Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/02-12

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Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 231-251).

XII.

LE BIEN ET LE MAL.

Nous étions en veine de succès, continua Guibard, et, malgré les armées catholiques, royales, républicaines, nous traversâmes le pays sans accident Il est vrai que nous étions blancs avec les blancs, bleus avec les bleus ; que nous donnions aux républicains des renseignemens sur les forces royalistes, et aux royalistes de fort bons avis sur les positions des républicains : comme la plupart des espions, nous mangions à deux râteliers ; mais je vous prie de remarquer que c’était une nécessité de notre position. Éléonore était fort étonnée de notre conduite à laquelle elle ne comprenait rien ; ce qui était fort heureux pour elle ainsi que pour nous. Elle hasardait bien quelques questions de temps en temps ; mais il était toujours très-facile d’y répondre de manière à ne lui rien apprendre.

— Mon auguste ami, me dit-elle enfin, lorsque nous fûmes éloignés du théâtre de la guerre, vous n’allez donc pas vous mettre à la tête de vos troupes ?

— Belle amante, le temps n’est pas venu.

— Mais on se bat tous les jours.

— C’est qu’apparemment ces gens y trouvent du plaisir, et c’est le fait d’un bon prince de laisser ses sujets prendre leur bonheur où ils le trouvent.

— Où allons-nous donc, mon Louis ?

— À Paris, ma toute charmante.

— Ah ! mon Dieu !… Mais il me semble que ces Parisiens vous veulent du mal.

— Je m’arrangerai de façon à n’en être pas reconnu.

— Dans la capitale !… Quel dommage qu’il n’y ait plus de cour !

— Nous ferons en sorte que vous ayez autant de jouissances que s’il y en avait une.

— Oh ! que je suis heureuse !…

Dès ce moment, la chère enfant ne parla plus d’armée et de guerre. Elle allait à Paris, elle qui n’était jamais sortie du vieux manoir de son père que pour aller passer quelques années au couvent ; elle allait à Paris, dont elle avait entendu raconter tant de merveilles, où il y avait de si belles parures, de si brillans équipages ; elle allait à Paris, et elle était la maîtresse du roi !… Il n’en faut pas tant pour tourner une cervelle de seize ans. Il est vrai qu’elle ne pouvait manquer d’avoir à rabattre quelque chose de tous les châteaux en Espagne qu’elle faisait ; car la capitale de France alors ne ressemblait guère à ce Paris qu’on lui avait vanté : presque tous les riches hôtels étaient déserts ; il n’y avait plus de superbes équipages ; les élégans du jour portaient des carmagnoles et des bonnets à queue de renard ; les femmes se coiffaient à la Marat, c’est-à-dire que les magnifiques dentelles, les jolis chapeaux étaient remplacés par des mouchoirs à tabac. Mais enfin il y avait bien encore, dans cette ville telle qu’elle était, de quoi étourdir une petite provinciale, et je comptais, pour le reste, sur le secours de mon imagination.

Lorsque nous ne fûmes plus qu’à un jour de marche de la capitale, Risbac voulut avoir avec moi un entretien particulier.

— Çà, mon ami, me dit-il, qu’allons-nous faire maintenant ?

— Je ne sais, répondis-je. J’ai presque envie de me faire honnête homme.

— Beau projet vraiment !

— Eh ! mon cher, il faut bien que le métier ne soit pas si mauvais, puisque tant de gens le préfèrent à celui que nous exerçons.

— Mais ce métier ils ne le font que parce qu’ils n’ont pas le courage de courir les chances du nôtre. Ôtez aux uns la crainte de l’enfer, aux autres la crainte de la prison et du bourreau, et vous les verrez tous plus âpres au butin que nous ne le sommes.

Ce Risbac était un garçon d’esprit, beaucoup plus avancé que moi, c’est-à-dire plus avancé que je ne l’étais à cette époque-là ; car depuis long-temps j’ai dépouillé le vieil homme, et jeté aux orties les préjugés et les illusions de toute espèce. Mais alors j’étais amoureux, et par conséquent un peu fou ; d’ailleurs, j’aimais le nouveau, et, malgré les excellentes raisons de mon compagnon, je persistai.

— Après tout, me dit-il, c’est une fantaisie comme une autre, et il est fort heureux qu’elle ne vous ait pas pris plus tôt. Faisons donc nos comptes et séparons-nous ; car je ne suis pas disposé à prendre le même chemin que vous. Voyons, monsieur l’honnête homme : voici d’abord cinquante mille écus que nous avons volés à cette excellente pâte de comte, qui croit que les rois voyagent en ballon…

Je me mis à rire de bon cœur.

— Oh ! oh ! reprit Risbac, voilà qui n’annonce pas une conversion bien solide… Allons donc ; encore un effort, et vous allez redevenir raisonnable.

— Non, répondis-je, c’est un parti pris ; c’est une expérience que je veux faire.

— Alors ne riez pas, et terminons.

Il compta comme il voulut, et se crut probablement autorisé, par ma qualité d’honnête homme futur, à me traiter en ennemi ; car il ne me revint qu’un peu plus de cent mille francs, et nous devions avoir plus de trois fois cette somme. Mais la part qu’il me faisait était encore gentille ; je la pris sans me plaindre, et le lendemain, en entrant à Paris, nous nous quittâmes bons amis.

Les premiers jours s’écoulèrent rapidement ; j’avais pris un riche appartement dans l’un des plus beaux hôtels, et je passais tout mon temps à satisfaire les fantaisies d’Éléonore, que je ne quittais pas un instant, et que j’aimais toujours plus que jamais… Oh ! c’était là une bien belle et douce vie, je l’avoue ; mais pourquoi ces instans fortunés ont-ils été si courts, et surtout si chers ! En un mois je dépensai trente mille francs. Cela ne pouvait pas durer long-temps ; et, le sac une fois vide, je n’avais aucun moyen pour le remplir ; tout amoureux que j’étais, je fis cette sage réflexion, qui m’en suggéra d’autres, et je résolus d’entreprendre quelque commerce, afin de faire fructifier les fonds qui me restaient. Il fallait préparer Éléonore à ce changement de vie, et il eût été tout-à-fait difficile de lui faire croire que le roi de France travaillât à reconquérir son royaume en vendant du sucre ou de la toile : je préférai lui avouer la vérité. Je l’aimais tant, je me croyais si tendrement payé de retour, qu’il me parut impossible que ma franchise eût un résultat funeste ; et puis il me semblait que ce serait bien débuter dans cette carrière d’honnête homme, dont j’étais alors engoué.

Un soir, à notre retour du Théâtre de la Nation, où nous étions allés entendre de longues tirades contre les despotes, ces tirades avaient fort scandalisé ma jolie maîtresse ; la pauvre petite s’efforçait de me faire oublier, par ses caresses, la prétendue ingratitude de mes sujets : je crus le moment favorable.

— Si je t’aimais moins, ma belle amie, lui dis-je, et surtout si j’étais moins sûr de ton cœur, je te laisserais ton erreur ; mais je puis maintenant sans danger te faire la confidence que je t’ai trompée…

— Que signifie ce langage, Louis ?… Ne me suis-je pas donnée volontairement ? ne savais-je pas alors qui vous étiez ? et…

— Non, tu ne le savais pas, enfant ; car je ne suis pas ce que l’on me croyait chez ton père.

— Grand Dieu ! que voulez-vous dire ?… Quoi ! vous ne seriez pas… le roi de France ?…

— Et c’est fort heureux pour moi, ma chère amie ; car, si je l’avais été, il y a déjà long-temps que ma tête aurait roulé sur l’échafaud ; et je veux vivre pour t’adorer.

Je voulus la prendre dans mes bras ; mais elle me repoussa, et elle se mit à parcourir la chambre comme une insensée, en s’écriant :

— Il n’est pas roi !… le monstre ! ô mon Dieu ! mon Dieu !

Elle pleurait, s’arrachait les cheveux, et se frappait le visage.

— Je t’en conjure, Éléonore, Calme-toi, écoute-moi, lui disais-je en lui prenant les mains ; songe qu’il y va de ton salut comme du mien.

Mais elle ne m’entendait pas, et elle ne cessait de répéter en sanglotant :

— Le misérable ! il n’est pas roi, et il ose tromper le comte de Kakerboc ! séduire la fille du plus noble gentilhomme de la province !…

— Mais, si je ne suis pas roi, je suis au moins aussi bon gentilhomme que ton père ! m’écriai-je impatienté.

— Eh ! que m’importe, infâme ! vous m’avez indignement trompée.

— Songe que tu n’aurais jamais été que ma maîtresse, et que tu peux être ma femme.

— Votre femme ! non, non ; ne l’espérez pas, je ne serai jamais l’épouse d’un fourbe… vous me rendrez à mon père, je saurai bien vous y contraindre…

Et à tout cela elle ajoutait le refrain :

— Il n’est pas roi ! le monstre ! l’infâme ! le scélérat !…

La petite personne ne se faisait pas faute d’épithètes ; cela semblait couler de source. J’espérais toujours parvenir à la calmer ; mais il fallut y renoncer, et je commençai à me repentir d’avoir agi si légèrement. Je voulus voir si la menace me réussirait mieux que la prière.

— Savez-vous bien, Éléonore, lui dis-je, que, sans être roi, je n’ai qu’un mot à dire pour vous faire jeter en prison à l’instant même ?… Qui êtes-vous en effet, la fille d’un aristocrate qui porte les armes contre la nation, d’un Vendéen révolté… Choisissez maintenant entre ma colère et ma pitié.

Cette scène, qui se passait dans la chambre à coucher d’Éléonore, durait depuis fort long-temps ; je me retirai après avoir ainsi menacé cette jeune fille, naguère si timide et si tendre, espérant que la nuit lui ferait faire de salutaires réflexions. J’étais vivement affligé ; mon cœur venait d’être horriblement froissé : mon premier pas dans la carrière du bien n’était pas encourageant ; les suites furent bien pires.

La terreur était alors au plus fort de son règne ; il fallait fort peu de chose pour être arrêté, et il n’y avait qu’un pas de la prison à la guillotine. Nous avions parlé très-haut, Éléonore et moi ; ma maîtresse, surtout, dont la colère avait rendu la voix perçante. Un domestique de l’hôtel ayant entendu ces mots, roi, gentilhomme, prison, s’était approché de la porte ; ayant saisi quelques autres paroles, il crut avoir découvert une grande conspiration, et, en sa qualité de chaud patriote, il s’était empressé d’en faire la déclaration à sa section, qui était alors en permanence : de sorte que je n’étais pas encore couché lorsque l’hôtel fut cerné de toutes parts, et envahi par la garde nationale, à la tête de laquelle marchaient quelques misérables, qu’on appelait officiers municipaux. L’un de ces derniers m’annonça qu’il m’arrêtait au nom du peuple souverain.

— Et de quoi m’accuse ton souverain ? lui demandai-je.

— On te le dira plus tard ; en attendant, marche et ne raisonne pas, autrement tu n’irais pas loin sans prendre la place d’une lanterne.

C’était là une excellente raison à laquelle il n’y avait rien à répliquer, et, bien que je me sentisse une terrible envie de casser la tête à l’un de ces animaux avec mes pistolets que j’avais saisis au premier bruit, je me contins, et me laissai conduire, espérant que la méprise, si c’en était une, serait bientôt reconnue, et que, dans tous les cas, il me serait facile de me justifier. Éléonore avait été arrêtée en même temps que moi ; je demandai à n’en être pas séparé ; mais je ne pus l’obtenir.

— Voilà probablement ton ouvrage, lui dis-je au moment de la quitter.

Elle fondait en larmes ; je ne me sentis pas le courage d’insister, et je lui fis entendre quelques paroles de consolation en lui donnant mon mouchoir dans lequel j’avais mis deux rouleaux d’or.

Trois mois s’écoulèrent ; tous mes efforts pour découvrir le lieu où l’on avait conduit Éléonore avaient été vains. Je commençais à croire que j’étais oublié, lorsqu’un jour enfin je me trouvai porté sur la liste de ceux qui devaient comparaître au tribunal révolutionnaire. Cela n’était pas rassurant du tout, mais je ne me décourageai pas.

Mon tour arriva ; j’appris de l’accusateur public que l’on me reprochait d’avoir conspiré contre la nation en dépréciant les assignats dont je ne me servais jamais, en faisant hautement des vœux pour le succès des tyrans qui combattaient les armées de la république ; en affectant de porter un habit et une culotte neufs, etc., etc. J’étais de plus fortement soupçonné d’être un agent de Pitt et Cobourg, dont je n’avais jamais entendu parler.

Il y en avait là quatre fois plus qu’il n’en fallait pour avoir la tête coupée ; heureusement je ne manquais pas de moyens de défense :

— Citoyens, m’écriai-je, on m’accuse de ne pas aimer les assignats, et je les adore ; la preuve c’est que j’ai là cinquante louis à l’effigie de Capet, contre lesquels je vous supplie de vouloir me donner quelques-uns de ces écus de papier destinés à faire l’admiration de la postérité.

Je jetai cinquante louis sur le bureau du président qui les couvrit avec son mouchoir, puis je repris :

— On m’accuse d’aimer les tyrans, et je les abhorre… Quant à l’habit… c’est vrai, je porte un habit ; mais savez-vous pourquoi, messieurs ? c’est afin d’être toujours à même de donner un grand exemple de patriotisme en en faisant une carmagnole… Citoyen greffier, fais-moi l’amitié de me passer tes ciseaux.

Et, avec les ciseaux du greffier, ayant coupé les pans de mon habit, je déclarai que j’en faisais hommage à la nation, ce qui me valut les applaudissemens du tribunal. Je voulus continuer ma défense ; mais le président, qui venait, par distraction, de mettre mes cinquante louis dans sa poche, déclara que les débats étaient clos, et je fus acquitté à l’unanimité.

Dès le lendemain, je me mis à la poursuite d’Éléonore… Il y avait déjà six semaines que mes recherches étaient vaines, quand un soir, à la sortie d’un bal, j’aperçus un jeune homme d’une stature majestueuse, accompagnant une jeune dame à un équipage vers lequel ils semblaient se diriger. La tournure enchanteresse, la taille divine de cette femme me firent une vive impression. J’approchai et je reconnus ma maîtresse… Éléonore ! m’écriai-je… Figurez-vous ma douleur et ma rage, lorsqu’en tournant la tête elle jeta sur moi un regard dédaigneux, où se peignait le plus profond mépris, et m’ordonna de fuir en parlant bas à son cavalier. À cet instant, celui-ci leva la main ; mais, prompt comme l’éclair, je tirai mon poignard et lui perçai le cœur : l’infortuné tomba raide mort… Éléonore, que j’adorais encore, voulut m’échapper ; je la retins par le cou, j’étouffai ses cris et je lui plongeai, à plusieurs reprises, dans le sein le fer fumant encore du sang de mon rival. Je retournai cet instrument de mort dans les plaies avec une joie féroce, en murmurant : Parjure, reçois le prix de tes infidélités !… et je m’éloignai rapidement… À la lueur d’un réverbère, je remarquai mes mains rougies ; cette vue, au lieu de donner accès à un repentir, ne fit qu’enflammer mon âme ardente et vindicative… J’étais fier d’avoir si bien réussi… À quelques pas de là, une fontaine publique servit à me laver. L’infâme ! répétai-je en m’essuyant avec mon mouchoir, j’aurai dû l’instruire, avant de la frapper, qu’elle avait, pour se sauver, déshonoré son vieux père pour fuir avec un fratricide et un voleur de grand chemin ; il m’eût été si doux alors de lui apprendre qu’un criminel comme moi avait plus d’amour et d’honneur qu’elle.

Georges, sa mère et Justine frissonnèrent ; Guibard s’en aperçut.

— C’est horrible, n’est-ce pas ? leur dit-il ; l’âge devrait avoir affaibli le souvenir de cet exécrable forfait, et cependant je ne puis en parler sans que mes cheveux se dressent et mes dents se serrent… J’aimais ! voilà quel fut l’épouvantable résultat de mon ambition à devenir un honnête homme !… Eh bien ! le croiriez-vous, cela ne me découragea pas ; je résolus de lutter contre ma destinée ; il me semblait que je m’estimais un peu plus depuis que j’avais fait le premier pas ; je me dis que ce serait une lâcheté de reculer si vite, et je résolus de persévérer. Je vous dirai demain ce qui en résulta ; il me faut environ encore une heure pour arriver à la fin, et je ne veux pas fatiguer ce garçon-là.

Georges déclara qu’il se trouvait très-bien ; mais le vieux Guibard ne voulut pas achever, et il se retira.


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