Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/02-05

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Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 85-106).

V.

LES FAUSSAIRES

Pendant plusieurs mois Georges et Justine vécurent avec la plus stricte économie, car le produit du travail de l’orpheline était presque nul, et Valmer ne donnait que fort peu de leçons ; mais l’avenir se présentait à eux sous un aspect plus favorable : Georges avait fait la connaissance d’un jeune graveur de beaucoup de talent ; ils s’étaient liés ensemble d’une étroite amitié, bien que d’Amblemar, le jeune artiste, ignorât les antécédens de Georges. Ce dernier, sentant tout l’avantage qu’il trouverait dans l’exercice d’une profession indépendante et lucrative, avait prié son jeune ami de l’initier aux secrets de son art, et il avait travaillé avec tant de zèle, il avait si bien profité des leçons de son maître, qu’en moins d’une année il atteignit un degré de perfection presque égal à celui de son généreux ami.

— Williams, lui dit d’Amblemar (Williams était le nom sous lequel Valmer se cachait), Williams, je n’ai plus rien à t’enseigner : encore quelques efforts et tu serais mon maître ; le temps n’est pas loin où je pourrais dire avec orgueil : Williams, le célèbre Williams est mon élève ! Mais, en attendant que je partage ta gloire, il est juste que tu partages ma fortune, laquelle, comme tu le sais, se compose d’une nombreuse clientèle. À toutes celles de mes pratiques, que je ne puis satisfaire assez promptement à leur gré, je montrerai ce que tu sais faire ; je les engagerai à s’adresser à toi, et j’espère que, dans deux ou trois mois, ta fortune sera en bon chemin.

Georges fut si vivement ému d’un si noble procédé qu’il put à peine répondre à son ami. Justine apprit cette bonne nouvelle avec un plaisir d’autant plus vif que Georges formait un plan de conduite qu’il se proposait de suivre, et qui devait rendre facile l’accomplissement des vœux les plus ardens qu’ils eussent jamais formés.

— Quand j’aurai amassé une somme considérable, dit-il, et cela ne peut être long, il me sera facile, avec le secours de d’Amblemar, d’obtenir un passe-port pour l’Angleterre sous le nom que j’ai adopté. Nous irons à Londres, mon ange bien-aimé ; nous serons enfin unis des nœuds les plus saints… La misère, l’horrible misère ne sera plus à craindre pour nous ; car on fait plus de cas en Angleterre qu’en France de l’art que je possède maintenant… Ma bonne mère nous rejoindra… Oh ! tu avais raison, ma Justine bien-aimée, et j’étais bien coupable de vouloir renoncer à l’avenir que je ne pouvais connaître…

D’Amblemar tint parole ; Georges eut bientôt plus de besogne qu’il n’en pouvait faire : les cliens semblaient lui tomber des nues, et quelques-uns lui offraient, de certains ouvrages, six fois plus que le pauvre garçon n’eût osé en demander. Il travaillait sans relâche, passait une partie des nuits ; l’espérance et l’amour triplaient ses forces en même temps qu’il semblaient agrandir son talent.

— La fortune est enfin lasse de nous tourner le dos, disait Georges ; encore quelque temps et nous serons à l’abri de ses caprices.

Justine aussi était heureuse de l’avenir qu’elle entrevoyait, et formait d’admirables projets, dont l’exécution, bien qu’impraticable, lui semblait la chose du monde la plus facile. D’abord Georges et elle feraient imprimer à cent mille exemplaires un mémoire justificatif que l’on distribuerait dans toute la France, qui serait lu de tout le monde, et qui aurait le miraculeux pouvoir de faire comprendre à tous jugeans, procureurs du roi et autres, que deux et deux font quatre, et que tous les objets ne sont jaunes que pour les gens qui ont la jaunisse. Le résultat de cette belle œuvre devait être la réhabilitation complète et spontanée de Georges et de l’orpheline, et par suite leur rappel en France, où leur vie serait dès lors filée d’or et de soie. Pauvres enfans ! ils ignoraient que des malheureux condamnés à la peine capitale et exécutés, puis reconnus innocens, attendent depuis cinquante ans dans le tombeau une réhabilitation qui ne viendra jamais ! Ils ne pouvaient pas prévoir que, dans des temps meilleurs, alors qu’une voix généreuse se ferait entendre à la tribune nationale pour demander la réparation des maux que des juges vendus à un pouvoir hideux avaient fait peser sur la tête de quelques généreux enfans de la France, un homme… je dirais presque un cannibale, viendrait invoquer l’autorité de la chose jugée, et demander l’abandon des victimes et le respect pour les assassins… Nous en sommes là, nous autres Français, et l’on dit que l’Europe nous admire… En vérité, il n’y a pas de quoi !

Justine et Georges se berçaient donc des plus douces illusions ; la fortune, pour eux, se montrait maintenant de plus en plus favorable. La bonne madame Valmer, après avoir quitté sa chaumière, était venue s’installer chez ses chers enfans ; et les succès de Georges étaient tels, les sommes que lui rapportaient ses ouvrages si considérables, que l’en ne tarda pas à s’occuper des préparatifs du départ.

Valmer avait été trop malheureux pour ne pas être prudent ; il n’agit donc qu’avec la plus grande circonspection. À d’Amblemar, qui lui reprochait de vouloir quitter la France, il disait que les graveurs d’outre-mer n’avaient pas de concurrens sur le continent ; qu’il n’allait là que pour acquérir ce qui lui manquait, et qu’il en reviendrait dès qu’il aurait découvert quelques-uns de ces secrets qui semblaient impénétrables aux artistes français. D’Amblemar, enthousiaste comme tous les véritables artistes, ne tarda pas à trouver admirable ce qu’il avait blâmé d’abord, et, grâce à lui, Georges obtint sans difficulté un passe-port pour lui, sa mère et sa sœur.

Tous se crurent sauvés ; Justine passa une nuit en prières pour remercier le ciel ; madame Valmer fit célébrer trois messes et brûler vingt cierges, et Georges, l’âme épanouie, le cœur bondissant d’espérance, se dirigeait vers son domicile, muni du bienheureux passe-port, lorsqu’il fut accosté par un individu à la parole aisée, aux manières distinguées, qui lui dit :

— Je crois ne pas me tromper, et j’ai l’honneur de parler à l’un de nos plus célèbres graveurs ?

— Monsieur, l’épithète est flatteuse ; mais…

— Je n’en rabattrai rien, mon cher monsieur ; car ce n’est pas légèrement que je vous ai jugé. Bien que simple amateur, j’ai des connaissances que de grands artistes se trouveraient peut-être fort heureux de posséder… Et si vous vouliez me faire l’honneur de visiter ma collection… Cela coûtait si peu à Georges, et semblait être chose si importante pour son interlocuteur, qu’il eût été honteux de se faire prier ; il dit donc à l’inconnu qu’il était prêt à le suivre pour examiner la collection, et celui-ci s’empressa de le conduire jusqu’à une maison d’assez belle apparence, bien que située dans un lieu isolé.

— Vous allez voir des merveilles, monsieur, lui dit l’inconnu ; mais cela n’étonnera pas un homme qui est habitué à en faire.

— En vérité, monsieur, vous avez de moi une trop haute opinion !

— Je sais ce que vaut l’humaine espèce, et je la traite en conséquence… Oh ! je suis sûr que nous nous entendrons parfaitement tout à l’heure !…

Ces dernières paroles parurent suspectes à Georges, et il commençait à se repentir de s’être aventuré si légèrement, lorsqu’étant arrivé dans une très-grande pièce parfaitement éclairée il se trouva tout-à-coup environné par quatre hommes armés jusqu’aux dents.

— Ami, lui dit l’un d’eux, nous savons ce que tu peux exécuter : voici des cuivres, des burins, des pierres, du papier à calquer, des pinceaux de toute espèce ; s’il te manquait quelque chose, on te le donnerait à l’instant même ; mais, si dans huit jours nous n’avons pas une planche de billets de mille francs de la banque… tu comprends, il n’y a que les morts qui ne parlent pas… Tiens, voici des modèles.

Et à ces mots le misérable qui parlait jeta plusieurs billets de banque sur une table où se trouvaient en effet tous les outils nécessaires pour consommer le crime qu’ils avaient médité.

— Moi, faussaire ! s’écria Georges ; ne l’espérez pas !

— Holà, monseigneur, dit l’un des quatre misérables, ne faites donc pas tant le difficile… Est-ce que par hasard vous pensez qu’il y ait plus de mal à raboter du cuivre qu’à tuer des gendarmes ?

Le pauvre Georges fut atterré par ces paroles. Ces hommes le connaissaient ; il était à leur discrétion, et ce n’était que par un crime qu’il pouvait acheter leur silence ! Ainsi tous ses plans, ses projets, dont l’exécution devait être si prochaine, s’évanouissaient comme un songe ! Le bonheur qu’il s’était cru sur le point d’atteindre lui échappait comme une ombre !… Toutefois son abattement ne dura qu’un instant ; le courage et la résolution lui revinrent promptement, et il dit :

— Puisque vous me connaissez, vous devez savoir qu’il n’est pas facile de me faire changer de volonté. J’ai pu, en défendant ma vie menacée, avoir le malheur d’ôter la vie à mes semblables ; mais je ne commettrai pas de sang-froid un crime qui me fait horreur.

— Diable ! tu es devenu bien difficile !…

Et s’il n’eût fallu que barbouiller un carré de papier pour empêcher Charlot de te mettre l’estampille sur l’épaule gauche, est-ce que tu te serais fait prier ? Et si, lorsque tu étais le numéro sept de la chaîne dont j’avais l’avantage d’être le numéro trois, il n’avait fallu que promener un brinborion d’acier sur un morceau de chaudron pour faire desserrer la cravate que le valet de chambre de Bicêtre t’avait mise à coups de marteau, te serais-tu avisé d’avoir des scrupules ?… Nous ne te demandons pas de travailler pour rien : tu seras pour un tiers dans les bénéfices, et c’est de l’or qu’on te donnera. En attendant, tu ne manqueras de rien : voici un bon lit qui t’est destiné ; tu dresseras chaque jour le menu de ton dîner d’après la carte du meilleur restaurateur de Paris, et, quand l’envie t’en prendra, on te donnera une jolie fille pour te désennuyer…

Georges n’entendait que confusément ce que lui disait le bandit ; il s’était assis, et, la tête appuyée sur ses mains, il réfléchissait, et cherchait quelque expédient pour sortir promptement de ce repaire.

— Réfléchis tant que tu voudras, reprit son interlocuteur ; mais tâche de ne pas oublier que, si dans huit jours la besogne n’est pas faite, on te guérira du mal de dents… Après toi un autre : il ne manque pas de graveurs à Paris, et tu devrais nous remercier de t’avoir donné la préférence.

Les bandits se retirèrent, et Georges put s’assurer que toute tentative d’évasion était inutile. Alors sa fermeté l’abandonna de nouveau ; il pleura ; puis il devint furieux, brisa tout ce qui tomba sous sa main, et, regrettant de n’avoir pas tenté de repousser la force par la force, il frappa violemment à la porte, déterminé à se jeter sur le premier scélérat qui se présenterait, et à se faire tuer. Mais il eut beau frapper, crier, personne ne vint : tout avait été prévu ; et les geôliers du pauvre garçon avaient trop d’expérience pour ne pas savoir que ces emportemens seraient de courte durée. En effet, Georges se calma ; ses forces étaient épuisées ; il se jeta sur le lit, et, malgré l’horrible situation dans laquelle il se trouvait, il ne tarda pas à s’endormir.

Le lendemain, les mêmes hommes, toujours armés, entrèrent dans la chambre du malheureux prisonnier ; ils chargèrent une table de viandes froides, de vins et de liqueurs de toute espèce, et celui qui paraissait être le chef de la bande, et qui seul, la veille, avait adressé la parole à Georges, lui dit :

— J’espère, mon camarade, que tu ne seras pas assez sot pour bouder contre ton ventre ; nous allons déjeuner ensemble, si tu veux bien le permettre. Si tu aimes mieux manger seul, ne te gêne pas.

Georges avait réfléchi pendant une partie de la nuit ; il avait senti l’impossibilité de se tirer des mains de ces misérables, autrement que par la ruse, et, bien qu’il n’eût pas encore de plan arrêté, il résolut de se montrer moins éloigné que la veille de faire ce que l’on attendait de lui.

— Ce sera comme vous voudrez, répondit-il d’un air assez dégagé ; un convive, quel qu’il soit, ne me fait pas peur.

— À la bonne heure, donc ! mille carcasses de diables ! Voilà qui est parler en bon enfant… À table, garçon, et vive la joie !

Valmer continua de faire bonne mine à mauvais jeu, mangea d’assez bon appétit, but sans trop de façon, et s’efforça de paraître insouciant.

— Ah ! ça, mon garçon, lui dit son amphitryon, il ne s’agit pas d’être aussi enfant qu’hier. D’abord il faut bien te persuader que jamais tu ne trouveras une aussi belle occasion de faire fortune ; car, après tout, qu’est-ce que nous te demandons ? une chose toute simple, une chose très-innocente en elle-même : ce cuivre est à moi, je lui donne la forme qu’il me plaît : j’en pourrais faire une casserole ou un crucifix, j’aime mieux qu’il devienne moule à billets ; ça ne regarde personne, ceux qui s’aviseraient de le trouver mauvais auraient tort, et je me chargerais volontiers de le prouver de manière à leur ôter pour toujours la fantaisie de se mêler de mes affaires… Tu me diras que, bien que très-simple, excessivement simple, l’opération n’est cependant point sans danger : j’en conviens ; mais ça ne te regarde pas : Le danger ne peut pas être pour toi, qui ne sortiras d’ici que les poches pleines. Nous sommes cinq ; tu es le sixième, on t’offre le tiers ; j’espère que c’est gentil, d’autant plus que ce tiers-là doit être au moins de cinq cent mille francs… Tu en feras ce que tu voudras, quant à nous, avec notre million, et ce que nous avons déjà… car tu dois voir qu’on n’est pas dans la misère… nous nous retirerons en Allemagne, nous achèterons des terres, des seigneuries… Moi d’abord j’adore les Allemandes… Et en avant le droit du seigneur !

— Mais, répondit Georges, l’exécution de votre projet n’est pas aussi facile que vous l’imaginez ; car avec la planche que vous demandez vous n’aurez qu’une partie de ce qui est nécessaire. Où trouverez-vous le papier convenable.

— On trouve tout ce que l’on veut quand on a de quoi le payer. Le papier se fabrique ici ; je t’en montrerai demain un échantillon…, Allons, mon garçon, à la besogne, et tape-nous ça au bon coin.

— À la bonne heure ; mais si je me rends à vos désirs, j’espère que vous ne me refuserez pas la satisfaction de donner de mes nouvelles à ma famille ; ma mère et ma sœur doivent être dévorées d’inquiétude ; je vais leur écrire, et je ne toucherai le burin que lorsque vous m’aurez montré un reçu de ma lettre.

— Diable ! c’est scabreux… Ça dépend de ce que tu veux écrire : si tu hasardes un mot qui puisse faire soupçonner où tu es, bernique ! Écris donc, et nous verrons.

Georges écrivit :

« Ma bonne mère, ma chère sœur, soyez sans inquiétude sur mon sort. Une affaire imprévue me tiendra quelques jours éloigné, mais il n’en résultera de dommage pour personne. Je vous embrasse comme je vous aime.

« WILLIAMS. »

Justine et madame Valmer étaient au désespoir ; après avoir fait pendant vingt-quatre heures, toutes les recherches possibles, elles se persuadèrent que Georges avait été arrêté, et elles cherchaient un expédient pour s’en assurer, ce qui était assez difficile, attendu qu’un seul mot, un nom pour un autre, pouvaient aggraver la situation du prisonnier, et compromettre leur propre sûreté ; déjà plusieurs moyens avaient été proposés, examinés et rejetés, lorsqu’un homme entra brusquement dans la chambre où ces deux femmes éplorées tenaient conseil, et, présentant une lettre à Justine, il dit :

— Lisez vite, et donnez-moi un reçu.

— C’est son écriture ! c’est de Georges ! s’écria Justine en s’empressant de briser le cachet.

Madame Valmer s’approcha ; toutes deux lurent en même temps le billet du prisonnier, et la plus grande surprise se peignit dans leurs traits.

— Où est-il donc ? que fait-il ? s’écrièrent-elles en même temps.

— Ça ne me regarde pas. Donnez-moi un reçu.

À toutes les questions qui lui furent faites, le messager ne répondit pas autre chose.

— Eh bien ! dit Justine, je vous accompagnerai ; je veux parler aux gens qui vous ont envoyé.

— Ces gens-là n’ont rien à vous dire, et, si vous vous avisez de mettre le pied dans la rue avant une heure, vous ne coucherez pas dans votre lit.

— Au moins vous me permettez d’écrire…

— Le reçu que je vous demande, et pas autre chose.

Il fallut bien céder ; Justine donna à l’inconnu le reçu qu’il demandait, et il disparut aussitôt.

— Il y a quelque affreux mystère, dit madame Valmer ; bien certainement Georges n’est pas libre ; il n’y a point d’affaire importante qui ait pu l’empêcher de nous tirer de l’horrible inquiétude où nous sommes.

— Et cependant, dit Justine, ce n’est pas ainsi qu’il écrirait s’il était en prison… mais cet homme qui ne veut répondre à aucune question, qui répond par une menace à l’offre qu’on lui fait de l’accompagner… Ô mon Dieu ! de quel affreux malheur sommes-nous donc menacées !…

Elle se jeta dans les bras de madame Valmer, et les larmes de ces deux infortunées se confondirent.


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