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Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/02-08

La bibliothèque libre.
Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 149-165).

VIII.

CONFESSIONS.

Tel que vous me voyez, je suis un cadet de bonne maison, c’est-à-dire un pauvre diable condamné à se nourrir des miettes tombées de la table de son aîné ; car en ce temps-là c’était un grand tort que d’être venu au monde quelques jours plus tard que son frère… Eh ! mes enfans, il ne faut pas froncer le sourcil pour cela : est-ce que vous ne voyez pas tous les jours des choses qui heurtent plus directement le sens commun ? Qu’est-ce donc, je vous prie, qu’un prince qui devient roi parce que son père était roi, à l’exclusion des princes, ses frères issus de la même souche ? Pourquoi diable un homme héritera-t-il plutôt de François-Pierre que de François-Jean ? C’est que celui-ci n’est que son oncle, tandis que celui-là est son père… Oh ! la bonne raison ! admirable législation à faire pouffer de rire les femmes et les hommes qui les connaissent bien !…

Vous trouvez que la loi avait tort, l’événement prouva qu’elle avait raison ; car mon frère était un idiot, incapable de comprendre que deux et deux font quatre, et qui, par conséquent, était tout justement bon à faire un vicomte et à manger trente mille francs de revenu. Quant à moi, on me mit au collége, où quelques cuistres, pour qui l’univers ne s’étendait pas à deux cents pas de leur bouge, se mirent à me bourrer de grec et de latin, comme si j’avais dû passer ma vie à Athènes ou à Rome au temps de Périclès ou de Jules César. Le latin m’assommait, le grec me faisait mourir d’ennui ; en conséquence, on décréta un beau jour que j’étais un élève accompli, auquel il ne manquait plus que la philosophie ; et l’on se mit à m’apprendre cette belle science comme on m’avait enseigné le grec et le latin ; c’est-à-dire que je fus condamné à entendre, deux fois par jour, un homme, affublé d’une robe noire et monté dans une chaire, débiter une certaine quantité de platitudes capables de faire lever le cœur à des apprentis maçons. Qu’importe ! il fallait que je fusse abbé, et c’était ainsi qu’on le devenait… Je ne fis qu’un saut du collége au séminaire, où j’appris, entre autres belles choses, l’art de mentir à Dieu et aux hommes. Deux ans après, j’étais un hypocrite accompli ; j’avais des passions ardentes, le désir et la volonté de les satisfaire, et tous les signes extérieurs de la modestie et de la dévotion. On m’admirait, et, en vérité, ce n’était pas sans raison ; car j’étais l’un de ceux qui avaient le mieux profité des leçons et de l’exemple des saints personnages chargés de nous initier aux mystères sacrés qui devaient nous faire vivre aux dépens des sots. Rien ne me manquait quand je sortis de là. Le jour même où je chantai ma première messe je devins amoureux fou de la plus jolie femme que j’eusse encore vue. Afin d’avoir plus souvent l’occasion de me tourner vers les assistans et de voir les beaux yeux de la charmante dévote se lever vers moi, et se baisser ensuite lentement sur son livre, je multipliais les dominus vobis cum ; le sacristain qui m’assistait m’avertit charitablement que je me trompais ; je l’envoyai au diable, et j’achevai d’avaler le bon Dieu en cherchant le moyen de lier connaissance avec la jeune femme qui me troublait le cerveau.

La cérémonie terminée, je me rendis à la sacristie d’un pas peut-être un peu trop leste au gré des pieuses gens qui m’environnaient ; en un tour de main, je me débarrassai du surplis, de l’aube et de l’étole, et j’arrivai à la porte de l’église au moment où la jolie personne montait en voiture : je reconnus la livrée du marquis de Ravelli ; la femme dont j’étais amoureux était la marquise elle-même.

Mon père était mort ; mon frère le baron mangeait noblement une fortune qui avait été considérable. C’était un assez bon diable que mon frère ; il avait tout juste assez d’esprit pour croire à la probité des hommes et à la vertu des femmes ; je savais cela, et cependant je résolus de me servir de lui pour arriver au but que je brûlais d’atteindre.

— Tu connais le marquis de Ravelli ? lui demandai-je.

— Oui.

— Tu vas chez lui ?

— Quelquefois.

— Que penses-tu de sa femme ?

— Que veux-tu que j’en pense ? elle n’est mariée que depuis deux mois, et je n’ai eu occasion de la voir qu’une fois.

— Tu l’as vue, et tu n’a pas admiré sa figure divine ? le feu de ses yeux ne t’a pas brûlé ? ses grâces, le délicieux abandon de ses mouvemens, tous ses charmes réunis enfin n’ont pas fait battre ton cœur plus fort que de coutume ?

— Quel langage, Adrien ! quoi, mon frère, malgré le saint caractère dont tu es revêtu…

— Baron je suis, avant tout, revêtu d’une peau d’homme ; c’est un cœur d’homme qui bat dans ma poitrine. Il est bien que les sots me croient pétri d’un autre limon que les autres ; je consens à être un ange à leurs yeux, et je m’arrange en conséquence ; mais à quoi me servirait-il de te tromper ? je veux, au contraire, que tu me connaisses, afin que tu puisses me servir en conséquence. Il faut que tu parles de moi à la marquise, qu’elle sache que je l’adore, et qu’il faut que je la possède ou que je meure…

— Est-ce bien à moi que tu oses faire une pareille proposition ?…

— Je ne te propose pas, je t’ordonne ; ce n’est pas de l’obligeance que je quête, c’est de l’obéissance que je veux. Il faut que la marquise soit à moi, voilà le but, et les moyens ne me manqueront pas ; et, si le marquis devient un obstacle trop grand, dans deux jours il ira rejoindre ses ancêtres ; s’il me faut de l’or, j’en trouverai : ne suis-pas ton unique héritier ?

— Tu n’es plus mon frère, tu es un monstre !

— Eh ! non mon ami, je ne suis pas un monstre, mais tout simplement un animal raisonnable qui ai des appétits à satisfaire.

— Adrien ! s’écria-t-il en pâlissant et serrant les poings, sais-tu ce que l’on fait d’un chien enragé ?

— Oui ; mais je sais, aussi qu’on n’étouffe pas un chien enragé en soutane.

— Retire-toi, infâme !

— Ainsi tu refuses de me servir ?

— Je veux te rendre le service de te faire mettre aux Petites-Maisons, avec les fous furieux.

— Baron, tu n’es qu’un sot !

Mon frère était hors de lui ; la fureur l’empêchait de parler : il mit la main sur la garde de son épée. Je m’élançai sur lui et le désarmai ; s’étant dégagé, il saisit un meuble, se précipite sur moi ; je m’étais mis en garde ; l’épée lui passa au travers du corps… Vous pâlissez, mes enfans ; je n’irai pas plus loin si vous le voulez. Sacredieu ! je ne vous ai pas vendu chat en poche ; ce n’est pas la vie d’une vierge que j’ai entrepris de vous raconter, et je vous prie de croire que ce n’est pas moi qui ai inventé l’espèce humaine.

— Continuez, Guibard, nous vous écoutons, dit Georges.

Justine et madame Valmer ne prononcèrent pas un mot ; mais il était aisé de voir qu’elles désiraient vivement entendre la suite de ces singulières confessions. Guibard reprit donc :

Je sortis de chez le baron en disant aux domestiques que j’avais trouvé leur maître bien malade ; que je le croyais atteint d’une fièvre cérébrale, et qu’il était nécessaire de le mettre au lit et de le garder à vue, attendu qu’il parlait sans cesse de se tuer. Ils se hâtèrent d’aller secourir le baron, et ils le trouvèrent comme je l’avais laissé, c’est-à-dire étendu sur le ventre ; la garde de l’épée appuyée sur le parquet, et la pointe sortant par le milieu du dos. Le bruit se répandit aussitôt que le baron de la Guibardière s’était suicidé ; j’accourus alors ; je fis faire au défunt de somptueuses funérailles, et je me trouvai possesseur de vingt mille francs de rente. Je mourais d’envie dès lors de jeter le froc aux orties ; mais cela, loin de servir mes projets, en eût rendu l’exécution plus difficile. Je restai donc abbé ; mais cela ne m’empêcha pas de me lancer dans le monde. Je me liai avec le marquis de Ravelli ; c’était un homme de quarante ans, qui paraissait en avoir soixante ; il logeait dans un corps usé un esprit fort pauvre. C’était un de ces libertins qui prennent une jeune femme pour réchauffer leur vieillesse ; de ces gens qui parlent à tout propos de leur honneur, qui sont en paix avec ce qu’ils appellent leur conscience, et qui attachent sans scrupule le chef-d’œuvre de la création à un cadavre.

Je voyais la marquise tous les jours ; je passais près d’elle des heures entières, et cependant mes affaires n’allaient pas vite ; après m’être montré respectueux et empressé, j’avais jugé convenable de montrer la plus grande réserve, et la religion devint bientôt l’unique sujet de mes longs entretiens avec cette séduisante femme : je jetais de secrètes terreurs dans son âme, afin d’avoir ensuite à la rassurer ; je l’amenais quelquefois au doute pour lui rendre ensuite toute sa foi. J’essayais ainsi mes forces, et j’habituais la jeune marquise à n’avoir d’autre opinion que la mienne, et à croire en quelque sorte à mon infaillibilité. Cette marche était lente, mais sûre.

Madame de Ravelli avait un directeur ; je m’étais fait l’ami de cet homme, que la fortune n’avait pas traité en enfant gâté. Dès que je crus le terrain convenablement préparé, j’allai trouver ce directeur.

— Mon cher confrère, lui dis-je, il faut absolument que vous renonciez à diriger la belle marquise dans la voie du salut.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux être à mon tour le directeur de madame de Ravelli. Je sais que vous avez plus d’une raison pour tenir à la direction de cette conscience ; mais, si vous êtes pauvre, je suis riche, et nous pouvons nous entendre. J’ai deux mille écus à votre disposition, à condition que vous y renoncerez, et que vous amènerez la marquise à me choisir pour vous succéder.

— Y pensez-vous, monsieur ? me croyez-vous capable… ?

— Oh ! mon cher ami, ne faisons pas de phrases, je vous en prie : vous savez qu’à Rome deux augures ne pouvaient se regarder sans rire.

— Quelle horrible impiété !

— Allons donc !… Je vous offre mon amitié et deux mille écus : c’est quelque chose que l’amitié d’un homme qui a vingt mille francs de revenu. Si vous refusez, dans deux jours je vous fais chasser ignominieusement de l’hôtel du marquis, j’obtiens votre interdiction, et je vous mets sur la paille.

— Vous voulez éprouver ma foi…

— Imbécile ! il s’agit bien de ta foi ! je veux que tu me vendes la marquise, et que tu me la livres ; cela est-il clair ?

Il lui fut impossible de répliquer ; le pauvre homme ne savait où il en était.

— Au fait, dit-il après avoir longuement réfléchi, la chose n’est pas aussi répréhensible que je l’imaginais d’abord. Je suis bien le maître de ne plus prêter le secours de mes lumières à madame de Ravelli, et les canons de la sainte église ne s’opposent pas à ce que je me choisisse un successeur. De votre côté, vous êtes libre de disposer de votre fortune, et vous ne sauriez bien certainement l’employer d’une manière plus agréable à Dieu qu’en la faisant servir au soulagement de l’un de ses plus fidèles serviteurs.

Et, après avoir fait ce beau raisonnement, ce saint homme me vendit la brebis dont la garde lui avait été confiée.

Deux jours après je confessais la marquise, dont la foi semblait inébranlable, et trois mois s’étaient à peine écoulés, qu’elle était ma maîtresse et ne croyait plus à rien… Mais, sacredieu ! mes enfans, j’ai le gosier sec comme le cœur d’une vieille fille, et je sens la faim qui me talonne : est-ce que vous ne dînez pas, vous autres ?

Justine et madame Valmer se regardèrent ; elles ne se sentaient pas le courage de se mettre à table avec cet épouvantable convive.

— Est-ce que les eaux sont basses ? reprit Guibard, qui attribuait cette hésitation au défaut d’argent : il fallait donc le dire de suite : est-ce que l’on se gêne entre amis ?

Et il jeta sur la table une bourse bien garnie.

— Entre amis ! se disait Justine avec effroi ; nous sommes les amis de cet homme qui a commencé sa vie criminelle par tuer son frère et renier Dieu !… Mais trois fois il a sauvé Georges ; et ne m’a-t-il pas arrachée moi-même à l’horrible supplice qui m’était destiné chez Juliette ?

— Prenez, mon enfant, ne vous faites pas faute, dit le vieux forçat en desserrant les cordons de sa bourse : quand il n’y en aura plus, il y en aura encore ; la Providence est grande.

Ce mot de Providence était horrible dans la bouche de cet homme qui venait de parler avec un si grand mépris des choses les plus saintes. Sa Providence, à lui, n’était-ce pas le poignard ? cette pensée faisait bondir le cœur.

— Grâce au ciel, dit enfin Justine, nous ne manquons de rien.

Elle dressa le couvert en s’efforçant de s’étourdir, mais elle n’y réussit qu’imparfaitement ; car il lui fut impossible de manger, et elle s’occupa de Georges tant que le repas dura. Guibard mangea comme un ogre, et but trois bouteilles de vin ; après quoi il offrit de continuer le récit de son histoire, et, l’auditoire ayant accepté la proposition avec empressement, le vieux forçat reprit ainsi :


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