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Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/01-18

La bibliothèque libre.
Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 369-386).

XVIII.

LE COMTE ET LE BANDIT.

Plusieurs mois s’étaient écoulés ; non-seulement Georges avait été condamné ; mais un avis anonyme avait instruit la justice de la précédente condamnation dont il avait été frappé ; l’identité avait été constatée, et une nouvelle sentence l’envoyait vivant au bagne pour qu’il y restât jusqu’à ce que mort s’en suivît. Justine était au désespoir ; le comte de Bonvalier s’évertuait à la consoler : il disait que les choses étaient en bon train ; que l’ordonnance de commutation allait être incessamment présentée à la signature du roi, et que le malheureux condamné ne quitterait pas Lyon. Du reste, le protecteur était toujours fort respectueux ; il parlait quelquefois du bonheur qu’il trouverait à posséder une femme jeune, belle et vertueuse ; il soupirait en baisant tendrement la main de Justine ; mais cela n’allait jamais plus loin, et la jeune fille n’en pouvait raisonnablement concevoir aucune alarme.

Cependant les ressources de l’orpheline s’épuisaient rapidement ; elle avait payé fort cher le meilleur avocat du barreau de Lyon dont l’éloquence avait été impuissante, elle prodiguait l’or pour adoucir par tous les moyens possibles la captivité de Georges, et, bien qu’elle s’imposât toutes les privations imaginables, elle en fut bientôt aux expédiens pour se procurer quelque argent. Elle attendait chaque jour la visite du comte avec la plus vive anxiété.

— Ma belle amie, disait M. de Bonvalier, le roi a chassé toute la semaine ; la signature n’est pas encore donnée.

Une autre fois le roi avait communié, ou il avait lavé les pieds aux apôtres, ou bien il y avait eu revue, etc., etc. Du reste, le comte protestait qu’il n’y avait pas lieu de concevoir la moindre crainte ; il connaissait particulièrement le garde des sceaux, le chef de la division des grâces était son ami d’enfance, et ces gens-là n’avaient absolument rien à lui refuser. Justine vivait de pain et d’eau ; elle vendait ses robes pour donner à Georges ce qui lui était nécessaire, et elle se disait :

— Ce sera peut-être pour demain !

Le lendemain venait ; il s’écoulait, et la pauvre fille répétait en pleurant :

— Ce sera peut-être pour demain !

Cela durait depuis long-temps ; le désespoir commençait à se faire jour dans le cœur de Justine, et la pauvre fille n’osait faire part au comte des tortures qu’elle endurait, lorsqu’un soir, quelques instans après que le comte se fut retiré, des pas pesans se firent entendre dans l’escalier ; puis la porte de son modeste appartement retentit sous les coups d’un poignet vigoureux ; Justine ouvrit en tremblant, et un homme entra chez elle précipitamment. Le premier soin de ce personnage fut de s’assurer que la porte qui venait de lui livrer un passage était bien fermée ; puis il regarda fixement Justine, et dit :

— Est-ce que vous ne me reconnaissez pas, ma belle enfant ?

L’orpheline faillit tomber à la renverse en reconnaissant le père Guibard.

— Allons donc, dit le vieux forçat en la soutenant, ne faites pas l’enfant comme ça : le père Guibard aime les bonnes filles, mais il ne les mange pas.

— Oh ! mon Dieu ! Georges serait-il libre ?…

— Pas encore, mon enfant ; mais c’est qu’il n’y avait pas moyen de passer à deux par le chemin que j’ai pris… Quatre-vingts pieds de haut… Ces animaux-là ont le diable au corps pour loger les bons enfans sous les combles !… Quatre-vingts pieds, et la corde que j’avais fabriquée n’en avait que soixante… Ça ne pouvait pas être à l’usage des conscrits. Quant à moi, c’est différent ; je sauterais de la lune sur le boulevart des Italiens sans risquer de me donner une entorse… Assez causé sur l’article : la chaîne part dans deux jours, et Georges en est.

— Georges ?… Grand Dieu !

— C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire, mon enfant ; mais je ne vous en dirais rien s’il n’y avait moyen de faire un accroc dans la feuille de route du camarade.

— Parlez, je vous en conjure !

— Voilà ce que c’est : le capitaine de la chaîne, que j’ai l’honneur de connaître très-intimement, est un particulier stylé dans le bon genre, un brave garçon, incapable de refuser quelque chose à l’individu qui lui ferait voir dix billets de mille francs en perspective, pourvu qu’il n’y ait de lui à eux que la distance du bras.

— Dix mille francs !…

— Vous ne les avez pas, je le sais !… Est-ce qu’un homme comme moi ignore quelque chose de ce qui regarde ses amis ?… Ainsi donc vous n’avez pas le premier sou de la somme nécessaire, cela est positif ; mais vous recevez ici un monsieur qui a dans son coffre-fort plus du double de ce qu’il faut pour sauver Georges, et alors…

— Que voulez-vous dire ?

— Je n’ai pardieu pas l’intention de vous le mâcher ! Vous irez demain chez ce particulier, vous le cajolerez, vous le caresserez, vous l’endormirez ; toutes choses excessivement faciles aux femmes qui ont de l’esprit ; puis vous prendrez, avec la cire que voici, des empreintes de serrures, que vous me donnerez, et le reste me regardera : alors je veux que le diable me brise les côtes si le camarade va faucher le grand pré !

— Malheureux ! croyez-vous qu’il veuille être sauvé à ce prix ?

— Diable ! il serait donc bien difficile ?

— Oh ! vous ne pouvez pas le comprendre, vous autres !… Georges est pur, il est innocent ; c’est un ange qui souffrirait mille morts plutôt que de commettre une action répréhensible… Ô mon Georges ! je resterai digne de toi !… Vous ne savez donc pas qu’il sera libre bientôt ? L’ordonnance qui lui fait remise de la peine doit être signée aujourd’hui même…

— Ah ! vous en êtes encore à l’eau bénite de cour !… Grand bien vous fasse, ma fille ! Mais, voyez-vous, si le pauvre garçon ne compte que là-dessus, dans dix ans il mangera encore des fèves.

— Nous avons de puissantes protections…

— Mon Dieu, mon enfant, en êtes-vous à savoir que la plus belle phrase ne vaut pas un écu ? Vos protecteurs parleront et n’agiront pas : ceux que je vous propose feront beaucoup de besogne sans rien dire.

Justine était violemment agitée ; mais ce qu’on lui proposait était si horrible, et elle avait encore tant de confiance dans les paroles du comte, qu’elle n’hésita pas à rejeter les propositions du vieux Guibard.

— Ma foi ! je l’avais deviné, dit le vieux forçat en se retirant ; et pourtant ces gens-là se vantent d’avoir du cœur : que feraient-ils donc s’ils n’en avaient pas ?… Ainsi le pauvre garçon ira à la double chaîne, jusqu’à ce qu’il plaise au diable d’avoir pitié de son âme !… Et voilà une mijaurée qui fait les beaux bras, en disant : Mon Georges ! mon cher Georges ! mon bien-aimé !… et trente mille autres calembredaines à faire dormir debout des gens qui ont le sens commun…

Et moi, sacredieu ! je me ferais casser bras et jambes, je risquerais dix fois ma tête pour être utile à un si brave garçon ! et, s’il arrive que tant de dévouement soit récompensé par la guillotine, je serai toujours Guibard le vieux forçat ! Guibard le redoutable, l’implacable !… Guibard, qu’on appellera le féroce, parce que je ne voudrai jamais reconnaître deux natures humaines, l’une qui veut et qui peut, et l’autre qui veut et qui ne peut pas !… Et puis tous ces idiots qui disent oui quand le premier a dit oui ; tous ces pantins qui dansent quand le pantin en chef tire la ficelle ; tous ces moutons de Panurge qui sautent le fossé quand le premier l’a sauté, tout cela se croit quelque chose dans l’immensité ! Tout cela dit : ma foi, ma conscience, mon honneur… Quant à moi, je fais bien plus de cas de la foi et de l’honneur des bandits qui ne tuent pas pour tuer, mais pour ne pas être tués ; qui donnent à un compagnon sa part du butin fait en son absence, et qui sont toujours prêts à risquer leur vie pour défendre celle d’un ami.

Et pendant ce monologue le père Guibard, qui était sorti de chez Justine, descendait précipitamment l’escalier ; car il ne se sentait pas en sûreté dans un lieu où se trouvait tant de vertu.

Justine passa une nuit horrible ; au point du jour elle écrivit un mot au comte de Bonvalier, qui s’empressa de se rendre près d’elle.

— Eh ! ma chère enfant, lui dit-il, n’est-ce pas de vous que je dois m’occuper d’abord ? n’ai-je pas mission d’arracher cette belle tête à l’échafaud ?… Votre Georges est bien malheureux sans doute ; mais on le retrouvera au bagne plus aisément qu’on ne retrouverait vos ossemens dans le cimetière des suppliciés.

— Au bagne ! mais y pensez-vous ?… Georges au bagne !

— C’est une nécessité à laquelle il faut vous soumettre… Après tout, ma belle amie, il faut convenir que votre exaltation vous fait voir les choses tout autrement que vous ne les verriez de sang-froid : je vous accorde que Georges a toutes les qualités que vous lui trouvez ; c’est un homme bon, loyal, probe… Mais cet homme si vertueux s’est mis en guerre ouverte avec la société en refusant d’obéir aux lois ; cet homme a donné la mort à deux de ses semblables… Et qu’a-t-il fait pour expier ces crimes ? il vous a séduite…

— Dites qu’il m’a sauvée, monsieur le comte, s’écria Justine en jetant sur son interlocuteur un regard d’indignation ; il m’a secourue et protégée au péril de sa vie, alors que ceux qui me devaient aide et protection m’abandonnaient ou tentaient de me déshonorer.

— Calmez-vous, ma belle amie. Je ne vous blâme pas ; mon Dieu, la reconnaissance est un sentiment si naturel ! Je voudrais qu’il me fut possible de vous satisfaire à l’instant même ; mais, je vous l’ai dit, ces sortes d’affaires marchent toujours fort lentement, et ce n’est même que comme cela qu’elles peuvent arriver à bien.

Ô mon Dieu ! mon Dieu !… Il n’y a donc aucun moyen de l’empêcher de partir ?… Monsieur, vous ne connaissez pas Georges : s’il part, je ne le reverrai jamais ; il mourra avant d’arriver à l’horrible lieu où ils veulent le conduire… Au nom de Dieu ! aidez-moi à le sauver de son désespoir.

Le comte sembla réfléchir pendant quelques instans, puis il dit :

— Je vais tout tenter pour parvenir à vous satisfaire : je cours chez quelques amis ; je verrai le procureur-général. J’espère avoir, ce soir, une bonne nouvelle à vous annoncer.

Il partit, et presque aussitôt l’orpheline courut à la prison de Georges pour lui faire partager le rayon d’espérance que les dernières paroles de M. de Bonvalier avaient jeté dans son cœur ; mais il ne lui fut pas permis de voir le malheureux condamné. Justine, violemment agitée, retourna chez elle, en s’efforçant de dérober aux regards curieux des passans les larmes qui brûlaient ses paupières ; au moment où elle allait entrer, elle aperçut le père Guibard qui l’attendait sur le seuil de la porte.

— Vous ne voulez donc pas le sauver ? lui dit-il d’une voix altérée, qui annonçait que toute sensibilité n’était pas éteinte dans le cœur de ce misérable.

— J’espère y parvenir, répondit Justine, sans avoir recours aux horribles moyens que vous me proposez.

— Vous n’avez que l’espoir, et je vous offre la certitude. En pareil cas, l’homme auquel il s’agit de faire un emprunt forcé n’hésiterait pas pour accepter ma proposition… Songez qu’il ne nous faut que dix mille francs : je vous donne ma parole de ne pas prendre un sou de plus, quand même il y aurait un million dans la caisse.

— Assez, assez ; ne m’obligez pas à entendre de nouveau de pareilles horreurs.

— Encore un mot : s’il s’agissait de sauver non-seulement la liberté, mais la vie de l’homme que vous aimez ?… Vous hésitez !… Mais s’il n’y avait pas d’autre moyen pour arracher à la mort une famille tout entière ?

— Tentateur maudit, laissez-moi !…

— N’est-ce pas assez ?… Eh bien ! je suppose que ce soit là une question de vie ou de mort pour un peuple entier ?

Il sembla à Justine qu’un poison subtil venait de pénétrer dans ses veines ; un tremblement convulsif la saisit en même temps qu’une sueur froide couvrit tout son corps ; elle eut des vertiges, des hallucinations : il lui sembla qu’un monstre horrible faisait des efforts pour lui arracher le cœur. Et le vieux forçat était là comme Satan, épiant le dernier soupir de la vertu expirante. Il reprit bientôt avec un sourire sardonique :

— Voilà pourtant où vous en êtes, vous autres honnêtes gens avec votre morale et vos principes ; vous avez la prétention d’être des justes, et vous n’êtes que des fous ; vous voulez que ce qui est mal aujourd’hui soit toujours mal, que ce qui est bien soit toujours bien ; et vous vous moquez des gens qui cherchent la pierre philosophale !…

— Demandez ma vie ! s’écria Justine éperdue ; j’en ferai sans regret le sacrifice…

— Et que diable voulez-vous que j’en fasse ? Cela peut-il se vendre dix mille francs ?… De par les lois divines, cette vie ne vous appartient pas, et vous voulez en disposer comme de votre propriété ! vous refusez de voler les hommes, et vous offrez de voler Dieu ! Écoutez donc, pauvre fille : le Code défend le vol ; mais s’il le permettait ?… si, comme chez certain peuple de l’antiquité, l’action de s’emparer du bien d’autrui était réputée méritoire au lieu de répréhensible qu’on l’a faite chez nous ?…

La vertu de l’orpheline n’avait pas encore été mise à une si terrible épreuve ; prête à succomber, elle recueillit ses forces, s’enfuit précipitamment et s’enferma chez elle, bien déterminée à ne plus revoir cet homme extraordinaire, dont les paroles l’avaient entraînée jusqu’au bord du précipice.

— Oh ! la sotte engeance ! disait le père Guibard en se retirant : l’un lui met le pied sur la gorge, l’autre lui tend une main libératrice, et c’est avec son bourreau qu’elle fait alliance !… Mais ce n’est pas fini : j’ai encore plus de trente-six heures devant moi, et il ne sera pas dit que je n’aurai eu que des paroles au service du pauvre garçon dont tout le crime est de m’avoir rendu service. Après tout, il ne faut pas une armée pour pénétrer jusqu’au cabinet de ce comte de Bonvalier : j’irai et j’en sortirai avec la somme nécessaire, ou j’y laisserai ma peau.


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