticité !… que de fineſſe dans la peau,… Oh ! je veux abſolument en jouir… En diſant cela, Rodin, vraiſemblablement déjà prêt à l’exécution de ſes projets, pour achever de les accomplir, eſt obligé de me lacher un moment ; je profite du jour qu’il me donne, & me dégageant de ſes bras : Monſieur, lui dis-je, je vous prie de vous bien convaincre qu’il n’eſt rien dans le monde entier qui puiſſe m’engager aux horreurs que vous ſemblez vouloir. Ma reconnaiſſance vous eſt due, j’en conviens, mais je ne l’acquitterai pas au prix d’un crime. Je ſuis pauvre & très-malheureuſe ſans doute, n’importe, voilà le peu d’argent que je poſſéde, continué-je en lui offrant ma chétive bourſe, prenez ce que vous jugerez à propos, & laiſſez-moi quitter cette maiſon, je vous prie, dès que j’en ſuis en état.

Rodin, confondu d’une réſiſtance à laquelle il s’attendait peu avec une fille dénuée de reſſources, & que d’après une injuſtice ordinaire aux hommes, il ſuppoſait malhonnête par cela ſeul qu’elle était dans la misère ; Rodin, dis-je, me regarde avec attention ; Théreſe, reprend-il au bout d’un inſtant, c’eſt aſſez mal-à-propos que tu fais la Veſtale avec moi, j’avais ce me ſemble quelque droit à des complaiſances de ta part, n’importe, garde ton argent, mais ne me quitte point. Je ſuis bien-aiſe d’avoir une fille ſage dans ma maiſon, celles qui m’entourent le ſont ſi peu… Puiſque tu te montres ſi vertueuſe, dans ce cas-ci, tu le ſeras j’eſpere également dans tous. Mes intérêts s’y trouveront, ma fille t’aime, elle vient de me ſupplier tout-à-l’heure encore, de t’engager à ne point nous quitter ; reſte donc près de nous, je t’y invite. — Monſieur, répondis-je, je n’y ſerais pas heureuſe ; les deux femmes qui vous ſervent aſpirent à tous les ſentimens qu’il eſt en vous de leur accorder ; elles ne me verront pas ſans jalouſie, & je ſerai tôt ou tard contrainte à vous quitter. — Ne l’appréhende pas, me répondit Rodin, ne crains aucun des effets de la jalouſie de ces femmes, je ſaurai les tenir à leur place en maintenant la tienne, & toi ſeule poſſederas ma confiance ſans qu’aucun riſque en réſulte pour toi. Mais pour continuer d’en être digne, il eſt bon que tu ſaches que la premiere qualité que j’exige de toi, Théreſe, eſt une diſcrétion à toute épreuve. Il ſe paſſe beaucoup de choſes ici, beaucoup qui contrarieront tes principes de vertu, il faut tout voir, mon enfant, tout entendre & ne jamais rien dire… Ah ! reſte avec moi, Théreſe, reſtes-y, mon enfant, je t’y garde avec joie ; au milieu de beaucoup de vices où m’emportent un tempérament de feu, un eſprit ſans frein & un cœur très-gâté, j’aurai du moins la conſolation d’avoir un être vertueux près de moi, & dans le ſein duquel je me jetterai comme aux pieds d’un Dieu, quand je ſerai raſſaſié de mes débauches… Oh ! Ciel, penſai-je en ce moment, la Vertu eſt donc néceſſaire, elle eſt donc indiſpenſable à l’homme, puiſque le vicieux lui-même eſt obligé de ſe raſſurer par elle, & de s’en ſervir comme d’abri. Me rappelant enſuite les inſtances que Roſalie m’avait faites pour ne la point quitter, & croyant reconnaître dans Rodin quelques bons principes, je m’engageai décidément chez lui. Théreſe, me dit Rodin, au bout de quelques jours, c’eſt auprès de ma fille que je vais te mettre ; de cette maniere, tu n’auras rien à démêler avec mes deux autres femmes, & je te donne trois cens livres de gages. Une telle place était une eſpèce de fortune dans ma poſition ; enflammée du déſir de ramener Roſalie au bien, & peut-être ſon père même, ſi je prenais ſur lui quelqu’empire, je ne me repentis point de ce que je venais de faire… Rodin m’ayant fait habiller me conduiſit dès le même inſtant à ſa file, en lui annonçant qu’il me donnait à elle ; Roſalie me reçut avec des tranſports de joie inouis, & je fus promptement inſtallée.

Il ne ſe paſſa pas huit jours ſans que je commençaſſe à travailler aux converſions que je déſirais, mais l’endurciſſement de Rodin rompait toutes mes meſures.

— Ne crois pas, répondait-il à mes ſages conſeils, que l’eſpece d’hommage que j’ai rendu à la vertu dans toi, ſoit une preuve, ni que j’eſtime la vertu, ni que j’aie envie de la préférer au vice. Ne l’imagine pas, Théreſe, tu t’abuſerais ; ceux qui, partant de ce que j’ai fait envers toi, ſoutiendraient d’après ce procédé, l’importance ou la néceſſité de la vertu, tomberaient dans une grande erreur, & je ſerais bien fâché que tu cruſſes que telle eſt ma façon de penſer. La maſure qui me ſert d’abri à la chaſſe quand les rayons trop ardens du Soleil dardent à-plomb ſur mon individu, n’eſt aſſurément pas un monument utile, ſa néceſſité n’eſt que de circonſtances, je m’expoſe à une ſorte de danger, je trouve quelque choſe qui me garantit, je m’en ſers, mais ce quelque choſe en eſt-il moins inutile ? en peut-il être moins mépriſable ? Dans une ſociété totalement vicieuſe, la vertu ne ſervirait à rien : les nôtres n’étant pas de ce genre, il faut abſolument ou la jouer, ou s’en ſervir, afin d’avoir moins à redouter de ceux qui la ſuivent. Que perſonne ne l’adopte, elle deviendra inutile ; je n’ai donc pas tort quand je ſoutiens que ſa néceſſité n’eſt que d’opinion, ou de circonſtances ; la vertu n’eſt pas un mode d’un prix inconteſtable, elle n’eſt qu’une manière de ſe conduire, qui varie ſuivant chaque climat & qui par conſéquent n’a rien de réel, cela ſeul en fait voir la futilité. Il n’y a que ce qui eſt conſtant qui ſoit réellement bon ; ce qui change perpétuellement ne ſaurait prétendre au caractère de bonté, voilà pourquoi l’on a mis l’immutabilité au rang des perfections de l’Éternel ; mais la vertu eſt abſolument privée de ce caractére : il n’eſt pas deux peuples ſur la ſurface du globe qui ſoient vertueux de la même manière ; donc la vertu n’a rien de réel, rien de bon intrinſéquement, & ne mérite en rien notre culte ; il faut s’en ſervir comme d’étaie, adopter politiquement celle du pays où l’on vit, afin que ceux qui la pratiquent par goût, ou qui doivent la révérer par état, vous laiſſent en repos, & afin que cette vertu reſpectée où vous êtes, vous garantiſſe par ſa prépondérance de convention, des attentats de ceux qui profeſſent le vice. Mais encore une fois, tout cela eſt de circonſtances, & rien de tout cela n’aſſigne un mérite réel à la vertu. Il eſt telle vertu d’ailleurs, impoſſible à de certains hommes ; or, comment me perſuaderez-vous qu’une vertu qui combat ou qui contrarie les paſſions, puiſſe ſe trouver dans la Nature ? Et ſi elle n’y eſt pas, comment peut-elle être bonne ? Aſſurément ce ſeront chez les hommes dont il s’agit, les vices oppoſés à ces vertus, qui deviendront préférables, puiſque ce ſeront les ſeuls modes ;… les ſeules manières d’être qui s’arrangeront le mieux à leur phyſique ou à leurs organes ; il y aura donc dans cette hypothèſe des vices très-utiles : or, comment la vertu le ſera-t-elle, ſi vous me démontrez que ſes contraires puiſſent l’être ? On vous dit à cela, la vertu eſt utile aux autres, & en ce ſens, elle eſt bonne ; car s’il eſt reçu de ne faire que ce qui eſt bon aux autres, à mon tour je ne recevrai que du bien. Ce raiſonnement n’eſt qu’un ſophiſme ; pour le peu de bien que je reçois des autres, en raiſon de ce qu’ils pratiquent la vertu, par l’obligation de la pratiquer à mon tour, je fais un million de ſacrifices qui ne me dédommagent nullement. Recevant moins que je ne donne, je fais donc un mauvais marché, j’éprouve beaucoup plus de mal des privations que j’endure pour être vertueux, que je ne reçois de bien de ceux qui le ſont ; l’arrangement n’étant point égal, je ne dois donc pas m’y ſoumettre, & ſûr, étant vertueux, de ne pas faire aux autres autant de bien que je recevrais de peines en me contraignant à l’être, ne vaudra-t-il donc pas mieux que je renonce à leur procurer un bonheur qui doit me coûter autant de mal ? Reſte maintenant le tort que je peux faire aux autres étant vicieux, & le mal que je recevrai à mon tour, ſi tout le monde me reſſemble. En admettant une entière circulation de vices, je riſque aſſurément, j’en conviens ; mais le chagrin éprouvé par ce que je riſque eſt compenſé par le plaiſir de ce que je fais riſquer aux autres ; voilà dès-lors l’égalité établie ; dès-lors tout le monde eſt à-peu-près également heureux : ce qui n’eſt pas & ne ſaurait être dans une ſociété où les uns ſont bons & les autres méchans, parce qu’il réſulte de ce mélange, des pièges perpétuels, qui n’exiſtent point dans l’autre cas. Dans la ſociété mélangée, tous les intérêts ſont divers ; voilà la ſource d’une infinité de malheurs ; dans l’autre aſſociation, tous les intérêts ſont égaux, chaque individu qui la compoſe eſt doué des mêmes goûts, des mêmes penchans, tous marchent au même but : tous ſont heureux. Mais, vous diſent les ſots, le mal ne rend point heureux ; non, quand on eſt convenu d’encenſer le bien ; mais dépriſez, aviliſſez ce que vous appelez le bien, vous ne révérez plus que ce que vous aviez la ſottiſe d’appeler le mal ; & tous les hommes auront du plaiſir à le commettre, non point parce qu’il ſera permis ; (ce ſerait quelquefois une raiſon pour en diminuer l’attrait,) mais c’eſt que les loix ne le puniront plus, & qu’elles diminuent, par la crainte qu’elles inſpirent, le plaiſir qu’a placé la Nature au crime. Je ſuppoſe une ſociété où il ſera convenu que l’inceſte (admettons ce délit comme tout autre) que l’inceſte, dis-je, ſoit un crime, ceux qui s’y livreront ſeront malheureux, parceque l’opinion, les loix, le culte, tout viendra glacer leurs plaiſirs ; ceux qui déſireront de commettre ce mal, & qui ne l’oſeront, d’après ces freins, ſeront également malheureux ; ainſi la loi qui proſcrira l’inceſte, n’aura fait que des infortunés. Que dans la ſociété voiſine, l’inceſte ne ſoit point un crime, ceux qui ne le déſireront pas ne ſeront point malheureux, & ceux qui le déſireront ſeront heureux. Donc la ſociété qui aura permis cette action conviendra mieux aux hommes, que celle qui aura érigé cette même action en crime ; il en eſt de même de toutes les autres actions mal-adroitement conſidérées comme criminelles ; en les obſervant ſous ce point de vue, vous faites une foule de malheureux ; en les permettant, perſonne ne ſe plaint ; car celui qui aime cette action quelconque s’y livre en paix, & celui qui ne s’en ſoucie pas, ou reſte dans une ſorte d’indifférence qui n’eſt nullement douloureuſe, ou ſe dédommage de la léſion qu’il a pu recevoir, par une foule d’autres léſions dont il grève à ſon tour ceux dont il a eu à ſe plaindre ; donc tout le monde dans une ſociété criminelle, ſe trouve ou très-heureux, ou dans un état d’inſouciance qui n’a rien de pénible ; par conſéquent rien de bon, rien de reſpectable, rien de fait pour rendre heureux dans ce qu’on appelle la vertu. Que ceux qui la ſuivent ne s’enorgueilliſſent donc pas, de cette ſorte d’hommage que le genre de conſtitution de nos ſociétés nous force à lui rendre ; c’eſt une affaire purement de circonſtances, de convention ; mais dans le fait, ce culte eſt chimérique, & la vertu qui l’obtient un inſtant, n’en eſt pas pour cela plus belle.

Telle était la logique infernale des malheureuſes paſſions de Rodin ; mais Roſalie plus douce & bien moins corrompue, Roſalie déteſtant les horreurs auxquelles elle était ſoumiſe, ſe livrait plus docilement à mes avis : je déſirais avec ardeur lui faire remplir ſes premiers devoirs de Religion ; il aurait fallu pour cela mettre un prêtre dans la confidence, & Rodin n’en voulait aucun dans ſa maiſon, il les avait en horreur comme le culte qu’ils profeſſaient : pour rien au monde, il n’en eût ſouffert un près de ſa fille ; conduire cette jeune perſonne à un Directeur, était également impoſſible ; Rodin ne laiſſait jamais ſortir Roſalie ſans qu’elle fût accompagnée : il fallut donc attendre que quelqu’occaſion ſe préſentât ; & pendant ces délais, j’inſtruiſais cette jeune perſonne ; en lui donnant le goût des vertus, je lui inſpirais celui de la Religion, je lui en dévoilais les ſaints dogmes & les ſublimes myſtères, je liais tellement ces deux ſentimens dans ſon jeune cœur que je les rendais indiſpenſables au bonheur de ſa vie.

Ô Mademoiſelle, lui diſais-je un jour en recueillant les larmes de ſa componction, l’homme peut-il s’aveugler au point de croire, qu’il ne ſoit pas deſtiné à une meilleure fin ? Ne ſuffit-il pas qu’il ait été doué du pouvoir & de la faculté de connaître ſon Dieu, pour s’aſſurer que cette faveur ne lui a été accordée que pour remplir les devoirs qu’elle impoſe ? Or, quelle peut être la baſe du culte dû à l’Éternel, ſi ce n’eſt la vertu dont lui-même eſt l’exemple ? Le Créateur de tant de merveilles peut-il avoir d’autres loix que le bien ? Et nos cœurs peuvent-ils lui plaire ſi le bien n’en eſt l’élément ? Il me ſemble qu’avec les ames ſenſibles, il ne faudrait employer d’autres motifs d’amour envers cet Être ſuprême que ceux qu’inſpire la reconnaiſſance. N’eſt-ce pas une faveur que de nous avoir fait jouir des beautés de cet Univers, & ne lui devons-nous pas quelque gratitude pour un tel bienfait ? Mais une raiſon plus forte encore, établit, conſtate la chaîne univerſelle de nos devoirs ; pourquoi refuſerions-nous de remplir ceux qu’exige ſa loi, puiſque ce ſont les mêmes que ceux qui conſolident notre bonheur avec les hommes ? N’eſt-il pas doux de ſentir qu’on ſe rend digne de l’Être ſuprême, rien qu’en exerçant les vertus qui doivent opérer notre contentement ſur la terre, & que les moyens qui nous rendent dignes de vivre avec nos ſemblables, ſont les mêmes que ceux qui nous donnent après cette vie l’aſſurance de renaître auprès du trône de Dieu ? Ah ! Roſalie, comme ils s’aveuglent ceux qui voudraient nous ravir cet eſpoir ! Trompés, ſéduits par leurs miſérables paſſions, ils aiment mieux nier les vérités éternelles, que d’abandonner ce qui peut les en rendre dignes. Ils aiment mieux dire, on nous trompe, que d’avouer qu’ils ſe trompent eux-mêmes ; l’idée des pertes qu’ils ſe préparent troublerait leurs indignes voluptés ; il leur paraît moins affreux d’anéantir l’eſpoir du Ciel, que de ſe priver de ce qui doit le leur acquérir ! Mais quand elles s’affaibliſſent en eux, ces tyranniques paſſions, quand le voile eſt déchiré, quand rien ne balance plus dans leur cœur corrompu cette voix impérieuſe du Dieu que méconnaiſſait leur délire, quel il doit être, ô Roſalie, ce cruel retour ſur eux-mêmes, & combien le remords qui l’accompagne doit leur faire payer cher l’inſtant d’erreur qui les aveuglait ! Voilà l’état où il faut juger l’homme pour régler ſa propre conduite : ce n’eſt ni dans l’ivreſſe, ni dans le tranſport d’une fiévre ardente que nous devons croire à ce qu’il dit, c’eſt lorſque ſa raiſon calmée, jouiſſant de toute ſon energie, cherche la vérité, la devine & la voit. Nous le déſirons de nous-mêmes alors cet Être ſaint autrefois méconnu ; nous l’implorons, il nous conſole ; nous le prions, il nous écoute. Eh, pourquoi donc le nierais-je, pourquoi le méconnaîtrais-je, cet objet ſi néceſſaire au bonheur ? Pourquoi préférerais-je de dire avec l’homme égaré, il n’eſt point de Dieu, tandis que le cœur de l’homme raiſonnable m’offre à tout inſtant des preuves de l’exiſtence de cet Être divin ? Vaut-il donc mieux rêver avec les fous, que de penſer juſte avec les ſages ? Tout découle néanmoins de ce premier principe : dès qu’il exiſte un Dieu, ce Dieu mérite un culte, & la premiere baſe de ce culte eſt inconteſtablement la Vertu.

De ces premières vérités, je déduiſais facilement les autres, & Roſalie déiſte était bientôt chrétienne. Mais quel moyen, je le répète, de joindre un peu de pratique à la morale ? Roſalie, contrainte d’obéir à ſon père, ne pouvait tout au plus y montrer que du dégoût, et avec un homme comme Rodin cela ne pouvait-il pas devenir dangereux ? Il étoit intraitable ; aucun de mes ſystêmes ne tenait contre lui ; mais ſi je ne réuſſiſſais pas à le convaincre, au moins ne m’ébranlait-il pas.

Cependant, une telle école, des dangers ſi permanens, ſi réels, me firent trembler pour Roſalie au point que je ne me crus nullement coupable en l’engageant à fuir de cette maiſon perverſe. Il me ſemblait qu’il y avait un moindre mal à l’arracher du ſein de ſon inceſtueux père, que de l’y laiſſer au haſard de tous les riſques qu’elle y pouvait courir. J’avais déjà touché légèrement cette matière, & je n’étais peut être pas très-loin d’y réuſſir, quand tout-à-coup Roſalie diſparut de la maiſon, ſans qu’il me fût poſſible de ſavoir où elle était. Interrogeais-je les femmes de chez Rodin, ou Rodin lui-même, on m’aſſurait qu’elle était allé paſſer la belle ſaiſon chez une parente à dix lieues de là. M’informais-je dans le voiſinage, d’abord on s’étonnait d’une pareille queſtion faite par quelqu’un du logis, puis on me répondait comme Rodin & ſes domeſtiques : on l’avait vue, on l’avait embraſſée la veille, le jour même de ſon départ ; et je recevais les mêmes réponſes par-tout. Quand je demandais à Rodin pourquoi ce départ m’avait été caché, pourquoi je n’avais pas ſuivi ma maîtreſſe, il m’aſſurait que l’unique raiſon avait été de prévenir une ſcène douloureuſe pour l’une & pour l’autre, & qu’aſſurément je reverrais bientôt celle que j’aimais. Il fallut ſe payer de ces réponſes, mais s’en convaincre était plus difficile. Était-il préſumable que Roſalie, Roſalie qui m’aimait tant ! eût pu conſentir à me quitter ſans me dire un mot ? Et, d’après ce que je connaiſſais du caractere de Rodin, n’y avait-il pas bien à appréhender pour le ſort de cette malheureuſe ? Je réſolus donc de mettre tout en uſage pour ſavoir ce qu’elle était devenue, & pour y parvenir, tous les moyens me parurent bons.

Dès le lendemain, me trouvant ſeule au logis, j’en parcours ſoigneuſement tous les coins ; je crois entendre quelques gémiſſemens au fond d’une cave très-obſcure… Je m’approche, un tas de bois paraiſſait boucher une porte étroite & reculée ; j’avance en écartant tous les obſtacles,… de nouveaux ſons ſe font entendre ; je crois en démêler l’organe… Je prête mieux l’oreille… je ne doute plus. — Théreſe, entends-je enfin, ô Théreſe eſt-ce toi ? — Oui, chère & tendre amie, m’écriai-je, en reconnaiſſant la voix de Roſalie… Oui, c’eſt Théreſe que le ciel envoye te ſecourir,… & mes queſtions multipliées laiſſent à peine à cette intéreſſante fille le temps de me répondre. J’apprends enfin que quelques heures avant ſa diſparution, Rombeau, l’ami, le confrere de Rodin, l’avait examinée nue, et qu’elle avait reçu de ſon père l’ordre de ſe prêter, avec ce Rombeau, aux mêmes horreurs que Rodin exigeait chaque jour d’elle ; qu’elle avait réſiſté, mais que Rodin, furieux, l’avait ſaiſie & préſentée lui-même aux attentats débordés de ſon confrere ; qu’enſuite, les deux amis s’étaient fort long-temps parlé bas, la laiſſant toujours nue, & venant par intervalle l’examiner de nouveau, en jouir toujours de cette même manière criminelle, ou la maltraiter en cent façons différentes ; que définitivement, après quatre ou cinq heures de cette ſéance, Rodin lui avait dit qu’il allait l’envoyer à la campagne chez une de ſes parentes, mais qu’il fallait partir tout-de-ſuite & ſans parler à Théreſe, pour des raiſons qu’il lui expliquerait le lendemain lui-même dans cette campagne où il irait auſſitôt la rejoindre. Il avait fait entendre à Roſalie qu’il s’agiſſait d’un mariage pour elle, & que c’était en raiſon de cela que ſon ami Rombeau l’avait examinée, afin de voir ſi elle était en état de devenir mere. Roſalie était effectivement partie ſous la conduite d’une vieille femme ; elle avait traverſé le bourg, dit adieu en paſſant à pluſieurs connaiſſances ; mais auſſitôt que la nuit était venue, ſa conductrice l’avait ramenée dans la maiſon de ſon pere où elle était rentrée à minuit. Rodin, qui l’attendait, l’avait ſaiſie, lui avait intercepté de ſa main l’organe de la voix, & l’avait, ſans dire un mot, plongée dans cette cave, où on l’avait d’ailleurs aſſez bien nourrie. & ſoignée depuis qu’elle y était.

Je crains tout, ajouta cette pauvre fille ; la conduite de mon pere envers moi depuis ce temps, ſes diſcours, ce qui a précédé l’examen de Rombeau, tout, Théreſe, tout prouve que ces monſtres vont me faire ſervir à quelques-unes de leurs expériences, & c’en eſt fait de ta pauvre Roſalie, — Après les larmes qui coulerent abondamment de mes yeux, je demandai à cette pauvre fille ſi elle ſavait où l’on mettait la clef de cette cave ; elle l’ignorait ; mais elle ne croyait pourtant point que l’on eût l’uſage de l’emporter. Je la cherchai de tous côtés ; ce fut en vain ; & l’heure de reparaître arriva ſans que je pusse donner à cette chere enfant d’autres ſecours que des conſolations, quelques eſpérances & des pleurs. Elle me fit jurer de revenir le lendemain ; je le lui promis, l’aſſurant même que ſi, à cette époque, je n’avais rien découvert de ſatisfaiſant ſur ce qui la regardait, je quitterais ſur-le-champ la maiſon, je porterais mes plaintes en juſtice, & la ſouſtrairais, à tel prix que ce pût être, au ſort affreux qui la menaçait.

Je remonte ; Rombeau ſoupait ce ſoir-là avec Rodin. Déterminée à tout, pour éclaircir le ſort de ma maîtreſſe, je me cache près de l’appartement où ſe trouvaient les deux amis, et leur converſation ne me convainc que trop du projet horrible qui les occupait l’un & l’autre.

Jamais, dit Rodin, l’anatomie ne ſera à ſon dernier degré de perfection, que l’examen des vaiſſeaux ne ſoit fait ſur un enfant de quatorze ou quinze ans, expiré d’une mort cruelle ; ce n’eſt que de cette contraction que nous pouvons obtenir une analyſe complette d’une partie auſſi intéreſſante. Il en eſt de même, reprit Rombeau, de la membrane qui aſſure la virginité ; il faut néceſſairement une jeune fille pour cet examen. Qu’obſerve-t-on dans l’âge de puberté ? rien ; les menſtrues déchirent l’hymen, & toutes les recherches ſont inexactes ; ta fille eſt préciſément ce qu’il nous faut ; quoiqu’elle ait quinze ans, elle n’eſt pas encore réglée ; la maniere dont nous en avons joui ne porte aucun tort à cette membrane, & nous la traiterons tout à l’aiſe. Je ſuis ravi que tu te ſois enfin déterminé.

Aſſurément, je le ſuis, reprit Rodin ; il eſt odieux que de futiles conſidérations arrêtent ainſi le progrès des ſciences ; les grands hommes ſe ſont-ils laiſſé captiver par d’auſſi mépriſables chaînes ? Et quand Michel-Ange voulut rendre un Chriſt au naturel, ſe fit-il un cas de conſcience de crucifier un jeune homme, & de le copier dans les angoiſſes. Mais quand il s’agit des progrès de notre art, de quelle néceſſité ne doivent pas être ces mêmes moyens ! Et combien y a-t-il un moindre mal à ſe les permettre ? C’eſt un ſujet de ſacrifié pour en ſauver un million ; doit-on balancer à ce prix ? Le meurtre opéré par les loix eſt-il d’une autre eſpece que celui que nous allons faire, & l’objet de ces loix, qu’on trouve ſi ſages, n’eſt-il pas le ſacrifice d’un pour en ſauver mille ? — C’eſt la ſeule façon de s’inſtruire, dit Rombeau, & dans les hôpitaux, où j’ai travaillé toute ma jeuneſſe, j’ai vu faire mille ſemblables expériences ; à cauſe des liens qui t’enchaînent à cette créature, je craignais, je l’avoue, que tu ne balançaſſes.

— Quoi ! parce qu’elle eſt ma fille ? Belle raiſon, s’écria Rodin, & quel rang t’imagines-tu donc que ce titre doive avoir dans mon cœur ? Je regarde un peu de ſemence écloſe, du même œil (au poids près) que celle qu’il me plaît de perdre dans mes plaiſirs. Je n’ai jamais fait plus de cas de l’un que de l’autre. On eſt le maître de reprendre ce qu’on a donné ; jamais le droit de diſpoſer de ſes enfans ne fut conteſté chez aucun peuple de la terre. Les Perſes, les Medes, les Arméniens, les Grecs en jouiſſaient dans toute ſon étendue. Les loix de Licurgue, le modèle des Légiſlateurs, non-ſeulement laiſſaient aux peres tous droits ſur leurs enfans, mais condamnoient même à la mort ceux que les parens ne voulaient pas nourrir, ou ceux qui ſe trouvaient mal conformés. Une grande partie des Sauvages tuent leurs enfans auſſitôt qu’ils naiſſent. Preſque toutes les femmes de l’Aſie, de l’Afrique & de l’Amérique, ſe font avorter ſans encourir de blâme ; Cook retrouva cet uſage dans toutes les iſles de la mer du Sud. Romulus, permit l’infanticide ; la loi des douze tables le toléra de même, & juſqu’à Constantin, les Romains expoſaient ou tuaient impunément leurs enfans. Aristote conſeille ce prétendu crime ; la secte des Stoïciens le regardait comme louable ; il eſt encore très en uſage à la Chine. Chaque jour on trouve & dans les rues & ſur les canaux de Pekin, plus de dix mille individus immolés ou abandonnés par leurs parens, & quel que ſoit l’âge d’un enfant dans ce ſage empire, un pere, pour s’en débarraſſer, n’a beſoin que de le mettre entre les mains du juge. D’après les loix des Parthes on tuait ſon fils, ſa fille ou ſon frere, même dans l’âge nubile ; Céſar trouva cette coutume générale dans les Gaules ; pluſieurs paſſages du Pentateuque prouvent qu’il était permis de tuer ſes enfans chez le peuple de Dieu ; & Dieu lui-même enfin, l’exigea d’Abraham. L’on crut long-temps, dit un célebre moderne, que la proſpérité des empires dépendait de l’eſclavage des enfans ; cette opinion avoit pour baſe les principes de la plus ſaine raiſon. Eh quoi ! un monarque ſe croira autoriſé à ſacrifier vingt ou trente mille de ſes ſujets dans un ſeul jour pour ſa propre cauſe, & un pere ne pourra, lorſqu’il le jugera convenable, devenir maître de la vie de ſes enfans ! Quelle abſurdité ! Quelle inconſéquence & quelle faibleſſe dans ceux qui ſont contenus par de telles chaînes ! L’autorité du pere ſur ſes enfans, la ſeule réelle, la ſeule qui ait ſervi de baſe à toutes les autres, nous eſt dictée par la voix de la Nature même, & l’étude réfléchie de ſes opérations nous en offre à tout inſtant des exemples. Le Czar Pierre ne doutait nullement de ce droit ; il en uſa, & adreſſa une déclaration publique à tous les Ordres de ſon empire, par laquelle il diſait que, d’après les loix divines et humaines, un pere avait le droit entier & abſolu de juger ſes enfans à mort, ſans appel & ſans prendre l’avis de qui que ce fût. Il n’y a que dans notre France barbare où une fauſſe & ridicule pitié crut devoir enchaîner ce droit. Non, pourſuivit Rodin avec chaleur, non, mon ami, je ne comprendrai jamais qu’un pere qui voulut bien donner la vie, ne ſoit pas libre de donner la mort. C’eſt le prix ridicule que nous attachons à cette vie, qui nous fait éternellement déraiſonner ſur le genre d’action qui engage un homme à ſe délivrer de ſon ſemblable. Croyant que l’exiſtence eſt le plus grand des biens, nous nous imaginons ſtupidement faire un crime en ſouſtrayant ceux qui en jouiſſent ; mais la ceſſation de cette exiſtence, ou du moins ce qui la ſuit, n’eſt pas plus un mal que la vie n’eſt un bien ; ou plutôt ſi rien ne meurt, ſi rien ne ſe détruit, ſi rien ne ſe perd dans la Nature, ſi toutes les parties décompoſées d’un corps quelconque n’attendent que la diſſolution, pour reparaître auſſitôt ſous des formes nouvelles, quelle indifférence n’y aura-t-il pas dans l’action du meurtre, & comment oſera-t-on y trouver du mal ? Ne dût-il donc s’agir ici que de ma ſeule fantaiſie, je regarderais la choſe comme toute ſimple, à plus forte raiſon quand elle devient néceſſaire à un art auſſi utile aux hommes… Quand elle peut fournir d’auſſi grandes lumieres, dès-lors ce n’eſt plus un mal, mon ami, ce n’eſt plus un forfait, c’eſt la meilleure, la plus ſage, la plus utile de toutes les actions, & ce ne ſerait qu’à ſe la refuſer qu’il pourrait exiſter du crime.

Ah ! dit Rombeau, plein d’enthouſiaſme pour d’auſſi effrayantes maximes, je t’approuve, mon cher, ta ſageſſe m’enchante, mais ton indifférence m’étonne, je te croyais amoureux. — Moi ! épris d’une fille ?… Ah ! Rombeau, je me ſuppoſais mieux connu de toi ; je me ſers de ces créatures-là quand je n’ai rien de mieux : l’extrême penchant que j’ai pour les plaiſirs du genre dont tu me les vois goûter, me rend précieux tous les temples où cette eſpèce d’encens peut s’offrir, & pour les multiplier, j’aſſimile quelques fois une jeune fille à un beau garçon ; mais pour peu qu’un de ces individus femelles ait malheureuſement nourri trop longtemps mon illuſion, le dégoût s’annonce avec énergie, & je n’ai jamais connu qu’un moyen d’y ſatisfaire délicieuſement… Tu m’entends, Rombeau ; Chilpéric le plus voluptueux des Rois de France penſait de même. Il diſait hautement qu’on pouvait à la rigueur ſe ſervir d’une femme, mais à la clauſe expreſſe de l’exterminer auſſitôt qu’on en avait joui[1]. Il y a cinq ans que cette petite Catin ſert à mes plaiſirs, il eſt temps qu’elle paye la ceſſation de mon ivreſſe par celle de ſon exiſtence.

Le repas finiſſait ; aux démarches de ces deux furieux, à leurs propos, à leurs actions, à leurs préparatifs, à leur état enfin qui tenait du délire, je vis bien qu’il n’y avait pas un moment à perdre & que l’époque de la deſtruction de cette malheureuſe Roſalie, était fixée à ce même ſoir. Je vole à la cave, réſolue de mourir ou de la délivrer. — Ô chere amie, lui criai-je, pas un moment à perdre… les monſtres… c’eſt pour ce ſoir… ils vont arriver… Et en diſant cela, je fais les plus violens efforts pour enfoncer la porte. Une de mes ſecouſſes fait tomber quelque choſe, j’y porte la main, c’eſt la clef, je la ramaſſe, je me hâte d’ouvrir… j’embraſſe Roſalie, je la preſſe de fuir, je lui réponds de ſuivre ſes pas, elle s’élance… Juſte Ciel ! il était encore dit que la Vertu devait ſuccomber, & que les ſentimens de la plus tendre commiſération allaient être durement punis ; Rodin & Rombeau éclairés par la gouvernante paraiſſent tout-à-coup ; le premier ſaiſit ſa fille au moment où elle franchit le ſeuil de la porte au-delà de laquelle elle n’avait plus que quelques pas à faire pour ſe trouver libre. — Où vas-tu, malheureuſe, s’écrie Rodin en l’arrêtant, pendant que Rombeau s’empare de moi… Ah ! continue-t-il en me regardant, c’eſt cette coquine qui favoriſait ta fuite ! Théreſe, voilà donc l’effet de vos grands principes de vertu… enlever une fille à ſon pere ? — Aſſurément, répondis-je avec fermeté, & je le dois quand ce pere eſt aſſez barbare pour comploter contre les jours de ſa fille. — Ah ! ah ! de l’eſpionnage & de la ſéduction, pourſuivit Rodin ; tous les vices les plus dangereux dans une domeſtique ; montons, montons, il faut juger cette affaire-là. Roſalie & moi, traînées par ces deux ſcélérats, nous regagnons les appartemens ; les portes ſe ferment. La malheureuſe fille de Rodin eſt attachée aux colonnes d’un lit, & toute la rage de ces furieux ſe tourne contre moi, je ſuis accablée des plus dures invectives, & les plus effrayans arrêts ſe prononcent ; il ne s’agit de rien moins que de me diſſéquer toute vive, pour examiner les battemens du cœur, & faire ſur cette partie des obſervations impraticables ſur un cadavre. Pendant ce temps on me deshabille, & je deviens la proie des attouchemens les plus impudiques. — Avant tout, dit Rombeau, je ſuis d’avis d’attaquer fermement la fortereſſe que tes bons procédés reſpectèrent… C’eſt qu’elle eſt ſuperbe ; admire donc le velouté, la blancheur de ces deux demi-lunes qui en défendent l’entrée, jamais Vierge ne fut plus fraîche. — Vierge ! mais elle l’eſt preſque, dit Rodin… Une ſeule fois malgré elle on l’a violée, & pas la moindre choſe depuis. Céde-moi le poſte un inſtant… & le cruel entremêle l’hommage, de ces careſſes dures & féroces qui dégradent l’idole au lieu de l’honorer. S’il y avait eu là des verges, j’étais cruellement traitée. On en parla, mais il ne s’en trouva point, on ſe contenta de ce que la main put faire ; on me mit en feu… plus je me défendais, mieux j’étais contenue ; quand je vis pourtant qu’on allait ſe décider à des choſes plus ſérieuſes, je me précipitai aux pieds de mes bourreaux, je leur offris ma vie, & leur demandai l’honneur. — Mais dès que tu n’es pas vierge, dit Rombeau, qu’importe, tu ne ſeras coupable de rien, nous allons te violer comme tu l’as déjà été, & dès-lors pas le plus petit péché ſur ta conſcience ; ce ſera la force qui t’aura tout ravi… & l’infâme en me conſolant de cette cruelle manière, me plaçait déjà ſur un canapé. — Non, dit Rodin en arrêtant l’efferveſcence de ſon Confrere dont j’étais toute prête à devenir victime, non, ne perdons pas nos forces avec cette créature, ſonge que nous ne pouvons remettre plus loin les opérations projettées ſur Roſalie, & notre vigueur nous eſt néceſſaire pour y procéder : puniſſons autrement cette malheureuſe. En diſant cela, Rodin met un fer au feu. Oui, continue-t-il, puniſſons-la mille fois davantage que ſi nous prenions ſa vie, marquons-la, flétriſſons-la ; cet aviliſſement joint à toutes les mauvaiſes affaires qu’elle a ſur le corps, la fera pendre ou mourir de faim ; elle ſouffrira du moins juſques-là, & notre vengeance plus prolongée en deviendra plus délicieuſe ; il dit : Rombeau me ſaiſit, & l’abominable Rodin m’applique derrière l’épaule le fer ardent dont on marque les voleurs. Qu’elle oſe paraître à préſent, la Catin, continue ce monſtre, qu’elle l’oſe, & en montrant cette lettre ignominieuſe, je légitimerai ſuffiſamment les raiſons qui me l’ont fait renvoyer avec tant de ſecret & de promptitude.

On me panſe, on me r’habille, on me fortifie de quelques gouttes de liqueur, & profitant de l’obſcurité de la nuit, les deux amis me conduiſent au bord de la forêt, & m’y abandonnent cruellement, après m’avoir fait entrevoir encore le danger d’une récrimination, ſi j’oſe l’entreprendre dans l’état d’aviliſſement où je me trouve.

Toute autre que moi, ſe fut peu ſouciée de cette menace ; dès qu’il m’était poſſible de prouver que le traitement que je venais de ſouffrir n’était l’ouvrage d’aucuns tribunaux, qu’avais-je à craindre ?… Mais ma faibleſſe, ma timidité naturelle, l’effroi de mes malheurs de Paris, & de ceux du Château de Bressac, tout m’étourdit, tout m’effraya ; je ne penſai qu’à fuir, bien plus affectée de la douleur d’abandonner une innocente victime aux mains de ces deux ſcélérats prêts à l’immoler ſans doute, que touchée de mes propres maux. Plus irritée, plus affligée que phyſiquement maltraitée, je me mis en marche dès le même inſtant ; mais ne m’orientant point, ne demandant rien, je ne fis que tourner autour de Paris, & le quatrième jour de mon voyage, je ne me trouvai qu’à Lieurſaint. Sachant que cette route pouvait me conduire vers les provinces méridionales, je réſolus alors de la ſuivre, & de gagner ainſi, comme je le pourrais, ces pays éloignés, m’imaginant que la paix & le repos ſi cruellement refuſés pour moi dans ma patrie, m’attendaient peut-être au bout de la France ; fatale erreur ! que de chagrins il me reſtait à éprouver encore.

Quelles que euſſent été mes peines juſques alors, au moins mon innocence me reſtait. Uniquement victime des attentats de quelques monſtres, à peu de choſe près néanmoins, je pouvais me croire encore dans la claſſe des filles honnêtes. Au fait, je n’avais été vraiment ſouillée que par un viol fait depuis cinq ans, dont les traces étaient refermées… un viol conſommé dans un inſtant où mes ſens engourdis ne m’avoient pas même laiſſé la faculté de le ſentir. Qu’avais-je d’ailleurs à me reprocher ? Rien, oh ! rien ſans doute ; & mon cœur était pur, j’en étais trop glorieuſe, ma préſomption devait être punie, & les outrages qui m’attendaient allaient devenir tels, qu’il ne me ſerait bientôt plus poſſible, quelque peu que j’y participaſſe, de former au fond de mon cœur les mêmes ſujets de conſolation.

J’avais toute ma fortune ſur moi cette fois-ci ; c’eſt-à-dire environ cent écus, ſomme réſultative de ce que j’avais ſauvé de chez Bressac, & de ce que j’avais gagné chez Rodin. Dans l’excès de mon malheur je me trouvais encore heureuſe de ce qu’on ne m’avait point enlevé ces ſecours ; je me flattais qu’avec la frugalité, la tempérance, l’économie auxquelles j’étais accoutumée, cet argent me ſuffirait au moins juſqu’à ce que je fuſſe en ſituation de pouvoir trouver quelque place. L’exécration qu’on venait de me faire ne paraiſſait point, j’imaginais pouvoir la déguiſer toujours, & que cette flétriſſure ne m’empêcherait pas de gagner ma vie. J’avais vingt-deux ans, une bonne ſanté, une figure, dont pour mon malheur, on ne faiſait que trop d’éloge ; quelques vertus qui, quoiqu’elles m’euſſent toujours nui, me conſolaient pourtant, comme je viens de vous le dire, & me faiſaient eſpérer qu’enfin le Ciel leur accorderait ſinon des récompenſes, au moins quelque ceſſation aux maux qu’elles m’avaient attirés. Pleine d’eſpoir & de courage, je pourſuis ma route juſqu’à Sens où je me repoſai quelques jours. Une ſemaine me remit entièrement ; peut-être euſſé-je trouvé quelque place dans cette ville, mais pénétrée de la néceſſité de m’éloigner, je me remis en marche avec le deſſein de chercher fortune en Dauphiné ; j’avais beaucoup entendu parler de ce pays, je m’y figurais le bonheur, nous allons voir comme j’y réuſſis.

Dans aucunes circonſtances, de ma vie, les ſentimens de Religion ne m’avaient abandonnée. Mépriſant les vains ſophiſmes des eſprits-forts, les croyant tous émanés du libertinage bien plus que d’une ferme perſuaſion, je leur oppoſais ma conſcience & mon cœur, & trouvais au moyen de l’un & de l’autre tout ce qu’il fallait pour y répondre. Souvent forcée par mes malheurs de négliger mes devoirs de piété, je réparais ces torts auſſitôt que j’en trouvais l’occaſion.

Je venais de partir d’Auxerre le ſept d’Août, je n’en oublierai jamais l’époque ; j’avais fait environ deux lieues, & la chaleur commençant à m’incommoder, je montai ſur une petite éminence couverte, d’un bouquet de bois, peu éloignée de la route, avec le deſſein de m’y rafraîchir & d’y ſommeiller une couple d’heures, à moins de frais que dans une auberge, & plus en ſûreté que ſur le grand chemin ; je m’établis au pied d’un chêne, & après un déjeûner frugal, je me livre aux douceurs du ſommeil. J’en avais joui long-temps avec tranquillité, lorſque mes yeux ſe r’ouvrant je me plais à contempler le payſage qui ſe préſente à moi dans le lointain. Du milieu d’une forêt, qui s’étendait à droite, je crus voir à près de trois ou quatre lieues de moi, un petit clocher s’élever modeſtement dans l’air… Aimable ſolitude, me dis-je, que ton ſéjour me fait envie, tu dois être l’aſyle de quelques douces & vertueuſes recluſes qui ne s’occupent que de Dieu… que de leurs devoirs ; ou de quelques ſaints Hermites uniquement conſacrés à la Religion… Éloignées de cette ſociété pernicieuſe où le crime veillant ſans ceſſe autour de l’innocence, la dégrade & l’anéantit… ah ! toutes les vertus doivent habiter là, j’en ſuis ſûre, & quand les crimes de l’homme les exilent de deſſus la terre, c’eſt là, c’eſt dans cette retraite ſolitaire qu’elles vont s’enſevelir au ſein des êtres fortunés qui les chériſſent & les cultivent chaque jour.

J’étais anéantie dans ces penſées lorſqu’une fille de mon age gardant des moutons ſur ce plateau, s’offrit tout-à-coup à ma vue ; je l’interroge ſur cette habitation, elle me dit que ce que je vois eſt un Couvent de Bénédictins, occupé par quatre ſolitaires dont rien n’égale la Religion, la continence & la ſobriété. On y va, me dit cette fille, une fois par an en pélerinage près d’une Vierge miraculeuſe, dont les gens pieux obtiennent tout ce qu’ils veulent. Singuliérement émue du déſir d’aller auſſitôt implorer quelques ſecours aux pieds de cette ſainte Mere de Dieu, je demande à cette fille ſi elle veut y venir prier avec moi, elle me répond que cela lui eſt impoſſible, que ſa mere l’attend ; mais que la route eſt aiſée. Elle me l’indique, elle m’aſſure que le Supérieur de cette maiſon, le plus reſpectable & le plus ſaint des hommes, me recevra parfaitement bien, & m’offrira tous les ſecours qui pourront m’être néceſſaires ; on le nomme Dom Sévérino, continua cette fille, il eſt Italien, proche parent du Pape qui le comble de bienfaits ; il eſt doux, honnête, ſerviable, âgé de cinquante-cinq ans, dont il en a paſſé plus des deux tiers en France… Vous en ſerez contente, Mademoiſelle, continua la bergere, allez vous édifier dans cette ſainte ſolitude, & vous n’en reviendrez que meilleure.

Ce récit enflammant encore davantage mon zèle, il me devint impoſſible de réſiſter au déſir violent que j’éprouvai d’aller viſiter cette ſainte Égliſe, & d’y réparer par quelques actes pieux, les négligences dont j’étais coupable. Quelque beſoin que j’aie moi-même de charités, je donne un écu à cette fille, & me voilà dans la route de Sainte Marie-des-bois, tel était le nom du Couvent vers lequel je dirigeai mes pas.

Dès que je fus deſcendue dans la plaine, je n’apperçus plus le clocher ; je n’avais pour me guider que la forêt, & je commençai dès-lors à croire que l’éloignement dont j’avais oublié de m’informer, était bien autre que l’eſtimation que j’en avais faite ; mais rien ne me décourage, j’arrive au bord de la forêt, & voyant qu’il me reſte encore aſſez de jour, je me détermine à m’y enfoncer, m’imaginant toujours pouvoir arriver au Couvent avant la nuit. Cependant nulle trace humaine ne ſe préſente à mes yeux… Pas une maiſon, & pour tout chemin un ſentier peu battu que je ſuivais, à tout haſard ; j’avais au moins déjà fait cinq lieues, & je ne voyais encore rien s’offrir, lorſque l’Aſtre ayant abſolument ceſſé d’éclairer l’univers, il me ſembla ouïr le ſon d’une cloche… J’écoute, je marche vers le bruit, je me hâte, le ſentier s’élargit un peu, j’apperçois enfin quelques haies, & bientôt après le Couvent ; rien de plus agreſte que cette ſolitude, aucune habitation ne l’avoiſinait, la plus prochaine était à ſix lieues, & des bois immenſes entouraient la maiſon de toutes parts ; elle était ſituée dans un fond, il m’avait fallu beaucoup deſcendre pour y arriver, & telle était la raiſon qui m’avait fait perdre le clocher de vue, dès que je m’étais trouvée dans la plaine ; la cabane d’un Jardinier touchait aux murs du Couvent ; c’était là que l’on s’adreſſait avant que d’entrer. Je demande à cette eſpèce de portier, s’il eſt permis de parler au Supérieur ; il s’informe de ce que je lui veux ; je fais entendre qu’un devoir de religion m’attire dans cette pieuſe retraite, & que je ſerais bien conſolée de toutes les peines que j’ai priſes pour y parvenir, ſi je pouvais me jetter un inſtant aux pieds de la miraculeuſe Vierge & des ſaints eccléſiaſtiques dans la maiſon deſquels cette divine image ſe conſerve. Le Jardinier ſonne, & pénétre au Couvent ; mais comme il était tard & que les peres ſoupaient, il eſt quelque temps à revenir. Il reparaît enfin avec un des Religieux : — Mademoiſelle, me dit-il, voilà Dom Clément, l’économe de la maiſon, il vient voir ſi ce que vous déſirez vaut la peine d’interrompre le Supérieur.

Clément, dont le nom peignait on ne ſaurait moins la figure, était un homme de quarante-huit ans, d’une groſſeur énorme, d’une taille giganteſque, le regard ſombre & farouche, ne s’exprimant qu’avec des mots durs élancés par un organe rauque, une vraie figure de ſatyre ; l’extérieur d’un tyran ; il me fit trembler… Alors, ſans qu’il me fût poſſible de m’en défendre, le ſouvenir de mes anciens malheurs vint s’offrir en traits de ſang à ma mémoire troublée… Que voulez-vous, me dit ce Moine, avec l’air le plus rébarbatif, eſt-ce-là l’heure de venir dans une égliſe ?… Vous avez bien l’air d’une avanturière. — Saint-homme, dis-je en me proſternant, j’ai cru qu’il était toujours temps de ſe préſenter à la maiſon de Dieu ; j’accours de bien loin pour m’y rendre, pleine de ferveur & de dévotion, je demande à me confeſſer s’il eſt poſſible, & quand l’intérieur de ma conſcience vous ſera connu, vous verrez ſi je ſuis digne ou non de me proſterner aux pieds de la ſainte Image. — Mais ce n’eſt pas l’heure de ſe confeſſer, dit le Moine en ſe radouciſſant, où paſſerez-vous la nuit ? Nous n’avons point d’hoſpice… il valait mieux venir le matin ; à cela je lui dis les raiſons qui m’en avaient empêchée & ſans me répondre, Clément alla en rendre compte au Supérieur. Quelques minutes après, on ouvre l’égliſe, Dom Sévérino s’avance lui-même à moi, vers la cabane du Jardinier, & m’invite à entrer avec lui dans le temple.

Dom Sévérino duquel il eſt bon de vous donner une idée ſur-le-champ, était un homme de cinquante-cinq ans, ainſi qu’on me l’avait dit, mais d’une belle phyſionomie, l’air frais encore, taillé en homme vigoureux, membru comme Hercule, tout cela ſans dureté ; une ſorte d’élégance, & de moëlleux régnait dans ſon enſemble, & faiſait voir qu’il avait dû poſſéder dans ſa jeuneſſe, tous les attraits qui forment un bel homme. Il avait les plus beaux yeux du monde, de la nobleſſe dans les traits, & le ton le plus honnête, le plus gracieux, le plus poli. Une ſorte d’accent agréable dont pas un de ſes mots n’était corrompu, faiſait pourtant reconnaître ſa patrie, & je l’avoue, toutes les graces extérieures de ce religieux me remirent un peu de l’effroi que m’avait cauſé l’autre.

Ma chere fille, me dit-il gracieuſement, quoique l’heure ſoit indue, & que nous ne ſoyions pas dans l’uſage de recevoir ſi tard, j’entendrai cependant votre confeſſion, & nous aviſerons après aux moyens de vous faire décemment paſſer la nuit, juſqu’au moment où vous pourrez demain ſaluer la ſainte Image qui vous attire ici ; nous entrons dans l’égliſe ; les portes ſe ferment ; on allume une lampe près du confeſſionnal. Sévérino me dit de me placer, il s’aſſied & m’engage à me confier à lui en toute aſſurance.

Parfaitement raſſurée avec un homme qui me paraiſſait auſſi doux, après m’être humiliée, je ne lui déguiſe rien. Je lui avoue toutes mes fautes ; je lui fais part de tous mes malheurs ; je lui dévoile juſqu’à la marque honteuſe dont m’a flétrie le barbare Rodin. Sévérino écoute tout avec la plus grande attention, il me fait même répéter quelques détails avec l’air de la pitié & de l’intérêt ; mais quelques mouvemens, quelques paroles le trahirent pourtant : hélas ! ce ne fut qu’après, que j’y réfléchis mieux ; quand je fus plus calme ſur cet événement il me fut impoſſible de ne pas me ſouvenir que le Moine s’était pluſieurs fois permis ſur lui-même pluſieurs geſtes qui prouvaient que la paſſion entrait pour beaucoup dans les demandes qu’il me faiſait, & que ces demandes non-ſeulement s’arrêtaient avec complaiſance ſur les détails obſcènes, mais s’appéſantiſſaient même avec affectation ſur les cinq points ſuivans.

1°. S’il était bien vrai que je fuſſe orpheline & née à Paris. 2°. S’il était ſûr que je n’euſſe plus ni parens, ni amis, ni protection, ni perſonne enfin à qui je puſſe écrire. 3°. Si je n’avais confié qu’à la bergère qui m’avait parlé du Couvent, le deſſein que j’avais d’y venir, & ſi je ne lui avais point donné de rendez-vous au retour. 4°. S’il était certain que je n’euſſe vu perſonne depuis mon viol, & ſi j’étais bien ſûre que l’homme qui avait abuſé de moi l’eût fait également du côté que la Nature condamne, comme de celui qu’elle permet. 5°. Si je croyais n’avoir point été ſuivie, & que perſonne ne m’eût vu entrer dans le Couvent.

Après avoir ſatisfait à ces queſtions, de l’air le plus modeſte, le plus ſincere & le plus naïf, — eh, bien ! me dit le Moine en ſe levant, & me prenant par la main, venez, mon enfant, je vous procurerai la douce ſatisfaction de communier demain aux pieds de l’Image que vous venez viſiter : commençons par pourvoir à vos premiers beſoins ; & il me conduit vers le fond de l’égliſe… Eh, quoi ! lui-dis-je alors avec une ſorte d’inquiétude dont je ne me ſentais pas maîtreſſe… eh quoi ! mon pere, dans l’intérieur ? — Et où donc, charmante pélerine, me répondit le Moine en m’introduiſant dans la ſacriſtie ?… Quoi ! vous craignez de paſſer la nuit avec quatre ſaints Hermites ?… Oh, vous verrez que nous trouverons les moyens de vous diſſiper, cher ange ; & ſi nous ne vous procurons pas de bien-grands plaiſirs, au moins ſervirez-vous les nôtres dans leur plus extrême étendue. Ces paroles me font treſſaillir ; une lueur froide s’empare de moi, je chancéle ; il faiſait nuit, nulle lumiere ne guidait nos pas ; mon imagination effrayée me fait voir le ſpectre de la mort balançant ſa faulx ſur ma tête ; mes genoux fléchiſſent… Ici le langage du Moine change tout-à-coup, il me ſoutient, en m’invectivant ; — Catin, me dit-il, il faut marcher ; n’eſſaye ici ni plainte, ni réſiſtance, tout ſerait inutile. Ces cruels mots me rendent mes forces, je ſens que je ſuis perdue, ſi je faiblis, je me releve… Ô Ciel ! dis-je à ce traitre, faudra-t-il donc que je ſois encore la victime de mes bons ſentimens, & que le déſir de m’approcher de ce que la Religion a de plus reſpectable, aille être encore puni comme un crime !… Nous continuons de marcher, & nous nous engageons dans des détours obſcurs dont rien ne peut me faire connaître ni le local, ni les iſſues ; Je précédais Dom Sévérino ; ſa reſpiration était preſſée, il prononçait des mots ſans ſuite ; on l’eût cru dans l’ivreſſe ; de temps en temps, il m’arrêtait du bras gauche enlacé autour de mon corps, tandis que ſa main droite, ſe gliſſant ſous mes jupes par derrière, parcourait avec impudence cette partie malhonnête qui, nous aſſimilant aux hommes, fait l’unique objet des hommages de ceux qui préférent ce ſexe en leurs honteux plaiſirs. Pluſieurs fois même la bouche de ce libertin oſe parcourir ces lieux, en leur plus ſecret réduit ; enſuite nous recommencions à marcher. Un eſcalier ſe préſente ; au bout de trente ou quarante marches, une porte s’ouvre, des reflets de lumière viennent frapper mes yeux, nous entrons dans une ſalle charmante & magnifiquement éclairée ; là je vois trois Moines & quatre filles autour d’une table ſervie par quatre autres femmes toutes nues : ce ſpectacle me fait frémir ; Sévérino me pouſſe, & me voilà dans la ſale avec lui. Meſſieurs, dit-il en entrant, permettez que je vous préſente un véritable phénomène : voici une lucrèce qui porte à-la-fois ſur ſes épaules la marque des filles de mauvaiſe vie, & dans la conſcience toute la candeur, toute la naïveté d’une Vierge… Une ſeule attaque de viol, mes amis, & cela depuis ſix ans ; c’eſt donc preſque une Veſtale… en vérité je vous la donne pour telle… d’ailleurs le plus beau… Oh, Clément, comme tu vas t’égayer ſur ces belles maſſes… quelle élaſticité, mon ami ! quelle carnation ! — Ah ! f… dit Clément, à moitié ivre, en ſe levant & s’avançant vers moi : la rencontre eſt plaiſante, & je veux vérifier les faits.


Je vous laiſſerai le moins long-temps poſſible en ſuſpends ſur ma ſituation, Madame, dit Théreſe, mais la néceſſité où je ſuis de peindre les nouvelles gens avec leſquelles je me trouve, m’oblige de couper un inſtant le fil du récit. Vous connaiſſez Dom Sévérino, vous ſoupçonnez ſes goûts ; hélas ! ſa dépravation en ce genre était telle qu’il n’avait jamais goûté d’autres plaiſirs, & quelle inconſéquence pourtant dans les opérations de la Nature, puiſqu’avec la bizarre fantaiſie de ne choiſir que des ſentiers, ce monſtre était pourvu de facultés tellement giganteſques, que les routes même les plus battues lui euſſent encore paru trop étroites.

Pour Clément ſon eſquiſſe eſt déjà faite. Joignez à l’extérieur que j’ai peint, de la férocité, de la taquinerie, la fourberie la plus dangereuſe, de l’intempérance en tous points, l’eſprit ſatyrique & mordant, le cœur corrompu, les goûts cruels de Rodin avec ſes écoliers, nuls ſentimens, nulle délicateſſe, point de Religion ; un tempérament ſi uſé qu’il était depuis cinq ans hors d’état de ſe procurer d’autres jouiſſances que celles dont ſa barbarie lui donnait le goût, & vous aurez de ce vilain homme la plus complette image.

Antonin, le troiſième acteur de ces déteſtables orgies, était âgé de quarante ans ; petit, mince, très-vigoureux, auſſi redoutablement organiſé que Sévérino & preſqu’auſſi méchant que Clément ; enthouſiaſte des plaiſirs de ce confrere, mais s’y livrant au moins dans une intention moins féroce ; car ſi Clément, uſant de cette bizarre manie, n’avait pour but que de vexer, que de tyranniſer une femme, ſans en pouvoir autrement jouir, Antonin s’en ſervant avec délices dans toute la pureté de la Nature, ne mettait la flagellante épiſode en uſage, que pour donner à celle qu’il honorait de ſes faveurs, plus de flamme & plus d’énergie. L’un, en un mot, était brutal par goût, & l’autre par rafinement.

Jérôme, le plus vieux de ces quatre ſolitaires, en était auſſi le plus débauché ; tous les goûts, toutes les paſſions, toutes les irrégularités les plus monſtrueuſes, ſe trouvaient réunis dans l’ame de ce Moine ; il joignait aux caprices des autres, celui d’aimer à recevoir ſur lui ce que ſes confreres diſtribuaient aux filles, & s’il donnait, (ce qui lui arrivait fréquemment) c’était toujours aux conditions d’être traité de même à ſon tour ; tous les temples de Vénus lui étaient d’ailleurs égaux, mais ſes forces commençant à faiblir, il préférait néanmoins depuis quelques années celui qui n’exigeant rien de l’agent, laiſſait à l’autre le ſoin d’éveiller les ſenſations & de produire l’extaſe. La bouche était ſon temple favori, & pendant qu’il ſe livrait à ces plaiſirs de choix, il occupait une ſeconde femme à l’échauffer par le ſecours des verges. Le caractère de cet homme était d’ailleurs tout auſſi ſournois, tout auſſi méchant que celui des autres, & ſous quelque figure que le vice pût ſe montrer, il était ſûr de trouver auſſitôt des ſectateurs & des temples dans cette infernale maiſon. Vous le comprendrez plus facilement, Madame, en vous expliquant comme elle était formée. Des fonds prodigieux étaient faits pour ménager à l’Ordre cette retraite obſcène exiſtant depuis plus de cent ans, & toujours remplie par les quatre Religieux les plus riches, les plus avancés dans l’Ordre, de la meilleure naiſſance, & d’un libertinage aſſez important pour exiger d’être enſevelis dans ce repaire obſcur, dont le ſecret ne ſortait plus, ainſi que vous le verrez par la ſuite des explications qui me reſtent à faire ; revenons aux portraits.

Les huit filles qui ſe trouvaient pour lors au ſouper, étaient ſi diſtantes par l’age qu’il me ſerait impoſſible de vous les eſquiſſer en maſſe ; je ſuis néceſſairement contrainte à quelques détails : cette ſingularité m’étonna ; commençons par la plus jeune, je peindrai dans cet ordre.

À peine cette plus jeune des filles avait-elle dix ans : un minois chiffonné, de jolis traits, l’air humiliée de ſon ſort, craintive, chagrine & tremblante.

La ſeconde avait quinze ans : même embarras dans la contenance, l’air de la pudeur avilie, mais une figure enchantereſſe, beaucoup d’intérêt dans l’enſemble.

La troiſième avait vingt ans : faite à peindre, blonde, les plus beaux cheveux, des traits fins, réguliers & doux ; paraiſſant plus apprivoiſée.

La quatrième avait trente ans : c’était une des plus belles femmes qu’il fût poſſible de voir ; de la candeur, de l’honnêteté, de la décence dans le maintien, & toutes les vertus d’une ame douce.

La cinquième était une fille de trente-ſix ans, enceinte de trois mois ; brune, fort-vive, de beaux yeux, mais ayant, à ce qu’il me ſembla, perdu tout remords, toute décence, toute retenue.

La ſixième était du même âge : groſſe comme une tour, grande à proportion, de beaux traits, un vrai coloſſe dont les formes étaient dégradées par l’embonpoint ; elle était nue quand je la vis, & je diſtinguai facilement qu’il n’y avait pas une partie de ſon gros corps qui ne portât l’empreinte de la brutalité des ſcélérats dont ſa mauvaiſe étoile lui faiſait ſervir les plaiſirs.

La Septième & la huitième étaient deux très-belles femmes d’environ quarante ans.

Pourſuivons maintenant l’hiſtoire de mon arrivée dans ce lieu impur.

Je vous l’ai dit, à peine fus-je entrée que chacun s’avança vers moi ; Clément fut le plus hardi, ſa bouche infecte fut bientôt collée ſur la mienne ; je me détourne avec horreur, mais on me fait entendre que toutes ces réſiſtances ne ſont que des ſimagrées qui deviennent inutiles, & que ce qui me reſte de mieux à faire eſt d’imiter mes compagnes.

Vous imaginez aiſément, me dit Dom Sévérino qu’il ne ſervirait à rien d’eſſayer des réſiſtances dans la retraite inabordable où vous voilà. Vous avez, dites-vous, éprouvé bien des malheurs ; le plus grand de tous, pour une fille vertueuſe, manquait pourtant encore à la liſte de vos infortunes. N’était-il pas temps que cette fiere vertu fît naufrage, & peut-on être encore preſque Vierge à vingt-deux ans ? Vous voyez des compagnes qui, comme vous, en entrant, ont voulu réſiſter & qui, comme vous allez prudemment faire, ont fini par ſe ſoumettre, quand elles ont vu que leur défenſe ne pouvait les conduire qu’à de mauvais traitemens ; car il eſt bon de vous le déclarer, Théreſe, continua le Supérieur, en me montrant des diſciplines, des verges, des férules, des gaules, des cordes & mille autres ſortes d’inſtrumens de ſupplice… Oui, il eſt bon que vous le ſachiez : voilà ce dont nous nous ſervons avec les filles rébelles ; voyez ſi vous avez envie d’en être convaincue. Au reſte que réclameriez-vous ici ? L’équité ? nous ne la connaiſſons pas ; l’humanité ? notre ſeul plaiſir eſt d’en violer les loix ; la Religion ? elle eſt nulle pour nous, notre mépris pour elle s’accroît en raiſon de ce que nous la connaiſſons davantage ; des parens,… des amis,… des Juges ? il n’y a rien de tout cela dans ces lieux, chere fille ; vous n’y trouverez que de l’égoïſme, de la cruauté, de la débauche & l’impiété la mieux ſoutenue. La ſoumiſſion la plus entiere eſt donc votre ſeul lot ; jettez vos regards ſur l’aſyle impénétrable où vous êtes, jamais aucun mortel ne parut dans ces lieux ; le Couvent ſerait pris, fouillé, brûlé, que cette retraite ne s’en découvrirait pas davantage : c’eſt un pavillon iſolé, enterré, que ſix murs d’une incroyable épaiſſeur environnent de toutes parts, & vous y êtes, ma fille, au milieu de quatre libertins, qui n’ont ſûrement pas envie de vous épargner & que vos inſtances, vos larmes, vos propos, vos génuflexions ou vos cris n’enflammeront que davantage. À qui donc aurez-vous recours ? Sera-ce à ce Dieu que vous veniez implorer avec tant de zèle, & qui pour vous récompenſer de cette ferveur, ne vous précipite qu’un peu plus ſûrement dans le piége ? À ce Dieu chimérique que nous outrageons nous-mêmes ici chaque jour en inſultant à ſes vaines loix ?… Vous le concevez donc, Théreſe, il n’eſt aucun pouvoir, de quelque nature que vous puiſſiez le ſuppoſer, qui puiſſe parvenir à vous arracher de nos mains, & il n’y a ni dans la claſſe des choſes poſſibles, ni dans celle des miracles, aucune ſorte de moyen qui puiſſe réuſſir à vous faire conſerver plus longtemps cette vertu dont vous êtes ſi fiere ; qui puiſſe enfin vous empêcher de devenir dans tous les ſens, & de toutes les manieres, la proie des excès libidineux auxquels nous allons nous abandonner tous les quatre avec vous… Deshabille-toi donc, Catin, offre ton corps à nos luxures, qu’il en ſoit ſouillé dans l’inſtant, ou les traitemens les plus cruels vont te prouver les riſques qu’une miſérable comme toi court à nous déſobéir.

Ce diſcours… cet ordre terrible ne me laiſſait plus de reſſources, je le ſentais, mais n’euſſé-je pas été coupable de ne pas employer celle que m’indiquait mon cœur, & que me laiſſait encore ma ſituation ; je me jette donc aux pieds de Dom Sévérino, j’employe toute l’éloquence d’une ame au déſeſpoir, pour le ſupplier de ne pas abuſer de mon état ; les pleurs les plus amers viennent inonder les genoux, & tout ce que j’imagine de plus fort, tout ce que je crois de plus pathétique, j’oſe l’eſſayer avec cet homme… À quoi tout cela ſervait-il, grand Dieu ! devais-je ignorer que les larmes ont un attrait de plus aux yeux du libertin ? devais-je douter que tout ce que j’entreprenais pour fléchir ces barbares, ne devait réuſſir qu’à les enflammer… Prenez cette g…, dit Sévérino en fureur, ſaiſiſſez-la, Clément, qu’elle ſoit nue dans une minute, & qu’elle apprenne que ce n’eſt pas chez des gens comme nous, que la compaſſion étouffe la Nature, Clément écumait, mes réſiſtances l’avaient animé, il me ſaiſit d’un bras ſec & nerveux entremêlant ſes propos & ſes actions de blaſphêmes effroyables, en une minute, il fait ſauter mes vêtemens. — Voilà une belle créature, dit le Supérieur en promenant ſes doigts ſur mes reins, que Dieu m’écraſe ſi j’en vis jamais une mieux faite : amis, pourſuit ce Moine, mettons de l’ordre à nos procédés ; vous connaiſſez nos formules de réception, qu’elle les ſubiſſe toutes ſans en excepter une ſeule ; que pendant ce temps les huit autres femmes ſe tiennent autour de nous, pour prévenir les beſoins, ou pour les exciter. Auſſitôt un cercle ſe forme, on me place au milieu, & là, pendant plus de deux heures, je ſuis examinée, conſidérée, touchée par ces quatre Moines, éprouvant tour-à-tour de chacun, ou des éloges, ou des critiques.

Vous me permettrez, Madame, dit notre belle priſonniere en rougiſſant, de vous déguiſer une partie des détails obſcènes de cette odieuſe cérémonie ; que votre imagination ſe repréſente tout ce que la débauche peut en tel cas dicter à des ſcélérats ; qu’elle les voie ſucceſſivement paſſer de mes compagnes à moi, comparer, rapprocher, confronter, diſcourir, & elle n’aura vraiſemblablement encore qu’une faible idée de ce qui s’exécuta dans ces premieres orgies bien légeres ſans doute, en comparaiſon de toutes les horreurs que j’allais bientôt éprouver.

Allons, dit Sévérino dont les deſirs prodigieuſement exaltés ne peuvent plus ſe contenir, & qui dans cet affreux état donne l’idée d’un tigre prêt à dévorer ſa victime, que chacun de nous lui faſſe éprouver ſa jouiſſance favorite ; & l’infâme me plaçant ſur un canapé dans l’attitude propice à ſes exécrables projets, me faiſant tenir par deux de ſes Moines, eſſaie de ſe ſatisfaire avec moi de cette façon criminelle & perverſe qui ne nous fait reſſembler au ſexe que nous ne poſſédons pas, qu’en dégradant celui que nous avons ; mais, ou cet impudique eſt trop fortement proportionné, ou la Nature ſe révolte en moi au ſeul ſoupçon de ces plaiſirs ; il ne peut vaincre les obſtacles ; à peine ſe préſente-t-il, qu’il eſt auſſitôt repouſſé… Il écarte, il preſſe, il déchire, tous ſes efforts ſont ſuperflus ; la fureur de ce monſtre ſe porte ſur l’autel où ne peuvent atteindre ſes vœux, il le frappe, il le pince, il le mord ; de nouvelles épreuves naiſſent du ſein de ces brutalités ; les chairs ramollies ſe prêtent, le ſentier s’entr’ouvre, le bélier pénétre ; je pouſſe des cris épouvantables ; bientôt la maſſe entiere eſt engloutie, & la couleuvre lançant auſſitôt un venin qui lui ravit ſes forces, céde enfin, en pleurant de rage, aux mouvemens que je fais pour m’en dégager. Je n’avais de ma vie tant ſouffert.

Clément s’avance ; il eſt armé de verges ; ſes perfides deſſeins éclatent dans ſes yeux. — C’eſt moi, dit-il à Sévérino, c’eſt moi qui vais vous venger, mon pere, c’eſt moi qui vais corriger cette pécore de ſes réſiſtances à vos plaiſirs. Il n’a pas beſoin que perſonne me tienne ; un de ſes bras m’enlace & me comprime ſur un de ſes genoux qui repouſſant mon ventre, lui expoſe plus à découvert ce qui va ſervir ſes caprices. D’abord il eſſaye ſes coups, il ſemble qu’il n’ait deſſein que de préluder ; bien-tôt enflammé de luxure, le cruel frappe autant qu’il a de forces : rien n’eſt exempt de ſa férocité ; depuis le milieu des reins juſques aux gras de jambes, tout eſt parcouru par ce traître ; oſant mêler l’amour à ces momens cruels, ſa bouche ſe colle ſur la mienne & veut reſpirer les ſoupirs que les douleurs m’arrachent… Mes larmes coulent, il les dévore, tour-à-tour il baiſe, menace, mais il continue de frapper ; pendant qu’il opere, une des femmes l’excite ; à genoux devant lui, de chacune de ſes mains elle y travaille diverſement ; mieux elle y réuſſit, plus les coups qui m’atteignent ont de violence ; je ſuis prête à être déchirée que rien n’annonce encore la fin de mes maux : on a beau s’épuiſer de toutes parts, il eſt nul ; cette fin que j’attends ne ſera l’ouvrage que de ſon délire ; une nouvelle cruauté le décide : ma gorge eſt à la merci de ce brutal, elle l’irrite, il y porte les dents, l’antropophage la mord, cet excès détermine la criſe, l’encens s’échappe. Des cris affreux, d’effroyables blaſphèmes en ont caractériſé les élans, & le Moine énervé m’abandonne à Jérôme.

Je ne ſerai pas pour votre vertu plus dangereux que Clément, me dit ce libertin en careſſant l’autel enſanglanté où vient de ſacrifier ce Moine, mais je veux baiſer ces ſillons ; je ſuis ſi digne de les entr’ouvrir auſſi, que je leur dois un peu d’honneur ; je veux bien plus, continua ce vieux ſatyre en introduiſant un de ſes doigts où Sévérino s’eſt placé, je veux que la poule ponde, & je veux dévorer ſon œuf… exiſte-t-il ?… Oui, parbleu !… Oh ! mon enfant, qu’il eſt douillet !… Sa bouche remplace les doigts… On me dit ce qu’il faut faire, j’exécute avec dégoût. Dans la ſituation où je ſuis, hélas ! m’eſt-il permis de refuſer ! l’indigne eſt content… il avale puis me faiſant mettre à genoux devant lui, il ſe colle à moi dans cette poſture ; ſon ignominieuſe paſſion s’aſſouvit dans un lieu qui m’interdit toute plainte. Pendant qu’il agit ainſi, la groſſe femme le fouette, une autre placée à hauteur de ſa bouche, y remplit le même devoir auquel je viens d’être ſoumiſe. — Ce n’eſt pas aſſez dit l’infâme, il faut que dans chacune de mes mains… on ne ſaurait trop multiplier ces choſes-là… Les deux plus jolies filles s’approchent ; elles obéiſſent : voilà les excès où la ſatiété a conduit Jérôme. Quoi qu’il en ſoit, à force d’impuretés il eſt heureux, & ma bouche, au bout d’une demi-heure, reçoit enfin avec une répugnance qu’il vous eſt facile de deviner le dégoûtant hommage de ce vilain homme.

Antonin paraît : voyons donc, dit-il, cette vertu ſi pure ; endommagée par un ſeul aſſaut, à peine y doit-il paraître : ſes armes ſont braquées, il ſe ſervirait volontiers des épiſodes de Clément. Je vous l’ai dit, la fuſtigation active lui plaît bien autant qu’à ce Moine, mais comme il eſt preſſé, l’état où ſon confrère m’a miſe, lui devient ſuffiſant, il examine cet état, il en jouit, & me laiſſant dans la poſture ſi favorite d’eux tous, il pelote un inſtant ſur les deux demi-lunes qui défendent l’entrée ; il ébranle en fureur les portiques du temple, il eſt bientôt au ſanctuaire ; l’aſſaut quoiqu’auſſi violent que celui de Sévérino, fait dans un ſentier moins étroit, n’eſt pourtant pas ſi rude à ſoutenir ; le vigoureux athlete ſaiſit mes deux hanches, & ſuppléant aux mouvemens que je ne puis faire, il me ſecoue ſur lui avec vivacité ; on dirait aux efforts redoublés de cet Hercule que non content d’être maître de la place, il veut la réduire en poudre. D’auſſi terribles attaques, auſſi nouvelles pour moi, me font ſuccomber, mais ſans inquiétude pour mes peines, le cruel vainqueur ne ſonge qu’à doubler ſes plaiſirs ; tout l’environne, tout l’excite, tout concourt à ſes voluptés ; en face de lui, exhauſſée ſur mes reins, la fille de quinze ans, les jambes ouvertes, offre à ſa bouche l’autel ſur lequel il ſacrifie chez moi, il y pompe à loiſir ce ſuc précieux de la Nature dont l’émiſſion eſt à peine accordée par elle à ce jeune enfant ; une des vieilles à genoux devant les reins de mon vainqueur, les agite & de ſa langue impure animant ſes déſirs, elle en détermine l’extaſe, pendant que pour s’enflammer encore mieux, le débauché excite une femme de chacune de ſes mains ; il n’eſt pas un de ſes ſens qui ne ſoit chatouillé, pas un qui ne concourre à la perfection de ſon délire ; il y touche, mais ma conſtante horreur pour toutes ces infamies, m’empêche de le partager… Il y arrive ſeul, ſes élans, ſes cris, tout l’annonce, & je ſuis inondée, malgré moi, des preuves d’une flamme que je n’allume qu’en ſixième ; je retombe enfin ſur le trône où je viens d’être immolée, n’éprouvant plus mon exiſtence que par ma douleur & mes larmes… mon déſeſpoir de mes remords.

Cependant Dom Sévérino ordonne aux femmes de me faire manger, mais bien éloignée de me prêter à ces attentions, un accès de chagrin furieux vient aſſaillir mon ame. Moi qui mettais toute ma gloire, toute ma félicité dans ma vertu, moi, qui me conſolais de tous les maux de la fortune, pourvu que je fuſſe toujours ſage, je ne puis tenir à l’horrible idée de me voir auſſi cruellement flétrie par ceux de qui je devais attendre le plus de ſecours & de conſolation : mes larmes coulent en abondance, mes cris font retentir la voûte ; je me roule à terre, je meurtris mon ſein, je m’arrache les cheveux, j’invoque mes bourreaux, & les ſupplie de me donner la mort… Le croirez-vous, Madame, ce ſpectacle affreux les irrite encore plus. — Ah ! dit Sévérino, je ne jouîs jamais d’une plus belle ſcène : voyez, mes amis, l’état où elle me met ; il eſt inoui ce qu’obtiennent de moi les douleurs féminines. — Reprenons-la, dit Clément, & pour lui apprendre à hurler de la ſorte, que la Coquine dans ce ſecond aſſaut ſoit traitée plus cruellement. À peine ce projet eſt-il conçu qu’il s’exécute ; Sévérino s’avance, mais quoi qu’il en eût dit, ſes déſirs ayant beſoin d’un degré d’irritation de plus, ce n’eſt qu’après avoir mis en uſage les cruels moyens de Clément qu’il réuſſit à trouver les forces néceſſaires à l’accompliſſement de ſon nouveau crime. Quel excès de férocité, grand Dieu ! Se pouvait-il que ces monſtres la portaſſent au point de choiſir l’inſtant d’une criſe de douleur morale de la violence de celle que j’éprouvais, pour m’en faire ſubir une phyſique auſſi barbare ! Il ſerait injuſte que je n’employaſſe pas, au principal, avec cette novice, ce qui vous ſert ſi bien comme épiſode, dit Clément en commençant d’agir, & je vous réponds que je ne la traiterai pas mieux que vous. Un inſtant, dit Antonin au Supérieur qu’il voyait prêt à me reſſaiſir ; pendant que votre zèle va s’exhaler dans les parties poſtérieures de cette belle fille, je peux, ce me ſemble, encenſer le Dieu contraire ; nous la mettrons entre nous deux. La poſture s’arrange tellement, que je puis encore offrir ma bouche à Jérôme ; on l’exige ; Clément ſe place dans mes mains ; je ſuis contrainte à l’exciter ; toutes les prêtreſſes entourent ce groupe affreux ; chacune prête aux acteurs ce qu’elle ſait devoir l’exciter davantage ; cependant je ſupporte tout ; le poids entier eſt ſur moi ſeule ; Sévérino donne le ſignal les trois autres le ſuivent de près, & me voilà, pour la ſeconde fois, indignement ſouillée des preuves de la dégoûtante luxure de ces inſignes coquins.

En voilà ſuffiſamment pour un premier jour, dit le Supérieur ; il faut maintenant lui faire voir que ſes compagnes ne ſont pas mieux traitées qu’elle. On me place dans un fauteuil élevé, & là, je ſuis contrainte à conſidérer les nouvelles horreurs qui vont terminer les orgies.

Les Moines ſont en haie ; toutes les Sœurs défilent devant eux, & reçoivent le fouet de chacun ; elles ſont enſuite obligées d’exciter leurs bourreaux avec la bouche pendant que ceux-ci les tourmentent & les invectivent.

La plus jeune, celle de dix ans, ſe place ſur le canapé, & chaque Religieux vient lui faire ſubir un ſupplice à ſon choix ; près d’elle, eſt la fille de quinze, dont celui qui vient de faire endurer la punition, doit jouir auſſitôt à ſa guiſe ; c’eſt le plaſtron : la plus vieille doit ſuivre le Moine qui agit, afin de le ſervir ou dans cette opération, ou dans l’acte qui doit terminer. Sévérino n’employe que ſa main pour moleſter celle qui s’offre à lui & vole s’engloutir au ſanctuaire qui le délecte, & que lui préſente celle qu’on a placée près de là ; armée d’une poignée d’orties, la vieille lui rend ce qu’il vient de faire : c’eſt du ſein de ces douloureuſe titillations que naît l’ivreſſe de ce libertin… Conſultez-le, s’avouera-t-il cruel ? Il n’a rien fait qu’il n’endure lui-même.

Clément pince légèrement les chairs de la petite fille : la jouiſſance offerte à côté, lui devient interdite, mais on le traite comme il a traité, & il laiſſe aux pieds de l’idole l’encens qu’il n’a plus la force de lancer juſqu’au ſanctuaire.

Antonin s’amuſe à pétrir fortement les parties charnues du corps de ſa victime ; embrâſé des bonds qu’elle fait, il ſe précipite dans la partie offerte à ſes plaiſirs de choix. Il eſt à ſon tour pétri, battu, & ſon ivreſſe eſt le fruit des tourmens.

Le vieux Jérôme ne ſe ſert que de ſes dents, mais chaque morſure laiſſe une trace dont le ſang jaillit auſſitôt ; après une douzaine, le plaſtron lui préſente la bouche ; il y appaiſe ſa fureur, pendant qu’il eſt mordu lui-même auſſi fortement qu’il l’a fait.

Les Moines boivent & reprennent des forces.

La femme de trente-ſix ans, groſſe de ſix mois, ainſi que je vous l’ai dit, eſt huchée par eux, ſur un piedeſtal de huit pieds de haut ; ne pouvant y poſer qu’une jambe, elle eſt obligée d’avoir l’autre en l’air ; autour d’elle ſont des matelats garnis de ronces, de houx, d’épines, à trois pieds d’épaiſſeur, une gaule flexible lui eſt donnée pour la ſoutenir : il eſt aiſé de voir d’un côté l’intérêt qu’elle a de ne point cheoir, de l’autre l’impoſſibilité de garder l’équilibre ; c’eſt cette alternative qui divertit les Moines ; rangés tous les quatre autour d’elle, ils ont chacun une ou deux femmes qui les excitent diverſement pendant ce ſpectacle ; toute groſſe qu’elle eſt, la malheureuſe reſte en attitude près d’un quart-d’heure ; les forces lui manquent enfin, elle tombe ſur les épines, & nos ſcélérats enivrés de luxure, vont offrir pour la derniere fois ſur ſon corps l’abominable hommage de leur férocité… on ſe retire.

Le ſupérieur me mit entre les mains de celles de ces filles, âgée de trente ans, dont je vous ai parlé ; on la nommait Omphale ; elle fut chargée de m’inſtruire, de m’inſtaller dans mon nouveau domicile ; mais je ne vis, ni n’entendis rien ce premier ſoir ; anéantie, déſeſpérée, je ne penſais qu’à prendre un peu de repos ; j’apperçus dans la chambre où l’on me plaçait de nouvelles femmes qui n’étaient point au ſouper, je remis au jour d’enſuite l’examen de tous ces nouveaux objets, & ne m’occupai qu’à chercher un peu de repos. Omphale me laiſſa tranquille ; elle alla ſe mettre au lit, de ſon côté ; à peine ſuis-je dans le mien, que toute l’horreur de mon ſort ſe préſente encore plus vivement à moi : je ne pouvais revenir, ni des exécrations que j’avais ſouffertes, ni de celles dont on m’avait rendue témoin. Hélas ! ſi quelquefois mon imagination s’était égarée ſur ces plaiſirs, je les croyais chaſtes comme le Dieu qui les inſpirait, donnés par la Nature pour ſervir de conſolation aux humains, je les ſuppoſais nés de l’amour & de la délicateſſe. J’étais bien loin de croire que l’homme, à l’exemple des bêtes féroces, ne pût jouir qu’en faiſant frémir ſa compagne… Puis revenant ſur la fatalité de mon ſort… Ô juſte Ciel ! me diſais-je, il eſt donc bien certain maintenant qu’aucun acte de vertu, n’émanera de mon cœur, ſans qu’il ne ſoit auſſitôt ſuivi d’une peine ! Et quel mal faiſais-je, grand Dieu ! en déſirant de venir accomplir dans ce Couvent quelques devoirs de religion ? Offenſé-je le Ciel en voulant le prier ! Incompréhenſibles décrets de la Providence, daignez donc, continuai-je, vous ouvrir à mes yeux, ſi vous ne voulez pas que je me révolte contre vous ! Des larmes ameres ſuivirent ces réflexions, & j’en étais encore inondée, quand le jour parut ; Omphale alors s’approcha de mon lit.

Chere compagne, me dit-elle, je viens t’exhorter à prendre du courage ; j’ai pleuré comme toi dans les premiers jours, & ; maintenant l’habitude eſt priſe ; tu t’y accoutumeras comme j’ai fait ; les commencemens ſont terribles : ce n’eſt pas ſeulement la néceſſité d’aſſouvir les paſſions de ces débauchés qui fait le ſupplice de notre vie, c’eſt la perte de notre liberté, c’eſt la maniere cruelle dont on nous conduit dans cette affreuſe maiſon.

Les malheureux ſe conſolent en en voyant d’autres auprès d’eux. Quelque cuiſantes que fuſſent mes douleurs, je les appaiſai un inſtant, pour prier ma compagne de me mettre au fait des maux auxquels je devais m’attendre.

Un moment, me dit mon inſtitutrice, leve-toi, parcourons d’abord notre retraite, obſerve tes nouvelles compagnes ; nous diſcourrons enſuite. En ſouſcrivant aux conſeils d’Omphale, je vis que j’étais dans une fort-grande chambre où ſe trouvaient huit petits lits d’indienne aſſez propres ; près de chaque lit était un cabinet ; mais toutes les fenêtres qui éclairaient ou ces cabinets ou la chambre, étaient élevées à cinq pieds de terre & garnies de barreaux en dedans & en dehors. Dans la principale chambre était au milieu une grande table fixée en terre, pour manger ou pour travailler ; trois portes revêtues de fer cloſaient cette chambre ; point de ferrures de notre côté ; d’énormes verroux de l’autre. — Voilà donc notre priſon, dis-je à Omphale ? — Hélas ! oui, ma chere, me répondit-elle ; telle eſt notre unique habitation ; les huit autres filles ont près d’ici une ſemblable chambre, & nous ne nous communiquons jamais, que quand il plaît aux Moines de nous réunir. J’entrai dans le cabinet qui m’était deſtiné ; il avait environ huit pieds quarrés ; le jour y venait comme dans l’autre piéce, par une fenêtre très-haute & toute garnie de fer. Les ſeuls meubles étaient un bidet, une toilette & une chaiſe percée. Je revins ; mes compagnes empreſſées de me voir, m’entourerent ; elles étaient ſept ; je faiſais la huitieme. Omphale demeurant dans l’autre chambre n’était dans celle-ci que pour m’inſtruire ; elle y reſterait ſi je le voulais, & l’une de celles que je voyais, la remplacerait dans ſa chambre ; j’exigeai cet arrangement, il eut lieu. Mais avant d’en venir au récit d’Omphale, il me paraît eſſentiel de vous peindre les ſept nouvelles compagnes que me donnait le ſort ; j’y procéderai par ordre d’âge, comme je l’ai fait pour les autres.

La plus jeune avait douze ans, une phyſionomie très-vive & très-ſpirituelle, les plus beaux cheveux & la plus jolie bouche.

La ſeconde avait ſeize ans ; c’était une des plus belles blondes qu’il fût poſſible de voir, des traits vraiment délicieux, & toutes les graces, toute la gentilleſſe de ſon âge, mêlées à une ſorte d’intérêt, fruit de ſa triſteſſe, qui la rendait mille fois plus belle encore.

La troiſieme avait vingt-trois ans ; très-jolie, mais trop d’effronterie, trop d’impudence dégradait, ſelon moi, dans elle, les charmes dont l’avait douée la Nature.

La quatrieme avait vingt-ſix ans ; elle était faite comme Vénus ; des formes cependant un peu trop prononcées ; une blancheur éblouiſſante ; la phyſionomie douce, ouverte & riante, de beaux yeux, la bouche un peu grande, mais admirablement meublée, & de ſuperbes cheveux blonds.

La cinquieme avait trente-deux ans ; elle était groſſe de quatre mois, une figure ovale, un peu triſte, de grands yeux remplis d’intérêt, très-pâle, une ſanté délicate, une voix tendre, & peu de fraîcheur ; naturellement libertine : elle s’épuiſait, me dit-on, elle-même.

La ſixieme avait trente-trois ans ; une femme grande, bien découplée, le plus beau viſage du monde, de belles chairs.

La ſeptieme avait trente-huit ans ; un vrai modèle de taille & de beauté : c’était la Doyenne de ma chambre ; Omphale me prévint de ſa méchanceté, & principalement du goût qu’elle avait pour les femmes. — Lui céder, eſt la vraie façon de lui plaire, me dit ma compagne ; lui réſiſter eſt aſſembler ſur ſa tête tous les maux qui peuvent nous affliger dans cette maiſon. Tu y réfléchiras.

Omphale demanda à Urſule, c’était le nom de cette Doyenne, la permiſſion de m’inſtruire ; Urſule y conſentit ſous la condition que j’irais la baiſer. Je m’approchai d’elle : ſa langue impure voulut ſe réunir à la mienne, pendant que ſes doigts travaillaient à déterminer des ſenſations qu’elle était bien loin d’obtenir, Il fallut pourtant malgré moi me prêter à tout, & quand elle crut avoir triomphé, elle me renvoya dans mon cabinet, où Omphale me parla de la manière ſuivante.

« Toutes les femmes que tu as vues hier, ma chere Théreſe, & celle que tu viens de voir, ſe diviſent en quatre claſſes de quatre filles chacune ; la premiere eſt appellée la claſſe de l’enfance ; elle contient les filles depuis l’âge le plus tendre juſqu’à celui de ſeize ans ; un habillement blanc les diſtingue.

» La ſeconde claſſe, dont la couleur eſt le vert, s’appelle la claſſe de la jeuneſſe ; elle contient les filles de ſeize juſqu’à vingt-un ans.

» La troiſieme claſſe eſt ; celle de l’age raiſonnable ; elle eſt vêtue de bleu ; on y eſt depuis vingt-un juſqu’à trente, c’eſt celle où nous ſommes l’une & l’autre.

» La quatrieme claſſe vêtue de Mor-doré, eſt deſtinée pour l’âge mûr ; elle eſt compoſée de tout ce qui paſſe trente ans.

» Ou ces filles ſe mêlent indifféremment aux ſoupers des Révérends Pères, ou elles y paraiſſent par claſſe : tout dépend du caprice des Moines, mais hors des ſoupers, elles ſont mêlées dans les deux chambres, comme tu peux en juger par celles qui habitent la nôtre.

» L’inſtruction que j’ai à te donner, me dit Omphale, doit ſe renfermer ſous quatre articles principaux ; nous traiterons dans le premier de ce qui concerne la maiſon ; dans le ſecond, nous placerons ce qui regarde la tenue des filles, leur punition, leur nourriture, &c. &c. &c. ; le troiſieme article t’inſtruira de l’arrangement des plaiſirs de ces Moines, de la maniere dont les filles y ſervent ; le quatrieme te développera l’hiſtoire des réformes & des changemens.

» Je ne te peindrai point, Théreſe, les abords de cette affreuſe maiſon, tu les connais auſſi bien que moi ; je ne te parlerai que de l’intérieur ; on me l’a fait voir afin que je puiſſe en donner l’image aux nouvelles venues, de l’éducation deſquelles on me charge, & leur ôter par ce tableau toute, envie de s’évader. Hier Sévérino t’en expliqua une partie, il ne te trompa point, ma chere. L’égliſe & le pavillon qui y tient, forment ce qu’on appelle proprement le Couvent ; mais tu ignores comment eſt ſitué le corps-de-logis que nous habitons, comment on y parvient : le voici ; au fond de la ſacriſtie derriere l’autel eſt une porte maſquée dans la boiſerie qu’un reſſort ouvre ; cette porte eſt l’entrée d’un boyau, auſſi obſcur que long, des ſinuoſités duquel ta frayeur en entrant t’empêcha, ſans doute, de t’appercevoir ; d’abord ce boyau deſcend, parce qu’il faut qu’il paſſe ſous un foſſé de trente pieds de profondeur, enſuite il remonte après la largeur de ce foſſé, & ne regne plus qu’à ſix pieds ſous le ſol ; c’eſt ainſi qu’il arrive aux ſouterrains de notre pavillon, éloigné de l’autre d’environ un quart de lieue ; ſix enceintes épaiſſes s’oppoſent à ce qu’il ſoit poſſible d’apercevoir ce logement-ci, fût-on même monté ſur le clocher de l’égliſe ; la raiſon de cela eſt ſimple ; le pavillon eſt très-bas, il n’a pas vingt-cinq pieds, & les enceintes compoſées, les unes de murailles, les autres de haies vives très-ſerrées les unes ſur les autres, en ont chacune plus de cinquante de haut : de quelque part qu’on obſerve cette partie, elle ne peut donc être priſe que pour un taillis de la forêt, mais jamais pour une habitation ; c’eſt donc, ainſi que je viens de le dire, par une trappe donnant dans les ſouterrains, que ſe trouve la ſortie du corridor obſcur dont je t’ai donné l’idée, & duquel il eſt impoſſible que tu te ſouviennes d’après l’état où tu devais être en le traverſant. Ce pavillon-ci, ma chere, n’a en tout que des ſouterrains, un plein pied, un entreſol & un premier étage ; le deſſus eſt une voûte très-épaiſſe, garnie d’une cuvette de plomb pleine de terre dans laquelle ſont plantés des arbuſtes toujours verts qui, ſe mariant avec les haies qui nous environnent, donnent au total un air de maſſif encore plus réel ; les ſouterrains forment une grande ſalle au milieu & huit cabinets autour, dont deux ſervent de cachots aux filles qui ont mérité cette punition, & les ſix autres de caves ; au-deſſus ſe trouve la ſalle des ſoupers, les cuiſines, les offices, & deux cabinets où les Moines paſſent quand ils veulent iſoler leurs plaiſirs & les goûter avec nous, hors des yeux de leurs confrères ; les entreſols compoſent huit chambres, dont quatre ont un cabinet ; ce ſont les cellules où les Moines couchent & nous introduiſent, quand leur lubricité nous deſtine à partager leurs lits ; les quatre autres chambres ſont celles des freres ſervans, dont l’un eſt notre geolier, le ſecond le valet des Moines, le troiſieme le chirurgien, ayant dans ſa cellule tout ce qu’il faut pour des beſoins preſſans, & le quatrieme le cuiſinier ; ces quatre freres ſont ſourds & muets ; difficilement on attendrait donc d’eux, comme tu vois, quelques conſolations ou quelques ſecours ; ils ne s’arrêtent jamais d’ailleurs avec nous, & il nous eſt très-défendu de leur parler. Le deſſus de ces entreſols forme les deux ſérails ; ils ſe reſſemblent parfaitement l’un & l’autre : c’eſt, comme tu vois, une grande chambre où tiennent huit cabinets ; ainſi tu conçois, chere fille, qu’à ſuppoſer que l’on rompît les barreaux de nos croiſées, & que l’on deſcendît par la fenêtre, on ſerait encore loin de pouvoir s’évader, puiſqu’il reſterait à franchir cinq haies vives, une forte muraille, & un large foſſé : ces obſtacles fuſſent-ils même vaincus où retomberait-on, d’ailleurs ? Dans la cour du Couvent qui, ſoigneuſement fermée elle-même, n’offrirait pas encore dès le premier moment une ſortie bien ſûre. Un moyen d’évaſion moins périlleux peut-être ſerait, je l’avoue, de trouver dans nos ſouterrains la bouche du boyau qui y rend ; mais comment parvenir dans ces ſouterrains, perpétuellement enfermées comme nous le ſommes ; y fût-on même, cette ouverture ne ſe trouverait pas encore, elle rend dans un coin perdu, ignoré de nous & barricadé lui-même de grilles dont eux ſeuls ont la clef. Cependant tous ces inconvéniens ſe trouvaſſent-ils vaincus, fût-on dans le boyau, la route n’en ſerait pas encore plus ſûre pour nous ; elle eſt garnie de piéges qu’eux ſeuls connaiſſent, & où ſe prendraient inévitablement les perſonnes qui voudraient la parcourir ſans eux. Il faut donc renoncer à l’évaſion, elle eſt impoſſible, Théreſe ; crois que ſi elle était praticable, il y a long-temps que j’aurais fui ce déteſtable ſéjour, mais cela ne ſe peut. Ceux qui y ſont n’en ſortent jamais qu’à la mort ; & delà naît cette impudence, cette cruauté, cette tyrannie dont ces ſcélérats uſent avec nous ; rien ne les embrâſe, rien ne leur monte l’imagination comme l’impunité que leur promet cette inabordable retraite ; certains de n’avoir jamais pour témoins de leurs excès que les victimes mêmes qui les aſſouviſſent, bien ſûrs que jamais leurs écarts ne ſeront révélés, ils les portent aux plus odieuſes extrémités ; délivrés du frein des loix, ayant briſé ceux de la religion, méconnaiſſant ceux des remords, il n’eſt aucune atrocité qu’ils ne ſe permettent, & dans cette apathie criminelle, leurs abominables paſſions le trouvent d’autant plus voluptueuſement chatouillées, que rien, diſent-ils, ne les enflamme comme la ſolitude & le ſilence, comme la faibleſſe d’une part & l’impunité de l’autre. Les Moines couchent régulierement toutes les nuits dans ce pavillon, ils s’y rendent à cinq heures du ſoir, & retournent au Couvent le lendemain matin ſur les neuf heures, excepté un qui tour-à-tour paſſe ici la journée, on l’appelle le Régent de garde. Nous verrons bientôt ſon emploi. Pour les quatre freres, ils ne bougent jamais, nous avons dans chaque chambre une ſonnette qui communique dans la cellule du geolier ; la Doyenne ſeule a le droit de la ſonner, mais lorſqu’elle le fait en raiſon de ſes beſoins, ou des nôtres, on accourt à l’inſtant ; les peres apportent en revenant, chaque jour, eux-mêmes les proviſions néceſſaires, & les remettent au cuiſinier qui les employe d’après leurs ordres ; il y a une fontaine dans les ſouterrains, & des vins de toute eſpece & en abondance dans les caves. Paſſons au ſecond article, ce qui tient à la tenue des filles, à leur nourriture, à leur punition, &c.

» Notre nombre eſt toujours égal ; les arrangemens ſont pris de maniere à ce que nous ſoyions toujours ſeize, huit dans chaque chambre ; & comme tu vois toujours dans l’uniforme de nos claſſes ; la journée ne ſe paſſera pas, ſans qu’on te donne les habits de celle tu entres ; nous ſommes tous les jours en déshabillé de la couleur qui nous appartient ; le ſoir, en lévite de cette même couleur, coëffées du mieux que nous pouvons ; la Doyenne de la chambre a ſur nous tout pouvoir, lui déſobéir eſt un crime ; elle eſt chargée du ſoin de nous inſpecter, avant que nous ne nous rendions aux orgies, & ſi les choſes ne ſont pas dans l’état déſiré, elle eſt punie ainſi que nous. Les fautes que nous pouvons commettre ſont de pluſieurs ſortes. Chacune a ſa punition particuliere dont le tarif eſt affiché dans les deux chambres ; le régent de jour, celui qui vient, comme je te l’expliquerai tout-à-l’heure, nous ſignifier les ordres, nommer les filles du ſouper, viſiter nos habitations, & recevoir les plaintes de la Doyenne, ce Moine, dis-je, eſt celui qui diſtribue le ſoir la punition que chacune a méritée : voici l’état de ces punitions à côté des crimes qui nous les valent.

» Ne pas être levée le matin à l’heure preſcrite, trente coups de fouet (car c’eſt preſque toujours par ce ſupplice que nous ſommes punies ; il était aſſez ſimple qu’un épiſode des plaiſirs de ces libertins devint leur correction de choix.) Préſenter ou par mal-entendu, ou par quelque cauſe que ce puiſſe être, une partie du corps, dans l’acte des plaiſirs, au lieu de celle qui eſt déſirée, cinquante coups ; être mal vêtue, ou mal coëffée, vingt coups ; n’avoir pas averti lorſqu’on a ſes régles, ſoixante coups ; le jour où le Chirurgien a conſtaté votre groſſeſſe, cent coups ; négligence, impoſſibilité, ou refus dans les propoſitions luxurieuſes, deux cents coups. Et combien de fois leur infernale méchanceté nous prend-elle en défaut ſur cela, ſans que nous ayions le plus léger tort ? Combien de fois l’un d’eux demande-t-il ſubitement ce qu’il ſait bien que l’on vient d’accorder à l’autre, & ce qui ne peut ſe refaire tout de ſuite ? Il n’en faut pas moins ſubir la correction ; jamais nos remontrances, jamais nos plaintes ne ſont écoutées ; il faut obéir ou être corrigées ; défauts de conduite dans la chambre, ou déſobéiſſance à la Doyenne, ſoixante coups ; l’apparence des pleurs, du chagrin, des remords, l’air même du plus petit retour à la religion, deux cents coups. Si un Moine vous choiſit pour goûter avec vous la derniere criſe du plaiſir & qu’il n’y puiſſe parvenir, ſoit qu’il y ait de ſa faute, ce qui eſt très-commun, ſoit qu’il y ait de la vôtre, ſur-le-champ, trois cents coups ; le plus petit air de répugnance aux propoſitions des Moines, de quelque nature que puiſſent être ces propoſitions, deux cents coups ; une entrepriſe d’évaſion une révolte, neuf jours de cachot, toute nue, & trois cents coups de fouet chaque jour ; cabales, mauvais conſeils, mauvais propos entre ſoi, dès que cela eſt découvert, trois cents coups ; projets de ſuicide, refus de ſe nourrir, comme il convient, deux cents coups ; manquer de reſpect aux Moines, cent quatre-vingt coups. Voilà nos ſeuls délits, nous pouvons d’ailleurs faire tout ce qui nous plaît, coucher enſemble, nous quereller, nous battre, nous porter aux derniers excès de l’ivrognerie & de la gourmandiſe, jurer, blaſphémer : tout cela eſt égal, on ne nous dit mot pour ces fautes-là ; nous ne ſommes tancées que pour celles que je viens de te dire, mais les Doyennes peuvent nous épargner beaucoup de ces déſagrémens, ſi elles le veulent ; malheureuſement cette protection ne s’achete que par des complaiſances ſouvent plus fâcheuſes que les peines garanties par elles ; elles ſont du même goût dans l’une & l’autre ſalle, & ce n’eſt qu’en leur accordant des faveurs qu’on parvient à les enchaîner. Si on les refuſe, elles multiplient ſans raiſon la ſomme de vos torts, & les Moines qu’on ſert, en en doublant l’état, bien loin de les gronder de leur injuſtice, les y encouragent ſans ceſſe ; elles ſont elles-mêmes ſoumiſes à toutes ces règles, & de plus très-ſévérement punies, ſi on les ſoupçonne indulgentes : ce n’eſt pas que ces libertins ayent beſoin de tout cela pour ſévir contre nous, mais ils ſont bien aiſes d’avoir des prétextes ; cet air de Nature prête des charmes à leur volupté, elle s’en accroît. Nous avons chacune une petite proviſion de linge en entrant ici ; on nous donne tout par demi-douzaine, & l’on renouvelle chaque année, mais il faut rendre ce que nous apportons ; il ne nous eſt pas permis d’en garder la moindre choſe : les plaintes des quatre freres dont je t’ai parlé ſont écoutées comme celles de la Doyenne ; nous ſommes punies ſur leur ſimple délation, mais ils ne nous demandent rien au moins, & il n’y a pas tant à craindre qu’avec les Doyennes très-exigeantes & très-dangereuſes quand le caprice ou la vengeance dirige leurs procédés. Notre nourriture eſt fort-bonne & toujours en très-grande abondance ; s’ils ne recueillaient de-là des branches de volupté, peut-être cet article n’irait-il pas auſſi bien, mais comme leurs ſales débauches y gagnent, ils ne négligent rien pour nous gorger de nourriture : ceux qui aiment à nous fouetter, nous ont plus dodues, plus graſſes, & ceux qui, comme te diſait Jérôme hier, aiment à voir pondre la poule, ſont ſûrs au moyen d’une abondante nourriture, d’une plus grande quantité d’œufs. En conſéquence nous ſommes ſervies quatre fois le jour ; on nous donne à déjeuner, entre neuf & dix heures, toujours une volaille aux riz, des fruits cruds ou des compotes, du thé, du café, ou du chocolat ; à une heure on ſert le dîner ; chaque table de huit eſt ſervie de même ; un très-bon potage, quatre entrées, un plat de rôti, & quatre entremets ; du deſſert en toute ſaiſon. À cinq heures & demie on ſert le goûter ; des pâtiſſeries, ou des fruits ; le ſouper eſt excellent ſans doute, ſi c’eſt celui des Moines ; ſi nous n’y aſſiſtons pas, comme nous ne ſommes alors que quatre par chambre, on nous ſert à-la-fois trois plats de rôti, & quatre entremets ; nous avons chacune par jour une bouteille de vin blanc, une de rouge, & une demi-bouteille de liqueur ; celles qui ne boivent pas autant ſont libres de donner aux autres ; il y en a parmi nous de très-gourmandes qui boivent étonnamment, qui s’enivrent, & tout cela ſans qu’elles en ſoient réprimandées ; il en eſt également à qui ces quatre repas ne ſuffiſent pas encore ; elles n’ont qu’à ſonner, on leur apporte auſſitôt ce qu’elles demandent.

» Les Doyennes obligent à manger aux repas, & ſi l’on perſiſtait à ne le vouloir point faire, par quelque motif que ce pût être, à la troiſieme fois, on ſerait ſévérement punie ; le ſouper des Moines eſt compoſé de trois plats de rôti, de ſix entrées relevées par une piece froide & huit entremets, du fruit, trois ſortes de vin, du café & des liqueurs : quelquefois, nous ſommes à table toutes les huit avec eux ; quelquefois ils obligent quatre de nous à les ſervir, & elles ſoupent après ; il arrive auſſi de temps-en-temps, qu’ils ne prennent que quatre filles à ſouper ; communément alors ce ſont des claſſes entieres ; quand nous y ſommes huit, il y en a toujours deux de chaque claſſe : il eſt inutile de te dire que jamais perſonne au monde ne nous viſite ; aucun étranger ſous quelque prétexte que ce puiſſe être n’eſt introduit dans ce pavillon. Si nous tombons malades, le ſeul frere chirurgien nous ſoigne, & ſi nous mourons, c’eſt ſans aucun ſecours religieux ; on nous jette dans un des intervalles formé par les haies, & tout eſt dit ; mais par une inſigne cruauté, ſi la maladie devient trop grave ou qu’on en craigne la contagion, on n’attend pas que nous ſoyions mortes pour nous enterrer ; on nous enleve, & nous place où je t’ai dit encore toute vivante ; depuis dix-huit ans que je ſuis ici, j’ai vu plus de dix exemples de cette inſigne férocité ; ils diſent à cela qu’il vaut mieux en perdre une que d’en riſquer ſeize ; que c’eſt d’ailleurs une perte ſi légère qu’une fille, ſi aiſément réparée qu’on y doit avoir peu de regret. Paſſons à l’arrangement des plaiſirs des Moines & à tout ce qui tient à cette partie.

» Nous nous levons ici à neuf heures préciſes du matin, en toute ſaiſon ; nous nous couchons plus ou moins tard, en raiſon du ſouper des Moines ; auſſitôt que nous ſommes levées, le régent de jour vient faire ſa viſite, il s’aſſeoit dans un grand fauteuil, & là, chacune de nous eſt obligée d’aller ſe placer devant lui les jupes relevées du côté qu’il aime ; il touche, il baiſe, il examine, & quand toutes ont rempli ce devoir, il nomme celles qui doivent être du ſouper : il leur preſcrit l’état dans lequel il faut qu’elles ſoient, il prend les plaintes des mains de la Doyenne, & les punitions s’impoſent. Rarement ils ſortent ſans une ſcène de luxure à laquelle nous ſommes communément employées toutes les huit. La Doyenne dirige ces actes libidineux, & la plus entière ſoumiſſion de notre part y règne ; avant le déjeûner, il arrive ſouvent qu’un des Révérends pères fait demander dans ſon lit une de nous ; le frere geolier apporte une carte où eſt le nom de celle que l’on veut, le régent de jour l’occupât-il alors, il n’a pas même le droit de la retenir, elle paſſe, & revient quand on la renvoie. Cette premiere cérémonie finie, nous déjeûnons ; de ce moment juſqu’au ſoir nous n’avons plus rien à faire ; mais à ſept heures en été, à ſix en hiver, on vient chercher celles qui ont été nommées ; le frere geolier les conduit lui-même, & après le ſouper celles qui ne ſont pas retenues pour la nuit reviennent au ſérail. Souvent aucune ne reſte, ce ſont de nouvelles que l’on envoie prendre pour la nuit ; & on les prévient également, pluſieurs heures à l’avance, du coſtume où il faut qu’elles ſe rendent ; quelquefois il n’y a que la fille de garde qui couche. — La fille de garde, interrompis-je, quel eſt donc ce nouvel emploi ? Le voici, me répondit mon hiſtorienne.

« Tous les premiers des mois, chaque Moine adopte une fille qui doit pendant cet intervalle lui tenir lieu & de ſervante & de plaſtron à ſes indignes déſirs ; les Doyennes ſeules ſont exceptées en raiſon du devoir de leur chambre. Ils ne peuvent ni les changer dans le cours du mois, ni leur faire faire deux mois de ſuite ; rien n’eſt cruel, rien n’eſt dur comme les corvées de ce ſervice, & je ne ſais comment tu t’y feras. Auſſitôt que cinq heures du ſoir ſonnent, la fille de garde deſcend près du Moine qu’elle ſert, & elle ne le quitte plus juſqu’au lendemain, à l’heure où il repaſſe au Couvent. Elle le reprend dès qu’il revient ; ce peu d’heures s’emploie par elle à manger & à ſe repoſer, car il faut qu’elle veille pendant les nuits qu’elle paſſe auprès de ſon maître ; je te le répète, cette malheureuſe eſt là pour ſervir de plaſtron à tous les caprices qui peuvent paſſer par la tête de ce libertin ; ſoufflets, fuſtigations, mauvais propos, jouiſſances, il faut qu’elle endure tout ; elle doit être debout toute la nuit dans la chambre de ſon patron & toujours prête à s’offrir aux paſſions qui peuvent agiter ce tyran ; mais la plus cruelle, la plus ignominieuſe de ces ſervitudes, eſt la terrible obligation où elle eſt de préſenter ſa bouche ou ſa gorge à l’un & l’autre beſoin de ce monſtre ; il ne ſe ſert jamais d’aucun autre vaſe ; il faut qu’elle reçoive tout, & la plus légère répugnance eſt auſſitôt punie des tourmens les plus barbares. Dans toutes les ſcènes de luxure ce ſont ces files qui aident aux plaiſirs, qui les ſoignent, & qui approprient tout ce qui a pu être ſouillé : un Moine l’eſt-il en venant de jouir d’une femme, c’eſt à la bouche de la ſuivante à réparer ce déſordre ; veut-il être excité, c’eſt le ſoin de cette malheureuſe, elle l’accompagne en tout lieu, l’habille, le déshabille, le ſert en un mot dans tous les inſtans, a toujours tort, & eſt toujours battue ; aux ſoupers, ſa place eſt, ou derriere la chaiſe de ſon maître, ou comme un chien à ſes pieds, ſous la table, ou à genoux, entre ſes cuiſſes, l’excitant de ſa bouche ; quelquefois elle lui ſert de ſiége ou de flambeau ; d’autres fois elles ſeront toutes quatre placées autour de la table dans les attitudes les plus luxurieuſes, mais en même temps les plus gênantes.

» Si elles perdent l’équilibre, elles riſquent, ou de tomber ſur des épines qui ſont placées près de-là, ou de ſe caſſer un membre, ou même de ſe tuer, ce qui n’eſt pas ſans exemple ; & pendant ce temps les ſcélérats ſe réjouiſſent, font débauche, s’enivrent à loiſir de mets, de vins, de luxure & de cruauté. — Oh Ciel ! dis-je à ma compagne, en frémiſſant d’horreur, peut-on ſe porter à de tels excès ! Quel enfer ! — Écoute, Théreſe, écoute, mon enfant, tu es loin de ſavoir encore tout, dit Omphale. L’état de groſſeſſe révéré dans le monde eſt une certitude de réprobation parmi ces infâmes, il ne diſpenſe ni des punitions, ni des gardes ; il eſt au contraire un véhicule aux peines, aux humiliations, aux chagrins ; combien de fois eſt-ce à force de coups qu’ils font avorter celles dont ils ſe décident à ne pas recueillir le fruit, & s’ils le recueillent, c’eſt pour en jouir : ce que je te dis ici doit te ſuffire pour t’engager à te préſerver de cet état le plus qu’il te ſera poſſible. — Mais le peut-on ? — Sans doute, il eſt de certaines éponges… Mais ſi Antonin s’en apperçoit on n’échappe point à ſon courroux ; le plus ſûr, eſt d’étouffer l’impreſſion de la Nature en démontant l’imagination, & avec de pareils ſcélérats, cela n’eſt pas difficile.

» Au reſte, pourſuivit mon inſtitutrice, il y a ici des attenances & des parentés dont tu ne te doutes pas, & qu’il eſt bon de t’expliquer, mais ceci rentrant dans le quatrieme article, c’eſt-à-dire dans celui de nos recrues, de nos réformes & de nos changemens, je vais l’entamer pour y renfermer ce petit détail.

» Tu n’ignores pas, Théreſe, que les quatre Moines qui compoſent ce Couvent ſont à la tête de l’Ordre, ſont tous quatre de familles diſtinguées, & tous quatre fort-riches par eux-mêmes : indépendamment des fonds conſidérables faits par l’Ordre des Bénédictins pour l’entretien de cette voluptueuſe retraite où tous ont eſpoir de paſſer tour-à-tour, ceux qui y ſont ajoutent encore à ces fonds une partie conſidérable de leurs biens ; ces deux objets réunis montent à plus de cent mille écus par an, qui ne ſervent qu’aux recrues ou aux dépenſes de la maiſon, ils ont douze femmes ſûres & de confiance, uniquement chargées du ſoin, de leur amener un ſujet chaque mois, entre l’age de douze ans & celui de trente, ni au-deſſous, ni au-deſſus. Le ſujet doit être exempt de tout défaut & doué du plus de qualités poſſibles, mais principalement d’une naiſſance diſtinguée. Ces enlévemens bien payés, & toujours faits très-loin d’ici, n’entraînent aucun inconvénient ; je n’en ai jamais vu réſulter de plaintes. Leurs extrêmes ſoins les mettent à couvert de tout ; ils ne tiennent pas abſolument aux prémices ; une fille déjà ſéduite, ou une femme mariée leur plaît également ; mais il faut que le rapt ait lieu, il faut qu’il ſoit conſtaté ; cette circonſtance les irrite ; ils veulent être certains que leurs crimes coûtent des pleurs ; ils renverraient une fille qui ſe rendrait à eux volontairement ; ſi tu ne t’étais prodigieuſement défendue, s’ils n’euſſent pas reconnu un fond réel de vertu dans toi, & par conſéquent la certitude d’un crime, ils ne t’euſſent pas gardée vingt-quatre heures : tout ce qui eſt ici, Théreſe, eſt donc de la meilleure naiſſance ; telle que tu me vois, chere amie, je ſuis la file unique du Comte de ***, enlevée à Paris à l’âge de douze ans, & deſtinée à avoir cent mille écus de dot un jour ; je fus ravie dans les bras de ma gouvernante qui me ramenait ſeule dans une voiture, d’une campagne de mon père, à l’Abbaye de Panthemont où j’étais élevée ; ma gouvernante diſparut ; elle était vraiſemblablement gagnée ; je fus amenée ici en poſte. Toutes les autres ſont dans le même cas. La fille de vingt ans appartient à l’une des familles les plus diſtinguées du Poitou. Celle de ſeize eſt fille du Baron de ***, l’un des plus grands Seigneurs de Lorraine ; des Comtes, des Ducs, & des Marquis ſont les peres de celles de vingt-trois, de celles de douze, de celle de trente deux ; pas une enfin qui ne puiſſe réclamer les plus beaux titres, & pas une qui ne ſoit traitée avec la derniere ignominie. Mais ces malhonnêtes gens ne ſe ſont pas contentés de ces horreurs, ils ont voulu déshonorer le ſein même de leur propre famille. La jeune perſonne de vingt-ſix, l’une de nos plus belles ſans doute, eſt la fille de Clément ; celle de trente-ſix eſt niece de Jérôme.

» Dès qu’une nouvelle fille eſt arrivée dans ce cloaque impur, dès qu’elle y eſt à jamais ſouſtraite à l’univers, on en réforme auſſitôt une, & voilà chere fille, voilà le complément de nos douleurs ; le plus cruel de nos maux eſt d’ignorer ce qui nous arrive, dans ces terribles & inquiétantes réformes. Il eſt abſolument impoſſible de dire ce qu’on devient en quittant ces lieux. Nous avons autant de preuves que notre ſolitude nous permet d’en acquérir, que les filles réformées par les Moines ne reparaiſſent jamais ; eux-mêmes nous en préviennent, ils ne nous cachent pas que cette retraite eſt notre tombeau, mais nous aſſaſſinent-ils ? Juſte Ciel ! Le meurtre, le plus exécrable des crimes ſerait-il donc pour eux comme pour ce célébre Maréchal de Retz[2] une ſorte de jouiſſance dont la cruauté exaltant leur perfide imagination, pût plonger leurs ſens dans une ivreſſe plus vive ! Accoutumés à ne jouir que par la douleur, à ne ſe délecter que par des tourmens & par des ſupplices, ſerait-il poſſible qu’ils s’égaraſſent au point de croire, qu’en redoublant, qu’en améliorant la premiere cauſe du délire, on dût inévitablement le rendre plus parfait, & qu’alors ſans principes, comme ſans foi, ſans mœurs, comme sans vertus, les coquins abuſant des malheurs où leurs premiers forfaits nous plongerent, ſe ſatisfiſſent par des ſeconds qui nous arrachaſſent la vie. Je ne ſçais ?… Si on les interroge ſur cela, ils balbutient, tantôt répondent négativement, & tantôt à l’affirmative ; ce qu’il y a de ſûr, c’eſt qu’aucune de celles qui ſont ſorties, quelques promeſſes qu’elles nous ayent faites de porter des plaintes contre ces gens-ci, & de travailler à notre élargiſſement, aucune, dis-je, ne nous a jamais tenu parole… Encore une fois appaiſent-ils nos plaintes, ou nous mettent-ils hors d’état d’en faire ? Lorſque nous demandons à celles qui arrivent des nouvelles de celles qui nous ont quittées, elles n’en ſavent jamais. Que deviennent donc ces malheureuſes ? Voilà ce qui nous tourmente, Théreſe, voilà la fatale incertitude qui fait le malheur de nos jours. Il y a dix-huit ans que je ſuis dans cette maiſon, voilà plus de deux cens filles que j’en vois ſortir… Où ſont-elles ? Pourquoi toutes ayant juré de nous ſervir, aucune n’a-t-elle tenu parole.

Rien au ſurplus ne légitime notre retraite ; l’âge, le changement des traits, rien n’y fait ; le caprice eſt leur ſeule regle. Ils réformeront aujourd’hui celle qu’ils ont le plus careſſée hier ; & ils garderont dix ans celles dont ils ſont le plus raſſaſiés : telle eſt l’hiſtoire de la Doyenne de cette ſalle ; il y a douze ans qu’elle eſt dans la maiſon, on l’y fête encore, & j’ai vu pour la conſerver, réformer des enfans de quinze dont la beauté eût rendu les Graces jalouſes. Celle qui partit il y a huit jours, n’avait pas ſeize ans ; belle comme Vénus même, il n’y avait qu’un an qu’ils en jouiſſaient, mais elle devint groſſe, & je te l’ai dit, Théreſe, c’eſt un grand tort dans cette maiſon. Le mois paſſé ils en réformerent une de dix-ſept ans. Il y a un an, une de vingt, groſſe de huit mois ; & dernierement une à l’inſtant où elle ſentait les premieres douleurs de l’enfantement. Ne t’imagines pas que la conduite y faſſe quelque choſe, j’en ai vu qui volaient au devant de leurs déſirs, & qui partaient au bout de ſix mois, d’autres mauſſades & fantaſques qu’ils gardaient un grand nombre d’années : il eſt donc inutile de preſcrire à nos arrivantes un genre quelconque de conduite ; la fantaiſie de ces monſtres briſe tous les freins, & devient l’unique loi de leurs actions.

Lorſque l’on doit être réformée, on en eſt prévenue le matin, jamais plutôt, le régent de jour paraît à neuf heures comme à l’ordinaire, & il dit, je le ſuppoſe : Omphale, le Couvent vous réforme, je viendrai vous prendre ce ſoir. Puis il continue ſa beſogne. Mais à l’examen vous ne vous offrez plus à lui, enſuite il ſort ; la réformée embraſſe ſes compagnes, elle leur promet mille & mille fois de les ſervir, de porter des plaintes, d’ébruiter ce qui ſe paſſe, l’heure ſonne, le Moine paraît, la fille part, & l’on n’entend plus parler d’elle. Cependant le ſouper a lieu comme à l’ordinaire, les ſeules remarques que nous ayions faites ces jours-là, c’eſt que les Moines arrivent rarement aux derniers épiſodes du plaiſir, on dirait qu’ils ſe ménagent, cependant ils boivent beaucoup plus, quelquefois même juſqu’à l’ivreſſe ; ils nous renvoyent de bien meilleure heure, il ne reſte aucune femme à coucher, & les filles de garde ſe retirent au ſérail. — Bon, bon, dis-je à ma compagne, ſi perſonne ne vous a ſervies, c’eſt que vous n’avez eu affaire qu’à des créatures faibles, intimidées, ou à des enfans qui n’ont rien oſé pour vous. Je ne crains point qu’on nous tue, au moins je ne le crois pas ; il eſt impoſſible que des êtres raiſonnables puiſſent porter le crime à ce point… Je ſais bien que… Après ce que j’ai vu, peut-être ne devrais-je pas juſtifier les hommes comme je le fais, mais il eſt impoſſible, ma chere, qu’ils puiſſent exécuter des horreurs dont l’idée même n’eſt pas concevable. Oh ! chere compagne, pourſuivis-je avec chaleur, veux-tu la faire avec moi cette promeſſe à laquelle je jure de ne pas manquer !… Le veux-tu ? — Oui — Eh, bien, je te jure ſur tout ce que j’ai de plus ſacré, ſur le Dieu qui m’anime & que j’adore uniquement,… je te proteſte ou de mourir à la peine, ou de détruire ces infamies, m’en promets-tu autant ? — En doutes-tu, me répondit Omphale, mais ſoit certaine de l’inutilité de ces promeſſes ; de plus irritées que toi, de plus fermes, de mieux étayées, de parfaites amies, en un mot, qui auraient donné leur ſang pour nous, ont manqué aux mêmes ſermens ; permets donc, chere Théreſe, permets à ma cruelle expérience de regarder les nôtres comme vains, & de n’y pas compter davantage.

— Et les Moines, dis-je à ma compagne, varient-ils auſſi, en vient-ils ſouvent de nouveaux ? — Non, me répondit-elle, il y a dix ans qu’Antonin eſt ici ; dix-huit que Clément y demeure ; Jérôme y eſt depuis trente ans, & Sévérino depuis vingt-cinq. Ce Supérieur né en Italie, eſt proche parent du Pape avec lequel il eſt fort-bien, ce n’eſt que depuis lui que les prétendus miracles de la Vierge aſſurent la réputation du Couvent, & empêchent les médiſans d’obſerver de trop près ce qui ſe paſſe ici ; mais la maiſon était montée comme tu la vois quand il y arriva ; il y a plus de cent ans qu’elle ſubſiſte ſur le même pied, & que tous les Supérieurs qui y ſont venus, y ont conſervé un ordre ſi avantageux pour leurs plaiſirs. Sévérino l’homme le plus libertin de ſon ſiècle, ne s’y eſt fait placer que pour mener une vie analogue à ſes goûts. Son intention eſt de maintenir les priviléges ſecrets de cette abbaye auſſi long-temps qu’il le pourra. Nous ſommes du Diocèſe d’Auxerre, mais que l’Évêque ſoit inſtruit ou non, jamais nous ne le voyons paraître, jamais il ne met les pieds au Couvent : en général il vient très-peu de monde ici, excepté vers le temps de la fête qui eſt celle de la Notre Dame d’Août ; il ne paraît pas, à ce que nous diſent les Moines, dix perſonnes par an dans cette maiſon ; cependant il eſt vraiſemblable que lorſque quelques étrangers s’y préſentent, le ſupérieur a ſoin de les bien recevoir ; il en impoſe par des apparences de religion & d’auſtérité, on s’en retourne content, on fait l’éloge du Monaſtere, & l’impunité de ces ſcélérats s’établit ainſi ſur la bonne-foi du peuple & ſur la crédulité des dévots ».

  1. Voy. un petit ouvrage intitulé : les Jéſuites en belle humeur.
  2. Voyez l’hiſtoire de Bretagne par Dom Lobineau.