Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/02-10

La bibliothèque libre.
Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 191-207).

X.

LE ROI IMPROVISÉ.

Le lendemain Georges se portait assez bien ; il s’était levé, et se promenait dans sa chambre, soutenu par sa mère et Justine, lorsque Guibard entra.

— Bravo ! dit-il ; ça va mieux que je ne l’espérais, et, ma foi ! c’est heureux ; car ces diables de billets font un bruit d’enfer ; toute la clique est sur pied comme s’il s’agissait d’une conspiration… Mais soyez tranquille, j’ai des amis par là. Je ne veux vous quitter que lorsque vous serez tout-à-fait en sûreté, et encore… je crois, le diable m’emporte ! que, s’il ne s’agissait que de devenir honnête homme pour ne pas vous quitter du tout, j’en ferais le sacrifice pour la seconde fois de ma vie, et ça me réussirait peut-être mieux que la première. Ceci vous semble drôle, après ce que vous savez de mon histoire ; mais vous le comprendrez davantage quand vous aurez entendu le reste… si vous y êtes disposé.

Cet homme était réellement si étonnant, ses paroles et ses actions étaient marquées d’un cachet si original, que madame Valmer et les amans avaient le plus grand désir d’entendre la suite de ses aventures ; ils acceptèrent donc avec empressement, et Guibard reprit ainsi.

— Il faisait chaud en Vendée dans ce moment, et ce ne fut pas sans courir vingt fois le risque d’être fusillés, tantôt par les bleus, tantôt par les blancs que nous en parcourûmes une partie. Risbac prenait des informations de temps à autre sur les plus riches seigneurs du pays ; mais il n’était pas facile d’en rencontrer un qui possédât toutes les qualités que nous voulions trouver dans celui qui aurait l’honneur de nous recevoir. L’un avait des relations directes avec les princes émigrés, l’autre avait passé sa jeunesse à la cour, et ses questions pouvaient être trop embarrassantes ; celui-ci achevait de se ruiner ; celui-là ne voulait pas communier, et il n’eût pas donné une obole au Père Éternel lui-même. Enfin nous découvrîmes un certain comte de Kakerboc qui semblait avoir été tout exprès créé et mis au monde pour servir de pâture aux gens d’esprit de notre sorte. C’était un homme d’environ soixante ans dont la crédulité faisait proverbe, même dans ce pays de dupes ; il était fort riche, chose très-importante ; sa fille unique était excessivement jolie ; sa femme l’avait été, circonstances qui ne pouvaient rien gâter. Un soir, vers neuf heures, nous nous présentons au château ; on refuse d’abord de nous recevoir ; Risbac insiste. On veut savoir qui nous sommes ; alors Risbac déclare que nous ne pouvons nous faire connaître qu’au comte, puis d’un ton solennel il ajoute :

— Allez ! allez dire à M. de Kakerboc que nous venons ici par ordre du roi !

Oh ! alors les gens du comte changèrent de ton ; les têtes se découvrirent, les révérences se multiplièrent. Par ordre du roi ! Avec ces paroles magiques on eût fait, je crois, tomber les murailles du château. La réponse du comte ne se fit pas attendre ; il vint lui-même au-devant de nous, et nous introduisit dans un salon où se trouvaient sa femme et sa fille. La comédie était commencée ; il n’y avait plus à reculer, quelque difficiles que les rôles que nous avions adoptés pussent nous paraître.

— Monsieur le comte, dit Risbac, le roi connaît votre fidélité ; sa majesté vous compte au nombre de ses plus braves et de ses plus fidèles serviteurs…

— Comment, monsieur, le roi a bien voulu parler de moi !… Vous l’entendez, madame la comtesse, sa majesté a daigné s’occuper de nous…

— J’ajouterai, monsieur le comte, que sa majesté s’en occupe beaucoup à l’instant même où je vous parle.

— Il se pourrait !… Ah ! monsieur, ce jour est le plus beau de ma vie !… Et ces animaux qui vous disent partout que le roi est mort… Je le disais bien, moi, que ces scélérats de sans-culottes n’oseraient pas lui faire tomber un cheveu de la tête… N’est-ce pas déjà un crime inouï, une chose inconcevable que ces brigands osent tenir sa majesté sous les verroux…

— Le roi est libre maintenant.

— Ah ! monsieur ! quelle heureuse nouvelle !… Vive le roi !… Allons donc, comtesse… Vive le roi !… Et vous, Éléonore… Ne faites pas attention, monsieur, c’est la joie qui leur ôtait la parole… Vive le roi !…

— Il y a plus, monsieur le comte, le roi est dans ce pays, tout près d’ici… Un peu d’attention, je vous prie ; vous allez recevoir la plus grande preuve de confiance que jamais souverain ait donnée à un sujet fidèle… Vous saurez d’abord que je suis le duc de Carlinbernord, gentilhomme de la chambre ; et, maintenant que mes titres sont connus, je vais remplir l’une des fonctions dont je suis chargé.

Il se mit à marcher à pas comptés, la tête haute, le jarret tendu, je le suivais en me mordant les lèvres pour ne pas éclater de rire : alors d’une voix haute et sonore, il dit :

— Monsieur le comte, mesdames… Le Roi !…

Il serait impossible de se faire une idée de cette scène : le comte, la comtesse et leur fille se jetèrent à mes pieds ; je m’empressai de relever cette dernière, et je baisai son beau front, qui se couvrit aussitôt d’une rougeur admirable, et j’en fis autant à la comtesse, moins le baiser. Quant au comte, il ne voyait, il n’entendait, il ne sentait plus rien !… Il était aux pieds de son roi ; il baisait les pieds de son roi… Tout l’univers était là pour lui… Ô race de valets !…

Je ne pouvais rester plus long-temps sans danger dans cette position ; malgré les efforts inouïs que je faisais pour ne pas rire, je sentais que la gravité de ma majesté était fort compromise. Heureusement Risbac vint à mon aide ; il prit sous les bras le comte qui se traînait sur les genoux, et, bon gré, mal gré, il le remit sur ses pieds, en criant de toute la force de ses poumons :

— Le roi vous ordonne de vous tenir debout !

— Comte, dis-je alors, je suis venu dans ce pays pour me mettre à la tête de ma fidèle noblesse et des vaillans soldats qui défendent la sainte cause de leur roi ; mais vous comprenez que pour cela il faut que les régimens soient organisés, que les munitions soient nombreuses ; or, pour nous procurer tout ce qui nous manque, il ne faut qu’une chose, de l’argent. À Dieu ne plaise cependant que je veuille accabler d’impôts extraordinaires mes fidèles Vendéens ! Non, c’est un emprunt que je vais ouvrir, et c’est sur vous, comte, que j’ai jeté les yeux pour me seconder dans cette grave et magnanime opération ; vous recevrez les sommes que les martyrs de la cause sacrée apporteront sur l’autel de la royauté… Mais vous comprenez qu’il faut agir avec circonspection, et garder le plus profond secret sur ma présence en ces lieux, jusqu’à ce que je puisse me montrer et agir comme il convient à un roi de France… En attendant, comte de Kakerboc, je vous fais duc et cordon bleu.

— Duc ! s’écria le gentillâtre ; madame de Kakerboc, vous avez entendu sa majesté… Vous êtes duchesse… Ah ! sire, quel honneur !…

— Ne perdez pas de vue le projet que je viens de vous communiquer.

— Ah ! sire, je m’efforcerai de me rendre digne de vos bienfaits ; il ne me reste qu’une grâce à demander à votre majesté, c’est de permettre que mon nom figure en tête de la liste des souscripteurs de l’emprunt ; dans deux jours je pourrai avoir le bonheur de réunir cinquante mille écus…

— Vous entendez, duc de Carlinbernord, dis-je à Risbac, M. le duc de Kakerboc vous comptera, dans deux jours, cinquante mille écus ; cela fera, je crois, avec les sommes qui vous ont été remises, un peu plus d’un million… Je vous permets d’assister demain à mon lever ; nous travaillerons. Je vous nomme dès aujourd’hui mon ministre des finances.

Les choses allaient le mieux du monde ; M. de Kakerboc et sa noble famille étaient dans l’enchantement. Une seule chose me contrariait : nous avions beaucoup marché ce jour-là ; je me sentais un appétit d’enfer, et notre hôte, qui avait déjà donné des ordres pour que le plus bel appartement du château fût mis à ma disposition, n’avait pas l’air de penser que le roi et son trésorier pouvaient avoir faim. Je me décidai à prendre l’initiative.

— Monsieur le duc, dis-je, je veux souper avec vous ce soir.

Ce fut le coup de grâce ; Risbac retint le pauvre homme au moment où il allait de nouveau se jeter à mes pieds.

Le repas, me parut délicieux ; je mangeai comme quatre, et cependant j’étais vivement préoccupé par les beaux yeux de la jeune Éléonore qui était placée vis-à-vis de moi ; la gentillesse, la naïveté de cette jeune fille faillirent dix fois me faire oublier ma royauté. Au dessert, la conversation s’anima ; M. de Kakerboc, sans cesser d’être respectueux, était devenu moins timide ; il hasarda quelques questions sur mon séjour à la tour du Temple, et en vint tout naturellement à parler de ma prétendue évasion ; je tentai d’improviser quelques détails sur cet événement ; mais comme je m’interrompais souvent pour me rafraîchir la mémoire avec d’excellent Madère, et plus souvent encore pour admirer la gentille Éléonore, je ne tardai pas à m’embrouiller ; tout était perdu si Risbac ne se fût hâté de venir à mon secours.

— Cet événement, dit-il avec cette voix ferme et accentuée qui s’accordait si bien avec l’ensemble de sa physionomie, est certainement unique dans les fastes de l’histoire. Sa majesté était captive ; mais fort heureusement j’avais étudié la physique… Tel que vous me voyez, je suis de première force sur la physique… Cela étant, que fais-je ? une chose toute simple : j’achète cent aunes de taffetas et je fais un ballon… car, règle générale, quand vous avez l’avantage d’être physicien, et que vous voulez faire un ballon, vous commencez par acheter du taffetas… Le ballon fait, je pars… brrrrst !… Je crois, le diable… c’est-à-dire, je crois sur mon honneur… En physique, voyez-vous, nous donnons un autre nom à cela… Je crois donc que j’aurais été souper dans la lune, si je n’y avais mis ordre. Mais la lune n’était pas le but de mon voyage ; c’était vers le soleil que je voulais me diriger, vers le soleil de la France, c’est-à-dire vers son roi !… Je descends donc sur la tour du Temple ; je jette l’ancre aux barreaux d’une fenêtre, j’entre et je supplie sa majesté de vouloir bien, pour le bonheur de ses sujets, monter dans ma voiture de taffetas. Sa majesté hésite, je l’empoigne… c’est-à-dire je ne l’empoigne pas, au contraire, je me jette à ses pieds, je la conjure, elle cède, et nous partons à tire d’ailes. Deux heures après, nous étions dans ce pays-ci.

— Ah ! monsieur le duc ! s’écria le gentillâtre, que vous êtes heureux d’être physicien !

— Mon Dieu, mon cher, c’est une science très-facile ; je vous l’enseignerai quand vous voudrez ; j’aurai même l’honneur de l’enseigner à madame… Et je pourrais donner à mademoiselle des leçons particulières qui…

Ces dernières paroles n’étaient pas du tout de mon goût.

— Assez, duc ! dis-je d’un ton impératif ; nous avons à nous occuper d’intérêts d’un autre ordre ; nous parlerons de cela dans des temps meilleurs.

À ces mots je me levai ; tout le monde en fit autant, et l’on me conduisit dans l’appartement d’honneur à la porte duquel un valet, déguisé en soldat, fut placé en sentinelle, fusil sur l’épaule. Rien ne manquait pour que l’illusion fût complète, il ne m’eût pas fallu de grands efforts d’imagination pour me croire réellement un roi sans états ; mais j’avais l’esprit occupé de tout autre chose. La charmante Éléonore me troublait déjà la cervelle, et je présageais que ce n’était pas là une fantaisie, une passion d’un jour comme celle que m’avait inspirée autrefois la marquise de Ravelli ; ce n’était pas ma tête qui était prise cette fois, mais mon cœur. La nuit se passa sans qu’il me fût possible de dormir ; je pensais plus à la fille de cet homme, qui se croyait duc sur ma parole, qu’à ces cinquante mille écus qu’il devait nous compter ; et je crois que j’aurais fait, sans hésiter, le sacrifice de cette somme, bien que je ne possédasse rien pour acquérir la certitude qu’Éléonore partagerait quelque jour l’amour qu’elle m’avait inspiré… Je vois bien que cela vous étonne, mes enfans ; pensez-vous donc que cette vieille carcasse soit pétrie d’un autre limon que le reste des hommes ? Parce que je raisonne aujourd’hui, parce que je prends les choses pour ce qu’elles valent et les hommes pour ce qu’ils sont, est-ce à dire que mon cœur n’a jamais battu plus vite et plus fort qu’il ne fait aujourd’hui ?… Plus de trente ans se sont écoulés depuis que j’ai perdu cette femme adorée ; toutes les misères de la vie se sont ruées sur moi ; l’espèce humaine tout entière est déchaînée contre mon individu. C’est une meute affamée qui ne me laisse et ne me laissera jamais ni paix ni trêve, des maux de toute espèce ont desséché mon âme, flétri à jamais mon cœur… Eh bien quand je parle d’Éléonore, je redeviens jeune ; ce cœur qui semblait éteint recommence à battre ; mes yeux la voient, mes bras s’ouvrent, et moi, qui verrais d’un coup d’œil tous les élémens se confondre, je retrouve encore des larmes au souvenir de cette femme !

Des larmes en effet sillonnaient le visage ridé du galérien ; la voix même sembla lui manquer. Madame Valmer tenait ses mains élevées vers le ciel ; Georges pressait Justine contre son cœur ; il se fit un silence solennel ; mais Guibard se remit promptement, et il continua son récit.


Séparateur