Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/01-11

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Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 223-235).

XI.

SÉDUCTION.

Bien qu’il fît grand jour lorsque Justine s’éveilla, elle ne put se défendre d’un mouvement d’effroi en apercevant l’aumônier assis à son chevet.

— Mon aspect est-il donc si terrible, ma chère fille ? dit-il doucement, et suis-je destiné à ne vous inspirer que de la crainte ?

— Pardon, mon père, la surprise…

— Il est vrai que vous ne pouviez vous attendre à me voir si tôt. Cela vient de ce que, ne pouvant trouver le sommeil cette nuit, je me suis occupé de votre avenir ; j’ai mûrement réfléchi à votre position, aux dangers de toute espèce qui vous menacent, et j’avais hâte de vous communiquer le résultat de mes réflexions.

— Ô mon père ! j’aurai de vos bienfaits une reconnaissance éternelle !…

— Je suis maintenant convaincu, mon enfant, que vous ne pouvez espérer de salut dans ce monde et dans l’autre qu’en vous jetant pour toujours dans les bras de notre sainte religion.

D’abondantes larmes coulèrent aussitôt sur les joues de l’orpheline.

— Hélas ! dit-elle, si la volonté suffisait, le ciel m’est témoin que je n’hésiterais pas à m’ensevelir dans un cloître ; mais, il faut bien vous l’avouer, mon père, j’aime encore ce monde, qui peut-être ne devrait m’inspirer que de l’horreur.

— Ne vous alarmez pas si vite, ma fille ; il ne s’agit pas de vous cloîtrer, mais seulement d’entrer dans la très-respectable corporation des sœurs de charité. Vous conserverez là une assez grande liberté, et vous serez à l’abri des séductions qui vous ont fait courir de si grands dangers. J’ai la certitude d’être bientôt attaché à l’une des paroisses les plus importantes de Paris : vous aurez donc en moi, à la fois, un directeur et un ami fidèle et dévoué, dont vous adoucirez les chagrins ; car moi aussi, ma fille, j’ai besoin de consolation !…

— Mon père, ayez pitié de moi ! Vous m’avez crue un ange, et je ne suis qu’une faible créature ; oserai-je devenir l’épouse de Jésus-Christ quand l’amour que m’a inspiré Georges brûle mon cœur ?…

— Georges ! un forçat !

— Oh ! grâce ! grâce ! ne me tournez pas le poignard dans le sein… Georges ne mérite pas les tourmens qu’il endure… Oh ! si, comme moi, vous connaissiez sa belle âme, si vous saviez quels nobles sentimens font battre son cœur !… Georges ! Georges ! je ne serai point parjure ; mon dernier soupir sera pour toi !

Dans ce moment d’exaltation, Justine avait levé les mains au ciel ; ses longs cheveux flottaient sur ses blanches épaules, et de grosses larmes s’échappaient à travers ses longs cils, en même temps qu’un sourire céleste animait son beau visage. Jamais peut-être l’aumônier n’avait été soumis à pareille épreuve ; il se contint pourtant.

— Malheureuse, dit-il avec onction, vous voulez donc vous perdre ?

— Eh ! mon père, ne me perdrais-je pas plus sûrement en forçant ma vocation ?

— Croyez-vous, mon enfant, que tous ceux qui entrent dans cette carrière y sont appelés ? Hélas ! il n’en est pas qui soient entièrement dégagés de ces liens terrestres qui vous retiennent… Mais Dieu est miséricordieux ; il ne nous demande pas au-delà de nos forces. Nous sommes tous pécheurs, mon enfant, et notre âme ne cesse d’être en contact avec le péché que lorsqu’elle quitte son enveloppe mortelle… La nécessité est la loi suprême ; il faut lui obéir… Pauvre petite ! vous aimez… Eh ! croyez-vous que la vue d’une femme ne m’ait jamais ému, que mes larmes et mes soupirs ne se soient jamais mêlés aux larmes et aux soupirs d’une jolie pécheresse ?… Vous implorez ma pitié, Justine, et c’est moi qui ai besoin de la vôtre.

Le prêtre avait des larmes dans la voix en prononçant ces dernières paroles. Justine ne savait que penser de ces demi-confidences ; elle attendait avec anxiété la fin de cette étrange conférence, et ses yeux épiaient les paroles prêtes à tomber des lèvres de son interlocuteur, qui, après un court silence, reprit ainsi :

— Le monde est fait de telle sorte, ma fille, que la vertu y est toujours un fardeau pénible, et bien souvent insupportable ; nos forces morales sont, comme nos forces physiques, ce que Dieu les a faites, et l’on ne saurait être blâmable de plier sous le faix et de déposer de temps en temps une charge trop pesante pour la reprendre ensuite ; au surplus, tous les péchés se rachètent par la pénitence…

— Mais, mon père, ce ne saurait être un péché que d’aimer l’homme à qui l’on veut donner sa main…

— Ce n’est pas ce que je veux dire, ma fille : il ne s’agit pas de donner votre main, mais de sauver votre tête, que la justice des hommes a vouée au bourreau.

Un cri perçant échappa à Justine, elle faillit s’évanouir.

— Eh bien ! continua l’aumônier, il n’y a qu’un moyen de la sauver ; vous sentez-vous assez de vertu pour le rejeter ?

— Ma vie est entre vos mains, dit la pauvre fille en fondant en larmes ; vous êtes le maître d’en disposer.

— Je ne veux pas être votre maître, Justine, mais votre ami, votre protecteur ; je veux sauver votre vie menacée, espérant que vous jetterez quelques fleurs sur la mienne, si triste, hélas ! Et, s’il arrive que nous déposions quelquefois ce fardeau si lourd, dont je vous parlais tout à l’heure, c’est ensemble que nous en ferons pénitence.

En parlant ainsi il avait pris l’une des mains de Justine, qu’il serrait tendrement ; la pauvre petite ne songeait pas à la retirer ; car, à l’accès de frayeur que lui avait causé cette image du bourreau réclamant sa tête, avait succédé une sorte de torpeur qui l’empêchait de comprendre toute cette allégorie du séducteur en soutane.

— Elle réfléchit, elle hésite, pensa l’abbé ; je me trompe fort, ou mes affaires sont bien avancées. Ne précipitons rien pourtant ; j’ai cru reconnaître que la petite n’est pas de celles qu’il faut emporter d’assaut. Au reste, je suis loin d’avoir employé tous mes moyens, et il y a de bonnes raisons pour qu’elle ne m’échappe pas.

— Adieu, ma fille, dit-il en se levant.

Et cette fois il soupira, et posa ses lèvres sur la main qu’il s’était contenté de serrer la première fois.

— Adieu, mon père, dit Justine en sortant de l’espèce de léthargie qui lui avait ôté pendant quelques momens l’usage de ses facultés.

Lorsqu’elle fut seule, elle se leva et fut fort surprise de trouver des vêtemens nouveaux, et de fort bon goût, à la place où elle avait laissé ceux qu’elle portait lorsqu’elle avait fait la rencontre de l’aumônier. Cela lui fit faire de nouveau de sérieuses réflexions ; la générosité du prêtre lui parut excessive : elle se rappela en même temps les discours ambigus de cet homme, et ses craintes allèrent croissant. Elle comprit qu’elle n’était pas en sûreté dans cet appartement, dont l’abbé possédait une seconde clef, et elle fut sur le point de prendre la fuite ; mais, songeant tout-à-coup au dénûment dans lequel elle se trouvait, au terrible jugement dont elle était frappée, elle ne se sentit pas le courage de braver tant de maux et de périls ; puis la pauvre fille parvint à se rassurer un peu en se disant qu’il n’était pas probable que l’aumônier osât avoir recours à la violence, et elle résolut d’attendre les événemens.

Plusieurs jours s’écoulèrent ; les visites du prêtre devenaient plus fréquentes et plus longues ; son langage était aussi beaucoup plus clair ; mais il s’en tenait aux paroles. Justine avait cessé de l’appeler mon père ; elle était froide, réservée, protestait de sa reconnaissance, mais paraissait inébranlable dans la résolution qu’elle avait prise de rester pure, quelque chose qui pût arriver.

— Vous parlez de reconnaissance, lui dit un jour l’aumônier, et vous voulez faire de ma vie un long supplice… Je souffre horriblement, Justine ; la mort serait mille fois préférable aux tourmens que j’endure. Et cette vie pourrait être si douce pour tous deux ! j’avais entrevu un si long avenir de paix, de bonheur et d’a… ! Justine ! au nom du ciel, soyez à moi !…

— C’est le ciel que vous invoquez pour me pousser au crime ! s’écria la jeune fille… Et c’est un ministre du Seigneur qui profère un tel blasphème !…

Le prêtre était hors de lui.

— Enfant, dit-il en brisant par une contraction violente sa montre qu’il tenait en ce moment ; enfant, je pourrais t’anéantir aussi facilement que cette frêle machine ; je pourrais, d’un mot, te forcer à implorer ma miséricorde, et tu oses opposer ta volonté à la mienne !…

Puis, s’efforçant de reprendre quelque calme :

— Vous avez raison, Justine ; il ne faut pas implorer le ciel pour des misères humaines que l’on peut soulager sans son assistance… Adieu ! Souvenez-vous que je voulais votre bonheur en même temps que le mien, et que le malheur de tous deux sera votre ouvrage.

À ces mots, il sortit précipitamment. Justine comprit qu’elle n’était plus en sûreté dans cet asile, et elle résolut de le quitter ; mais le jour allait finir ; la pauvre orpheline était sans argent, et il lui eût fallu passer cette nuit sur le pavé, où elle eût couru des dangers de plus d’une espèce. Elle remit donc son départ au lendemain, et se mit au lit, après avoir poussé plusieurs meubles derrière la porte pour éviter toute surprise.


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