Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/01-09

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Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 179-196).

IX.

UN VOL.

Justine regardait avec effroi les préparatifs que faisaient les brigands : les uns chargeaient des pistolets, d’autres s’assuraient que la pointe de leurs poignards n’était point émoussée ; puis quelques-uns mirent des perruques, ils se peignirent les sourcils et s’attachèrent d’énormes moustaches. Le jeune homme, nouveau-venu, était le seul qui ne fît rien de semblable ; il paraissait attendre que ses camarades eussent terminé leur toilette pour commencer la sienne.

— Allons, Grelotin, lui dit le chef, à ton tour.

— Oh ! ça ne sera pas long, répondit-il en s’approchant de Justine ; nous sommes tout juste de la même taille ; ça va m’aller comme un bas de soie.

S’adressant ensuite à la jeune fille :

— Vous voyez que ces messieurs sont pressés, ainsi j’espère que vous ne me ferez pas attendre… D’ailleurs, nous ferons les choses décemment. Allons, vous autres, fermez les yeux.

À ces mots il enleva à Justine, avec une dextérité extraordinaire, son schall et son chapeau.

— Mon Dieu ! ayez pitié de moi ! s’écria l’orpheline en se réfugiant à l’extrémité de la chambre.

Ne faites donc pas l’enfant comme ça, dit Grelotin en la suivant, puisque je vous dis qu’on sera décent comme une vestale. À moins pourtant que vous ne nous obligiez à employer la force pour vous faire troquer vos habits contre les miens ; car il ne s’agit que de cela, pas davantage. Tenez, cachez-vous derrière ce ballot, et passez-moi vos colifichets à mesure que vous les ôterez, je vous enverrai ma culotte et tout le reste par le même canal… J’espère que je suis bon enfant… mais il ne faut pas en abuser, ou bien je ne réponds plus de rien, et les autres pourront bien ouvrir des yeux grands comme des portes cochères sans qu’il y ait rappel à l’ordre.

Dans l’extrémité où Justine se trouvait réduite, elle sentit qu’en refusant d’obéir elle aggraverait ses maux sans pouvoir diminuer les dangers qui menaçaient sa bienfaitrice. Elle se glissa donc dans la retraite que lui indiquait le jeune homme, et lui remit successivement tous les vêtemens qui la couvraient. Elle reçut en échange un costume complet de fashionable de faubourg, dont elle s’affubla le mieux qu’il lui fut possible.

— Maintenant, dit le bandit, nous allons nous rendre de ces petits services d’amitié qui ne tirent pas à conséquence ; ainsi je vais vous mettre ma cravate, et vous, vous me lacerez votre corset.

Il fallut encore obéir, et la métamorphose fut bientôt complète. Alors ce fut un déluge de bouffonneries, de lazzis, d’éclats de rire et de propos obscènes. Grelotin imitait parfaitement la démarche et les attitudes de Justine ; cela semblait particulièrement faire le plus grand plaisir à ses compagnons.

— Quand je vous disais, s’écria-t-il, que j’étais sûr de mon affaire… Je veux que la vieille elle-même donne dans la bosse, il n’y là que la voix qui me manque ; mais j’aurai soin de ne pas dire un mot… Chanceux, donne-moi un ognon que je l’enveloppe dans mon mouchoir : on ne sait pas ce qui peut arriver ; je puis avoir besoin de pleurer, d’autant plus qu’en pleurant on ne parle guère.

Ces paroles furent un éclair pour la malheureuse Justine qui, jusqu’à cet instant, avait cru que Grelotin voulait seulement égayer ses compagnons, jusqu’à ce que l’heure de l’expédition fût arrivée ; elle comprit alors toute l’étendue de son malheur et fut bientôt en proie au plus violent désespoir.

— Tuez-moi donc ! scélérats ! s’écria-t-elle ; rendez-moi le service de me débarrasser de la vie, cet horrible fardeau m’écrase…

Elle s’élança vers la fenêtre en s’efforçant de l’ouvrir ; mais l’un des bandits courut à elle, et, l’étreignant de ses bras de fer, il la rapporta au milieu de ses compagnons qui formèrent le cercle ; ils semblèrent tenir conseil sur la question de savoir si on n’exaucerait pas le dernier vœu que l’orpheline venait de former.

— Il nous reste encore un sac de cuir, dit le chef : deux pavés aux pieds, autant à la tête… c’est lourd ; mais il n’y a pas loin d’ici au pont Notre-Dame. Pourtant il ne faut pas travailler comme des enfans qui ne voient pas plus loin que leur nez.

— Pas de bêtise, dit l’un des conseillers : elle a déjà été arrêtée ; c’est la maîtresse d’un forçat, qui aura beau invoquer Dieu et Diable, elle ne s’en tirera pas et nous serons tranquilles. Puisqu’elle veut absolument sauter le pas, un peu de patience ; elle ne perdra rien pour attendre, car je lui garantis une place à l’abbaye de Monte-à-Regret.

— À la bonne heure, dit un troisième ; mais deux avis valent mieux qu’un. Or, comme dit la chanson, une fille est un oiseau… et j’ai grand’peur qu’un jour de ribotte celui-ci ne prenne sa volée sans notre permission, ce qui pourrait bien ne pas être sans inconvénient, si ça arrivait trop tôt, tandis qu’en lui faisant faire le saut de carpe, après lui avoir soigné les abatis…

— Bon ! reprit le chef, est-ce que nous n’avons pas ici une cage où elle sera en sûreté ? Mettons-la à la cave pour lui tenir le teint frais.

Cet avis ayant été adopté à l’unanimité, Justine fut emportée dans une pièce du rez-de-chaussée ; les bandits levèrent une lourde trappe et descendirent dans une première cave, puis ils en ouvrirent une seconde, et arrivèrent dans une autre cave pratiquée sous la première, ainsi qu’il s’en trouve dans beaucoup de vieilles maisons de Paris. Ce fut là qu’ils déposèrent l’orpheline à demi morte de frayeur et de désespoir.

— Ma foi, dit le chef, elle se passera bien de pain pour aujourd’hui ; d’ailleurs il y a encore dans ce coin une douzaine de bouteilles d’eau-de-vie.

— Je crois qu’elle se trouve mal, dit un de ceux qui l’avaient portée.

— Qu’elle se trouve comme elle voudra ! nous avons bien d’autres chiens à peigner : il est bientôt l’heure de partir, Grelotin nous attend.

Ils se retirèrent tous, fermèrent la première trappe, placèrent plusieurs lourdes caisses dessus, et s’assurèrent de la seconde en passant une barre de fer entre les deux anneaux dont elle était garnie.

— Allons donc ! dit Grelotin ; il est neuf heures : une demoiselle comme il faut être seule, hors de chez elle à cette heure-là ! c’est scandaleux.

Ils sortirent tous l’un après l’autre, et se dirigèrent vers l’hôtel de la baronne de Boistange ; mais chacun prit un chemin différent ; le chef seul accompagna Grelotin jusqu’à une certaine distance, et, dès que celui-ci fut entré, l’autre se promena dans la rue. Grelotin, en passant devant le concierge, mit son mouchoir sur ses yeux, et donna tous les signes d’une grande douleur, ce qui ne parut pas extraordinaire, la pauvre Justine étant souvent dans un semblable état au retour des visites qu’elle faisait à Georges. Il monta lentement, toujours en faisant les mêmes grimaces, fit signe à la femme de chambre, qui vint à lui, qu’il voulait être seul, et cette fille, habituée, comme les autres gens de la baronne, à obéir au moindre signe de Justine, dont tous connaissaient les malheurs, laissa sans difficulté pénétrer dans la chambre de sa maîtresse le misérable, qui avait recueilli des indications assez précises pour ne pas se tromper. Le reste de la soirée se passa sans événement : la baronne, ne voyant pas sa fille adoptive, avait demandé de ses nouvelles ; on lui apprit qu’elle s’était retirée chez elle ayant l’air indisposée ; elle ne jugea pas à propos de la déranger, ce qui eût été la pierre d’achoppement pour l’adroit bandit.

Minuit venait de sonner à toutes les pendules de l’hôtel, où déjà depuis une heure régnait le plus profond silence. Grelotin ouvrit doucement une fenêtre, tira de dessous ses vêtemens une échelle de corde qu’il attacha solidement au balcon, et agita à plusieurs reprises un mouchoir blanc : c’était le signal convenu. Le chef parcourut aussitôt la rue dans toute sa longueur, en un instant la bande fut rassemblée ; trois minutes après elle était au complet dans la chambre de Justine.

— Attention, dit le chef ; du calme, de l’ordre, et que les crucifix à ressort ne fassent leur jeu qu’à la dernière extrémité ; un coup de feu pourrait éveiller les dormeurs, et nous donner plus de besogne que nous n’en pouvons faire.

On alluma une bougie, et, en moins d’un quart d’heure, toutes les portes de l’intérieur furent ouvertes et les serrures des principaux meubles forcées, Grelotin marchait en tête de la colonne avec son costume de femme, et déjà ils étaient tous chargés d’un butin considérable, lorsqu’ils entrèrent dans la chambre à coucher de madame de Boistange. Deux des voleurs, le poignard à la main, se placèrent au chevet de son lit, épiant le moindre mouvement capable de leur donner de l’inquiétude, et prêts à frapper pour le réprimer. Pendant ce temps, les autres faisaient main basse sur tous les objets précieux, entassaient pêle-mêle l’or, l’argent, les billets de banque, les bijoux, les cachemires, etc. L’expédition semblait terminée, ils allaient se retirer, lorsque l’un de ceux qui étaient restés près de la baronne dit :

— Approchez donc la lumière ; il me semble que vous n’avez pas tout vu.

Et il leur montra des boucles d’oreilles en brillans que madame de Boistange ne quittait jamais.

— Ça vaut la peine d’y faire attention, dit le chef, après les avoir examinées ; le gros Élie en donnerait bien cent louis ; mais ce n’est pas facile à pincer.

— Bah ! une vieille femme, ça a l’oreille dure.

— Et puis, si elle s’éveille, est-ce que nous n’avons pas les moyens de la rendormir immédiatement ?… Allons, Grelotin, toi qui as la main légère.

Ce dernier se mit à la besogne sans se faire prier ; mais à peine fut-il parvenu à ouvrir l’une des deux boucles, que la baronne ouvrit les yeux, et, comme Grelotin était placé de manière qu’elle ne pouvait voir son visage, mais seulement une partie de son costume, surtout les bracelets qu’il portait, et qu’elle avait donnés quelques jours auparavant à Justine, elle s’écria :

— Quoi ! ma fille, c’est vous qui…

Un coup de poignard l’empêcha d’en dire davantage : la victime en se débattant saisit le bras de l’assassin qu’elle prenait pour Justine, et ses doigts crispés par la douleur le serrèrent si fort qu’un fragment de manche de la robe lui resta dans la main ; puis elle s’évanouit, les boucles furent détachées, et les brigands sortirent sans rencontrer le moindre obstacle.

Cette nuit fut horrible pour Justine. La pauvre fille invoquait la mort comme un bienfait, et chercha pendant plusieurs heures les moyens de se la donner ; puis elle tomba épuisée, et demeura long-temps dans cette situation. Au point du jour la trappe s’ouvrit : quelques-uns des brigands descendirent en jurant ; on reconnaissait facilement qu’ils étaient ivres. Justine pensa que probablement ils avaient changé d’avis, que sa mort leur avait paru nécessaire, et elle s’en réjouit.

— Allons, ouvre l’œil, princesse, dit l’un d’eux : la farce est jouée, et on va te faire voir qu’on n’a pas de rancune.

— Que me voulez-vous ?

— On veut te communiquer un déjeuner à se lécher les pouces, en guise de paiement pour le loyer de tes frusques, et te rendre les susdites immédiatement, attendu que Grelotin commence à s’embêter de ne pouvoir pas lâcher un bouton pour s’élastiquer la digestion.

— Je ne comprends pas.

— Qu’est-ce que ça me fait à moi !… Suis-nous et tais-toi.

Justine obéit ; elle fut conduite dans la chambre du troisième étage où elle retrouva le reste de la bande à table, dévorant des viandes froides dont ils avaient fait ample provision dans la cuisine de la baronne, en les arrosant de flots de vin. On voulut la faire boire et manger ; mais elle déclara qu’il lui serait impossible de prendre la moindre nourriture.

Puisque tu es assez bête pour bouder contre ton ventre, dit Grelotin, tu vas nous faire le plaisir de retourner d’où tu viens, et vivement… quand tu m’auras rendu mes habits bien entendu. Allons, trois minutes pour faire ta toilette, et des calottes si ça passe.

À ces mots il posa sur la table une montre que Justine reconnut pour celle de la baronne ; elle comprit que le crime était consommé ; mais elle était loin d’en soupçonner toute l’horreur, lorsque l’un des voleurs dit en montrant un poignard brisé.

— Je n’avais pas encore rencontré de vieille carcasse aussi dure, au second coup la moitié de cette lame lui est restée dans les côtes.

Grand Dieu ! s’écria l’orpheline, ma bonne mère, ma bienfaitrice !

— Eh bien ! Quoi ? On l’a guérie du mal de dents, voilà tout ; si elle n’est pas contente des médecins, elle peut porter plainte au Père éternel.

Justine tomba sans mouvement sur le carreau. Quand elle reprit connaissance, elle était de nouveau enfermée dans le caveau, entièrement nue ; mais, en étendant ses bras, elle sentit ses vêtemens de femme près d’elle d’un côté, et de l’autre quelques provisions qui annonçaient que les bandits étaient intéressés à ce qu’elle ne mourût pas de faim. Elle s’habilla comme elle put, pria avec ferveur, et recouvra enfin assez de forces pour supporter la vie.


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