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Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/02-16

La bibliothèque libre.
Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 309-329).

XVI.

LE VIEUX TEMPS ET LE NOUVEAU.

Le maire était un gros bonhomme qui avait tout juste assez d’intelligence pour ceindre, dans les grandes occasions, son écharpe par-dessus sa blouse, et dire : Au nom de la loi, vous êtes mariés. Quant au reste de ses fonctions, il s’en moquait comme de l’an quarante ; il ne pouvait d’ailleurs se résoudre à mettre de l’encre sur ce beau registre blanc que le sous-préfet lui avait envoyé ; et les conseillers municipaux, qui ne savaient pas lire, avaient d’excellentes raisons pour ne pas trouver à redire à ce que faisait ou ne faisait pas monsieur le maire ; de sorte que les affaires de la commune allaient à la grâce de Dieu, ce qui n’empêchait pas que tout fût pour le mieux.

Ce brave homme était gravement assis entre un pot de piquette et une tranche de lard lorsque Guibard entra, la tête haute et sans ôter son chapeau : le maire fut tenté de le prendre pour le préfet de son département ; il se leva, ôta son bonnet de coton et tira le pied droit en arrière.

— C’est vous qui êtes le premier magistrat de cette commune ? dit Guibard.

— Magistrat, je n’dis pas ; mais, ce qu’il y a d’sur, c’est qu’j’ai l’honneur, sauf vot’ respect, d’être monsieur l’maire, pour vous servir si j’en étions capable.

— C’est la France qu’il s’agit de servir, monsieur !

— Oh ! pour c’qui est d’ça, y a long-temps que j’n’en suis plus, Dieu merci… Conscrit d’l’an quatre, réformé sans qu’ça pèse une once, et…

— Bon, bon ; ce n’est pas de cela que je veux parler. Tel que vous me voyez, je suis chargé d’une mission secrète par le gouvernement…

— Ah ! ah !

— Il se passe des choses extraordinaires dans ce pays, monsieur le maire.

— Ma foi, m’est avis qu’y n’y a rien à en dire : les foins ont manqué, mais le vin sera bon.

— Eh ! qu’est-ce que vos foins en comparaison du salut de la France ?… Monsieur le maire, un immense complot s’ourdit en ce moment.

— Comment que vous dites ça ?

— Je dis que la France est sur un volcan, et qu’il faut la sauver.

— Ah ! ah !… Eh bien ! qu’on la sauve, je n’m’y oppose pas.

— En conséquence, je vais vous donner connaissance des ordres dont je suis porteur, et qui sont signés de tous les ministres.

À ces mots Guibard tira de sa poche un riche portefeuille, prit un des papiers qu’il contenait, et le présenta au maire qui lut tant bien que mal ;

« Il est ordonné à toutes les autorités civiles et militaires de mettre à la disposition du comte de la Guibardière la force armée dont il pourra avoir besoin pour l’exécution de la mission dont il est chargé. »

À la suite de ces lignes étaient les signatures des ministres, avec timbres, cachets, etc. Tout cela était encore de l’hébreu pour le bon paysan ; mais Guibard lui dit :

— Vous savez qui je suis ; maintenant voici ce que je veux : demain, dans l’après-midi, il me faut trente hommes bien armés pour saisir au passage la tête du complot, qui doit passer à deux lieues d’ici.

— En vérité ?… Voyez donc à quoi on est exposé sans s’en douter !

— Ne vous disais-je pas tout à l’heure que la France était sur un volcan ?

— C’est vrai ; mais c’est que, sauf vot’ respect, je ne connais pas cette bête-là.

— Diable ! vous ne lisez donc pas les discours des députés ? Qu’importe !… Vous comprenez qu’il me faut trente hommes bien armés.

— Alors je n’vois qu’une chose ; c’est d’envoyer à la sous-préfecture de la ville voisine demander tous les gendarmes…

— Mais, monsieur le maire, vous ne comprenez donc pas ? ce ne sont pas des gendarmes que je veux ; ce sont des hommes… des hommes bien armés.

— Et c’est à moi que vous demandez ça ?…

— Sans doute : je vous requiers, en vertu des ordres ministériels… Est-ce que ce n’est pas clair ?

— Pour vous, c’est possible ; mais, quant à moi, je n’y comprends pas grand’chose, et y m’semble qu’ça serait l’cas d’en toucher deux mots au conseil micipal, pour à cette fin qu’y n’vienne pas m’chanter pouille un d’ces quatre matins. Par ainsi, j’vas leux envoyer Jean Bidoux : l’conseil est quinvoqué, et d’main y f’ra jour. En attendant, monsieur l’comte, j’ai un lit à vot’ service, et on va couper l’cou à que’ques poulets.

— Mais pensez-vous que votre conseil municipal comprenne ?…

— Soyez tranquille ; j’lui expliquerai ça comme il faut. D’abord c’est à savoir qu’y a un complot… c’est clair ça ! un complot au moyen d’quoi la France est au carcan… heim ?… Moi, voyez-vous, j’suis pas malin, mais j’ai d’la mémoire, c’qui dispense d’écrire. D’après ça, y s’agit de couper la tête au complot, qui doit passer dans l’canton d’ici à d’main soir… Vous n’m’avez dit ça qu’une fois, et je l’sais sur l’bout du doigt.

Guibard comprit bien vite qu’il n’avait rien à redouter de l’intelligence de ces braves gens, et, comme il était très-fatigué, il accepta de grand cœur le souper et le gîte qui lui étaient offerts.

— Allons, Marianne ! s’écria le maire, la broche, mon enfant… Toi, Jeannette, mets la table dans la grande salle… La grande salle, monsieur le comte, c’est comme qui dirait la maison commune ou l’Hôtel-de-Ville ; en cas d’mariage, les mariés n’en sortent qu’pour aller s’coucher : mon bureau sert d’ralonge à la table et d’orchestre au ménétrier.

Guibard ne pouvait s’empêcher d’admirer ces mœurs patriarcales que la civilisation s’efforçait de corrompre ; il fit tous ses efforts pour mettre son esprit à la hauteur de celui de ses convives ; mais ce fut inutilement : à chaque instant cette civilisation le prenait pour ainsi dire à la gorge, et lui faisait crier merci. Il sentait que, malgré lui, il appartenait à ce monde de corruption ; les vieilles habitudes l’emportaient sur les sensations nouvelles, et il était maintenant arrivé trop loin pour qu’il lui fût possible de retourner sur ses pas. Il riait pourtant, mais d’un rire dédaigneux, causé par la contraction. Il lui semblait que les paysans au milieu desquels il se trouvait valaient davantage que lui, et cependant il affectait avec eux, et sans pour cela se faire violence, un air de supériorité qu’on ne lui contestait pas.

— Décidément, se disait-il en se couchant, le terme moyen sera toujours une sottise ; il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, et, après tout, il vaut mieux être mangeur que mangé.

Là-dessus, le vieux forçat s’endormit tranquillement, et ne s’éveilla que fort tard, le lendemain.

Cependant Jean Bidoux, d’après les ordres de M. le maire, avait convoqué le conseil municipal, lequel conseil, s’imaginant qu’il s’agissait d’ordonner une battue aux loups, ou quelque autre chose semblable, se trouva au grand complet, dès le matin, dans la grande salle de M. le maire. Alors l’estimable magistrat ouvrit la séance, et s’exprima si clairement que personne n’y comprit rien ; ce qui était fort heureux pour Guibard, qui arriva au moment où une discussion orageuse venait de s’élever à l’occasion de certains mots prononcés par le maire, et que personne ne comprenait plus que lui.

— Messieurs, s’écria-t-il en entrant dans la salle des séances, ce n’est pas quand la patrie est en danger qu’il convient de discuter sur les mots. D’ailleurs je dois vous prévenir que toute délibération serait regardée comme acte séditieux. Dans les circonstances graves où nous nous trouvons, le plus pressé est d’agir… Vous me direz que votre commune n’est pas riche, je le sais, et je le sais parce que le ministre me l’a dit. Son excellence a mieux fait ; elle m’a chargé d’examiner quels sont les besoins de cette commune bien pensante, et voici mille écus que je suis chargé de remettre à l’honorable conseil municipal pour en faire tel usage qu’il lui conviendra.

À ces mots, Guibard jeta cent cinquante louis sur le bureau de M. le maire ; et, au même instant, le conseil municipal décida, à l’unanimité, que trente hommes bien armés seraient mis immédiatement aux ordres de M. le comte de la Guibardière, conformément aux ordres ministériels, dont ledit comte de la Guibardière était porteur.

— Maintenant, dit le maire, il n’y a plus qu’une chose qui m’embarrasse ; c’est de savoir où je trouverai les hommes armés que nous venons de voter.

— C’est, ma foi, vrai, dit l’adjoint ; je n’y avais pas songé.

— Quoi ! s’écria Guibard, n’avez-vous pas une garde nationale ?

— Certainement, que nous en avons une… et une fameuse… sur le papier… Mais, quant aux hommes, c’est autre chose ; ils prétendent que, pour être soldats vingt-quatre heures, il leur faut des fusils toute l’année : or nous n’avons que six fusils pour deux cents hommes.

— Qu’importe ? dit Guibard ; dans les grandes occasions, il ne faut prendre conseil que de son courage, et c’est ce que je fais en ce moment. Armez votre monde de faux, de fourches et de fléaux ; surtout faites-leur comprendre que le gouvernement est pour eux, et qu’ils ne courent pas le moindre danger.

— Messieurs, s’écria l’adjoint, la patrie est la patrie, et moi je suis l’adjoint de monsieur le maire ; en conséquence, je me mets à la tête des troupes.

— Eh ! mon garçon, dit le maire, où sont-elles tes troupes ?

— Gourez au clocher de l’église, faites sonner le tocsin. Aux armes, citoyens !… C’est que je me rappelle le bon temps, voyez-vous !

— Monsieur l’adjoint, s’écria Guibard, au nom de son excellence, je vous fais chevalier de la Légion-d’Honneur !…

— Eh ! allez donc, vous autres ! avez-vous pas peur que le complot ne vous mange ?… Moi, je suis pour le gouvernement, sacré nom ! Le gouvernement, voyez-vous, c’est le fort des honnêtes gens… quand ils ont la croix d’honneur surtout. Messieurs, je propose de voter à l’unanimité des remercîmens à monsieur le comte pour l’honneur qu’il a fait à monsieur votre adjoint en particulier, et au conseil en général, au moyen des mille écus et de la croix d’honneur… D’abord, moi, je me mets à la tête des braves !…

— Je n’attendais pas moins de vous ! s’écria Guibard… Allons, monsieur le maire, j’ai encore quelques croix en réserve, il ne tient qu’à vous d’en détacher une ; mais vous n’avez pas un instant à perdre ; car je n’ai pas encore un homme des trente que je vous ai demandés.

Il n’en fallait pas tant pour mettre tout le village en rumeur : en moins de vingt minutes, le bruit se répandit qu’un grand personnage donnait la croix à qui voulait le suivre. On réunit donc, sans beaucoup de difficulté, trente guerriers dont moitié se trouva armée de fusils de chasse, et l’autre moitié de faulx et de fourches, quelques-uns même de bêches, de couperets, etc. ; mais tout fut trouvé bon, et les hommes pleins de bonne volonté ; car on racontait déjà des merveilles de la générosité de monsieur le comte de la Guibardière. Ce fut bien autre chose quand Guibard eut fait mettre un tonneau de vin à la disposition de ces braves gens ; on but cent fois à la santé de monsieur le comte ; on jura de lui obéir et de le suivre partout où il lui plairait de conduire cette troupe fidèle.

— Vive monsieu l’comte !… Honneur à monsieu l’comte !… Victoire à monsieu l’comte !… Tout pour monsieu l’comte !…

Guibard mit l’enthousiasme au comble en jetant sur la table à peu près autant de pièces d’or qu’il avait de soldats :

Mes amis, dit-il, il n’est pas juste que l’on s’embarque sans biscuit, et, quoique je n’aie pas l’intention de vous mener bien loin, on peut avoir besoin de se rafraîchir ; voici pour les rafraîchissemens.

Alors ce ne fut plus de la joie, mais du délire. On trépignait ; les pièces furent empochées plus vivement encore que les verres n’avaient été vidés ; et Guibard, jugeant le moment favorable, donna le signal du départ.

La troupe, en tête de laquelle marchaient le vieux galérien et l’honnête adjoint, revêtu de l’écharpe qu’il avait empruntée au maire, arriva bientôt sur la grande route ; Guibard prit position dans un lieu convenable, et fit faire halte. Il n’était pas sans crainte sur le refroidissement possible de l’enthousiasme ; mais heureusement on n’attendit pas longtemps : au soleil, qui venait de se coucher, succédait le crépuscule, lorsque les yeux perçans de Guibard reconnurent, à une distance encore éloignée, les forçats au milieu desquels Georges se trouvait.

— Aux armes ! mes amis, dit-il, voici l’instant de vous montrer.

— Mais je ne vois personne, dit l’adjoint.

— Regardez par ici… Tenez… Voyez-vous maintenant ?

— Dame ! je vois la chaîne ; un tas de bandits comme il en passe par ici tous les deux ou trois mois, pour aller aux galères à Brest.

— Ah ! vous prenez ça pour… Au fait, c’est naturel… Il est clair que ça doit vous faire cet effet-là, parce que vous ignorez…

Eh bien ! monsieur l’adjoint, ce que vous prenez pour la chaîne est justement l’âme du complot en question… C’est extraordinaire, n’est-ce pas ? je le crois parbleu bien ! ce sont là de ces choses qu’on ne voit pas tous les jours… Soyez sûr de ce que je vous dis… D’ailleurs j’ai là les ordres des ministres : Il est ordonné à toutes les autorités civiles et militaires, etc.

— Je n’ai pourtant pas la berlue ; je vois bien la chaîne et les gardes.

— Mon Dieu ! qui est-ce qui vous dit le contraire ? Vous voyez une chose qui a l’air de la chaîne, et vous dites : Voici la chaîne ; c’est bien naturel ; mais, moi, je vous dis que ce qui a l’air d’être la chaîne n’est pas la chaîne, et j’ai l’honneur de rappeler à monsieur l’adjoint, membre de la Légion-d’Honneur, qu’il est ordonné à toutes les autorités civiles et militaires… Ainsi, soyez tranquille ; exécutez mes ordres, et vous verrez… Je ne vous dis pas ce que vous verrez, afin que vous jouissiez de la surprise.

L’adjoint ne pouvait manquer de trouver ces raisons excellentes, car il n’y comprenait rien. Il renouvela donc les protestations d’obéissance et de dévouement, et Guibard, après avoir fait ranger sa troupe en bataille, s’avança vers le cordon, toujours accompagné de l’adjoint, sur la présence duquel il comptait un peu pour intimider son adversaire.

— Halte là ! s’écria-t-il quand il fut à la portée de la voix.

La chaîne et son escorte s’arrêta, et Guibard s’avança encore de quelques pas avec l’adjoint.

— Capitaine, dit-il, vous voyez que je suis homme de parole… Bas les armes, ou vous êtes mort !

En parlant ainsi il tenait un pistolet de chaque main, et indiquait du geste ses trente hommes rangés en bataille.

— Ah ! vieux scélérat ! dit le capitaine, c’est encore là un de tes tours !

— Compagnons ! s’écria Guibard en s’adressant aux forçats, du courage ! faites usage de vos fers… de vos pieds, de vos bras, de vos dents ! Ferme sur la chanterelle, et vous êtes libres !…

— Et tu ne le seras pas, toi, car le diable va te prendre, dit le capitaine.

Et à ces mots il fit feu presque à bout portant sur Guibard, qui tomba en ordonnant à son monde de charger. Mais, par malheur, la digestion commençait à se faire, l’enthousiasme tombait, et il se trouva que, sur quinze fusils, quatorze étaient sans pierre et le quinzième n’avait pas de chien. L’adjoint, qui avait entendu siffler la balle, s’enfuit à toutes jambes, la troupe entière en fit autant, et Guibard fut abandonné. Fort heureusement, il n’avait pas perdu connaissance ; il se releva donc vivement, et, à la faveur de l’obscurité, il parvint à gagner un bois voisin, où il passa le reste de la nuit. Au point du jour, il revint sur le grand chemin, et, malgré la blessure grave qu’il avait reçue, il prit place dans la première voiture publique qu’il aperçut.

— Et puis, disait-il en se serrant la poitrine avec un mouchoir à l’endroit où la balle avait pénétré, que tous ces imbéciles dont le monde pullule viennent donc encore me parler de la Providence !… Bonaparte avait raison : la Providence est pour les gros bataillons, et je suis seul !…


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