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Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/02-19

La bibliothèque libre.
Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 363-378).

XIX.

L’HOSPICE.

Le lendemain, Albert écrivait en tête du tableau des grâces : « Georges Valmer, jeune homme sage, religieux, remplit avec zèle et soumission tous ses devoirs. Nul n’a plus de droits à la clémence royale, et il serait déplorable qu’une plus longue captivité permît à la corruption de l’atteindre. Nous le recommandons de toutes nos forces à monseigneur le garde des sceaux, ministre de la justice. »

En même temps Justine recevait la permission de voir Georges. Ce dernier fut presque effrayé en la voyant :

— Tu souffres, ma chère Justine, lui dit-il ; tu n’es pas bien.

— Ce n’est rien, mon bien-aimé… une indisposition… Georges, tu vas être bientôt libre, j’en ai maintenant la certitude : tu es le premier sur le tableau.

— Ô mon Dieu !… Et c’est en pleurant que tu m’annonces un bonheur aussi inespéré !… Pourquoi retirer ta main de la mienne ?… Viens donc que je te presse dans mes bras ! Ah ! Justine, il se passe en toi quelque chose de bien extraordinaire !

— Mais… je ne sais… l’émotion… Georges, douterais-tu de mon amour ?… Oh ! ce malheur serait plus affreux que tous les autres !

— Non, non !… Est-ce que je vivrais si j’en pouvais douter ?… Je suis injuste : est-il étonnant que ta santé soit altérée ? la mienne l’est bien, et j’ai peut-être moins souffert que toi… Viens sur mon cœur, mon ange tutélaire !

Pendant qu’il la couvrait de baisers, la pauvre fille faisait des efforts inouïs pour retenir les sanglots qui l’étouffaient.

— Je vais partir, dit-elle enfin ; aujourd’hui même je retourne à Paris. Il ne faut rien laisser au hasard : j’irai au ministère de la justice, à la direction des grâces ; je solliciterai ; j’activerai autant que je le pourrai, par mes prières, si on veut bien les entendre, et par des présens, si on veut les recevoir. J’espère actuellement que le courage ne te manquera plus.

Georges avait presque oublié tous ses maux ; il n’en recouvra le sentiment qu’en se séparant de Justine, qui ce jour-là même partit pour la capitale, où elle arriva bientôt, mais triste et souffrante. Elle ignorait la retraite de Guibard, dont les conseils auraient pu lui être d’un grand secours pour les démarches qu’elle se proposait de faire ; et elle espérait trouver chez elle quelque lettre de ce singulier personnage ; il n’avait point écrit, et il n’avait même pas reparu.

Forcée de s’en tenir à ses propres lumières, Justine commença ardemment toutes sortes de démarches ; mais l’infortunée ne tarda pas à perdre le repos, la santé, la raison : elle frémit… quoiqu’elle ne reconnût point à quel prix elle avait payé la liberté de Georges ! Un mal affreux la dévorait ; ses yeux perdirent leur éclat, son teint devint livide, ses dents se noircirent, ses cheveux tombèrent, elle se flétrit entièrement, et une maigreur horrible remplaça cet air de jeunesse et de santé. L’ignorance d’abord, et ensuite une timidité insupportable, l’empêchèrent, dans les premiers temps, d’avoir recours à un médecin : la maladie fit des progrès effrayans, et, lorsque, accablée, elle réclama enfin les secours de l’art, sa mauvaise étoile la jeta dans les mains d’un misérable qui, profitant de son inexpérience et de sa bonne foi, lui vola ce qui lui restait d’argent et ne la guérit pas. La pauvre fille fut bientôt en proie au plus violent désespoir ; elle appelait la mort à grands cris ; son corps était devenu hideux. Pour comble de douleur, ceux qui l’avaient soignée l’abandonnèrent dès qu’elle n’eut plus de quoi solder leurs visites.

Cependant quelques voisines de cette infortunée en eurent pitié.

— Voyez un peu, madame Gerbois, disait l’une d’elles, c’est-y pas une horreur que de mettre, une jeunesse dans un état pareil ?… Dieu ! que ces coquins d’hommes sont inconséquens !

— Ah ! dame ! les jeunes gens du jour d’aujourd’hui sont si mal appris !… ça n’a pas plus de religion que dessus ma main…

— Mais c’est qu’elle a l’air honnête tout plein c’te pauvre fille. C’est-y pas malheureux d’être subtilisée à ce point-là ?

— D’autant plus malheureux que la voilà sans sou ni maille ; et elle a tout-à-fait vendu pièces à morceaux ; il ne reste plus que les gros meubles qui sont pour le propriétaire bien entendu, parce qu’un propriétaire ne doit jamais perdre ses droits ; c’est juste.

— Voyez pourtant !… On va donc la laisser mourir comme une pauvre abandonnée ?… Ça ne sera pas ! et ça ne sera pas, parce que ça ne doit pas être. L’hospice n’est pas fait pour des chiens. Qu’est-ce que vous en dites, madame Gerbois ? Est-ce qu’elle n’y serait pas mieux qu’chez elle ? Tenez, si vous voulez, nous allons lui en toucher deux mots. C’est un acte de charité ; et, si le cœur lui en dit, on pourra se cotiser pour avoir un fiacre.

Les deux commères entrèrent chez Justine, qui était dans une situation déplorable.

— Mon enfant, lui dit madame Gerbois, on ne meurt pas pour mal avoir ; mais il est certain que vous ne pouvez pas guérir chez vous, c’est pourquoi moi et madame Rigaud…

— Mon Dieu ! interrompit cette dernière, faut pas tant tourner autour du pôt. Nous allons vous conduire à l’hospice, si vous voulez. Dieu merci, il n’manque pas de médecins là ! il y en a que c’est une bénédiction, et des plus huppés encore, sans compter les portions calmantes qui n’coûtent rien, c’qui est toujours bien plus agréable.

— L’hôpital ! l’hôpital ! cria Justine en couvrant avec ses mains ses yeux dépouillés de cils ; ô mon Dieu ! c’est à l’hôpital qu’il faut aller mourir !

— La ! la ! calmez-vous, mon enfant ; on n’meurt pas pour si peu ; et si vous d’vez en revenir ça s’ra aussi bien là qu’ailleurs.

— Allons, ma chère amie, reprit madame Gerbois, il faut être raisonnable… Nous allons faire venir une voiture ; ça ne vous coûtera rien, et nous ne vous quitterons que lorsque vous serez dans un bon lit, avec de la tisane sur la planche, et tout ce qui est nécessaire pour votre santé.

Les deux bonnes femmes sortirent ; Justine était anéantie ; les tortures physiques et morales qu’elle endurait étaient trop vives pour qu’il lui fût possible de les supporter long-temps : aussi tomba-t-elle bientôt dans une espèce de marasme plus terrible encore que ses douleurs. Le fiacre arriva, on y porta la malade ; les deux voisines se placèrent à côté d’elle et la soutinrent de leur mieux ; la pauvre fille s’évanouissait à chaque instant, et l’inquiétude des commères était grande.

— Ah ! mon Dieu ! disait l’une, elle s’en va comme une chandelle !

— Si elle allait passer dans nos mains !…

— C’est vot’faute aussi, mame Rigaud ; v’là c’qu’on gagne à s’mêler de c’qui nous r’garde pas… Heureusement que j’ai pris ma bouteille au vinaigre…

— Ma faute à moi ! eh bien ! en v’la encore une nouvelle… C’est ma faute si c’te jeunesse a été subtilisée par un quelqu’un sans délicatesse… On a d’la charité, marne Gerbois, et on n’s’en cache pas.

— Ah ! mon Dieu ! j’crois qu’y n’a pus personne… Nous v’là dans d’beaux draps avec vot’ charité !…

— Donnez-moi donc la bouteille… Ferme ! frottez-lui les tempes… le goulot sous le nez… C’est ça… la voilà qui revient tout doucement ; et nous arrivons.

En effet, la voiture s’arrêta, et Justine fut déposée dans une salle d’entrée, où elle fut mise sur un brancard, sur lequel était un matelas. Après qu’elle fut visitée, on jugea son admission urgente, les bonnes femmes la quittèrent en la recommandant à Dieu, et s’éloignèrent. Pour l’intéressante victime, elle fut emportée dans une salle immense dont presque tous les lits étaient occupés, et où se promenaient quelques fantômes lépreux que la tombe semblait réclamer. Justine était très-faible et presque insensible ; de sorte que ce dégoûtant spectacle fit peu d’impression sur elle. On la mit dans un lit, on inscrivit son nom, son numéro, et on la laissa abandonnée à son malheureux sort.

C’est si peu de chose qu’un malade de plus dans un hôpital à Paris, que personne ne fit attention à la pauvre fille. On ne songea pas à lui procurer le moindre soulagement : il fallait attendre la visite des médecins. L’heure de cette visite étant venue, les plaies de l’infortunée furent mises à nu, examinées, sondées par des hommes qui ne semblaient pas même entendre les gémissemens de la moribonde.

— Qu’en pensez-vous ? dit l’un.

— Je pense qu’il n’y faut pas penser.

— Cela pourrait fournir quelques observations.

— Nous n’aurons pas le temps de les faire.

— Vous croyez…

— Je crois qu’il n’en sera plus question dans trois jours.

Justine entendait parfaitement cet épouvantable colloque.

— Pour Dieu ! dit-elle d’une voix défaillante, faites-moi mourir de suite ; trois jours, c’est un siècle de tourmens…

Les deux disciples d’Esculape lui tournèrent le dos, et passèrent à un autre lit, sans songer seulement à lui faire entendre un mot de consolation.

Quelques instans après une religieuse apporta une potion à Justine.

— Ma fille, lui dit-elle, la miséricorde divine est grande ; il ne repousse pas les pécheurs qui reviennent à lui. Dans la situation où vous êtes, il serait prudent de vous mettre en état de grâce.

— Je ferai tout ce que vous voudrez… Trois jours ! et mourir sans revoir Georges.

— Que dites-vous donc, ma fille ? penseriez-vous encore… ? Je sens bien que vous avez de grandes raisons pour ne pas oublier les malheureux qui ont partagé vos erreurs, et vous ont précipitée dans l’abîme ; mais il n’en faut pas moins vous réconcilier avec le bon Dieu, et ne penser désormais qu’à l’éternité… L’aumônier de la maison est un saint homme qui vous mettra dans la voie du salut… Voulez-vous qu’il vienne ?

— Je le veux bien.

— Faites votre examen de conscience.

Cet examen était facile ; la pauvre enfant n’avait jamais fait de mal ; et elle pouvait rendre à l’Éternel son âme aussi pure qu’il la lui avait donnée. Mais son affreuse situation empirait à chaque instant ; les crises se succédaient et devenaient de plus en plus intenses.

— Le monstre articulait Justine d’une voix faible, quel sort il m’a réservé ?… Ô mon Dieu ! qui vois mes souffrances, daigne au plus tôt me rappeler vers toi. Je te demande pardon des fautes que j’ai pu commettre involontairement. Jette un regard de miséricorde sur la plus malheureuse de tes créatures, prends en pitié mes misères, mes douleurs et ma résignation ? Être tout-puissant, tu le sais, je meurs flétrie, avilie, pour avoir fait une œuvre méritoire à tes yeux : que ta sainte volonté s’accomplisse, ô mon divin Sauveur, je la respecte et cesse de me plaindre ; reprends mon âme, faite pour t’adorer au-delà de cette terre où ma vertu persécutée a été la proie de toutes les tortures ! Hélas ! mes tristes jours se sont écoulés dans les larmes… Mais ma voix s’éteint, je me sens défaillir… Je te bénis, ô mon Dieu ! toutes mes souffrances vont finir… Je vais mourir… Ah ! reçois mon âme en état de grâce !… J’ai tant subi de maux… Ici Justine se tut ; ses paroles se voilèrent, sa fin était proche ; en ce moment le prêtre arriva, il se pencha vers elle.

— N’est-il pas vrai, mon enfant, lui dit-il que vous demandez à Dieu le pardon de vos fautes ?

La voix de cet homme produisit sur la mourante l’effet d’une pile galvanique ; ses yeux s’ouvrirent ; mais ils étaient hagards ; elle fit un violent effort, souleva sa tête de dessus l’oreiller, et tendit vers le prêtre sa main décharnée. L’aumônier lui donna l’absolution ; avant qu’il eût achevé la formule, Justine avait rendu le dernier soupir.


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