Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/01-06

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Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 111-129).

VI.

LA PRISON.

Nous avons dit que depuis le jour où Georges, forcé de se défendre, avait eu le malheur de commettre un double meurtre, de nombreux détachemens parcouraient le pays dans tous les sens. Or des gendarmes en campagne sont comme des chats sur la gouttière ; ceux-ci flairent l’eau, comme ceux-là flairent la matière empoignable.

Donc un brigadier et un gendarme, qui s’étaient détachés d’une troupe plus considérable, traversaient le village et passaient près de l’église au moment où le sacristain achevait d’allumer les cierges.

— Diable ! dit le brigadier en jetant les yeux sur les vitraux qui reflétaient la lumière, voilà un curé qui dit sa messe de bien bonne heure !

— C’est que probablement il n’aime pas à déjeuner tard, dit le gendarme.

— Bon ! comme si ces gaillards-là se gênaient plus pour dire la messe après boire qu’un gendarme pour arrêter sans mandat… Coliquet, il y a quelque chose là-dessous !

Je ne dis pas le contraire, brigadier.

— Notre devoir est de connaître tout ce qui se passe, Coliquet.

— Oui, brigadier.

— D’entendre tout ce qui se dit.

— Oui, brigadier.

Et même tout ce qu’on ne dit pas.

— C’est-à-dire, brigadier…

— C’est-à-dire, Coliquet, qu’il faut faire comme si on l’avait entendu.

— C’est parfaitement imaginé.

— Ceci constitue la véritable école morale du gendarme, Coliquet.

Le gendarme se tut, mais ne cessa d’admirer ; et il se dit que le brigadier ferait son chemin.

Cependant, reprit le chef, nous pouvons, dans la circonstance présente, voir et entendre tout à la fois, ce qui vaut toujours un peu mieux que d’en faire le semblant, sauf à épicer et corser convenablement la chose quand le bien du service et l’intérêt de la gendarmerie le réclament. Allons, mon garçon, pied à terre ; avançons à pas de loup, puis tenons-nous sur nos gardes.

Coliquet obéit, quoiqu’il ne comprît pas trop ce que la gendarmerie royale avait à voir dans une affaire de sacristie ; le brigadier ne le comprenait très-probablement pas davantage ; mais il obéissait à son instinct. Ils avancent donc avec précaution, attachent leurs chevaux à l’un des piliers du portail, et pénètrent dans l’église, dont ils sont fort surpris de trouver la porte ouverte.

— C’est un mariage, dit tout bas Coliquet en apercevant les futurs époux agenouillés au pied de l’autel.

— Je ne dis pas le contraire ; mais voici une figure de marié qui a diablement l’air d’être de ma connaissance… Je veux que le diable m’étrangle dans la maison du bon Dieu, si je me trompe… C’est lui ! nous le tenons.

— Qui donc ?

— Eh ! lui ! Georges, le réfractaire.

Coliquet pâlit ; il commença à trembler de tous ses membres en songeant qu’un gendarme et un brigadier ne faisaient que deux personnes, et que d’ordinaire le réfractaire Georges ne se faisait pas tirer l’oreille pour réduire ce nombre à zéro.

— Est-ce que tu ne le reconnais pas maintenant ? reprit le brigadier.

— Mais je ne l’ai jamais vu.

— Fameuse raison ! Est-ce qu’un gendarme a besoin d’avoir vu les gens pour les reconnaître ?… Des gens comme celui-là, surtout… avec leurs figures atroces…

— Il a l’air doux comme un mouton.

— Tu trouves ? Eh bien ! essaie de t’y frotter tout seul…

— Il ne tient qu’à vous que nous ne nous y frottions pas du tout.

— Le danger est grand sans doute ; mais il y a une prime de cent écus que nous recevrons…

— À moins que nous ne recevions d’abord chacun une balle au travers du corps, ce qui serait plus expéditif et nous dispenserait de donner quittance.

— Nous devons être braves.

— Ça n’est pas dans le règlement.

— D’ailleurs on ne se marie pas l’arme au bras, et je ne vois rien qui ressemble à ce fusil à deux coups qui porte si loin et ne rate jamais… De la résolution, Coliquet, les cent écus sont à nous.

En ce moment, le curé sortait de la sacristie, revêtu de ses habits sacerdotaux. Les gendarmes, le sabre à la main, s’élancèrent rapidement vers le maître-autel, et, avant que Georges eût eu le temps de se retourner pour reconnaître la cause du bruit qu’il venait d’entendre, il fut saisi, renversé et garrotté. Madame Valmer faisait retentir l’église de ses cris, Justine s’évanouit ; le curé essaya vainement d’attendrir les gendarmes et de les intéresser au sort de ces infortunés.

— Monsieur le curé, dit le brigadier, les prêtres vivent de l’autel, les gendarmes d’arrestations : si l’on vous a payé votre messe, dites-la ; si vous n’êtes pas payé, allez vous coucher et ne faites pas de mauvais rêves.

— Brigadier, s’écria Coliquet, qui, armé d’un cierge, considérait depuis quelques instans le visage de Justine étendue sans mouvement sur les dalles du sanctuaire, brigadier, vous avez raison ; je comprends à présent qu’il n’est pas indispensable d’avoir vu les gens pour les reconnaître ; et la preuve, c’est que je gagerais la moitié de la gratification qu’il y a lieu à mettre le grappin sur la particulière ici présente.

— Toujours, Coliquet ; c’est le cas d’agir ordinairement et extraordinairement.

— Misérables ! dit Georges avec rage, ne pouvez-vous vous contenter de ma vie ? Qu’a fait cette infortunée pour mériter d’être souillée par votre contact ?

— Ce qu’elle a fait, ça ne nous regarde pas ; ce qu’elle mérite, ce n’est pas notre affaire ; mais, attendu que sa figure a l’inconvénient de ressembler en diable au signalement no 2, elle aura l’avantage de nous suivre et d’être logée aux frais de l’état, jusqu’à ce que l’identité ou la non identité soit constatée.

Tandis que les gendarmes aidaient Georges à se remettre sur ses pieds, et qu’ils achevaient de lui ficeler le haut du corps comme une carotte de tabac, Justine, grâce aux secours que lui prodiguait le curé, recouvrait l’usage de ses sens. On prit envers elle les mêmes précautions, c’est-à-dire qu’on lui lia les mains derrière le dos, et qu’une quintuple ceinture de cordes lui colla les bras le long des côtes. Ce fut en cet état que, malgré les représentations du curé, les cris, les supplications de madame Valmer, Justine et Georges furent conduits dans les prisons de la ville voisine, et de là transférés dans celles de Paris, attendu que plusieurs des crimes, dont Georges était accusé avaient été commis dans le département de la Seine.

Justine, dès les premiers jours, s’était laissée aller au plus violent désespoir ; mais bientôt ce désespoir avait fait place à la résignation : forte de son innocence, elle attendait, sans crainte pour elle-même, le dénouement de ce drame. Sa sécurité n’était pas aussi grande, il est vrai, à l’égard de Georges ; mais, à défaut de la justice des hommes, elle comptait sur celle de la Providence. Sa situation morale s’améliora donc sensiblement tant que dura le voyage. Ils arrivent enfin à Paris, s’embrassent pour la dernière fois ; après avoir franchi la barrière, ils suivent bientôt une route différente, en s’efforçant de cacher leurs larmes à la foule stupide et cruelle qui les entoure.

Cette séparation était ce qui avait le plus effrayé Justine : tant que le voyage avait duré, elle avait été, en quelque sorte, soutenue par la présence de son ami ; mais maintenant qui la consolera ? qui la comprendra ? Ces réflexions accablaient la pauvre enfant, et, dans sa douleur, elle levait les yeux vers le ciel en demandant quel crime elle avait commis qui méritât une aussi terrible punition. Enfin on arrive à la prison où Justine devait attendre que son innocence fût reconnue, attendre des mois, des années peut-être ; car, dans notre beau pays de France, dans ce siècle des lumières si vanté, il ne suffit pas de n’avoir rien fait contre les lois pour conserver sa liberté, il faut encore, dans certains cas, que messieurs les juges veuillent bien prendre la peine d’examiner s’il ne serait pas possible de vous accuser de quelque peccadille ; car ces gens sont persuadés qu’un innocent qu’ils ont laissé pourrir en prison, pendant un an, leur doit des actions de grâces pour ne pas l’y avoir laissé mourir.

— Au bruit des clefs et des verroux la pauvre fille faillit s’évanouir ; malheureusement pour elle, elle ne perdit pas connaissance, il lui fallut entendre les ignobles propos des gardiens, porte-clefs, etc. ; de ces êtres dégradés qui usurpent le nom d’homme.

— Encore du gibier d’hôpital, dit l’un des gardiens avec un air barbare, éclatant de rire. Dis donc, Larose, toi qui aimes le fruit nouveau…

— C’est possible, mais je ne l’aime pas verreux.

— J’ai vu ça quelque part, dit un troisième ; je parie que c’est quelque princesse de la rue de la Lune… Voyons, mon ange, qu’est-ce que tu as mangé ?

— Il est diablement crotté ton ange !

— Dam ! c’est le métier qui veut ça, n’est-ce pas, ma poule ?… Nom de Dieu, est-ce que tu as la langue gelée ?

Justine ne pleurait plus ; elle semblait anéantie ; ce n’était pourtant là que le prélude de ce qu’elle devait entendre bientôt. On lui fit monter un escalier sombre ; elle parcourut ensuite un étroit corridor, à l’extrémité duquel son conducteur ouvrit une porte ; puis, prenant la jeune fille par le bras, il la jeta dans une chambre où le jour ne pénétrait qu’à travers d’épais barreaux, en lui disant :

— C’est pas le tout de se lever matin, il faut arriver à l’heure ; la distribution du pain est faite ; serre-toi le ventre jusqu’à demain.

En un instant Justine fut environnée d’une vingtaine de femmes, les unes jeunes, les autres vieilles, mais ayant toutes le teint hâve, le regard effronté et la voix rauque.

— Ma fille, dit l’une d’elles, t’arrives comme mars en carême, car la bouteille est vide. Paye ta bienvenue, et si t’as besoin d’consolation on t’fera bonne part… Eh bien ! est-ce que tu n’entends pas le français ?

— C’est de l’argent que vous me demandez ?

— C’te farce ! fais donc pas la bête.

Justine, effrayée de ce langage et de l’aspect de ces femmes, se hâta de leur remettre le peu d’argent que Georges, en la quittant, l’avait forcée d’accepter.

— À la bonne heure !… Mes enfans, y a gras !… Fifine, tape au guichet.

Aussitôt les coups de sabots retentissent sur la lourde porte qui s’était fermée sur Justine quelque temps auparavant. Un gardien arrive en toute hâte.

— Trois fioles, papa Larose, s’écria la femme à laquelle la nouvelle venue avait donné son argent ; voilà deux tunes, une pour vous, une pour le camphre.

Larose prit sans se faire prier les deux pièces de cinq francs qu’elle lui présentait, et sortit, il revint bientôt, apportant trois bouteilles d’eau-de-vie, qui furent vidées en quelques minutes, et auxquelles trois autres succédèrent par le même canal. Cela dura jusqu’à ce que l’argent de Justine fût épuisé ; puis quelques-unes de ces misérables se jetèrent sur la paille, où elles ne tardèrent pas à s’endormir profondément, tandis que d’autres entonnaient des chansons obscènes, qu’elles accompagnaient d’une pantomime dégoûtante. Cela dura jusqu’à la nuit. Le lendemain Justine fut de nouveau sommée de renouveler la provision d’eau-de-vie, et, comme elle n’avait plus d’argent, on mit à l’enchère les vêtemens qu’elle portait. La pauvre fille eut beau s’en défendre, il fallut qu’elle se dépouillât, et qu’elle se contentât d’une guenille qu’on lui donna pour lui tenir lieu de chemise. Ce jour se passa comme le précédent, à part l’ivresse, qui fut moins complète, la vente des vêtemens ayant produit peu de chose. La nuit vint de nouveau : quelle nuit ! l’infortunée Justine, transie de froid et se mourant d’inanition, la passa presque entièrement à se défendre contre les attaques de ces êtres corrompus, accoutumés aux excès de la plus hideuse débauche… Enfant à l’âme chaste, au cœur sans souillure, il lui fallut se débattre dans cette fange… Et pourtant elle était là légalement ! c’était légalement qu’on avait jeté cet ange au milieu de ces furies !… La loi, qu’on dit être l’appui de l’innocent, le bouclier du faible ! quelle amère dérision ! Eh bien ! il y a en France quelques centaines de gens qu’on appelle législateurs ; ces gens sont comblés d’honneurs et de biens ; les plus brillans emplois sont pour eux ; leurs moindres désirs sont souvent des ordres auxquels les chefs de l’état se conforment, et tout cela parce qu’ils font nos lois !… Quand donc un homme de cœur élèvera-t-il la voix pour leur crier : Vos lois sont des lois de mensonge et de sang ; elles sont faites pour favoriser le fort en écrasant le faible ? Législateurs, n’avez-vous donc pas d’entrailles ? Ne sentez-vous pas votre cœur bondir au récit des infamies que vos lois sanctionnent ? Malheureux ! ne comprenez-vous pas que la postérité, plus éclairée, et vous jugeant par vos actes, n’aura pour vous que haine et mépris ?… Mettez-vous donc à l’œuvre ; réformez, réformez ! Hâtez-vous de faire disparaître ces monumens de turpitude ; car, encore une fois, je vous le dis, vos lois, jusqu’à présent, n’ont été que des lois de mensonge et de sang ! ces lois feront monter la rougeur aux fronts de nos arrière-neveux…

 

Il n’y aurait qu’un petit inconvénient, c’est que l’homme de cœur qui s’aviserait de crier cela dans la rue courrait grand risque d’être jeté entre quatre murailles avant d’avoir achevé sa dernière phrase, à moins pourtant qu’en guise de réponse quelque mangeur de budget ne lui fît passer sa voiture sur le corps, ou que, par les soins d’une baïonnette amie de l’ordre, la Morgue ne remplaçât pour lui la prison.


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